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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 9)

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CHAPITRE IX.

 

chang-haï et la mission des jésuites.

 

 

Lorsque Clerc arriva pour la seconde fois à Chang-haï, dans le courant du mois de mars 1853, la première impression qui le saisit, ce fut celle des progrès continus de l’insurrection, dont le flot couvrait déjà une partie considérable de la province de Nan-kin et refoulait vers le littoral une véritable armée de pillards, rebut de toutes les provinces voisines, qui menaçaient de près la mission des Pères Jésuites et les établissements du commerce européen cantonnés sur les rives du Wam-pou, hors de l’enceinte fortifiée de la ville chinoise. « Nous sommes, écrivait-il, auprès d’événements très-importants : les fameux rebelles qui, depuis 1832, ont toujours gagné du terrain dans le Céleste Empire, après avoir, dans ces derniers temps, occupé les provinces de Ho-nan et Hou-pé, se sont emparés d’une très-grande ville, capitale de la province, du nom de Han-tchéou [1], je crois. A notre arrivée à Ning-po, on disait qu’ils investissaient Nankin ; ici, à Chang-haï, que Nan-kin était pris ; puis, qu’il n’en était rien et qu’ils s’étaient dirigés vers le nord. On est en somme fort mal renseigné, et les premières autorités chinoises n’en savent pas plus que nous. Ce qu’il y a de certain et ce que je sais par moi-même, c’est que les tao-tai ou gouverneurs de Ning-po et Chang-haï ont de grandes inquiétudes : ces immenses cités sont absolument dépourvues de soldats. A Ning-po une cinquantaine de soldats faisaient l’exercice tous les jours ; à Chang-haï, il y a vingt soldats ; ce sont des villes de peut-être 5oo,ooo habitants. L’hiver est froid, le commerce presque anéanti, par suite la misère très-grande et hors de toute proportion avec ce que nous connaissons en France ; et cependant ces légions de misérables restent tranquilles et jusqu’ici les mandarins en sont seulement à la peur du mal. Pareille chose serait impossible en Europe, où un malfaiteur aurait bientôt l’audace de se créer des ressources par un pillage facile.

« La situation des autorités est si critique que le tao-tai de Chang-haï, l’année dernière si mal disposé pour nous et dont la malveillance a failli nous faire aller à Nankin, a reçu comme une précieuse faveur l’offre qu’on lui faisait d’un refuge pour lui, sa famille et ses biens, en cas d’arrivée soit des rebelles, soit, ce qui est plus à craindre, d’une bande de pillards.

« La faiblesse de cet immense empire est aussi prodigieuse que sa durée, et je crois que l’instinct de la fourmi a été un peu partagé entre elle et les Chinois. Mais on ne peut non plus ne pas s’étonner de la stupidité de ce gouvernement si inerte pour sa propre défense. Comment, sentant si bien son incapacité, n’a-t-il pas tenté d’avoir quelques troupes mercenaires d’Europe ? Les trois cents mobiles qui sont en train de se faire un état en Amérique auraient suffi à enchaîner la victoire du côté de l’empereur, à discipliner et à entraîner ces pauvres soldats. C’est en récompense d’un semblable service que les Portugais ont obtenu de fonder Macao.

« L’empereur régnant s’appelle Hien-foung. Le chef des rebelles, qui prend maintenant le même titre, s’appelle Tien-té ; il était, dit-on, autrefois marmiton dans un couvent de bonzes. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est Chinois, et que, quoique les Tartares se soient chinoisés, la cause de la révolte contre une dynastie étrangère est assez populaire dans l’empire. Les rebelles, dit-on, ne pillent pas le pays ; il n’y a rien de plus à craindre d’eux que des mandarins légitimes, et, n’était qu’ils laissent les villes sans organisation, sans autorité après les avoir occupées, de telle sorte que leur propre armée est suivie d’une armée de pillards, on n’aurait guère à s’en plaindre. Le mandarin de Chang-haï voudrait obtenir de notre simplicité que le Cassini allât à Nankin pour donner une grande force morale à la cause de l’empereur ; il n’a pas de pouvoirs, pas plus que notre commandant, pour traiter une aussi grosse affaire qu’une alliance défensive avec un empire si compromis ; aussi il en sera probablement pour ses frais d’amabilité.

« Les forces anglaises, américaines et le Cassini rallient Chang-haï, le nord de la Chine étant actuellement le théâtre d’événements probablement décisifs et de la plus haute importance pour le commerce anglais. Il y a des maisons anglaises fort puissantes qui, les mois derniers, n’ont pas pu payer leurs domestiques, tant l’argent est rare. Je remets au prochain courrier d’autres détails sur ces affaires. Le courrier part demain 20. Je n’ai que cette soirée pour faire réponse. »

Avant de clore sa lettre, Alexis ajoute encore les deux lignes suivantes :« C’est demain que doit se faire la bénédiction de l’église catholique de Chang-haï. C’est là un grand événement. »

En effet, depuis la ruine des anciennes missions consommée à la fin du dernier siècle, jamais l’Église catholique n’avait encore déployé tant de pompe, ni affirmé si hautement son droit d’avoir au moins sa place au soleil sur cette terre toujours arrosée du sang des martyrs. Il appartenait bien à Chang-haï de relever la croix et de remettre en honneur l’autel du Dieu vivant, car cette ville est la patrie de l’illustre disciple du P. Ricci, Paul Siu, qui, revêtu des premières dignités de l’empire, n’avait usé de son immense influence et de ses remarquables talents que pour protéger les missionnaires et travailler lui-même à établir dans sa famille et dans son pays le règne de Jésus-Christ. D’abord, ce généreux néophyte reçut les Pères dans sa propre demeure, qui fut ainsi la première église de Chang-haï ; mais le P. Catanéo lui ayant fait observer que les petits et les pauvres n’aborderaient pas volontiers le palais d’un si haut et si puissant personnage, il consacra à la construction d’une église et d’un presbytère un terrain situé dans l’enceinte de la ville, non loin de la porte septentrionale. Après la suppression de la Compagnie de Jésus, qui frappa au cœur ces belles chrétientés, l’église avait été changée en pagode et le presbytère était devenu tout ensemble une école publique et un couvent de bonzesses. Les Jésuites, envoyés de nouveau en Chine par la Propagande, et rentrés dans le diocèse de Nankin, se firent un devoir de protester contre cette spoliation, et, grâce à l’énergique appui de M. de Lagrené, ils obtinrent sinon une restitution devenue moralement impossible, du moins des compensations et une indemnité convenable. Les bâtiments enlevés au culte catholique ne leur furent pas rendus, mais on leur abandonna un terrain assez spacieux baigné par le Wam-pou, et c’est sur ce terrain que s’éleva la cathédrale de Saint-François-Xavier. Mgr de Bési, administrateur du diocèse de Nankin, en avait posé la première pierre en 1848, et cinq années après (car il n’avait pas fallu moins pour cette grande œuvre), Mgr Maresca allait la bénir. L’architecte était un missionnaire qui s’était essayé déjà en bâtissant, à quelques milles de Chang-haï, la chapelle du collège de Zi-ka-wei. Il avait adopté sans servilité les proportions d’ensemble et les caractères généraux de l’ordre dorique, et faisant largement la part du goût et des traditions du pays, il avait suspendu tout autour de l’édifice un long cordon d’ornementation vraiment chinoise, dont le style rappelait celui des chapiteaux gothiques. La croix, s’élançant dans les airs au-dessus de tous les édifices de la ville, était aperçue de fort loin et signalait aux yeux des infidèles eux-mêmes le centre de toute la mission et la résidence de l’évêque. Sur la façade, on distinguait entre autres ornements les armes du Pape, et les néophytes charmés s’arrêtaient pour y lire de belles inscriptions en caractères chinois qui rappelaient un glorieux passé en reproduisant textuellement celles que les anciens missionnaires avaient gravées sur le portail de l’église de Pékin.

« Alexis Clerc, nous dit le commandant du Cassini, qui trahit ses propres sentiments en interprétant ceux de cet autre lui-même, Alexis Clerc eut la joie de voir cette église remplie de fidèles chinois accourus en si grand nombre qu’il leur fut impossible de s’agenouiller pendant la messe. C’était un spectacle touchant que cette multitude de barques chrétiennes groupées sur le Wam-pou près de l’église, et portant soit une banderole flottante, soit un drapeau blanc sur lequel se détachait une croix bleue. Il y avait dans ces barques des familles entières venues quelques-unes de plus de cinquante lieues. Deux embarcations du Cassini, armées en guerre, stationnaient dans le fleuve pour prévenir, s’il y avait lieu, le tumulte et le désordre dont les protestants et quelques Chinois avaient menacé les Pères. Quelques sous-officiers armés s’étaient joints à l’état-major du bâtiment présent à la cérémonie. Le digne M. de Montigny, consul de France, qui paraissait s’attendre à quelque agitation, s’était fait accompagner d’un serviteur de confiance portant des pistolets sous ses vêtements, et il n’aurait pas manqué d’en faire usage en cas de besoin. Mais, grâce à Dieu, il n’y eut que le désordre de l’enthousiasme et de la joie. La solennité des Rameaux, qui tombait ce même jour, inaugura noblement la cathédrale de Chang-haï. »

Tout le temps que lui laissait son service, Clerc le passait avec les Pères qui l’aimaient et le traitaient déjà comme un des leurs. A deux pas de la ville était le séminaire de Tsam-ka-leu, et à six kilomètres, le collège de Zi-ka-wei : deux heureux essais d’éducation indigène qui lui réservaient les plus agréables surprises.

Quand il vit de près ces enfants, ces adolescents d’une candeur et d’une docilité charmantes, d’une ferveur qui rappelait à leurs maîtres les beaux jours de Saint-Acheul, de Fribourg et de Brugelette, la plupart même d’une intelligence très-ouverte et accessible à tout ce qui constitue à nos yeux une éducation libérale ; quand, dis-je, il les vit tour à tour à l’étude, à la chapelle, dans leurs jeux, il revint des préventions dont il n’avait pu se défendre en présence des types grotesques dont il avait rencontré les plus rares échantillons à Macao, et convint sans peine que tous les natifs du Céleste Empire n’étaient pas fatalement et invinciblement des Chinois de paravent. Ces jeunes écoliers, arrachés à l’infidélité et destinés, les uns à donner au milieu de la corruption du paganisme l’exemple des vertus domestiques, les autres à devenir des prêtres de Jésus-Christ, des apôtres, des martyrs peut-être, lui parurent dignes d’un tendre intérêt et il les aima comme il savait aimer, de tout son cœur, de manière — j’en ai la preuve sous les yeux — à leur inspirer à eux-mêmes une affection reconnaissante et presque filiale. Car c’étaient bien, si je ne me trompe, des élèves de Zi-ka-wei ou de Tsam-ka-leu qui signaient ensemble François Vuon et Mathias Sen au bas d’une lettre latine sur papier rouge, accompagnant des vers chinois ; lettre que Clerc reçut après son retour en France et qu’il déposa dans ses archives intimes où je l’ai retrouvée. J’y lis, entre autres (dans le latin, bien entendu), que, depuis sa première apparition à Chang-haï, Alexis n’a cessé de combler ses jeunes correspondants de bienfaits dont le nombre et l’étendue sont tels qu’il faut renoncer à les exprimer. Mais on se souvient de lui dans la prière ; on demande à Dieu de lui accorder toute sorte de félicités :« une gloire élevée et durable comme les montagnes, une grâce qui se renouvelle chaque jour comme le soleil et la lune ; » et on le conjure de ne pas oublier, de son côté, les malheureux Chinois, entraînés en si grand nombre dans les voies de l’erreur et si difficiles à ramener à Dieu. Faisons si grande qu’on voudra la part de la rhétorique et de l’emphase orientale, ces braves jeunes gens ont la mémoire du cœur et Clerc a su leur parler une langue qui se fait entendre en tout pays.

Un des anciens ouvriers de la mission de Nankin, que le délabrement de sa santé a rapproché de nous et fixé en France, nous dit avoir conservé du passage du lieutenant Clerc à Chang-haï et à Zi-ka-wei un souvenir délicieux. « En lisant, ajoute-t-il, le récit de la captivité et de la mort de nos Pères (pendant la Commune), je me suis dit, pensant spécialement au P. Clerc :« Voilà le digne couronnement « d’une vie que j’avais tant de fois admirée en Chine « quelque vingt ans plus tôt, et qui m’apparaît a maintenant comme un noble prélude à la gloire « du martyre. » D’ordinaire, quand le Cassini était au mouillage de Chang-haï, le futur martyr venait s’associer à nos fêtes religieuses : Il était singulièrement heureux de se trouver en famille avec nos Pères et de suivre l’ordre de la journée avec une ponctualité et une aisance qui, sans son uniforme d’officier, l’auraient fait prendre pour un fervent religieux. Dans toutes mes relations avec lui, j’ai admiré dès lors dans le jeune officier les marques non équivoques d’une vertu des plus solides et d’une piété des plus aimables, sans variations et sans intermittence. Toujours égal à lui-même, toujours souriant sous l’effet d’une bonne et franche gaîté, indice d’une belle âme, le jeune marin montrait déjà par ses paroles et par ses actes que la vertu et la piété étaient parfaitement acclimatées dans son cœur, et elles rayonnaient sur toute sa vie d’un éclat si doux qu’on ne pouvait le connaître sans éprouver un sentiment profond d’amour et de vénération pour sa personne. »

Le collège de Zi-ka-wei avait alors pour supérieur le P. Adrien Languillat, aujourd’hui évêque de Sergiopolis et administrateur du diocèse de Nankin ; vaillant missionnaire qui avait passé par les prisons du Chang-ton et vu plus d’une fois la mort de bien près. Clerc eut avec lui des rapports intimes et devint son fils spirituel. Si nous ne l’avions su de bonne source, nous l’aurions deviné rien qu’à les voir ensemble, lorsque, en 1869, Mgr Languillat, se rendant au concile du Vatican, s’arrêta quelques semaines à Paris et vint à l’école Sainte-Geneviève où il retrouva le lieutenant du Cassini sous l’habit de Jésuite. Clerc était du matin au soir suspendu aux lèvres de l’évêque missionnaire, visiblement ému lui-même de cette rencontre inespérée après une si longue séparation, et la cordialité de leurs épanchements * nous faisait dire à tous : « Voyez comme ils s’aiment ! »

Alexis se lia aussi d’une étroite amitié avec le supérieur général de la mission, qui était alors le P. Joseph Broullion ; nature énergique et passionnée, mais d’une passion qui sied bien à un cœur d’apôtre, n’ayant d’autre objet que le bien des âmes. Consumé en peu de temps par les ardeurs de son zèle, cet actif et courageux supérieur a laissé de précieux souvenirs dans la mission, qu’il n’a gouvernée que trois ans. Dans le courant de cette année 1853, et pendant que le Cassini stationnait tour à tour devant Chang-haï ou devant Macao, le P. Broullion , repassant les mers avec M. de Montigny, consul général de France, vint exposer en personne à nos supérieurs de Rome et de Paris les besoins de l’Église nankinoise et leur demander du renfort [2].

Avant de repartir, il esquissa rapidement le tableau de la mission dont les intérêts lui étaient confiés, y joignit un grand nombre de lettres de ses confrères sur les événements qui agitaient le Céleste Empire, une introduction chaleureuse où son âme d’apôtre se révélait tout entière, et le tout parut en un volume (1855) sous ce titre :Mémoire sur l’état actuel de la mission du Kiang-nan (1842-1855). Quelques détails empruntés à cet écrit donneront une idée exacte du spectacle que Clerc avait sous les yeux et auquel on sait qu’il n’assistait ni en indifférent, ni en simple curieux.

Qu’on se figure donc une province presque aussi grande que la France, traversée de l’ouest à l’est par un immense cours d’eau, le Yang-tsé-Kiang, que des vaisseaux de ligne ont remonté jusqu’à quarante lieues de son embouchure, et arrosée en tous sens par d’innombrables canaux ; ces canaux, qui sont les principales voies de communications, servent aussi à l’irrigation des rizières, et toutes ces eaux sont utilisées pour la pêche, une grande partie des habitants ne vivant que de riz et de poisson. Tel est le Kiang-nan, dont la capitale est Nankin et qui se divise en deux sous-provinces, le Ngan-hoei à l’ouest et le Kiang-sou à l’est, c’est-à-dire vers le littoral : ce dernier pays, entièrement plat, est très-souvent ravagé par les inondations. On évalue la population totale du Kiang-nan à cinquante millions d’âmes, et tout cela ne forme qu’un seul diocèse, le diocèse de Nankin, dont le dernier titulaire était un Jésuite, Mgr Leimbeck-Hoven, mort en 1787 après l’extinction de son ordre. Voilà l’héritage que les Jésuites ont recueilli seulement en 1842 ; champ immense resté presque sans culture et qu’il leur a fallu défricher de nouveau. Sur ces cinquante millions on ne compte encore (1853) que 72,000 chrétiens ; mais ce petit troupeau est disséminé sur un espace sans proportion avec le nombre ; telle chrétienté, Ou-ho par exemple, est à plus de 500 kilomètres de Chang-haï ; de là les fatigues sans cesse renouvelées des ouvriers évangéliques, dont le zèle d’ailleurs ne saurait manquer d’emploi, puisqu’ils s’estiment, comme parle l’Apôtre, les débiteurs de tous, païens et chrétiens. Et puis on ne sait pas dans ce pays ce que c’est qu’un chrétien non pratiquant ; tous font leurs pâques, ou, plus exactement, suivent les exercices de la mission lorsqu’on les donne dans leur district, et alors le missionnaire travaille jour et nuit. « Toutes les affaires de la chrétienté, dit le P. Broullion, se traitent à l’époque de la mission. Exercer la justice de paix, raccommoder les ménages, réconcilier les ennemis, presser les restitutions, corriger les libertins et les fumeurs d’opium, promouvoir les bonnes œuvres, rétablir, développer les associations de zèle et de charité, visiter les païens, soulager les malheureux, etc. : tel est le cercle inévitable dans lequel se déploie l’activité du missionnaire ; sans compter l’imprévu, comme les moribonds à visiter au loin, et les assauts à soutenir de la part des idolâtres qui viennent, trop souvent, hélas ! bouleverser chrétiens et chrétientés, missions et missionnaires. Avec sa trentaine de confessions annuelles par jour, le prêtre ne suffirait pas aux soucis du détail : heureux celui qui a pu s’associer un catéchiste intelligent et créer au sein des paroisses, au moyen des administrateurs et des vierges, un centre de pieuses industries ; à l’aide de ces instruments, son action pénétrera plus avant, et les fruits de la mission se conserveront après son départ. Car le séjour du missionnaire, très-court dans les petites localités, n’est long nulle part, et il y a d’ailleurs un grand nombre de chrétiens trop chargés d’affaires pour rester sous sa main plus de deux ou trois jours. Tels sont, entre autres, les pêcheurs, contraints par l’indigence à s’éloigner aussitôt qu’ils ont terminé leur confession, reçu la sainte communion et entendu les instructions d’une ou deux matinées. Comment retenir des hommes qui, sans un travail continuel, n’auraient pas à manger leur riz de chaque jour ? » [3]

En 1853, les missionnaires du Kiang-nan distribuèrent aux fidèles plus de quatre-vingt-trois mille communions, ce qui représente plus de quatre-vingt-onze mille confessions ; ils baptisèrent cinq mille quatre cent quarante-cinq enfants d’infidèles, dont cent quatre-vingt-dix-sept furent nourris dans les orphelinats de la mission, plus de six cents autres ayant été adoptés par des familles chrétiennes.

Quant aux adultes convertis et baptisés, ils furent au nombre de plus de cinq cents ; rude labeur et qui déchaîne toutes les fureurs de l’enfer ; c’est sa proie qu’on lui arrache, et si elle lui échappe, il saura se venger. Mais l’apôtre de Jésus-Christ court au-devant de la persécution et de la mort ; s’il succombe, il sait que sa dernière heure est celle du triomphe et que la récompense, qui lui est promise, n’aura pas de fin.

Le P. Broullion terminait ainsi son Mémoire :

« Nous pouvons promettre à ceux qui viendront partager nos travaux, beaucoup de fatigues, d’ennuis, de contradictions, et, sinon les palmes du martyre, de nombreuses occasions de se dépenser corps et âme pour la gloire de Dieu. Mais ils auront aussi l’assurance de hâter par leur dévouement la conquête définitive de ce vaste empire si longtemps rebelle à la prédication évangélique. »

Ce langage allait parfaitement à Clerc et il lui sembla que l’appel du supérieur de la mission s’adressait à lui en personne, tant il avait d’attrait pour tous les dévouements héroïques. Il voyait d’ailleurs les missionnaires à l’œuvre, vivant au milieu d’eux, traité comme l’un d’entre eux, prêt à partager, s’ils y consentaient, leurs fatigues apostoliques, et rien n’égalait l’éloquence des faits dont il était témoin tous les jours.

Dans le journal de la première grande retraite qu’il fit en France après son entrée dans la Compagnie, il a inscrit un nom, celui de Massa, qui lui rappelait la pauvreté évangélique poussée jusqu’au dénûment de toutes choses et au sacrifice de la vie. C’est un souvenir rapporté de Chang-haï. En effet, nos catalogues fixent la mort du P. René Massa au 28 avril 1853.

Quel admirable exemple que celui des Massa ! Je dis des Massa, parce que le P. René, auquel se réfèrent les souvenirs de Clerc, n’était pas seul du nom et qu’en pareille matière on pourrait aisément les confondre. Ils étaient cinq frères, d’une famille patricienne de Naples, tous les cinq religieux de la Compagnie de Jésus, tous les cinq missionnaires au Kiang-nan. Les Pères Augustin, Gaétan, Nicolas et René Massa étaient arrivés ensemble dans la mission dès l’année 1846, et ils avaient été rejoints l’année suivante par leur plus jeune frère, Aloïs, alors dans sa vingtième année, qui ne reçut la prêtrise qu’en 1854. Ce n’est pas tout, et un dernier trait achèvera de peindre cette famille, digne des plus beaux siècles de l’Église, en complétant sa ressemblance avec les familles à jamais illustres où naquirent un saint Grégoire de Nazianze et un saint Basile de Césarée. Quand ils virent tous leurs fils partis pour la Chine, le baron Massa et sa noble épouse voulurent aussi consacrer à Dieu leurs dernières années, et peut-être qu’à l’heure où j’écris ceci, mûrs depuis longtemps pour le ciel, ils achèvent, dans la retraite qu’ils se sont choisie, de mériter par la grandeur de leur foi la couronne des patriarches.

Lorsque Clerc vint à Chang-haï, les Massa n’étaient déjà plus que quatre, le P. Gaétan ayant été le premier enlevé à la mission, à la suite des inondations qui avaient ravagé le Kiang-nan en 1850, et laissé après elles une effroyable misère. Tant que dura la famine, la demeure de l’évêque à Tom-ka-tou, et le collège de Zi-ka-wei, accueillirent journellement des milliers de pauvres auxquels on distribuait des rations de riz. Le P. Gaétan, prêtre depuis quatre mois, s’employait de tout son cœur à cette bonne œuvre, lorsqu’il apprend qu’on le réclame à l’hospice des enfants. Il était mouillé, à jeun et tourmenté depuis six heures par la fièvre ; n’importe, il vole à ses chers petits malades, en guérit ou en baptise plusieurs ; mais il gagne la maladie épidémique dont il meurt huit jours après.

En 1853, c’est le tour de son frère René. La peste avait succédé à l’inondation et à la famine, et ses victimes jonchaient les routes du Ngan-hoei. Le P. René, missionnaire de Ou-ho, bâtissait des hangars pour abriter les mendiants, et travaillait avec une ardeur infatigable à la conversion des païens, éclairés par tant de leçons terribles et attirés par l’appât de la charité chrétienne dans les filets évangéliques. Voici ce que le P. Broullion nous raconte de ses derniers travaux et de sa sainte mort, qui fit sur Clerc une impression si profonde.

« Témoin des affreux ravages causés par la disette, il s’oublia lui-même, et, afin de soulager un plus grand nombre de malheureux, il se refusa jusqu’au nécessaire. Plus de fruits, plus de viande, aucune boisson fortifiante dans ses repas ; une fois par jour, il prenait un peu de riz et d’herbes salées, nourriture insuffisante et malsaine qu’il se reprochait encore s’il apprenait qu’auprès de lui quelque infortuné souffrait de la faim. Il s’empressait alors de lui envoyer les mets de sa propre table, heureux de jeûner pour l’arracher à la mort.

« Pendant six mois de séjour à Ou-ho, il prêchait les infidèles plusieurs fois le jour. Un grand nombre de catéchumènes furent accordés à son zèle ; il en baptisa jusqu’à trente-deux à la fois, et une quarantaine d’autres attendaient la même grâce lorsqu’il tomba malade. Soixante-douze enfants, recueillis par ses soins, furent confiés à des familles chrétiennes qui se chargèrent de les nourrir. Sur ces entrefaites, nous essayâmes en vain de lui porter secours ;il était loin et l’armée insurgée du Kuam-si nous fermait la route. Il continua donc à s’imposer de nouvelles privations pour soutenir son œuvre. Le travail et le jeûne épuisèrent ses forces. Contraint de garder le lit, il ne se levait plus que pour célébrer la messe. Cependant, appelé par des malades qui se mouraient consumés par la fièvre typhoïde, il se hâta de les secourir. Ce fut son dernier effort.

« Le lendemain, il voulait se lever encore pour offrir le saint sacrifice. « Il n’y a, disait-il, aucun prêtre que je puisse appeler pour me donner le saint viatique ; il faut que je consacre, afin de mourir entre les bras de Notre-Seigneur. » Mais ses membres refusèrent de le servir. Cédant aux instances de son catéchiste, il voulut bien qu’on fît appeler un médecin chrétien ; mais celui-ci, arrêté par les pluies et l’inondation, n’arriva qu’au moment où le Père venait de prendre un remède préparé par un païen. Soit effet de la médecine, soit que le mal fût déjà parvenu à son dernier période, le P. René entra le jour même dans un état voisin de l’agonie et ne recouvra l’usage de sa langue qu’à sa dernière heure.

« La veille de saint Marc, son visage s’illumina d’une vive allégresse, et fixant un regard joyeux sur son catéchiste, comme pour lui communiquer sa pensée, il parut le charger de ses adieux pour ses frères et ses amis de la Compagnie de Jésus. Le jour suivant, 25 avril 1853, il remit son âme à Dieu, dont il avait procuré la gloire au prix de sa vie. Ses souffrances, sa mort, ses prières inaugurèrent les progrès de l’Évangile dans le Ngan-hoei, de même que le dévouement du Frère Sinoquet, des PP. Estève, Gaétan (Massa) et Pacelli avaient été une semence de salut pour le Kiang-sou. »

Mais pendant que Clerc contemple d’un œil d’envie l’héroïque dévouement des missionnaires aux prises avec la peste et la famine, voilà qu’un troisième fléau se déchaîne sur la mission, la guerre : une guerre mollement conduite et où les combattants font preuve de peu de discipline et de vertu militaire, mais d’autant plus funeste aux populations inoffensives qu’elle foule et qu’elle écrase sans pitié. De Chang-haï, où l’on appréhende l’approche des rebelles, et non moins peut-être celle des impériaux, Clerc écrit le ier juin :

« Mon cher père, le bâtiment qui portait mes dernières lettres a eu le malheur de se perdre avec le courrier. J’avais un fort gros paquet. Je vais essayer de résumer très-succinctement ce que je t’y annonçais.

« La grande affaire c’est la guerre des rebelles. Je pense t’avoir déjà dit comment une troupe de gens de la province de Kiang-si a traversé victorieusement le Kiang-si, le Canton, le Ho-nan, le Hou-pé, ce qui vaut bien quatre royaumes comme la France [4]. Aujourd’hui ils sont dans cette province du Kiang-nan, maîtres de Nankin et de Tchen-kiang-fou. Jusqu’ici ils n’ont éprouvé aucun échec, mais ils n’ont établi aucune autorité dans les pays qu’ils ont parcourus, de sorte qu’ils les ont profondément désorganisés en en chassant tous les magistrats et qu’ils n’ont rien édifié, au triple détriment de l’empereur, d’eux-mêmes et surtout des peuples. Mais en voyant l’immense étendue qui les sépare aujourd’hui de leur point de départ, il paraît évident qu’ils sont dans l’inévitable alternative de vaincre ou de périr tous. Le nombre de ces rebelles est très-petit par rapport à l’entreprise, et des personnes bien informées ne voudraient pas en supposer plus de cinq mille. Comment une poignée d’hommes peut-elle mettre ainsi un grand empire en péril ? Ce n’est pas qu’ils soient mieux armés, ni plus habiles, ni peut-être plus braves que les soldats de l’empereur ; mais, depuis leur province, où probablement ils étaient plus nombreux, ils n’ont point eu de véritable résistance à vaincre et leurs adversaires ont été plus agiles à fuir qu’à s’avancer.

« Assurément, si l’on eût transporté les mobiles en Chine et non en Californie, ils auraient conquis l’empire, et l’on peut s’étonner qu’il ne surgisse pas quelque aventurier qui en tente la fortune.

« Ce qu’il y a de plus sûr, c’est que cet empire est pourri jusqu’aux os dans ses chefs, dont la corruption et l’avidité sont le fléau des peuples, proie facile du premier qui voudra les soumettre. On dit que l’empereur réunit tout ce qu’il y a encore de Tartares dans le nord pour aller exterminer les rebelles. Il n’est guère besoin de tant d’efforts. Mais le sûr, c’est qu’on les laisse en possession de ce qu’ils occupent. Eux, de leur côté, ont fait des levées forcées et, préposant un des leurs à vingt-cinq hommes, essaient d’en faire des soldats.

« Les rebelles me paraissent avoir peu de chances de succès. Mais voici que, d’un autre côté, dans le Kiang-si (probablement Kouang-si) on parle d’une nouvelle levée de boucliers, et que la province de Canton commence à concevoir de vives alarmes. En outre, la ville d’Amoy vient d’être prise sur les mandarins par des Chinois faisant partie d’une société secrète et vengeurs d’un des leurs injustement mis à mort il y a trois ans par le gouverneur de cette ville. Enfin, les pirates, plus nombreux que jamais, bloquent Fou-tchéou-fou, capitale du Fo-kien. Est-ce la fin de l’empire ? Je ne le crois pas. L’histoire de la Chine présente beaucoup de ces époques malheureuses. Que les plaintes des peuples de l’Europe paraîtraient injustes aux Chinois ! Aujourd’hui, le commerce est à peu près suspendu dans toute la Chine ; vous savez bien en France que tous les Chinois sont commerçants ; la ruine de plusieurs grandes maisons européennes est aussi presque certaine. La misère, déjà si grande, va augmenter au delà de toute mesure et pousser peut-être le peuple à tous les excès. Cet empire populeux est donc menacé des plus grands malheurs. Quant aux rebelles proprement dits, l’incertitude où l’on est sur leur compte a paru jusqu’ici dicter la conduite des puissances européennes à leur égard. Le gouverneur général de la double province de Kiang-sou et de Ngan-hoei, ou Kiang-nan, a demandé, au nom de l’empereur, à tous les ministres étrangers des secours contre les rebelles, mais on n’a pas donné suite à sa requête. Le plénipotentiaire anglais, Sir G. Bonham, s’est rendu à Nankin, a communiqué avec les Kuamsiniens et a rapporté leurs proclamations et quelques livres qui contiennent leurs doctrines. Il a traité les chefs avec les titres honorifiques qu’ils se donnent, — il est si bien dans la politique anglaise d’encourager toutes les révolutions, — puis, après cet exploit, il est parti pour Hong-kong avec les bâtiments qu’il avait amenés.

« Le ministre américain avait essayé d’aller à Nankin, mais le bâtiment qu’il montait tirait trop d’eau ; depuis, tous les bâtiments américains sont partis pour les îles Lieou-kieou, dernier rendez-vous avant le Japon, où ils vont entreprendre la négociation dont ils parlent depuis si longtemps. »

Après un retour attristé sur sa propre inaction, Clerc ajoute ces quelques détails sur le caractère de l’insurrection :

« Les rebelles affectent de se réclamer d’une mission divine, et ils prétendent obéir aveuglément aux ordres de Dieu qui leur a donné mandat ; leurs livres sont un mélange des idées protestantes et mahométanes ; ils paraissent fatalistes, attestent leur mission par leur succès et se disent très-résignés à succomber le jour où ils auront accompli leur destinée. Il y a peut-être aussi de la franc-maçonnerie dans leur affaire. Les sociétés secrètes jouent un certain rôle dans ces pays, surtout entre les Chinois expatriés, très-nombreux dans la Malaisie anglaise et hollandaise.

« Les chrétiens de Nankin ont eu à souffrir de ces rebelles ; ils ont été sommés, les uns de marcher à la guerre, les autres de faire quelque pratique religieuse contraire à la foi. Beaucoup ont péri. Cependant ce n’est point encore une véritable persécution. Les païens ont péri aussi en très-grand nombre. Jusqu’ici, il y a eu des mauvais traitements exercés contre les chrétiens, mais on ne sait pas de mise à mort qui soit due à la seule cause de la religion. C’en est toutefois assez pour que nous ne fassions pas de vœux pour leur succès. »

Une lettre de Mgr Maresca donne plus de détails sur ce commencement de persécution et se résume en ces termes :« Sur six cents chrétiens que nous comptons dans les villes de Nankin, Yang-tcheou, Tchen-kiang, cinquante ont été tués ou brûlés, plusieurs ont été liés et battus. La plupart ont tout perdu et restent captifs, exposés à toute espèce de dangers pour l’âme et pour le corps. »

Sans le moindre doute, on pouvait trouver dans de pareils faits un motif suffisant d’intervention armée.

Aussi, Clerc n’y tient plus ; puisqu’il ne peut agir, il faut qu’il parle, et sa parole ira retentir à Paris jusque dans le cabinet d’un ministre.

Dans les premiers jours de juillet, à bord du Cassini, qui mouille alors près de Castel-Peak, à petite distance de Chang-haï, il prend la plume et il se met à écrire à bride abattue une Note sur notre position en Chine, en Cochinchine et en Corée, et sur le rôle que nous y pourrions jouer. Le début est plein d’élévation ; je cite :

« La France, obéissant au devoir d’un État, de ne pas laisser les grands événements qui ne l’intéressent pas s’accomplir dans le monde sans témoigner de sa présence et sans réserver ses droits quand elle ne les fait pas valoir actuellement, entretient dans les mers de Chine, depuis la guerre de l’opium, des bâtiments de guerre que la protection des intérêts de son commerce ne semble pas réclamer. N’y a-t-il cependant que cette idée un peu vague et indéfinie qui doive dicter la conduite tracée à nos agents diplomatiques et à nos commandants militaires ? Obéissons aussi à cet instinct mystérieux qui pousse depuis trente ans les peuples civilisés vers la Chine, et soyons disposés, nous aussi, à y jouer un rôle en rapport avec notre caractère et notre aptitude nationale. Si l’influence croissante de l’Angleterre et des États-Unis y est due à leur commerce, pourquoi la nôtre, au défaut de cette base, ne se fonderait-elle pas sur nos armes appuyant la justice ? La France ne tire pas le moins bel éclat de sa gloire militaire, des guerres qu’elle a soutenues sans en retirer de profit matériel, et elle méprise une politique qui ne tirerait l’épée que pour dicter des traités de commerce.

« Les empires de ces vastes régions sont souvent le théâtre de péripéties imprévues ; les révolutions de palais y sont fréquentes. Tout le monde sait comment Mgr l’évêque d’Adran avait conquis à notre pays en Cochinchine une influence puissante et méritée ; des circonstances plus ou moins semblables peuvent souvent se présenter, et il importe que nos représentants puissent en profiter. Toutefois, le désir d’une large part d’influence n’est pas ici l’inspiration du seul orgueil national, et, bien que cette ambition soit irrépréhensible en soi, elle se ‘justifie par un plus noble motif. Depuis la Tartarie jusqu’à la presqu’île de Malacca, de nombreux missionnaires de notre foi, et presque tous de notre pays, évangélisent ces immenses et malheureuses contrées. La France est le protecteur né de tous ; les nations européennes lui en reconnaissent l’honneur et la charge, et, par une tradition indestructible, — puisque les temps si funestes pour nous ne l’ont pas détruite — ces peuples ont encore les yeux tournés vers elle dans les souffrances où ils perdent toute autre espérance. »

Clerc est d’avis que l’on peut, avec une direction prudente des affaires, étendre à la religion une protection qui ne soit « ni un prosélytisme armé sur les peuples, ni une usurpation sur les princes. » Et là-dessus il se met à examiner la situation de ces trois empires de l’extrême Orient : la Chine, la Cochinchine et la Corée.

Ses vues sur la Cochinchine, en particulier, sont d’une justesse qui devait les faire accepter tôt ou tard, et quel qu’ait été le sort de sa note, on y reconnaîtra la pensée qui a dicté la conduite du gouvernement lorsqu’il se décida enfin à envoyer dans ce pays des forces suffisantes pour y prendre pied et y fonder un établissement durable.

« En Cochinchine, des traités encore plus récents nous accordent des privilèges importants ; nous pourrions revendiquer avec justice la propriété de Touranne, cédé à la France par l’empereur Kia-long. L’amiral Cécile a échoué dans son entreprise de renouer nos relations avec cet empire récemment ami et allié. L’amiral Lapierre a été obligé de repousser par la force la réponse que l’on préparait à cette même demande. Si le capitaine Lapierre, qui a si noblement bravé dans cette circonstance la disgrâce qu’une certaine couleur de l’opinion publique devait lui infliger, avait servi un gouvernement comme celui qui vient de récompenser ses services, il eût, sans aucun doute, après la destruction de la flotte cochinchinoise, imposé un traité aux vaincus, et la France n’aurait pas laissé la hache du bourreau, par l’ordre d’un prince aveugle et cruel, frapper ses nobles enfants Scheffler et Bonnard, martyrisés pour la foi tandis que ses vaisseaux croisent sur les côtes ou stationnent stérilement à Macao. »

C’était tenir un noble langage et parler français. Mais quand la note de Clerc parvint au cabinet du ministre, car elle y est parvenue [5], on s’y occupait de toute autre chose, à savoir de l’expédition de Crimée. Ajoutons ici un détail que nous tenons de bonne source. Après la prise de Sébastopol, on voulut savoir quel avait été le rôle de l’évêque d’Adran et quels droits résultaient pour la France de l’alliance conclue entre le roi Louis XVI et l’empereur de Cochinchine. Sur la demande de personnages haut placés, une nouvelle note fut rédigée à Paris même, et elle fut remise par le baron Cauchy, l’illustre géomètre, au maréchal Vaillant, son confrère à l’Académie des sciences, un jour qu’à leur ordinaire ils occupaient à l’Institut deux fauteuils voisins. C’était le seul lieu où ces deux hommes, de foi politique si différente, pouvaient se rencontrer, et, jusqu’à un certain point, s’entendre. Plusieurs années avant sa mort Clerc vit l’accomplissement d’un vœu si cher à son cœur, et l’on juge de la joie qu’il dut éprouver lorsqu’il apprit, dans sa retraite, que le drapeau français flottait sur les murs de Saïgon.

Pendant que le rôle de la France lui apparaissait ainsi dans toute sa grandeur et qu’il s’efforçait d’allumer au loin le feu dont son noble cœur était embrasé, il dut, à son grand déplaisir, s’éloigner encore une fois de Chang-haï ; non sans espoir d’y revenir : il ne pouvait s’imaginer qu’on ne se servît pas du Cassini pour protéger les chrétientés du Kiang-nan et les intérêts européens menacés de fort près par les insurgés. Il écrivait de Hong-kong le 22 juillet :

« Le Cassini répare ses chaudières et probablement à la fin d’août nous serons en si bon état que notre campagne pourra se prolonger facilement deux ans encore. Or, si on prend en France le parti d’intervenir en Chine, il me paraît difficile qu’on n’y emploie pas le Cassini qui est tout rendu et qui sera propre à tous les genres de services qu’on peut attendre d’un vapeur. Aussi j’ajourne toutes les espérances de retour et je ne fixe aucune limite à notre séjour ici. Les bâtiments qui doivent relever ceux de la station ont quitté la France, la Constantine le 6 février et le Colbert au commencement de mars. Chaque jour on attend la Constantine qui doit faire partir la Capricieuse. » En somme, il eût vu de bon cœur se prolonger d’une ou deux années cette campagne qui durait depuis près de trois ans. Voilà comment une ambition plus haute que celle à laquelle il obéissait en entrant dans la marine, le rattachait à une carrière dont il n’attendait plus rien pour lui-même, mais toujours noble et grande à ses yeux lorsqu’elle devenait l’auxiliaire de la civilisation et, disons le mot, du Christianisme.

Dans le courant de septembre, le Cassini mouillait dans la Taïpa, à deux milles de Macao, quand M. de Plas reçut, du chargé d’affaires de France, l’invitation de se rendre le plus tôt possible à Chang-haï, où les établissements européens couraient les plus grands périls. Les réparations n’étaient pas achevées ; mais le commandant n’hésita pas ; il partit le lendemain et dans les premiers jours d’octobre il était à son nouveau poste. Voici ce qui s’était passé depuis le départ.

Le 7 septembre, au moment où l’on s’y attendait le moins, la ville avait été envahie par une bande d’hommes vêtus de rouge, armés de fusils, de sabres et de bâtons. Avant le point du jour, ils sont maîtres des portes, et au lever du soleil, ils occupent déjà tous les tribunaux et les principaux postes de la ville. Quelques mandarins sont tués, les autres s’enfuient ; les soldats, au nombre de mille peut-être, s’éclipsent si à propos qu’on n’en voit plus paraître un seul. A neuf heures on crie dans les rues que le peuple n’a rien à craindre ; des affiches paraissent sur les murs : elles portent que toute atteinte à la propriété sera punie de mort. De fait, plusieurs malheureux, convaincus de vol, furent décapités. Tout se passait donc à l’instar des grandes capitales d’Europe ; nos émeutiers chinois étaient passés maîtres et il leur restait peu à faire pour n’avoir plus rien à envier aux révolutionnaires en titre de Paris.

A peine arrivé , le commandant du Cassini, d’accord avec le consul français, prend des mesures efficaces pour la protection des établissements nationaux. Chaque soir une garde de matelots est envoyée au consulat et quelques hommes sont détachés à Tom-ka-tou et à Chang-haï. Le pavillon français est arboré sur la maison des Pères à Tom-ka-tou ; si ce drapeau est amené, ce sera signe de détresse.

Les rebelles — un ramassis de Fokiénois et de Cantonnais — s’étaient renfermés dans la partie fortifiée de la ville, d’où ils défiaient les impériaux avec une audace accrue par la lâcheté de leurs adversaires. On soupçonne qu’ils étaient secondés sous main par des Européens habiles à diriger le mouvement et intéressés au succès de l’insurrection.

Le commandant du Cassini nous raconte un incident tragi-comique, dans lequel Clerc, toujours prêt à s’exécuter, fit preuve de sa présence d’esprit et de son sang-froid habituel.

« Au mois de novembre, une flottille chinoise eut ordre de venir canonner la ville et vint prendre position près de Tom-ka-tou de manière à attirer le feu des insurgés dans la direction de la cathédrale et de la principale résidence des Pères. Le pavillon fut amené. Après en avoir délibéré devant Dieu, le commandant envoya Alexis Clerc dans sa baleinière pour savoir ce qui se passait et faire cesser le feu dans cette partie de la ville, s’il y avait lieu. Clerc partit. La baleinière fut saluée de quelques boulets qui pouvaient bien n’être pas précisément à son adresse et il arriva à Tom-ka-tou, où le P. Lemaître (depuis supérieur général de la mission) n’hésita pas à s’offrir pour traiter avec l’amiral chinois. Ce dignitaire fut trouvé à fond de cale, le bruit du canon lui étant particulièrement désagréable. On lui signifia que s’il continuait à menacer et à faire menacer la résidence de Tom-ka-tou en tirant sur les remparts de la ville, le commandant français viendrait s’y opposer avec ses canons. Loin de se fâcher, il reçut cette sommation avec joie et donna carte blanche au lieutenant Clerc et au P. Lemaître pour avertir les petits bâtiments sous ses ordres. Les capitaines partagèrent la satisfaction de leur amiral et vidèrent promptement la place. Le courage, secondé d’une grande bonne humeur chez le lieutenant Clerc et chez le P. Lemaître, dut produire un grand effet sur les Chinois, car les boulets pouvaient parfaitement atteindre les négociateurs comme les combattants. »

Clerc était d’avis qu’avec ces tristes impériaux il n’y avait pas grand’chose à ménager ; cependant, si avilis qu’ils fussent à ses yeux, il les préférait aux rebelles, pensant qu’ils étaient encore après tout les représentants de l’ordre établi et les défenseurs tels quels d’un gouvernement régulier. Il écrivait au P. Broullion, qui se trouvait alors en France pour les affaires de la mission :« L’orgueil chinois, tout robuste que vous le connaissez ; ne peut résister entièrement à de tels assauts. L’incroyable lâcheté et la plus incroyable stupidité des attaques des impériaux contre la ville les laissent eux-mêmes confus, et en effet les Pères, dans leurs rapports avec eux, ne retrouvent plus les mêmes hommes. Quelques leçons pareilles, et il n’y aura plus à lutter contre ce mépris qui enveloppait tous les étrangers. Cette considération, qui est certainement d’un grand poids, me paraît faire envisager les révoltés de moins mauvais œil, quoiqu’ils soient la cause involontaire de ce bien. D’autre part, on a su, par la lettre que Mgr Mouly vous écrit, qu’on a persécuté les chrétiens à Pékin, et abattu la croix. Le catéchiste du P. René (Massa) a confessé la foi dans les tourments et, sur le point d’être mis à mort, a sauvé ses jours par la protection d’un mandarin qu’il avait converti. Pour moi, je préférerais encore faire main basse sur les rebelles ; mais il n’est pas question de cela ; on veut toujours agir comme si nous étions en Europe et avec la sanction d’un droit des gens un peu fantastique par son scrupule d’équité [6]. »

Les avis étaient très-partagés. On savait bien à quoi s’en tenir sur les Fokiénois et les Cantonnais qui occupaient Chang-haï, véritables bandits habilement organisés pour le pillage. Mais les rebelles du Kouang-si, maîtres de Nankin, exerçaient de loin plus de prestige et l’on se demandait s’ils n’allaient pas accomplir une grande révolution au profit de la nationalité chinoise ; car, il ne faut pas l’oublier, la dynastie régnante était de race tartare, ne datait que du milieu du xviie siècle et ne s’était établie que par la conquête. Parmi les Européens qui faisaient des vœux pour l’insurrection, quelques-uns prétendaient que l’avènement de Tai-ping, l’empereur des Kuam-si-jen, ne pouvait manquer d’inaugurer l’ère de la liberté religieuse. Le fait est que les partisans de ce personnage mystérieux et très-habile se donnaient hautement pour les exterminateurs de l’idolâtrie et qu’ils mettaient au nombre de leurs livres de religion une traduction de saint Matthieu et quelques fragments de la Bible. D’autre part, ils avaient abattu des croix, persécuté et mis à mort un certain nombre de chrétiens ; leurs chefs, disait-on, pratiquaient la polygamie, ce qui ne promettait pas un respect bien sincère pour la morale évangélique et faisait peu d’honneur aux ministres protestants dont quelques-uns se vantaient d’avoir été leurs initiateurs. Que fallait-il penser d’eux ? Les insurgés qui déjà marchaient sur Pékin devaient-ils être pris au sérieux et mis au rang de belligérants par les représentants des puissances européennes ? Cela valait la peine d’être éclairci, et il fut décidé qu’on irait à Nankin pour voir les choses de près et ne prendre parti qu’à bon escient.

Donc, à la fin de novembre, le commandant de Plas reçoit à bord du Cassini M. de Bourboulon, ministre plénipotentiaire de France, madame de Bourboulon, M de Courcy, secrétaire de la légation, et leur suite. A la demande de M. Édan, consul par intérim (M. de Montigny étant parti pour la France), deux Jésuites, les PP. Gotteland et Clavelin, sont désignés pour accompagner l’expédition.

On lève l’ancre, on remonte le Yang-tsé-Kiang ; le tirant du navire et les bancs de sable mouvants ne permettent d’avancer qu’avec circonspection ; les voyageurs contemplent à loisir ce beau fleuve, le second du monde, dont l’embouchure a près de trente lieues de large. Le 3 décembre, vers midi, ils passent devant Kiang-in, ville de troisième ordre, autrefois le centre de nombreuses chrétientés dont il ne reste plus que des débris. Le 5 , ils sont à Tchen-kiang-fou, ville de deuxième ordre, dont le port est formé par l’île d’Or et l’île d’Argent. Ces lieux charmants, ravagés par la guerre civile, n’offrent aux regards que des ruines. Enfin le 6, on est en vue de Nankin. Le Cassini avait rencontré deux flottes, de deux à trois cents voiles, sans essuyer aucune démonstration hostile. Là, pour la première fois, un coup de canon, parti d’une batterie couverte par les remparts, fait siffler un boulet aux oreilles des arrivants. On attend un second coup pour riposter ; il n’est pas tiré, et les explications qu’on se hâte de demander, sont données de la manière la plus polie. On s’en contenta.

Je ne parlerai pas des entrevues de la légation française avec les ministres de l’empereur Tai-ping : le P. Clavelin en a laissé un récit pittoresque et animé dans une lettre publiée par le P. Broullion [7], M. de Courcy, qui assistait à tout, n’en a rien dit dans son volume intitulé : l’Empire du Milieu. En somme, le résultat fut petit, pour ne pas dire nul. Clerc en augurait ainsi dès le commencement, et il se félicitait, au retour, que la diplomatie française eût échappé au danger de compromettre, avec sa dignité, la sécurité des chrétiens évangélisés par nos missionnaires, en traitant avec des rebelles. Mais il avait été profondément ému du spectacle de désolation qu’offrait cette immense ville de Nankin et il écrivait à quelque temps de là :« Nous en avons parcouru une très-grande partie, et nous n’avons vu ni un artisan exercer sa profession, ni un commerçant son négoce. Toutes les maisons ont été plus ou moins ravagées, et, chose extraordinaire, celles mêmes qui sont habitées ne sont point réparées ; les portes et les châssis sont encore présents aux ouvertures, mais ne sont point fixés. Il n’y a plus, à ce que je crois, aucune propriété et le communisme est réalisé à souhait pour les expérimentateurs. Les femmes, séparées de leurs familles, même de leurs maris, sont comme parquées par petits détachements dans les maisons d’un même quartier. Elles sont sous la surveillance d’une d’elles qui exerce une autorité à peu près militaire. Quant aux hommes, presque tous ceux que nous avons vus étaient de très-jeunes gens, généralement originaires d’autres provinces, soit que les habitants de Nankin aient pris la fuite, soit qu’on ait préféré les envoyer dans les armées expéditionnaires pour mieux s’assurer de la ville.

« Tous ces jeunes gens sont richement vêtus d’habits de soie encore neufs ; mais j’ai été plus attristé de ce luxe que je ne l’eusse été de la pauvreté, car c’est l’effet d’un immense pillage et de la prodigalité propre au brigandage.

« On ne peut qu’éprouver la plus grande pitié pour ce malheureux peuple opprimé par deux pouvoirs aussi mauvais l’un que l’autre.

« Ces peuples sont faits pour vivre sous le joug, et s’ils avaient le bonheur d’être sous un bon gouvernement, ils ne songeraient pas à la révolte, car, tout mauvais que soit celui des Tartares, personne ne va au-devant de la nouvelle future dynastie.

« L’Europe ignore sa puissance et n’a plus le cœur assez haut pour vouloir faire de grandes choses à l’extérieur. Si nous étions au temps des Magellan et des Cortez, on aurait beau jeu pour faire le plus grand bien possible à tous ces peuples assis à l’ombre de la mort. »

Le 18 décembre, à midi, le Cassini jetait de nouveau l’ancre devant Chang-haï.

« Notre voyage de Nankin, écrit le P. Clavelin, était donc terminé. Néanmoins, je dus prolonger encore mon séjour à bord. C’est que notre bon commandant désirait grandement avoir un prêtre sur le Cassini pour la solennité de Noël. La veille de Noël nous entendîmes gronder le canon jusque bien avant dans la nuit ; une balle vint même tomber au milieu de nous. Toutefois, au moment de commencer la messe, à laquelle tout l’équipage assista, il se fit un silence complet ; ce qui, joint au recueillement des assistants, à la nouveauté du spectacle, aux sentiments inhérents à une pareille fête, et enfin à la vue du commandant, de quatre officiers et plusieurs sous-officiers et matelots venant recevoir, avec la piété qui les distingue, la sainte communion en présence de toute l’assemblée : tout cela, dis-je, fit sur moi une profonde impression, et le souvenir de cette fête se conservera toujours dans ma mémoire. » Le lendemain fut consacré à l’accomplissement d’un acte de justice nécessaire. Deux catéchistes de la mission, saisis par les rebelles, avaient été traités en espions et l’un des deux cruellement torturé. Le commandant du Colbert, récemment arrivé de France pour remplacer le Cassini, exigea une réparation ; il était disposé, en cas de refus, à tirer le canon. La réparation fut accordée. Liou, chef des rebelles, envoya le coupable avec les exécuteurs. On fit grâce : on savait les Chinois capables de tout ; plus d’une fois, en pareilles occasions, ils avaient livré des innocents à la place des coupables. L’effet de ces procédés aussi généreux que fermes fut excellent pour l’honneur du pavillon français et pour la considération de ceux sur lesquels il étendait sa protection efficace.

« C’est ainsi, dit le P. Clavelin, que, grâce aux représentants de la France, nous jouissons d’une tranquillité parfaite et vraiment extraordinaire pour les circonstances. Puisse-t-elle durer toujours ! »

Il ne convenait pas d’interrompre le récit des services rendus par le Cassini à la mission du Kiang-nan et aux établissements européens de Chang-haï ; nous n’avons donc jusqu’ici montré notre héros que dans sa vie d’action, nous réservant de faire connaître ensuite le travail intérieur auquel il se livra pour ne revenir en France que bien fixé sur sa vocation : grande affaire qu’il avait déjà traitée une première fois avec le P. de Ravignan, et dont il voulut s’occuper de nouveau, dans la maison de Zi-ka-wei, sous la direction d’un éminent et saint missionnaire, le P. Languillat, aujourd’hui administrateur du diocèse de Nankin.

Il se mit donc en retraite, peu de temps avant le départ du Cassini pour Nankin ; il fit avec ferveur les Exercices spirituels et procéda en toute maturité à cet acte important du choix d’un état de vie, de l’Élection, pour parler la langue des Exercices. Saint Ignace donne là-dessus des règles d’une admirable sagesse et qui, observées avec sincérité, rendent pour ainsi dire l’erreur impossible. La première et la principale, c’est que l’œil de notre intention soit simple ; que nous n’ayons d’autre fin que la gloire de Dieu et le salut de notre âme ; que notre choix tende uniquement à obtenir cette fin.

Clerc a-t-il bien observé cette règle ? On en jugera ; il a rapporté de Zi-ka-wei la feuille sur laquelle il avait mis par écrit les motifs déterminants de son élection, et nous avons cette pièce sous les yeux ; nous allons en extraire ce qu’elle contient de plus caractéristique.

Procédant avec ordre, il se pose successivement quatre questions qu’il examine et résout de la manière suivante :

« Me faut-il viser à la perfection ? [8].

 

1° Cela n’est pas nécessaire au salut.

1° C’est beaucoup plus sûr.

2° Cela est peut-être au-dessus de ma persévérance.

2° Rien n’est impossible à Dieu ; les jours se déroulent un à un.

3° Si mon courage échoue dans une entreprise qui n’est pas nécessaire, il sera déjà bien affaibli pour ce qui l’est absolument.

3° Ne pas entreprendre, c’est être déjà battu sans combattre, puisqu’il en a été délibéré.

 

4° C’est plus noble.

5° C’est plus agréable à Notre-Seigneur.

6° La voix intime de la conscience qui me reproche des relâchements qui ne sont pas des péchés, est la voix de Notre-Seigneur jaloux de ma perfection.

7° Notre-Seigneur vomit les tièdes.

8° Celui à qui il a été plus pardonné doit aussi plus de reconnaissance.

« Donc je dois et je veux viser à la perfection.

————

« Me faut-il pour cela entrer en religion ?

1° Il me faut subvenir aux besoins de mon père.

1° Mon frère Jules s’en chargera seul avec joie. Je pourrai aussi lui laisser quelques économies de campagne.

 

2° J’ai expérimenté le grand ennui qui n’a cédé ni à terre ni embarqué.

3° Il me paraît impossible de ne pas être entamé par la vie de communauté du bord.

4° C’est une exception que de trouver à bord des secours religieux.

5° Je n’ai pas d’attrait particulier pour mon métier ; ma carrière jusqu’ici ne m’y lie pas.

6° Notre-Seigneur me fait la grâce d’embrasser sans combat la pauvreté et la chasteté ; il est imprudent d’aventurer ces dons dans le monde.

7° Ce serait une vocation singulière que de tendre à la perfection dans le monde ; l’expérience de ces quatre dernières années prouve que ce serait une faute d’attendre encore.

8° J’ai déjà perdu du côté de la charité.

9° Il n’y a pas de perfection sans l’obéissance.

10° Il m’est évident qu’on y est beaucoup plus utile à soi et aux autres.

11° C’est le grand chemin.

12° Comment ne pas prévoir les assauts de la vaine gloire qui suivront l’avancement le plus naturel dans ma carrière ?

13° C’est le port.

14° C’est, depuis quatre ans, le terme plus ou moins marqué où j’aspire.

« Donc je dois et je veux entrer en religion.

————

« Quelle religion me faut-il choisir ?

 

1° La Compagnie de Jésus est plus nombreuse et réellement établie en France.

2° On peut moins raisonnablement y prétendre à un office de marque.

3° Elle embrasse toutes les œuvres, et c’est la seule suggestion du mauvais esprit ou de l’orgueil qui peut faire croire qu’on n’y est pas employé à sa place.

4° Elle prend la responsabilité de toute la carrière qu’elle vous donne. Vous ne vous ingérez pas, par exemple, de recevoir le sacerdoce.

5° Elle a pour le salut et la perfection de ses enfants les plus admirables et minutieuses sollicitudes.

6° Elle n’a pas d’accommodements avec la règle : dispenses, etc.

« Donc je dois et je veux entrer dans la Compagnie de Jésus.

————

« Quand entrerai-je en religion ?

 

1° Quitter le Cassini serait non-seulement extraordinaire, mais, je crois, impossible.

2° Ce serait choisir moi-même une destination entre toutes celles que peut donner la Compagnie.

3° Il me semble naturel et convenable d’obtenir l’assentiment de mon père, au moins de l’informer moi-même de ma détermination.

4° Il me semble inutile et dangereux de rendre d’autres devoirs au monde.

« Donc, après très-peu de jours passés à Paris, je dois et je veux aller au noviciat qui m’aura été désigné.

Fait à Zi-ka-wei, le 17 octobre.

« Alexis Clerc »

 

Telles sont les grandes et saintes résolutions qu’Alexis avait prises devant Dieu et qu’il allait accomplir sans délai.

Nous passons sur les circonstances du retour en France, qui seraient maintenant de peu d’intérêt. Favorisé dans sa marche par un temps superbe, le Cassini entra dans la rade de Lorient le 5 juillet 1854. Il tombait en pleins préparatifs de guerre, et, sans avoir le temps de se reconnaître, il fut enveloppé dans le branle - bas général occasionné par l’expédition de Crimée. Le lendemain de son arrivée, Alexis écrivait à son père :

« Le port de Lorient redouble d’activité et l’on se prépare au tour de force de faire partir dans un délai de six jours le Cassini pour la Baltique et d’y porter je ne sais quoi. Néanmoins, tout ce beau zèle ne me touche pas de près, car j’ai été débarqué dès le jour de notre arrivée, et j’ai refusé de demander à continuer cette nouvelle queue de la campagne.

« Cependant, il y a eu je ne sais quelle confusion telle qu’aujourd’hui, à 4 heures, je dois rester embarqué pour la troisième reprise après avoir dû être débarqué deux fois. Je considère toutefois mon débarquement comme réel, et j’espère obtenir une petite permission de quinze jours pour Paris. Je ne puis fixer mon arrivée. »

Après une si longue absence, il brûlait d’aller embrasser son père et son frère Jules, de féliciter ce dernier de l’union qu’il venait de contracter avec une personne digne de lui, et de prendre part, en bon frère, à cet événement de famille dont les détails lui étaient encore inconnus, privé qu’il était de toute correspondance depuis son passage à Singapour. Il se souciait médiocrement de partager la nouvelle fortune du Cassini qui ne devait être employé que comme transport. C’était plus militairement qu’il aurait servi, si la chose eût dépendu de lui.

« A la guerre comme à la guerre, écrit-il deux jours après, et si je pouvais être bon à quelque chose, ce n’est pas trois ans et demi de campagne — qui ne m’ont point épuisé — qui devraient me détourner de servir sur-le-champ. » — « Madame ma belle-sœur, ajoute-t-il avec courtoisie, a bien voulu m’écrire quelques mots. Je lui en suis bien reconnaissant, et j’espère qu’entre gens de bonnes intentions, nous ne tarderons pas à être vraiment frère et sœur. Patience !patience !et tout s’arrangera pour contenter tout le monde. »

Bref, malgré l’extrême fatigue de son équipage et le mauvais état de ses chaudières, le Cassini fut encore destiné à remorquer plusieurs vaisseaux et frégates soit à Lorient, soit à Brest ou à Cherbourg, après quoi son débarquement fut enfin décidé et s’effectua dans les premiers jours du mois d’août. Mors seulement Clerc obtint la permission d’aller voir son père. Mais avant de partir, il offrit ses services pour la Baltique ; ils ne furent point acceptés, tous les postes étant déjà remplis. Huit jours plus tard, Clerc était au noviciat de Saint-Acheul, accomplissant à la lettre la résolution par laquelle il avait terminé son élection :

« Après très-peu de-jours passés à Paris, je dois et je veux aller au noviciat qui m’aura été désigné. »

 

 



[1]Peut-être Hing-tchéou. place forte dans le Ho-nan.

[2]Ce voyage explique comment il se fait que telle lettre du lieutenant Clerc, que nous citerons tout à l’heure, est datée de Chang-haï et adressée en Europe au supérieur de la mission du Kiang-nan.

[3]Mémoire sur l’état actuel de la mission du Kiang-nan, p. 52.

[4]Clerc se trompe, croyons-nous. Les rebelles étaient partis du Kouang-si, ou Kouang occidental, contigu au Kouang-tong (Canton), ou Kouang oriental. Aussi nos missionnaires les nomment-ils généralement Kuam-si-jen, ou hommes du Kouang-si (Kuam-si, orthographe portugaise), ou tout simplement Kuamsiniens. Le Kiang-si, situé entre le Kouang-si et le Kiang-nan, était la route la plus directe que l’insurrection avait pu suivre pour arriver à Nankin.

[5]Elle a été marquée d’un timbre portant ces mots : Marine et Colonies. Cabinet du ministre. 1853, 3 novembre.

[6]Lettre du ier novembre 1853, publiée parle P. Broullion dans son Mémoire sur l’état actuel de la Mission du Kiang-nan ; Paris, 1855, p. 334.

[7]Mémoire sur l’état actuel de la mission de Kiang-nan. Appendice, p. 337.

[8]Inutile de faire remarquer que la colonne de gauche contient les raisons contre et la colonne de droite les raisons pour l’affirmative.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 7)

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CHAPITRE VII.

 

Alexis Clerc, lieutenant à bord du cassini.
de lorient a chang-haï

 

 

Le 6 mars 1851, à sept heures du matin, le Cassini quittait la rade de Lorient, et renouvelant un antique usage tombé en désuétude depuis la grande révolution, il saluait de toute son artillerie le sanctuaire de Notre-Dame de l’Armor. En même temps, les missionnaires qui avaient pris passage à son bord entonnaient l’Ave maris Stella, que l’équipage chanta avec un entrain merveilleux ; prêtres et marins, unis dans une même pensée de foi, suppliaient l’Étoile de la mer d’être propice à leur traversée et de bénir les entreprises si diverses qui les éloignaient de la patrie, ceux-ci pour plusieurs années, ceux-là, ou du moins la plupart d’entre eux, pour le reste de leur vie, qu’ils avaient vouée tout entière au salut des âmes.

C’était un spectacle auguste et touchant. On voyait sur le pont deux évêques : l’un, Mgr Vérolles, illustré par de longs travaux, regagnait son vicariat apostolique de la Mantchourie ; l’autre, Mgr Desprez (actuellement archevêque de Toulouse), allait introniser l’évêché de Saint-Denis (île Bourbon), c’est-à-dire prendre possession de ce siège dont il était le premier évêque. Deux grands-vicaires, trois missionnaires des Missions étrangères, un aumônier attaché au Cassini et enfin trois religieuses de Saint-Joseph, destinées elles aussi à porter au loin le nom et la bonne odeur de Jésus-Christ, attestaient hautement par leur présence le caractère tout catholique de l’expédition. L’état-major, d’une composition parfaite, dépassait quelque peu le chiffre strictement réglementaire et comprenait cinq lieutenants de vaisseau, un officier d’administration, deux médecins et six aspirants de marine, dont quatre avaient été choisis parmi les meilleurs sujets du vaisseau-école.

Le Cassini, corvette à roues de 200 chevaux, était armé de six canons et comptait 120 hommes d’équipage, état-major compris, ce qui lui permettait de déployer au besoin une force militaire assez respectable. Il était destiné pour Bourbon et la Chine.

Les fonctions d’aumônier y étaient exercées, sans titre officiel, par M. l’abbé Cambier, du clergé de Paris, qui avait quitté, pour s’attacher en volontaire à l’expédition, la paroisse de Saint-Pierre du Gros-Caillou, dont il était alors vicaire. Devenu depuis quelques années curé de Saint-Jacques et Saint-Christophe de la Villette, c’est de la meilleure grâce du monde qu’il nous a confié son journal de voyage écrit pendant la traversée uniquement pour épancher son cœur dans le sein de l’amitié.

Muni des pouvoirs que Mgr l’évêque de Vannes lui avait conférés pour toute la traversée et installé du mieux qu’on avait pu dans sa paroisse flottante, M. Cambier, après avoir fait connaissance avec ses nouvelles ouailles, recueillait ses premières impressions et les consignait ainsi dans son journal : « Les marins qui composent l’équipage paraissent, il est vrai, jeunes et inexpérimentés en marine, mais ils seront vite formés et les choses en iront mieux pour peu que la divine Providence daigne nous favoriser. Du reste, tous ces marins ont bon visage. Bretons pour la plupart, le prêtre ne les effraie pas ; ils sont habitués à le voir de près, à l’entendre et à suivre ses conseils. Je puis donc attendre de la sympathie de leur part. Les mousses ne sont qu’au nombre de six, ce sera mon petit troupeau. Ces pauvres enfants ne sont-ils pas trop laissés à eux-mêmes et trop mêlés aux hommes de l’équipage ? A cet âge, les conversations libres qu’ils entendent peuvent leur être funeste. Isoler les mousses le plus possible, les surveiller avec une scrupuleuse attention, les instruire, me semblerait chose nécessaire ; il est à croire qu’on ne les néglige pas, l’expérience sans doute me l’apprendra. Les hommes sont au nombre de cent vingt ; ce sera là ma moisson ; puisse-t-elle être bonne ! A n’en pas douter, je puis dire qu’elle le sera, n’en aurais-je comme gage et garantie que l’exemple du commandant et des officiers. N’eussé-je pas été jusqu’à présent convaincu de la puissance du bon exemple, je n’aurais pas tardé à l’être sur le Cassini. J’ai dit que M. de Plas était un bon chrétien ; il sait qu’il a sous ses ordres non pas seulement des corps, mais des âmes, et il fait de la marine beaucoup moins un moyen d’avancement pour lui-même qu’un moyen d’exercer son zèle éclairé en faveur de ceux qu’il est appelé à commander. »

Puis M. Cambier dit un mot de chacun des officiers. « Son second, c’est-à-dire celui que l’on nomme le lieutenant chargé, parce qu’il a la haute main sur tout le détail du bâtiment, son second, dis-je (on sait que c’était le lieutenant Bernaert), est également un fidèle de bonne et vieille roche.

Son corps est brisé par de longs et pénibles services, mais son cœur est jeune et vigoureux. Il n’a entrepris la campagne de Chine que pour offrir ses services aux missionnaires ; ses caisses sont pleines d’objets religieux qu’il leur destine ; une de ses intentions est aussi de propager la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, d’en former une à bord, si cela est possible. Quand on va à six mille lieues de son pays avec de pareilles pensées, et qu’on est âgé et infirme, n’est-ce pas aller droit en Paradis ? Que l’on dise que la religion rapetisse les idées et les sentiments ! Comme preuve très-évidente du contraire, je citerai l’exemple de M. Bernaert, lieutenant chargé du Cassini. »

M. Cambier n’a garde d’oublier celui dont nous écrivons l’histoire, et voici en quels termes il s’exprime à son sujet : « Enfin, il me reste à dire quelques mots sur le plus jeune lieutenant, M. Clerc, élève de l’École polytechnique. Officier choisi par le commandant, il justifie ce choix par sa piété et ses talents. S’il reste dans la marine, l’avenir sera, je pense, avantageux pour lui. Il n’a que vingt-six ans [1], et il est déjà lieutenant. La carrière est longue devant lui ; il a pour la bien parcourir la santé, la jeunesse, le mérite. Je ne serais pas surpris s’il venait à laisser le frac pour le froc : sa ferveur est celle d’un religieux. Les épaulettes sans doute sont très-honorables ; l’habit du prêtre l’est beaucoup plus encore ; mais il faut que ce soit Dieu qui le donne avec la vocation… »

Le digne aumônier nous apprend comment il exerçait à bord un ministère tout de paix et de persuasion, qui n’imposait aux hommes de l’équipage aucune gêne, aucune contrainte : « Le matin, après le lever de 6 heures en mer et de 5 heures en rade, je disais la prière : Notre Père, Je vous salue, Marie, et une oraison que j’avais composée pour les matelots. Quand les fourneaux étaient allumés, je descendais dans la machine et j’y faisais aussi les mêmes prières. Le soir, après la lecture des punitions du jour et la prise des hamacs, je disais la prière du soir au milieu des hommes tous debout et la tête découverte. Le mardi à i heure 1/4, il y avait catéchisme pour les mousses ; le dimanche, la messe était célébrée à 10 heures 1/4 ; elle commençait par l’aspersion de l’eau bénite et, en rade, il y avait instruction à l’Évangile. La dimanche soir, en mer, à 2 heures, je faisais une instruction aux hommes de l’équipage. Pour tous ces exercices, on tintait quelques coups de cloche, et venait qui voulait, même pour la prière du matin et du soir. » Non-seulement la vie chrétienne était ainsi librement pratiquée à bord du Cassini, mais Jésus-Christ lui-même y avait son trône dressé, comme il convient, à la place d’honneur. « Oui, dit M. l’abbé Cambier, nous avions une chapelle véritable sur notre bâtiment ; une chapelle parfaitement installée avec autel, tabernacle, crucifix, armoires pour les ornements ; une chapelle où nous avions le bonheur de posséder le Saint-Sacrement. Si vous avez parfois visité quelque bâtiment dans un de nos ports, vous devez en connaître la partie qu’on appelle dunette. C’est une ou plusieurs chambres placées sur le pont, soit à l’avant, soit, et plus souvent, à l’arrière. Cette dunette, sur les vaisseaux et sur les frégates, sert de salon et de cabinet de travail au commandant ; sur le Cassini elle était divisée en trois parties : à droite et à gauche étaient les deux évêques ; au milieu se trouvait la chapelle, fermée par une porte à deux battants que l’on ouvrait pour la célébration des offices. L’intérieur était en sapin plaqué de citronnier verni. On avait appliqué sur le devant de l’autel quelques ornements symboliques en palissandre. Le crucifix qui surmontait le tabernacle était en bois de noyer ; ce n’était pas un sculpteur qui l’avait taillé, mais un simple ouvrier menuisier du port. Ce n’en était pas moins un petit chef-d’œuvre, ainsi que la chapelle tout entière. Les ouvriers de Lorient y avaient mis tous leurs soins et la réussite avait couronné leurs efforts.

« Si j’avais affaire, ajoute le bon et digne prêtre, à un chrétien sans foi et sans intelligence des choses de la foi, je n’insisterais pas sur ces détails ; mais je sais que ce sera pour vous un plaisir de les entendre et que mes paroles auront de l’écho dans votre cœur.

N’était-ce pas pour nous tous, sur le Cassini, un bonheur insigne que de posséder le Très-Saint Sacrement ? Autour de nous, la mer, le ciel, nous montraient la puissance de Dieu ; auprès de nous l’Eucharistie nous révélait sa bonté et sa charité. Est-il étonnant que les flots se soient pour ainsi dire abaissés devant notre bâtiment pour lui laisser une marche facile et rapide ? Est-il étonnant que la paix ait constamment régné parmi nous, et que de nombreuses bénédictions nous aient été réservées ? Le Cassini portait en son sein le Dieu de l’univers, Celui qui marcha sur la mer de Galilée et qui par un seul mot apaisa les tempêtes.

Aussi la traversée fut-elle, d’un bout à l’autre, des plus heureuses. Il est vrai, au départ, la mer, qui était assez grosse, éprouva quelques passagers ; mais le temps fut ensuite très-supportable pour la saison, et après six jours de mer, le 12 mars, le bâtiment jetait l’ancre devant Funchal, île Madère. La relâche dura trois jours ; le charbon se fit rapidement, et des provisions fraîches permirent de gagner le Cap de Bonne-Espérance dans les meilleures conditions. « Le jour de Pâques [2] la corvette était assez près du Cap pour autoriser une dépense extraordinaire de charbon. L’ordre fut donc donné de chauffer à toute vapeur, et le Cassini atteignit environ dix milles à l’heure. La mer était unie comme un lac ; rien ne s’opposait donc à ce que le projet d’avoir la grand’messe fût mis à exécution. Mgr Desprez voulut bien officier ; des mousses bien vêtus et intelligents furent désignés comme enfants de chœur, et, grâce aux missionnaires, aux religieuses passagères et à un lieutenant de vaisseau bon musicien, le chant ne laissa rien à désirer. »

Alexis Clerc écrivait de Cap-Town à son père : « Nous sommes arrivés au Cap le 22 avril, à 2 heures de la nuit, après une très-heureuse traversée où nous avons échappé à tous les mauvais temps et à presque toutes les autres misères de la vie maritime. Le jour de Pâques a été pour le bâtiment une fête complète ; le temps et la mer étaient parfaitement beaux. Il n’est pas bien difficile de toucher le cœur simple de ces bons Bretons ; mais il est plus doux de se rappeler ces heureux moments que d’en parler. »

La préparation des marins avait été parfaite et les efforts de leur aumônier couronnés d’un plein succès : « Je leur dis, raconte celui-ci, que la confession était pour eux la planche du salut après le naufrage ; une fois le mot dit, je le répétai ; ils s’habituèrent à l’entendre, il finit par sonner moins dur à leurs oreilles et bientôt après il entra dans leurs cœurs. Quand la pensée de la confession est dans le cœur et qu’elle y est telle qu’elle doit être comprise, on ne tarde pas à venir à la pratique. C’est précisément ce qui arriva sur notre bâtiment. Les marins commencèrent par blaguer, et finirent par se confesser. Notre semaine sainte se passa tout entière dans la piété. »

Au Cap les attendait une autre solennité religieuse. Mgr Griffith allait faire la bénédiction de son église ; il avança de quelques jours la cérémonie, afin que l’éclat en fût rehaussé par la présence des deux évêques et du nombreux clergé du Cassini.

Le commandant et son état-major furent aussi invités et se montrèrent une fois de plus franchement catholiques.

« Avant-hier, lundi, écrit Alexis à son père [3], l’évêque du Cap a fait la bénédiction de son église. Le Cassini a été de la fête ; il y a été représenté par son clergé et par une députation des maîtres et des matelots. Nos deux évêques et nos sept prêtres ont beaucoup contribué à relever la pompe de la cérémonie, et l’on a chanté un Regina cœli et un O Salutaris d’un assez bon effet. La place du consul français, dans cette cérémonie, est la première ; les officiers du Cassini se sont joints à lui. C’est ainsi que partout, excepté chez nous, nous sommes catholiques. Mais qu’il est préférable de ne pas l’être comme par nécessité et par intérêt politique, — comme les Anglais sont protestants, — et d’apporter au véritable sens naturel de notre race cette adhésion du cœur qui nous permet de nous réclamer comme fils de ceux qui ont fondé la puissance et la gloire de la France !

« Les Anglais établissent actuellement un service de communications régulières entre le Cap et l’Angleterre. Elles seront d’une grande célérité : trente-trois ou trente-quatre jours ; déjà quelques paquebots ont exécuté la traversée dans ce temps. Ce sort des bâtiments à hélice qu’on y emploie. Le Cap ne sera par la suite qu’une station et les paquebots poursuivront jusqu’à Maurice, puis Ceylan ; d’autres doivent aller à la Nouvelle-Hollande. On ne saurait se défendre d’envier cette puissance et cette habileté, et si la fin de l’Angleterre n’était pas, au prix de tant d’efforts, de placer du calicot, il faudrait s’incliner devant une supériorité justifiée dans son but comme dans ses moyens. Que le commerce soit, non un moyen de grandeur, mais la grandeur d’un pays, c’est impossible, et ce sera un jour le point de vue auquel on jugera ce peuple qui applique à de si petits intérêts une puissance si considérable. »

Le Cassini quitta le Cap le 3 mai. On était donc au mois de Marie, ce qu’on n’eut garde d’oublier. Chaque soir, quand le soleil avait disparu dans les flots, on se rassemblait en famille devant l’autel de Marie, dressé dans la chapelle de la dunette, et là on priait de tout cœur et l’on chantait à pleine voix des cantiques à la louange de l’auguste Mère. Marins et passagers affectionnaient beaucoup un refrain en harmonie avec leur situation :

Exilés de notre patrie,

Nous voguons au milieu des flots ;

Soyez notre étoile, ô Marie,

Soyez aussi notre repos.

On arriva ainsi à Bourbon le 21 mai. Mgr Desprez débarqua le 22 au matin ; salué par le canon du Cassini, il fut reçu à terre par le commandant des troupes de la garnison, lieutenant-colonel de Cendrecourt ; après quoi on le conduisit processionnellement à sa cathédrale, où il prit possession de son siège dans les formes canoniques. « La cérémonie, écrit Alexis, a été fort belle, tant par la pompe auguste qui est le propre de nos solennités religieuses, que par le concours d’un grand peuple qui accueillait une autorité nouvelle dont il pressentait, sans la comprendre, la tendresse paternelle et la tutélaire sollicitude. Mais l’allocution de Monseigneur, dans laquelle il a tracé son plan de conduite et son but, était le chef-d’œuvre de la fête, parce qu’on y voyait toute sa charité sous une forme simple, et qu’il s’est montré en peu de mots tel que notre commerce continuel du bord nous l’a fait connaître. » Il y avait bien quelque ombre au tableau. A propos d’un article de journal « qui eût été parfaitement à sa place dans le National, » Alexis ajoute : « Quel triste spectacle de voir encore aujourd’hui ce qui est le plus élevé dans la société donner l’exemple non pas seulement de l’indifférence, mais de l’agression contre notre sainte religion ! Un pays où le gouvernement, la justice, l’enseignement sont antichrétiens, n’est-il pas bien près d’être un état païen ? »

Une autre lettre roule sur la mission de Madagascar et sur les espérances de colonisation qu’elle fait concevoir. On sent vibrer très-fort la fibre française dans cette causerie intime et familière.

« Il paraîtrait qu’on y essaie (à Madagascar) un nouveau système de colonisation, ou, pour mieux dire, sans système, on suit une marche que la nature des choses indique, mais qui est nouvelle. Ainsi, il ne s’agit ni de réduire les indigènes en servitude, ni de les détruire par la guerre, parce qu’ils sont belliqueux ; il faut les enseigner et les rendre colons de leur terre. Il y a dans ces différents points des missionnaires jésuites, ouvriers infatigables, qui sont le moyen de cette fondation nouvelle. On n’a pas, je le répète, adopté systématiquement cette méthode ; elle est suivie parce qu’elle est possible. Aujourd’hui le gouverneur de Mayotte, qui a autorité sur les autres possessions, est un homme distingué qui paraît bien comprendre la position. Le climat de Madagascar est meurtrier aux Européens ; les missionnaires ont fait de Bourbon leur hôpital ; ils s’y rallient, fatigués et fiévreux, y réparent leurs forces et leur santé, et retournent au combat jusqu’à la mort. Leur hôpital est en même temps un collège ; ils ont là une quarantaine de jeunes Malgaches, petits nègres qui, malgré leur couleur, ont l’air d’être de bons enfants. On leur apprend à lire, à écrire, la religion et un métier, et puis, une fois hommes, on les établit chez eux. Et si ceux-là n’aiment pas un pays qui leur envoie des maîtres si dévoués, — qui, au prix de leur vie, car on finit toujours par y laisser ses os, leur apprennent à vivre au physique et au moral, — ils seraient bien ingrats. Mais s’ils savaient quels sont les moyens ordinaires de colonisation, que ne diraient-ils pas à notre louange ?

« Cependant, près de ce collège, les sœurs de Saint-Joseph élèvent dans le travail et la vertu une quarantaine de petites filles malgaches, épouses probables de nos gamins. Le coup est bien monté, et ces pauvres Malgaches, qui n’y entendent pas malice, sont capables de se laisser tous prendre comme des enfants, quand ils verront les fruits de la civilisation chrétienne. Pourquoi, hélas ! y a-t-il en France tant de lieux où le spectacle en serait aussi nouveau qu’à Madagascar ?

« Je m’arrête avec douceur sur cette idée. Puisque les enfants sont encore entre les mains de leurs maîtres et maîtresses, je ne parle que de mes désirs, de mes espérances, si l’on veut de mes rêves. Mais quand le succès ne répondrait pas à l’espérance, cela ne diminuerait pas le mérite de l’entreprise. C’est là où j’aime notre généreuse patrie ; elle emploie sa supériorité à protéger, non à asservir. L’échelle est petite ici, il est vrai, mais ce n’en est pas moins un noble usage de sa puissance. Les autres peuples peuvent être et sont la plupart du temps plus habiles colonisateurs ; ils ne sauraient être, comme nous le sommes, de vrais civilisateurs. »

Vers le milieu du mois de juin, le Cassini dut songer à reprendre sa course vers l’Inde et la Chine. M. l’abbé Cambier n’était embarqué que pour Bourbon ; un instant pourtant, il espéra pouvoir retarder une séparation qui lui brisait le cœur. Si la corvette l’Eurydice était arrivée quelques jours plus tard, le digne aumônier suivait le Cassini jusqu’en Chine. Le départ était bien proche, lorsqu’on signala au mât de la direction du port un bâtiment de guerre français ; une heure après un second signal indiqua son numéro : c’était l’Eurydice.

« Je vis de loin s’approcher cette corvette, écrit-il dans son journal, et cette vue me troubla le cœur. Que va-t-il arriver ? Mon Dieu, me disais-je, n’exigerez-vous pas de moi un nouveau sacrifice ? Donnez-moi la force de l’accomplir ! »

« Le 15 juin, poursuit M. l’abbé Cambier, vers les 10 heures, une embarcation vint de l’Eurydice au Cassini. Un élève monta à bord et remit au commandant un pli du commandant de la station. Ce pli n’était rien moins qu’un ordre de débarquement du Cassini pour passer sur l’Eurydice en qualité d’aumônier de la station navale de la Réunion, et cela dans les vingt-quatre heures. Toute réclamation était inutile. Dieu me demandait un sacrifice, je devais lui obéir ; puissé-je l’avoir fait d’une manière méritoire pour le ciel ! Des larmes furent versées de part et d’autre ; pour moi, je pleurai le plus… Et quand vint le moment de la séparation, ce n’étaient plus seulement des pleurs, mais des sanglots que mon cœur déchiré ne put retenir.

« Le surlendemain, le Cassini levait l’ancre et quittait la rade de Saint-Denis. Je n’eus pas assez de courage pour le voir partir. Quand je montai sur le pont de l’Eurydice, on apercevait encore à l’horizon une colonne de fumée qui se perdait dans le lointain. Cette fumée venait de la machine du Cassini, il n’en fallut pas davantage pour faire couler de nouveau mes larmes. Je descendis dans ma chambre, et cette journée tut une des plus tristes que j’aie jamais passées depuis que j’ai pu savoir ce que c’est que la douleur et les peines du cœur. »

Ces lignes, que nous avons tenu à citer, sont le plus bel éloge du Cassini, et on ne les lira pas sans éprouver une respectueuse sympathie pour celui qui les a écrites et qui savait aimer les âmes d’une affection si tendre et si pure dans le Seigneur.

Le 14 juillet, le Cassini mouillait devant Achem (Achin), capitale d’un royaume du même nom situé à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra. Il s’agissait d’obtenir satisfaction pour l’accueil peu hospitalier fait à un navire napolitain, la Clémentine, dont le capitaine, le second et le lieutenant avaient été victimes d’un affreux guet-apens, le tout avec accompagnement de vol et de pillage [4]. Clerc fut envoyé en corvée, à la recherche du sultan et de sa capitale. Les géographes parlent d’une ville de 20,000 âmes, d’une flotte de 5oo voiles, d’une armée de 60,000 hommes qui ont fait, de moitié avec les Hollandais, le siège de Malacca. De tout cela il n’aperçut aucun vestige et se demandait si ce n’étaient pas des contes faits à plaisir. Cependant, rien n’est plus certain, les sultans d’Achem furent assez forts au xvie siècle pour chasser les Portugais de l’île, et ils recevaient à cette époque des ambassades de tous les États de l’Europe. Il y a plus : depuis la visite du Cassini, cette puissance déchue a relevé l’honneur de son drapeau, et, tout récemment, les Hollandais ont dû s’y reprendre à deux fois et renforcer leurs bataillons pour ne pas reculer devant elle. Ce que virent nos compatriotes en 1851, ne faisait nullement pressentir un pareil retour d’énergie et d’humeur guerrière.

Le premier soin de Clerc, arrivé à terre, est de se procurer un interprète ; il en trouve un qui sait quelques mots de français et s’en contente faute de mieux. Ensuite il se met à la recherche du sultan, découvre son palais, non sans peine, et obtient une audience. A peine a-t-il exposé le but de sa mission que le monarque malais fait tirer d’un coffre un étui, et de cet étui un papier attestant la bonne amitié qui règne entre le sublime sultan et l’empereur de France, Louis-Philippe. « Ne sachant pas trop, dit Clerc, comment témoigner du respect pour cette pièce souveraine, j’ai baisé le papier solennel. Et aux demandes qu’on me fit au sujet du roi, j’ai été très-heureux de pouvoir répondre qu’il était mort ; car, de faire comprendre à ce digne sultan que nous congédions nos rois, comme on ne fait pas un domestique, cela m’a paru trop difficile ; il eût cru avoir été mystifié et que son papier n’avait aucune valeur. »

Le lendemain, audience solennelle donnée au commandant du Cassini, qui vient accompagné d’un nombreux état-major. Quand on demande au sultan ce qu’il fera pour punir les coupables, qui sont des hommes de Dahia, après avoir décliné toute participation aux faits qui leur sont reprochés, il répond qu’il n’y peut absolument rien. L’interprète étant incapable et le sultan mal disposé, on se sépare peu satisfait. Le jour suivant, après échange de cadeaux, le Cassini part pour Poulo-Pinang ; là il se procure un interprète plus habile et complète sa provision de charbon ; puis, retournant à Sumatra, il passe devant Achem sans s’arrêter et s’en va mouiller en vue de Clouang.

« Il n’est pas, dit Clerc, de pays plus beau que celui-ci ; il est très-fortement accidenté et la végétation la plus riche couvre toutes les montagnes jusqu’à leur cime ; les arbres y poussent pour ainsi dire jusqu’à la mer. Nous avons défilé tout cela à très-petite distance. Clouang en particulier est remarquable pour sa beauté. Le mouillage est entre une île escarpée et un gros morne couvert d’arbres ; en face est une plage basse et fertile, où se trouve une rivière qui, ainsi que l’île et le pays, porte le nom de Clouang. D’autres mornes, sur un p !an peu reculé, ressortent sur cette plaine et font concevoir les avantages d’un pays fertile et bien arrosé.

De Clouang, on se rend à Dahia ; et là l’interprète est envoyé à terre, avec sept hommes de l’équipage, pour présenter au rajah une lettre par laquelle le commandant déclare qu’il veut atteindre les coupables sans frapper les innocents. Les deux coupables se trouvant effectivement à Dahia, une fois l’interprète revenu à bord, on arme deux canots en guerre et Clerc, à la tête de la compagnie de débarquement forte de cinquante hommes, est chargé de s’emparer du chef malais qui a commis le meurtre. Laissons-le nous raconter lui-même cette petite expédition :

« Nous trouvons à la barre de la rivière un courant d’une extrême rapidité ; les eaux étaient grossies par les pluies (occasionnées par la mousson sud - ouest). Pendant deux heures entières nous avons lutté sans succès contre cet obstacle inattendu, à portée de pistolet de terre ; mais j’avais déjà vu assez les Malais à Achem pour n’être pas effrayé de cela, d’autant plus que ce courant nous eût bientôt dérobés à leurs coups, si nous eussions voulu les éviter. Dans cette longue lutte, j’ai une fois échoué mon canot sur un banc de corail qui forme la barre et qui rend le courant si rapide : j’étais déjà au-dessus ; nous avons couru le plus grand danger de nous remplir et de nous briser : le canot était jeté d’un bord sur l’autre. Mais les matelots sont restés calmes à leur place, et la main qui protège le Cassini, a, par une petite lame, soulevé le canot qui, poussé par le courant, a franchi cette digue et est revenu à l’assaut de la rivière. Enfin nous mettons pied à terre. J’envoie six hommes avec un élève en embuscade, et ayant pourvu à la garde des canots, je me dirige avec le reste sur le fort de Kerjéroun-Siadom. Il ne nous en coûte que d’ouvrir ou d’enfoncer les portes : personne. Nous allons à son habitation : personne. Mais alors j’entends des coups de fusil ; ma recherche est finie, je reviens inquiet au rivage et je rencontre mon embuscade qui, malgré des ordres formels de ne faire feu qu’en cas d’attaque, avait tiré sur des fuyards. Heureusement personne n’a été atteint. Nous avons passé la rivière et fait une visite aussi infructueuse chez l’autre coupable, Etadji-Malot. Puis nous sommes revenus à bord. Le lendemain, avant de partir, nous avons brûlé les maisons de ces deux hommes. » Pour le faire court, dès qu’il sut ce qui se passait à Dahia, le sultan se montra plus traitable, et peu de temps après il s’engageait, dans une convention par écrit avec le commandant du Cassini, à poursuivre, par les moyens en son pouvoir, les lâches agresseurs de la Clémentine.

Le gouvernement napolitain, informé de ce qu’on avait fait pour infliger aux coupables un châtiment exemplaire, envoya la décoration de Saint-Georges de la Réunion à M. de Plas et la croix du Mérite de Naples à son lieutenant. Alexis ne porta jamais cet insigne d’honneur, qui lui arriva en France au moment où il quittait l’uniforme pour se revêtir des livrées de Jésus-Christ.

Après avoir touché de nouveau à Poulo-Pinang et fait relâche à Singapour, le Cassini entrait enfin dans la mer de Chine et, vers la fin du mois d’août, il venait mouiller devant Macao, ville déjà presque toute chinoise et porte du Céleste Empire. Jusque-là Clerc avait bien rencontré sur sa route un assez grand nombre de Chinois ; il en avait vu à Bourbon et à Sumatra comme à Poulo-Pinang et à Singapour, et il avait admiré leur aptitude remarquable à s’établir selon leurs convenances et à porter partout la Chine avec eux. Mais à Macao il les voyait en masse et chez eux, et son esprit observateur promenant sur eux un regard curieux, il était frappé de leur physionomie originale et tant soit peu grotesque. Il faut pardonner cette faiblesse à un franc Parisien comme lui, mais il eut tout d’abord une véritable explosion d’hilarité et son rire alla retentir jusqu’à Paris.

« Je veux te dire quelques mots du Céleste Empire, à la porte duquel nous sommes. Je n’en ai pas vu grand’chose, mais j’ai vu des gens qui connaissent mieux la Chine que les Chinois eux-mêmes, le P. Hue, dont tu as lu l’ouvrage, et d’autres missionnaires qui ont eu des aventures analogues.

« D’abord, le plus exact modèle du Chinois, c’est le Chinois connu sous le nom de Chinois de paravent. C’est à en pouffer de rire quand on rencontre les originaux de ces portraits si cocasses. Les voyageurs ne sont pas tous véridiques, on s’en aperçoit de reste quand on visite les pays lointains leurs descriptions à la main ; mais heureusement ils n’ont pas inventé la queue des Chinois. Il est très vrai, pour désopiler la rate des étrangers, qu’ils portent tous ce meuble singulier. Notez bien que ce n’est pas une de ces petites queues de rat comme on en portait avec les ailes de pigeons ; celles-ci sont des queues d’un magnifique développement et pendent jusqu’à la cheville. Les Chinois sont très-capables de frauder ; aussi je crois qu’il y a bien des queues qui ornent un autre chef que celui qui les a nourries ; mais ils ont en général de beaux cheveux. Enfin, à eux ou non, ils en tirent le parti de s’en faire une cravate quand ils en sont embarrassés.

« Mais tout grotesque qu’il est, c’est un marchand fin, actif et économe que le Chinois, et aussi un ouvrier que l’on ne peut surpasser. Ce caractère est très-remarquable. Le Chinois vit avec un peu de riz, il porte des vêtements de très-peu de valeur et l’on peut dire qu’il réunit les contrastes : il est paresseux et aussi très-actif, très-sobre et très-gourmand, très-ingénieux et très-borné, mais il est surtout fin et insinuant. On fait grand bruit de l’établissement que les Anglais ont fondé à Hong-Kong ; je crains que le bénéfice n’en soit pas pour eux. A coup sûr, les gros mandarins qui, après s’être enrichis, courent la chance presque certaine d’être au moins exilés et dépouillés, sinon pis, feraient que sage de sauter à Hong-Kong, qui est si près, et d’y acheter quelque palais.

« Les Anglais entendent, il est vrai, parfaitement la colonisation, et ils ont découvert que la première condition était que les colons pussent vivre de la recherche de ce qu’ils appellent le confort ; tandis que nous sommes campés dans nos colonies, eux son établis, et ils ont grandement raison : ces climats n’arrivent que trop vite à nous énerver. Mais à Hong-Kong ils ont dépassé, je crois, ce qui est bien, et bâti une ville de palais. Telle maison de commerce a, par exemple, dépensé pour la construction de ses bureaux 150,000 piastres (la piastre vaut ici 6 fr. 25). Il faut faire beaucoup de marchés pour couvrir de telles avances et des frais généraux à l’avenant. Aussi les étrangers anglais et américains — ce sont à peu près les seuls — font-ils seulement le grand négoce, et tout le reste est fait par les Chinois. Mais je crois que ce sont les fourmis blanches de la ville, et qu’elles la mineront. »

Ce qui le frappe par-dessus tout, c’est la supériorité des Chinois dans le commerce de détail et la petite industrie : « Les épiciers de Paris, à qui de mauvais plaisants ont fait une réputation drolatique, ne sont que des écoliers au prix. L’habileté des Chinois aux ouvrages des artisans est très-remarquable ; il est étonnant de voir le bon marché de certains travaux en bambous »

Mais le jugement d’ensemble est moins favorable : « Toutes ces petites qualités ne font pas une petite vertu et, en somme, c’est un misérable peuple qui, d’artisan, n’a jamais pu et ne pourra jamais devenir artiste ; qui n’a et n’aura jamais la vertu, le courage militaire ou civil, et qui, de la mesquine érudition où il s’élève, n’atteindra jamais à la science ; qui vit dans l’abaissement du paganisme le plus matériel, le plus étroit, le plus sot, pendant que, depuis plus de deux cents ans, il n’a pas cessé d’être évangélisé par des prêtres catholiques. »

A ce portrait peu flatté, Clerc ajoute certains traits moins déplaisants dans la lettre suivante, également datée de Macao (29 novembre 1851) : « S’il est un spectacle extraordinaire pour nous, qui poussons l’ardeur de l’aventure, la soif de la nouveauté jusqu’à l’horreur de la tradition, c’est, à coup sûr, ce peuple immobile qui en est à la stupide adoration de l’usage quand même il le sent et le reconnaît mauvais. Politiquement et philosophiquement, c’est le trait caractéristique de ce peuple. C’est aussi le secret de sa vie, et, sans contredit, la Chine est une éclatante démonstration de la grande importance de la fixité dans les institutions. Telle a été la cause de la conquête que la Chine a faite de tous ses conquérants. Pour certaines personnes, — pour qui le mot de patrie ne signifie guère que le sol que nous foulons, et qui conçoivent la patrie indépendante des gloires et des institutions du passé, — cet exemple remarquable serait la meilleure preuve que c’est précisément là qu’est la source de la longévité des nations. »

La vie que menait Clerc à Macao n’était pas tout à fait oisive ; il savait trouver de l’occupation partout, et il avait avec lui ses livres, ses chers livres, sa Somme de saint Thomas, les œuvres de saint Bernard en latin, que sais-je enfin ? certainement une partie des œuvres de Bossuet ; témoin un cahier couvert de son écriture, portant cette indication : à bord du Cassini, et contenant une analyse très-détaillée de la Connaissance de Dieu et de soi-même.

« Le Cassini, écrivait-il, est depuis ma dernière lettre en mouillage à Macao. Les événements que tu désires que je te marque sont donc très-peu importants. C’est la vie ordinaire d’un bâtiment : des exercices de toutes sortes. Cependant je dois dire, car j’en ai une grande joie, que tu partageras, j’espère, que tous ces travaux ne sont pas stériles, et que le bâtiment commence, à bon droit, à être fier de lui. Il peut se flatter que tout autre ennemi de même force n’aurait pas beau jeu à s’y attaquer. Je le dis d’autant plus volontiers que tout (ce mot est souligné par lui) l’honneur en revient au commandant, qui est le plus accompli des chefs. »

En bon chrétien, le commandant de Plas renvoyait à son lieutenant Clerc une grande partie de l’honneur. Nous n’avons pas compétence pour décider cette question entre eux, et nous constatons seulement qu’ils vivaient en parfaite harmonie de vues et d’action, ce qui, sans doute, était pour beaucoup dans le résultat si satisfaisant dont chacun d’eux attribuait généreusement le mérite à l’autre.

Le zèle religieux de Clerc trouvait amplement à s’exercer sur un bâtiment dont le personnel était parfaitement choisi, mais où plusieurs, particulièrement parmi les jeunes officiers et les élèves de marine, avaient besoin d’être raffermis dans la foi et doucement attirés à la pratique. Avant tout, notre lieutenant prêchait d’exemple, et la grande charité dont il usait envers ses camarades leur inspirait une sympathie qui devait ajouter beaucoup d’efficace aux insinuations de son zèle. « Dès que nous avions jeté l’ancre dans un port, racontent des officiers de marine, qui ont navigué avec lui, et quand la permission d’aller à terre était donnée, M. Clerc avait l’habitude de s’offrir pour remplacer l’officier de quart, afin de lui laisser la liberté de profiter immédiatement d’une permission si agréable à tous les marins. Et lorsque M. Clerc descendait lui-même à terre, si nous le suivions à quelques pas de distance, nous étions assurés de le voir bientôt entrer dans une église, car sa première visite était toujours pour le bon Dieu [5]. »

Sa piété fut servie à souhait pendant son séjour à Macao, car MM. les Lazaristes y avaient leur procure et les Sœurs de Charité y étaient établies depuis quelque temps. Il y avait aussi dans cette ville deux Pères Dominicains, faisant les fonctions de procureurs pour les missions de leur ordre en Cochinchine. Alexis ne tarda pas à se lier avec les missionnaires espagnols et français. Pendant un second séjour qu’il fit à Macao, les Lazaristes étant partis pour Ning-po (juin 1852), il entra dans une plus grande intimité avec les Pères espagnols Ferrando et Fuixa, et il eut la satisfaction de trouver en eux des hommes qui joignaient une rare instruction à une solide piété.

L’un de ces religieux, le P. Ferrando, voulait bien se rendre à bord du Cassini pour y célébrer le saint sacrifice de la messe. Il y venait par tous les temps, bons et mauvais, et même lorsque la mer était fort grosse. Le lieutenant Clerc servait la messe en uniforme, après avoir fait défiler la compagnie de débarquement qu’il commandait. Il garda cette habitude pendant toute la campagne, alors même qu’il y avait parmi les passagers des Frères des écoles chrétiennes tout disposés à le remplacer dans cet emploi pour lequel leur habit semblait mieux fait que le sien. Sur quoi le commandant du Cassini ajoute avec beaucoup d’à-propos : a L’esprit fin et la charité sans mesure d’Alexis Clerc, toujours prêt à obliger ses camarades, rendaient possible chez lui ce qui, chez d’autres, aurait été peut-être l’occasion de taquineries, sinon de querelles de la part des officiers. Mais il n’en fut jamais ainsi. »

On soupçonnera, et à bon droit, le commandant de Plas d’être tant soit peu partial pour son cher lieutenant. C’est pourquoi nous invoquerons le témoignage d’un marin beaucoup plus jeune, alors simple élève de marine. A cet âge, on est très-observateur et l’on ne pêche guère par excès d’indulgence.

« Dès que je fus à même de connaître M. Clerc, nous dit ce dernier témoin, je le vis ce qu’il a été toute la campagne : actif et vigilant au service, simple et aimable dans ses relations, maître de lui-même, fidèle à la pratique de ses devoirs religieux sans ostentation comme sans respect humain. Sa démarche avait dès lors contracté quelque chose de ses dispositions intérieures. Il avait le pas ferme de l’homme qui a un grand but à atteindre et un long chemin à parcourir. Ses yeux étaient le plus souvent modestement baissés. »

Ce qui suit anticipe sur le séjour en Chine, mais il importe assez peu ; ce que nous cherchons ici, c’est l’homme, son caractère, l’unité de ses sentiments et de sa vie.

« Durant nos tournées, quand, à notre arrivée, il y avait quelque dîner ou quelque soirée, M. Clerc les évitait en tant que faire se pouvait. Toutefois, s’il y avait là un devoir à remplir, un service à rendre, il le faisait de bonne grâce, avec cette gaîté et cette amabilité qui ne l’ont même pas abandonné dans le triste séjour de Mazas. Il ne descendait que rarement à terre par distraction ; il était le plus souvent dans sa cabine, travaillant et lisant. C’est ainsi qu’il s’essayait à la vie nouvelle de renoncement qu’il voulait embrasser. »

Ces lignes nous viennent de la chartreuse de Reposoir, en Savoie, où M. S. de G***, qui nous les adresse, achève sa carrière parmi les enfants de saint Bruno, après avoir atteint lui-même le grade de lieutenant de vaisseau. Rare et singulière rencontre ! Ces trois marins, d’âge et de grade différents, M. de Plas, commandant du Cassini, Alexis Clerc, son lieutenant, et M. de G***, l’élève de marine, tous les trois, un peu plus tôt, un peu plus tard, devaient dépouiller les livrées du siècle et se consacrer à Dieu dans l’état religieux. Deux Jésuites et un Chartreux, ce n’est pas mal pour un seul état-major ! Clerc était alors le seul des trois à peu près fixé sur sa vocation. Il se trouvait là, comme on voit, en bonne et digne compagnie, et ne s’était pas trompé en disant à qui voulait l’entendre, avant de s’embarquer sur le Cassini, qu’il allait y faire un premier noviciat.

Pendant plus d’une année, le Cassini ne put s’éloigner de Macao, où il avait son mouillage, que pour y revenir stationner longuement, sans utilité pour la mission qu’il avait reçue au départ. Cette inaction si contraire à tout ce qu’on s’était promis, à tout ce qu’on était encore résolu à faire, fut pour le commandant de Plas et ses généreux compagnons la plus rude de toutes les épreuves. Les nouvelles qui leur arrivaient de l’intérieur n’étaient pas faites pour calmer leur impatience. La Chine, ils ne pouvaient en douter, était en pleine révolution, en proie à tous les maux de la guerre civile. Les insurgés, favorisés par un certain réveil d’esprit national, non-seulement tenaient en échec les troupes impériales, mais gagnaient tous les jours du terrain et menaçaient d’une ruine complète la dynastie tartare. De leur côté, les impériaux ne respectaient nullement les garanties tant de fois stipulées en faveur des chrétiens, et nous avions tout sujet de leur demander compte de graves et récentes infractions aux derniers traités. Quelle que fût l’issue de la lutte, la France, qui protégeait surtout des intérêts moraux, pouvait être l’arbitre de la situation. Ce que l’Angleterre avait fait, peu d’années auparavant, dans l’intérêt de son commerce, — le commerce immoral de l’opium, — une grande nation catholique ne pouvait-elle pas le faire avec cent fois plus d’honneur pour ses missionnaires et leurs néophytes ? Si nous évitions d’intervenir dans la politique intérieure du Céleste Empire, il nous restait à remplir un devoir d’humanité compatible avec la plus stricte neutralité, et personne au monde ne pouvait nous empêcher de faire la police du littoral où refluait toute l’écume des provinces voisines et où, dans le piteux désarroi des autorités locales, régnait un brigandage effréné qui pouvait se promettre toute espèce d’impunité.

Monter un navire de guerre armé de bons canons, être en mesure de débarquer d’excellentes troupes, dont la seule vue suffirait pour mettre en fuite les malfaiteurs, et avec cela être réduit, par ordre, à l’immobilité, avouez que pour des marins français qui avaient le cœur bien placé c’était un cruel contre-temps.

Le commandant du Cassini n’y pouvait rien, car, depuis qu’il était dans les eaux de Macao, tous ses mouvements dépendaient du commandant de la station, son supérieur hiérarchique. Celui-ci avait-il lui-même toute liberté d’action et ses instructions lui laissaient-elles les coudées franches ? Nous n’en savons rien. Notons seulement ceci en passant. Trop souvent nos braves marins, après avoir pris d’urgence un parti énergique dicté par l’honneur et le devoir, ont été mal récompensés de leur zèle et le gouvernement ne leur a pas toujours épargné les plus pénibles désaveux. Quoi d’étonnant qu’ils déclinent, dans l’occasion, une responsabilité toujours onéreuse et qui n’est pas sans danger ? Et puis, — autre cause de faiblesse, — nos révolutions perpétuelles, nos changements à vue de gouvernements et de ministères sont la chose du monde la plus propre à déconcerter ceux qui ont l’honneur de représenter la France et de gérer ses intérêts à quelque mille lieues de Paris. Tout à l’heure, on l’a vu, le lieutenant Clerc était dans un grand embarras en présence du sultan d’Achem qui mettait sous ses yeux un traité d’alliance portant la signature du roi Louis-Philippe, et il n’avait garde de lui apprendre que Louis-Philippe, renvoyé comme on renvoie un domestique, était mort en exil, laissant derrière lui la république. Eh bien ! du petit au grand, c’est toujours la même chose chaque fois que nous nous passons l’envie de faire une révolution, et le Cassini l’éprouvait une fois de plus pendant ce long mouillage de Macao ; car la république de 1848, vaincue à son tour, cédait déjà la place à l’empire, préparé par le coup d’état du 2 décembre. Pour des gens qui avaient reçu leur mission d’un ministère sérieux et honnête après tout, celui dont faisait partie le noble amiral Romain Desfossés, la nouvelle de ce qui se passait à Paris n’avait rien d’encourageant et la première impression dut être des plus pénibles. Un exemple entre beaucoup d’autres. On fondait de grandes espérances, à Canton et à Chang-haï, sur l’action d’un diplomate expérimenté, M. de Bourboulon, qui devait, d’après ses instructions, réclamer l’exécution des traités passés entre la France et la Chine et très-probablement obtenir quelque chose de plus. Mais, à l’annonce du coup d’état, ce haut personnage s’exprima en des termes tels que tout le monde regarda sa démission comme certaine. Heureusement, quand la situation fut éclaircie, tout s’arrangea pour le mieux ; M. de Bourboulon resta à son poste et reçut, avec le titre de ministre plénipotentiaire, de nouveaux pouvoirs dont il sut faire un usage excellent. Mais la diplomatie française n’en avait pas moins été, pour un temps, complètement paralysée.

La première lettre d’Alexis après la nouvelle du coup d’état porte la date du 2 février 1852. Voici comment il s’exprime à ce sujet.

« Nous avons appris la nouvelle du coup d’état du président de la République par les journaux étrangers, qui nous paraissent fort mal informés, probablement à cause de la suppression des journaux de Paris. Aucune lettre ni journal ne nous est arrivée. Tous nos paquets nous attendent à notre centre de station, Macao, et nous irons incessamment les recevoir.

« Je ne voudrais pas avoir fait partie de l’armée de Paris pendant cette audacieuse usurpation. Quant au suffrage universel, qui vient absoudre de telles prétentions, je n’ai pas attendu jusqu’ici pour le juger un déplorable critérium du droit ; cependant il faudra bien s’en rapporter à lui, si la grande majorité se prononce. Dans le chaos et l’anarchie où nous nous débattons, ce suffrage me paraît, tant qu’il n’attentera pas à la loi divine, le seul point, non pas de droit, mais de fait, qui puisse indiquer où réside le gouvernement de la France. Mais tout cela, comme le gouvernement de février, ou la république qui en est sortie, c’est, à mon avis, des gouvernements de fait, à qui l’on doit obéissance sous bénéfice d’inventaire, je veux dire tant qu’il n’y aura rien de mieux, sans cependant me reconnaître, si leurs actes n’y forcent pas, le droit de désobéissance et le devoir de quitter le service. Je resterais donc au service, même en supposant que je fusse en France, où ma démission serait possible, au lieu d’être ici. Mais je ne prêterai aucun serment de fidélité à ce nouveau personnage.

« L’habitude où Jules se trouve d’être en Allemagne au mois de décembre me laisse espérer, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, que vous êtes l’un et l’autre sains et saufs.

« Je n’accorde pas beaucoup de crédit aux récits que nous connaissons, et ils sont trop écourtés pour que l’on puisse en juger ; mais, d’après eux, je suis assez en peine de savoir avec quels hommes le président va gouverner.

« A mon sentiment, ce prince sera bien l’héritier de la politique de son oncle et leurs destinées auront quelque chose de très-comparable ; le premier a été la réaction contre les jacobins, celui-ci est pris pour combattre les socialistes. Il y a encore pour lui un beau rôle à jouer. Je n’ai pas la confiance qu’il ait ni la volonté ni la force de le remplir. » C’était voir de loin et juste. Malheureusement cette clairvoyance était peu commune. La France, affamée d’autorité, ne mesura pas sa confiance à un prince dont le passé n’avait rien de rassurant ; théoricien hardi autant que creux, toujours prêt à recommencer sa vie d’aventure en risquant non plus seulement sa liberté, ou sa tête, mais la fortune, mais l’existence même du pays qui l’avait pris pour chef et acclamé comme un homme providentiel !

Une lettre du 27 mars contient les lignes suivantes : « Mon cher père, nous allons arriver à Macao pour profiter du départ du courrier. Ma dernière lettre est de Batavia. Nous y avons reçu des nouvelles d’Europe jusqu’au 26 décembre, et l’espèce de consentement que le suffrage universel est venu donner comme sanction au coup d’état du président. Les étrangers que nous avons vus depuis ont tous l’air de croire que c’est là un mieux dans notre état. Pour nous il y aura, quand même nous en tirerions profit, une sorte de honte d’être tombés si bas qu’il ne faille pas un César d’un plus noble aloi pour nous dominer. »

Et une lettre du 13 avril : « Tu me parles avec douleur des proscriptions présidentielles. Sans plaindre beaucoup les soi-disant victimes : je déplore cette sévérité dictée par les sept millions cinq cent mille suffrages. Mais je suis dégoûté de l’espèce de curée que lui donnent certains journaux. Il n’est plus besoin d’exciter le pouvoir à la rigueur ; il est assez armé pour n’avoir pas besoin de ce faible appui de la voix d’un journaliste. »

Une réflexion glissée dans la lettre suivante n’est pas sans valeur, au moins comme argument ad hominem. « Je vois, par tes lettres, que tu regrettes beaucoup le gouvernement républicain. En réservant mon opinion personnelle, qui est de nul poids dans l’affaire, il me semble que sa base est le suffrage universel, et que les plus républicains sont ceux qui, après ces votes répétés de décembre et des élections à l’assemblée législative, doivent le plus regarder le nouveau gouvernement comme légitime. »

Au moment où il écrivait ces lignes, Clerc revenait d’un voyage à Manille, enchanté de tout ce qu’il avait vu et en particulier d’un régime colonial qui, pour n’avoir rien de républicain, n’en était pas moins civilisateur.

« C’est ici, je crois, le type de toutes les colonies faites ou à faire. Les Espagnols ont infusé aux Tagals leurs qualités dominantes, l’attachement à la foi et l’esprit militaire. Si on ne voyait la couleur un peu foncée de la peau, à la manœuvre des troupes, à leur démarche assurée, on croirait voir des soldats européens. Leur bravoure a été souvent éprouvée et n’a jamais fait défaut lorsqu’ils ont été conduits par des officiers espagnols. Par une coïncidence qui peut paraître singulière, les Espagnols ont retrouvé ici pour ennemis les musulmans et ils se battent contre les Moros comme ils faisaient chez eux du temps de la fameuse Isabelle. » Les Moros en question ne sont autres que les Malais des îles Soloo (ou Solo, comme disent les Espagnols), brigands de mer qui exercent la piraterie sur toutes les côtes et emmènent en captivité des populations entières. Dans la dernière expédition des Philippins contre ces forbans, on avait vu se joindre aux troupes régulières des volontaires levés, instruits, disciplinés, conduits et commandés par leur curé, le P. Hanez, de l’ordre des Augustins. « Ils montaient, raconte Clerc, une flottille qui s’est réunie à San-José, à celle du général Urbiztondo. Je m’imagine facilement l’allégresse qu’a dû causer cette réunion et la confiance que le général devait prendre dans l’exécution d’un projet auquel ce peuple s’associait si chaudement. Cette petite croisade, grâce à la simplicité des croisés, — qui ne se doutaient pas du beau titre que je leur donne et qu’ils méritent, — et à la vigilance du pasteur, donna le modèle d’une armée chrétienne. Ils rem plissaient tous leurs devoirs de religion comme s’ils eussent été dans leur pays. Le jour de l’action venu, le P. Hanez, qui les commandait toujours, les conduisit à l’assaut en même temps que M. Garnier (officier français d’un rare mérite) ; il y reçut un coup mortel et expira peu après. »

Enfin, après une longue attente, Clerc va être soulagé du poids de son inutilité. Le Cassini ira à Chang-haï, de conserve avec la Capricieuse, corvette à voiles à laquelle il servira de remorqueur. A bord de la Capricieuse, commandée par M. de Rocquemaurel, chef de la station, s’installe la légation française, composée du ministre, de sa femme, de son secrétaire et d’un interprète. Quant au Cassini, il porte le procureur des Lazaristes et dix Sœurs de Charité, pieuse colonie que l’on débarquera à Ning-po. L’horizon s’est donc éclairci, et une douce joie brille à bord ; on en retrouve les reflets dans la lettre suivante : « Cette traversée, par le charme des vertus aimables de nos passagères, a été la plus agréable que nous ayons faite. Ce parfum de sainteté que les communautés religieuses conservent précieusement et que le monde ignore, nous était offert, et rien n’est doux et touchant comme ce dévouement si complet et si simple des filles de la Charité. Cette absence de tout petit manège féminin, ce désir de s’employer pour rendre service et non pour paraître utile, cette gaîté si douce et si égale, ce sont là des qualités qui faisaient de leur commerce un plaisir pour chacun de nous. Quant à leur piété profonde, leur dévotion éclairée, il ne m’appartient pas d’en faire l’éloge ; c’est cependant là le secret de toutes leurs autres qualités, la source d’où s’écoulent ces ruisseaux limpides et, plus exactement, la souche qui nourrit ces rameaux féconds. »

Clerc satisfait ici lui-même « ce désir de s’employer pour rendre service, et non pour paraître utile, » qu’il admirait dans les filles de la Charité. Il ne nous dit pas, et pour cause, comment leur débarquement s’est effectué. Mais le commandant du Cassini, qui n’a pas les mêmes raisons de se taire, nous raconte ainsi le fait en détail : « Alexis Clerc rendit d’immenses services au commandant du Cassini durant toute la campagne. Je n’en indiquerai que quelques-uns des plus marquants. En juin 1852 le Cassini dut recevoir à bord le R. P. Guillet, Lazariste, supérieur des Sœurs de la Charité, ainsi que dix Sœurs destinées pour Ning-po. Le bâtiment ne se prêtait guère à cette destination ; mais, grâce à la simplicité des bonnes Sœurs et à la courtoisie pleine de convenance de l’état-major, les choses se passèrent aussi bien que possible, et le Cassini put débarquer son précieux chargement à Ning-po. Ce n’était pas facile de mettre à terre des femmes européennes dans une grande ville très-peuplée [6]. On pouvait même craindre une sorte d’émeute lorsque les autorités et la population sauraient que ces femmes étaient des religieuses. Il fut donc décidé que leur débarquement aurait lieu la nuit dans un lieu peu fréquenté, où des chaises à porteurs pourraient les soustraire tout de suite aux regards des curieux. Alexis Clerc se chargea de l’opération et fut secondé par M. Joyant de Couesnongle, son ami, officier d’administration. Tout réussit à point. Le temps pluvieux fut même regardé comme une circonstance favorable, et vers 10 heures du soir les Sœurs étaient installées dans la maison qui leur avait été destinée. »

 

Après une navigation laborieuse, on arrive à Chang-haï. Alexis annonce à son père cette bonne nouvelle : « Nous sommes arrivés le 28 (juin) à Chang-haï, le port le plus au nord de ceux qui sont ouverts aux Européens, et celui par lequel la Chine sera probablement le plus entamée par l’Europe. D’abord, l’importance commerciale de ce point, déjà très-grande, est dans une voie d’accroissement dont on ne peut apprécier le terme. La ville de Chang-haï est du second ordre ; elle est située sur le Wam-pou, affluent du Yang-tsé-Kiang. C’est un pays parfaitement plat et formé par les alluvions du fleuve. Du haut d’une pagode à neuf étages, à deux lieues de Chang-haï, on voit quelques buttes qui sont un lieu de promenade pour les Anglais. Ces plaines immenses sont sillonnées par un nombre infini de canaux. Les canaux sont les vrais chemins de la Chine ; nous n’avons aucune idée en Europe de la profusion avec laquelle ils sont répandus ; ils servent beaucoup pour l’irrigation. Les champs sont bien cultivés et il n’est aucun terrain perdu que celui des tombeaux. »

 

 

Voilà tout ; de la mission des Jésuites, pas un mot. Alexis a sans doute ses raisons pour ne pas attirer prématurément son père sur ce terrain brûlant ; car déjà il doit pressentir que son séjour dans cette mission, terme heureux et béni d’un si long voyage, ne sera pas sans résultat pour la grande affaire de sa vocation.

 

 



[1] Clerc avait alors trente et un ans passés ; sa petite taille et son enjouement habituel le faisaient probablement paraître plus jeune.

[2] Ici je suis, ou plutôt je transcris fidèlement les notes du commandant de Plas, que j’ai sous les yeux.

[3] Une fois pour toutes, la plupart des lettres d’Alexis pendant ce voyage étant adressées à son père, nous ne le répéterons pas chaque fois ; ayant soin néanmoins d’avertir le lecteur lorsqu’elles seront adressées à quelque autre personne.

[4] Les pillards avaient fait main basse sur une valeur métallique de 22,000 piastres, dont le commandant du Cassini réclamait la restitution.

[5] Témoignage recueilli par le P. Thébault, de la bouche de deux officiers, à bord de l’Erigone, en 1855.

[6] La population de Ning-po, ou mieux Ning-po-fou (car c’est une ville de première classe), s’élève à cinq cent mille âmes.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 6)

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CHAPITRE VI.

 

préludes de vocation. — préparatifs d’un nouvel
embarquement
.

 

Le ier  janvier 1850, Clerc fut promu au grade de lieutenant de vaisseau.

Il venait d’entrer dans sa trente-et-unième année. Désormais, grâce à l’expérience d’homme de mer qu’il avait acquise depuis dix ans, et grâce aussi aux connaissances mathématiques dont il venait de trouver l’emploi dans les usines d’Indret et à bord du Pélican, la carrière qui lui restait à parcourir était belle, facile et assurée, et rien ne lui manquait, humainement parlant, pour être satisfait de son sort.

Mais son cœur avait des aspirations qui réclamaient quelque chose de plus et qu’il croyait devoir écouter. Dieu exigeait-il de lui qu’il quittât la marine pour s’attacher plus étroitement à son service ? Cela ne lui apparaissait pas encore dans une pleine évidence ; mais il était trop franc pour dissimuler les pensées qui l’agitaient, trop fidèle à la grâce pour ne pas être prêt à tout.

Venu à Paris au printemps de 1850, il passa en retraite la semaine du Bon Pasteur, sous la direction du P. de Ravignan. Après un mûr examen, il sollicita dès lors son entrée dans la Compagnie de Jésus, qu’il connaissait depuis longtemps et vers laquelle il se sentait attiré. Mais le P. de Ravignan n’était pas homme à brusquer ces sortes de décisions. Quand il s’était agi de sa propre vocation, qui brisait une brillante carrière à peine commencée, vivement combattu par sa famille, il avait temporisé sans que sa résolution fût un instant ébranlée. Il pensa que Clerc pouvait faire de même ; et, malgré l’ardeur impatiente de ses désirs, Clerc dut attendre [1].

Nous avons sous les yeux quelques notes de sa main, portant la date de cette retraite. D’abord des réflexions sur l’Immaculée Conception, croyance catholique sur laquelle on attendait encore la définition solennelle qui devait, quatre années plus tard, réjouir le cœur de tous les fidèles serviteurs et enfants de Marie. Puis des considérations d’un caractère dogmatique sur le sort éternel des réprouvés, sur l’expiation infinie de Jésus-Christ, patrimoine commun de tous les hommes.

Plus loin, au beau milieu d’une page consacrée à plusieurs sujets , cette invocation qui tranche sur le reste :« Sainte Marguerite de Cortone, priez pour moi ! »

Sans doute Clerc a lu pendant sa retraite la Vie de cette sainte, qui, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, fut une grande pécheresse ; et dans la sincérité de sa pénitence, reconnaissant qu’il a commencé comme elle, il veut aussi finir comme elle et la réclame pour patronne.

Les dernières lignes roulent sur ces mots :amour et souffrance, - il a compris que sans douleur on ne peut vivre dans l’amour de Dieu : sine dolore, non vivitur in amore[a]. Et ce noble amour a, chez lui, tous les effets dont parle en termes si éloquents le pieux auteur de l’Imitation :« Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis [2]. »

De retour à Brest, où le fixe de nouveau son service, il reprend avec plus d’ardeur que jamais sa vie d’austérité et de bonnes œuvres. Il en use avec le monde en homme qui n’attend rien de lui et qui a brûlé ses vaisseaux. Arrive la fête du Saint-Sacrement ; Clerc juge que sa place est à la procession sur les pas de son Dieu, et il escorte le dais en uniforme, un cierge à la main. Cela ne plut pas à tout le monde et le bruit en alla jusqu’à Paris.

Qu’on se figure la stupéfaction de M. Clerc, persuadé que la religion doit se renfermer dans l’enceinte des temples et s’interdire rigoureusement toute manifestation extérieure. D’autres que lui, parmi lesquels de fervents chrétiens, étaient tout à fait de cet avis, et il a fallu de bien dures leçons pour qu’on accordât enfin au culte catholique une petite place au soleil. Ceux qui la voudraient grande sont bien hardis !

Naturellement Alexis est taxé d’exagération. Il en s’en défend que faiblement, pensant qu’il a ses défauts, qu’il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme et qu’il peut gâter, en y mettant du sien, le bien pour lequel il se sent une si vive passion. Mais il ne passera pas condamnation sur des reproches qui atteindraient du même coup les pratiques les plus autorisées de l’Église, ou les exemples des Saints qu’il ne perd jamais de vue. Être un peu fou aux yeux du monde ne lui déplaît pas, car il sait qu’on sauve son âme et qu’on gagne le cœur de Dieu en embrassant généreusement la folie de la croix.

On reconnaîtra ces sentiments dans une lettre adressée de Brest à son père.

« Quant à moi, mon cher père, je ne puis qu’approuver ce que tu dis : J’ai le défaut de vouloir toujours aller plus avant que les autres dans la voie où je m’engage, et je reconnais avec toi qu’il faut tâcher de s’en corriger. Que la voie soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, il est toujours mauvais de vouloir y primer. Mais tu sens bien que mon embarquement ne changera rien à cela ; que je sois à Paris, à Brest ou en Chine, j’y serai toujours avec ce détestable esprit de vanité. Il faut le combattre partout où je serai, à terre ou à bord, et je suis encore mieux pour cela à terre, car j’ai tous les secours spirituels qui me manqueraient au large. Ce n’est malheureusement pas une petite affaire que de se vaincre soi-même, surtout dans ce qui touche à l’orgueil.

« II est bien possible que ce détestable sentiment ait inspiré un grand nombre de mes actions, bonnes par conséquent seulement en apparence ; mais s’il faut purifier l’intention, il faut persévérer dans ce qui sera très-bon quand l’intention sera purifiée.

« Je dois te dire aussi que si je n’ai pas d’occupations serviles et nécessaires, j’en ai cependant passablement et que je ne suis pas oisif. On croit volontiers que les dévots se font une espèce de far niente, de paresseuse oisiveté où, comme le rat, ils se retirent loin des tracas ; et puis, dans cet agréable détachement des choses du monde, les uns, — les moines, qui mangent bien, dorment bien et ne chantent que par l’organe de chantres gagés, — engraissent à vue d’œil ; les autres ont leur pensée toujours fixée sur une même idée, ou mieux à la recherche d’un être qui n’existe pas, ils sont enfoncés comme les faquirs dans les ténèbres d’une abstraction qui détruit toute réalité. On me fait l’honneur de me classer dans la seconde espèce, celle des pauvres fous qui prennent la chose au sérieux. Mais tout cela n’est pas la vérité. Il y a quelques êtres ignobles qui se font litière des choses saintes ; il y a quelques fous de religion ; il y a quelques esprits vagues et obstinés qui se perdent dans les abstractions ; s’ils ont quelque force naturelle et quelque orgueil, c’est la matière dont se font les hérésiarques ; il y a enfin quelques songe-creux qui ne songent à rien et qui croient presque voir la substance de la Trinité. Avec la grâce de Dieu et la soumission à mes guides, j’espère éviter ces dangers à l’avenir comme je crois les avoir évités jusqu’ici.

« Certainement la méditation est recommandée, mais rien n’est moins vague ; il faut toujours en tirer quelque conclusion pratique, et il faut beaucoup plus chercher une affection, un mouvement du cœur vers Dieu, que les conceptions les plus sublimes de l’esprit. Quoi de plus sage, de plus prudent, de plus éloigné de l’état condamnable du songe-creux, de l’hérésiarque, du fou ? Notre religion est positive ; elle n’est pas une abstraction. Notre Dieu n’est pas vague et indéterminé ; il est inaccessible et infini dans son essence ; il n’est pas bon de vouloir scruter le mystère dont il se couvre à nos yeux ; mais, en Jésus-Christ, il est accessible et à notre portée, surtout à celle de nos cœurs ; et toute notre religion, c’est d’imiter Jésus-Christ et de l’aimer.

« Quant à l’ascétisme beaucoup trop exagéré, je cherche ce que j’ai pu faire pour inspirer cette opinion. Ce ne peut être que des conversations ; il ne faut pas trop s’en préoccuper ; comme tu le sais, sans parler absolument sans réflexion, je ne pèse toutefois pas assez mes paroles pour être assuré que je ne les désavouerai pas avec un peu plus de réflexion. Je ne me souviens pas actuellement de ce qui a pu faire porter ce jugement.

 

« Que le monde blâme ma conduite, c’est fort naturel, et je ne lui suis en reste de rien ; car, s’il me blâme de ne rechercher ni mon intérêt ni mon plaisir, je le blâme précisément de chercher l’un et l’autre. Ici, il n’y a pas moyen de s’entendre : l’un dit blanc, l’autre noir ; il n’y a qu’à choisir et mon choix est fait ; mais assurément ce n’est pas là ce que tu blâmes, toi qui es si peu du monde. Reste donc l’exagération ; je ne dis ni oui ni non, car je ne sais ce dont tu veux parler et je voudrais savoir où prendre ce nouvel ennemi. C’est très-vague de dire que l’on est exagéré, mais si tu veux bien préciser ce qui te paraît tel, je te promets d’y faire une sérieuse attention. Je pense que ma conduite pendant mon voyage et mon voyage lui-même témoignent que je suis en défiance contre mes idées propres, quand même elles sont dirigées vers le bien le plus pur. L’excès n’est pas un bien, c’est même un mal ; je veux le fuir comme un autre. L’excès en cette matière vient d’une présomption qui fait embrasser plus que ses prinses[b], comme dit Montaigne ; elle ne peut rien étreindre, et elle jette bientôt dans un dégoût, un découragement qui rend incapable des choses les plus faciles. Mais s’il ne faut pas de présomption, il ne faut pas de lâcheté, et il faut, sous peine des plus grands dangers, entreprendre, avec notre confiance fermement établie en Dieu, tout ce qui nous est possible. L’exagération a quelque chose de personnel, d’humain, qu’il est facile (au moins aux autres) d’apercevoir ; le zèle pur a quelque chose de saint qui révèle sa divine origine. Mais laissons.»

Cependant une nouvelle perspective commence à poindre dans le lointain. Clerc, embarqué sur le Duguesclin qu’on est occupé à désarmer, écrit à son père dans les premiers jours du mois d’août : « Je prévois aussi un autre embarquement plus sérieux et qui me ferait naviguer peut-être beaucoup et longtemps. Mais, comme il n’y a rien d’arrêté, je remettrai à t’en parler plus explicitement, que j’aie quelque chose de précis à t’apprendre. »

Mais en même temps, chose singulière !les idées de vocation vont leur train et prennent de plus en plus consistance. Voilà ce qui désole M. Clerc, qui voit son Alexis repousser d’un côté tout projet d’établissement et de l’autre ne poursuivre sa carrière qu’avec la résolution, déjà peut-être irrévocable, de l’abandonner au moment où elle lui sourit plus que jamais. Cruelle prévision pour un père qui a placé sur la tête d’un fils tendrement aimé ses plus chères espérances et qui voit ainsi s’écrouler l’édifice de son bonheur !

Mais il n’y a encore rien de fait et il espère bien détourner le coup. Il commence donc par attaquer son fils sur ses résolutions présentes et sur cette espèce de mur invisible qu’il a mis entre lui et le monde, évidemment dans l’espoir d’arriver un jour à une séparation définitive.

Alexis, serré de près, se défend vivement, et l’on sent qu’il ne cédera pas un pouce de terrain.

« C’est avec chagrin, écrit-il à son père, que j’ai lu dans ta lettre du 3 que ce qui te paraissait exagération de dévotion me paraissait à moi peut-être de la tiédeur à cause des points de vue différents où nous sommes placés.

« Je ne puis en effet rien changer à ma conduite en ce qu’elle a de conforme à ma foi. J’eusse bien préféré que tu eusses trouvé à reprendre autre part ; je t’eusse prouvé combien j’ai à cœur de te donner satisfaction. C’est peut-être dans la prévision qu’il y avait là pour moi une impossibilité de concession que tu as entrepris de me montrer qu’en te plaçant par supposition dans mon point de vue, tu verrais les choses autrement. Ainsi tu rappelles tes observations au sujet de la recherche que je faisais à Paris pour quitter le monde. Je les ai encore relues avec grande attention ainsi que celles de la présente lettre. Elles se réduisent à deux chefs, le premier que le célibat est un état contre nature, le second que j’ai une carrière faite que j’abandonne. Comme je ne me souviens pas d’y avoir fait réponse, tu me pardonneras celle-ci ; si elle n’a pas le mérite de la persuasion, elle aura peut-être pour toi celui de la nouveauté.

« Le mariage est pour l’espèce ce que la nourriture est pour l’individu ; c’est son moyen de conservation, de sorte qu’il est pour l’espèce une loi naturelle, et c’est, comme le dit ta note, le commandement que Dieu a posé en disant à nos premiers parents : Croissez et multipliez. Ainsi, tu aurais très-fortement établi que le mariage est un devoir naturel pour l’espèce et que, par suite, il est bon. Mais ce qui regarde l’espèce n’impose pas obligation à tous les individus. De même que dans une armée, où il faut des tambours, des porte-drapeaux, il ne faut pas que tous soient tambours ou porte-drapeaux ; de même, dans l’entretien et la conservation de l’espèce, etc. »

Le lecteur voit d’ici la conséquence : il n’est pas nécessaire que tous soient pères de famille. Mais là-dessus qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse.

On sait le commerce assidu qu’Alexis entretenait avec saint Thomas et l’habitude où il était de recourir à lui pour résoudre les objections qui lui arrivaient de tous côtés. Ici nous le prenons sur le fait, et au moment où il écrit ces lignes assez originales et même empreintes d’une certaine gaîté, il a son saint Thomas ouvert devant lui, soit sa Somme théologique (2a 2æ. q. 152. a. 2. ad primum), soit la Somme contre les Gentils (1. iii, c. cxxxvi) ; car c’est là que nous trouvons la distinction des choses nécessaires à la conservation de l’individu et des choses nécessaires à la conservation de l’espèce ; distinction qui donne lieu à un raisonnement identique à celui d’Alexis, en ce qui concerne le mariage, bien que saint Thomas n’ait parlé ni de porte-drapeaux, ni de tambours.

Cette argumentation est, du reste, irréfutable ; et, chose curieuse, quelques années plus tard, M. Jules Simon devait l’employer aussi dans un livre où il se plaçait exclusivement au point de vue de la morale naturelle. Il ne cite pas saint Thomas, mais évidemment il l’a lu et il écrit en propres termes : « Malgré tout ce qu’on peut dire du vœu de la nature, la nature, n’ayant pas besoin que tous les individus se reproduisent, peut permettre que la continence soit non-seulement possible, mais facile. » D’où il conclut qu’il n’est ni juste ni philosophique de condamner l’état de célibat [3].

M. Clerc, qui se disait philosophe, avait donc affaire à forte partie ; on prenait à tâche de le poursuivre sur son terrain et de le battre par ses propres armes.

« Voilà la raison philosophique, ajoute Alexis, mais la pratique et le jugement de l’Église sont bien plus concluants, et tu ne peux douter qu’elle ne fasse du célibat un très-grand cas. Il n’est pas de précepte, il est vrai, car autrement elle défendrait le mariage, et, au contraire, elle déclare que le mariage est un état saint ; mais il est de conseil, et meilleur que le mariage. Assurément tu sais que tel a toujours été et sera le sentiment de l’Église en cette matière. Cependant tu t’y confirmeras encore en lisant dans la première Épître aux Corinthiens le chapitre VII.

« Ce n’est pas pour le plaisir de faire de la controverse que je te dis ces choses, mais je ne voudrais pas que tu te méprisses sur mes sentiments. Nous sommes tombés tous d’accord qu’il me fallait attendre. Cette décision t’a paru sage, et il faut la suivre.

« Combien je voudrais te communiquer les magnifiques espérances qu’elle me laisse entrevoir ! Mais je heurterais ton sentiment, et loin de te remplir le cœur de joie, je n’y causerais que du trouble et de la douleur. Cependant tu dois, d’après la prudence que je me flatte d’avoir montrée, compter que je continuerai à m’en inspirer. Il est probable que je suivrai la marche naturelle des événements, que je laisserai à Dieu de me mettre, pour ainsi dire, de sa propre main où il me veut, si je ne dois pas rester où je suis. Mais je ne compte pas m’ingérer de quitter ma place par un effet de ma propre volonté.

« Cela me mène à répondre à ta seconde observation : que j’abandonne ma carrière. Si je l’abandonne, c’est que je n’y tiens pas ; dès lors que cet abandon serait volontaire et spontané, il ne serait pour moi aucunement malheureux. Et je reste marin avec la disposition de ne l’être plus demain s’il plaît à Dieu. Je t’assure que cela ne me paraît pas un sacrifice. »

Mais M. Clerc ne se tient pas pour battu et il revient à la charge assez vigoureusement, paraît-il, ce qui lui vaut toute une lettre sur le célibat des prêtres. Cependant il s’abstient pour le moment d’attaquer directement la résolution de son fils, car celui-ci ajoute, après avoir vaillamment défendu sa thèse : « Nous sommes restés en dehors de la question personnelle et nous sommes bien d’accord sur ce qu’il y a maintenant à faire pour moi : c’est de rester garçon, tu le trouves toi-même très-sage. Au retour du voyage, il aura bien passé de l’eau sous le pont, et je ne pense pas si loin dans l’avenir. A chaque jour suffit son mal. »

Ce n’est donc qu’une trêve, mais à laquelle le voyage de long cours dont il est ici question promet une durée assez étendue ; chacun des combattants compte bien d’ailleurs reprendre en temps utile les hostilités, avec plus de succès que par le passé.

Mais quel est donc ce voyage vaguement annoncé et qui sourit à notre Alexis, bien qu’il regarde sa carrière de marin comme à peu près terminée et que l’ambition même la plus légitime semble n’avoir plus sur lui aucune prise ? Évidemment ce projet doit être non-seulement dans ses goûts, mais de nature à satisfaire aux secrètes aspirations de son cœur et à n’apporter aucun obstacle à sa vocation. En effet, Dieu avait disposé toutes choses à souhait, de manière à lui donner toute sécurité sur ce point essentiel, sans qu’il eût à s’en occuper et à imaginer des combinaisons qui très-probablement n’eussent jamais présenté les mêmes avantages.

Une amitié récente encore, mais sur laquelle il pouvait entièrement compter, amitié fondée sur la conformité des vues, des sentiments et des principes religieux, consacrée — vingt années plus tard — par les mêmes vœux prononcés au pied des mêmes autels, voilà ce qui intervint providentiellement dans sa vie et lui fournit le moyen de poursuivre son généreux dessein avec une ardeur toujours égale, par un chemin en apparence assez détourné et qui semblait même fait pour l’éloigner du but.

Ce fut à Brest, en 1848, que Clerc rencontra le commandant Robinet de Plas, capitaine de frégate, son aîné, son ancien dans la marine et son supérieur en grade, mais son égal par la charité qui les attirait l’un vers l’autre. Ils faisaient tous les deux partie d’un club (c’était le langage du temps), ouvert aux officiers des divers corps de la marine afin de les soustraire aux dangers de la vie de café. Clerc, alors enseigne de vaisseau, était membre du bureau et rendit comme secrétaire d’importants services attestés par son ami, qui nous recommande le silence sur la part qu’il prenait lui-même à cette bonne œuvre. Le commandant ayant été appelé à Paris, dans le courant de la même année, pour siéger au conseil d’amirauté, Alexis s’empressa de le mettre en rapport avec son père et avec son frère Jules, et il écrivait au premier avec sa cordialité expansive : « Tu dois avoir vu M. de Plas, capitaine de frégate. Tu auras été content de ce marin ; c’est le plus bel échantillon que nous puissions envoyer à Paris ; il ne serait pas prudent d’acheter toute la partie en bloc sur ce spécimen. Je suis bien seul ici depuis que je ne l’ai plus, et j’ai besoin à chaque instant de penser au bien qu’il peut faire dans sa nouvelle et importante position pour me consoler de l’avoir perdu. »

La position du commandant ‘devint encore plus importante et son influence plus étendue, lorsque le brave amiral Romain Desfossés le nomma chef du cabinet au ministère de la marine. L’heure était aux généreux projets et à une politique plus chrétienne que celle qu’on avait vue à l’œuvre et dont on avait éprouvé la faiblesse sous la monarchie de 1830. Qu’on se rappelle ce retour triomphant de Pie IX à Rome, préparé par l’épée de la France et applaudi dans les deux mondes non-seulement par les catholiques, mais par tous les vrais amis de la justice et du droit. Comme nous nous sentions forts alors ! Peu de temps avait suffi, au lendemain d’une révolution insensée, pour relever notre ascendant et nous rendre notre rang parmi les puissances de l’Europe. Ni notre trésor ni nos armements n’étaient accrus par la chute de Louis-Philippe ; mais nous marchions les premiers au chemin de l’honneur, et jamais notre drapeau ne fut plus respecté que le jour où il s’inclina sous la bénédiction du Pontife-Roi.

On ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du ministre de la marine le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins, suivant une tradition vraiment nationale, devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué sous le dernier règne. M. de Plas, désigné pour cette mission si honorable, désirait avoir Alexis à son bord. On devine comment celui-ci accueillit l’ouverture qui lui fut faite ; en attendant qu’il pût s’enrôler de sa personne dans la sainte milice, il ne souhaitait rien tant que d’être, n’importe à quel titre, l’auxiliaire du prêtre et surtout du missionnaire. La chose étant revenue à M. Clerc par le P. de Ravignan, Alexis fut mis en demeure de s’expliquer avec son père et voici ce qu’il lui écrivit (lettre du 5 septembre 1850) :

« J’arrive maintenant au projet de voyage. De Plas m’a en effet proposé cette expédition, et comme tu penses bien, j’ai accepté de tout cœur. Rien ne pouvait en effet mieux satisfaire mes vœux. Si je dois rester marin, rien ne peut m’y plaire autant que d’y servir, le plus directement possible, l’Église.

« Puisque tu as appris la même chose par le P. de Ravignan, il faut qu’elle soit regardée comme très-décidée. Quant à moi, je n’ai pas de nouvelles à ce sujet depuis fort longtemps. De Plas est parti pour Rome le 8 août et je n’ai rien reçu de lui depuis lors. Il a entrepris ce voyage pour prendre les instructions et les ordres du Saint-Père ; mais il n’en est encore aucunement question et tous l’ignorent, si ce n’est ceux à qui j’ai fait des ouvertures pour avoir leur concours. Le choix du bâtiment n’est même pas arrêté. Cependant je crois très-fort que l’expédition se fera. Si je ne mérite pas l’honneur d’en faire partie, malgré la grande satisfaction que j’y trouverais, je me crois très-disposé à m’y résigner. Comme tu me dis, il ne faut pas se fier aux espérances les plus flatteuses, et cela devient facile à celui qui est intimement convaincu que la Providence conduit tous les événements pour le plus grand bien de ses enfants.

« Que je serais heureux, mon cher père, si tu t’unissais à moi pour apprécier ce beau projet ! L’histoire de notre chère patrie la montre comme étant toujours dans les siècles passés le bouclier et l’épée de l’Église. Clovis a défait l’arianisme ; Charles Martel, le mahométisme ; Montfort, le manichéisme ; la ligue, le protestantisme. Depuis les croisades, où les plus illustres étaient les Français, le nom de Franc s’employait partout chez les barbares pour signifier chrétien, et la France, acceptant cette naturalisation, avait toujours pris en main la défense de tous les chrétiens opprimés à l’étranger.

« C’est ainsi que nos forces protégeant toujours la vertu, le dévouement et la faiblesse, le nom de la France était béni par toute la terre. Elle était proclamée la nation généreuse et chevaleresque. Oh !que ces temps reviennent ! Que nous comprenions quelle est notre mission, que notre destinée est la plus grande que Dieu ait faite à une nation ! En nous donnant d’être les défenseurs de l’Église, des Papes, des apôtres qui vont porter son Évangile aux confins de la terre, il a fait de la France le bras droit, la puissance temporelle de son royaume spirituel. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plus grande destinée pour un État. Notre autorité doit être universelle comme celle du Pape ; il nous appartient de protéger partout les chrétiens et les missionnaires. »

Quand il eut reçu l’assurance que l’expédition se ferait et qu’il en serait, il tressaillit de joie, et empruntant à la Vierge Marie son chant d’actions de grâces, il s’écria : Magnificat anima mea Dominum. Il est vrai, là comme toujours, il ne vit pas son idéal pleinement réalisé ; le projet de visiter les missions catholiques subit des atténuations et des retouches qui lui ôtaient, à ses yeux, un peu de sa grandeur et de sa portée au point de vue religieux. Mais il en restait assez pour qu’il y trouvât un noble emploi de ses forces et qu’il eût lieu de se féliciter, en attendant mieux, d’être associé à une entreprise dont on pouvait bien augurer pour la prospérité de plusieurs importantes chrétientés situées sur les côtes d’Afrique et sur les différentes plages de l’extrême Orient.

« Je crois prochain, écrivait-il (lettre du 19 octobre), le terme de mon attente, et d’un jour à l’autre je peux recevoir l’ordre d’embarquer. Il paraît que l’on s’est arrêté au choix d’un bateau à vapeur, le Cassini, qui est à Lorient, et c’est là que nous irons en faire l’armement. La campagne ne serait pas non plus telle que nous l’aurions voulu ; elle se bornerait peut-être à l’Inde et à la Chine au lieu d’embrasser tout l’univers. Il est probable aussi que le commandant ne pourra choisir ni son équipage, ni tout son état-major. Enfin je crains, pour ma part, sans avoir à ce sujet rien de positif, que l’on ne donne à l’expédition un air trop diplomatique ; je préférerais marcher plus carrément et dire tout bêtement que nous allons secourir et protéger les Jésuites. Il est vrai que, pour la France, la diplomatie et la protection de la religion catholique sont, pour ceux qui ont un peu vu le monde, une seule et même chose. J’aurais voulu cependant qu’on ne craignît pas de proclamer notre intention. La circonspection, la prudence n’est peut-être pas mon fort ; j’avoue que je n’aime pas ces concessions à l’opinion publique égarée. Toutefois je me rassure en songeant au chef qui doit nous commander et avec lequel je suis sûr que cette prudence du siècle n’ira jamais jusqu’à la faiblesse.

« Le bâtiment est, dit-on, fort avantageux sous beaucoup de rapports ; il est à peu près neuf, les chaudières en sont à terre en réparation ; après ces travaux le Cassini sera en état de faire une longue campagne. Mais cela demandera quelque temps, et je me suis laissé dire qu’il faudrait environ trois mois avant qu’il pût prendre la mer.

« Je ne sais trop quel sera l’emploi de ce temps et si je le donnerai à l’armement ou à acquérir les connaissances qui permettent de rapporter d’un beau voyage des documents qui intéressent la science. Je suis disposé à tout ce que voudra de Plas ; en tout cas, je vois arriver avec joie le moment de m’utiliser. Je ne crains pas trop le désœuvrement, et l’ennui ne me tourmente guère ; mais mon inutilité me pèse et je suis un peu honteux de vivre avec si peu de peine. »

Dieu sait pourtant s’il avait à faire ; et, quant à la peine, s’il en était exempt par la modération de ses désirs, il savait s’en donner pour autrui autant et plus que ne le font généralement ceux qui sont stimulés par leur propre intérêt. Mais ce n’était rien au prix de ce qu’il souhaitait faire, étant de ceux qui, après s’être acquittés de leur tâche en conscience, savent se rendre justice en disant : Nous sommes des serviteurs inutiles [4].

Voici une première tentative de Clerc, d’accord avec le commandant du Cassini, pour donner à l’expédition projetée un caractère aussi catholique que possible. Alexis connaît le R. P. Rubillon, provincial de la Compagnie de Jésus à Paris, le même que l’on a vu depuis assistant de France à Rome ; plein de confiance dans le zèle et la charité de ce digne supérieur, il lui écrit, le 19 octobre :

 

« Mon Révérend Père,

« Je vous remercie du fond du cœur de votre lettre si affectueuse ; j’embrasse aujourd’hui cette longue campagne avec une parfaite sécurité, et dans l’espoir que Dieu la fera servir à sa gloire et à notre profit spirituel. Le commandant de Plas, à Rome, a offert de transporter à bord du Cassini un délégué du Saint-Père qui pût examiner et apprécier l’état et les besoins du royaume universel. Le ministère a fait lui-même la même ouverture au nonce à Paris. Il est probable qu’un projet qui paraît si avantageux à l’Église sera accepté ; cependant cela n’est pas sûr. Quoi qu’il en soit, ce délégué, qui peut-être ne serait pas Français, pourrait avoir des visites à faire qui le tiendraient longtemps absent du bord, le bâtiment ne serait pour lui qu’un moyen de transport ; et vous comprenez, mon cher Père, que nous voulons un prêtre pour nous. Aussi nous avons recours à vous.

« La loi relative aux aumôniers n’en attribue pas aux bâtiments comme le nôtre ; nous nous réjouirions de ce malheur si nous pouvions en profiter pour avoir un Jésuite. Puisque le gouvernement n’interviendrait pour rien dans ce choix, il ignorerait volontiers ce qui ne le regarderait pas.

« Le Père serait nourri avec et par le commandant ; nous réclamons les dépenses de toute autre espèce, et nous tâcherons de le rendre en aussi bon état qu’on nous l’aura livré. Dans la difficulté de faire davantage et de constituer à notre aumônier des émoluments comme s’il était légalement et administrativement embarqué, il n’y a qu’un prêtre ayant fait vœu de pauvreté et que son ordre recevra de nouveau dans son sein après l’expédition, qui puisse convenir. Cette considération fera peut-être que l’évêque de Vannes, de qui les aumôniers qui embarquent dans ce port reçoivent leurs pouvoirs, se départira du droit de choisir un prêtre de son diocèse, et voudra bien accorder à un Père Jésuite ce qui ne pourrait être accepté par un prêtre séculier.

« Mais si les difficultés extérieures paraissent faciles à lever, il faut cependant des raisons de poids pour décider votre Compagnie à consacrer pendant trois ans un Père à un aussi petit nombre de fidèles que l’équipage du Cassini (130 hommes).

« D’abord, le bâtiment remplira d’autant mieux son importante mission que les hommes en seront plus religieux, et il est certain que leur avancement ne sera pas utile à eux seuls. Mais la raison principale est que le bâtiment doit en effet, comme il avait été dit d’abord, faire le tour du monde, et que, par conséquent, vous pouvez avoir comme un visiteur général qui fasse pour toutes vos maisons voisines du littoral ce qui, je crois, se fait dans vos diverses provinces de l’Europe De telle sorte que la Compagnie trouverait quelque avantage à ce qui nous serait si avantageux à nous-mêmes.

« Mon Révérend Père, c’est de la part du commandant de Plas que je vous adresse cette demande ; il sera lui-même à Paris le 28 octobre et vous verra pour cette affaire ; mais comme elle peut être longue à décider, il a désiré que je vous écrivisse, pour ne pas perdre de temps. Nous comptons que le bâtiment sera prêt à partir à la fin de décembre.

« Mon cher et vénéré Père, soyez-nous favorable dans ce projet, où nous sommes aussi jaloux de notre bien que de celui de la Compagnie. Il est clair que le choix d’un Père convenant à ces doubles fonctions d’aumônier et de visiteur appartient exclusivement à votre Très-Révérend Père Général ; mais de Plas m’a dit de vous citer le nom du P. de Sainte-Angèle, qui est, croit-il, à Dôle, sans toutefois insister aucunement.

« Je prierai Dieu qu’il vous rende favorable à nos desseins.

« Votre très-respectueux et soumis fils en N.-S. J.-C.

« A. CLERC. »

 

Quel esprit de foi et quel cœur d’apôtre !quel respect de toutes les convenances, en particulier des convenances de la vie religieuse ! On sent que la soumission filiale de Clerc à son vénérable correspondant n’est pas un vain mot, et que, sans être lié par des vœux, il y trouve un avant-goût de l’obéissance religieuse. Tout, pourtant, ne devait pas marcher au gré du commandant de Plas si bien secondé par son lieutenant. Le Cassini ne fit pas le tour du monde et aucun Jésuite n’y fut embarqué. Mais ce double mécompte fut compensé par la présence de deux vénérables évêques, accompagnés de plusieurs prêtres, et par les services que l’expédition, une fois parvenue en Chine, rendit à l’une des plus intéressantes missions de la Compagnie de Jésus dans cet extrême Orient.

Les préparatifs furent longs et laborieux. Les officiers se recrutaient à petit bruit, sans prosélytisme affiché, et le choix fut aussi heureux qu’on pouvait raisonnablement le souhaiter, en tenant compte des entraves administratives.

« Le Cassini n’est pas encore prêt à partir, écrivait Alexis à son frère Jules au commencement de novembre (1850) ; ses chaudières sont à terre et il faut encore un mois avant qu’elles ne soient à bord ; le départ ne me paraît guère possible que dans le commencement de janvier. C’est un bâtiment très-semblable au Caïman ; il est déjà éprouvé par une campagne qui n’a rien usé et a fait l’essai de toutes choses. La machine est bonne et elle est revue d’un bout à l’autre et comme mise à neuf.

« Nous devons avoir en partant force passagers de toute robe, même des religieuses et des évêques : le nouvel évêque de Bourbon, où jusqu’ici il n’y avait pas eu d’évêché, et Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, qui a déjà souffert pour la foi.

« La campagne séduit beaucoup les officiers de marine, et il paraîtrait que l’ombre des soutanes, comme dit M. Hugo, n’obscurcit pas assez l’avenir du Cassini pour le faire redouter. Malgré notre petit parfum de jésuitisme, on paraît assez disposé à devenir nos collègues ; c’est, du reste, un parfum qui se répand tout seul, car nous vivons fort tranquilles, mon collègue Bernaert et moi, et on pourrait même dire dans une réserve diplomatique, si ce n’était l’effet de nos goûts personnels. »

Ce lieutenant Bernaert, second du Cassini, était un marin expérimenté et un vaillant chrétien. Alors âgé de cinquante ans, il avait demandé à partir comme officier en supplément, c’est-à-dire à prendre le dernier rang ; mais une décision du préfet maritime, qu’il n’avait nullement provoquée, lui rendit son droit d’ancienneté. Non moins généreux que modeste, quoiqu’il fût sans fortune, il donnait largement du peu qu’il avait ; ainsi, à son arrivée en Chine, il donna au procureur des Missions étrangères, pour l’œuvre de la propagation de la foi, une somme de 600 francs, disant qu’il n’était pas venu dans ce pays-là pour faire des économies. C’était, nous dit-on, un officier auquel l’occasion seule manqua pour s’élever jusqu’à l’héroïsme et qui vivait en saint. Une fois rendu à la vie privée, il se retira dans un bourg du département du Nord (Steenvoorde), où il mourut, il y a peu d’années, laissant la réputation d’un grand homme de bien, et des exemples que n’ont pas oubliés ses confrères des conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Un tel homme était fait pour s’entendre avec Alexis. Avant le départ, on les voyait chaque matin assister ensemble à la première messe de la paroisse, ensemble s’approcher de la sainte table ; digne préparation à cette sorte de croisade maritime à laquelle ils s’étaient consacrés de si grand cœur. Clerc allait tous les jours à bord suivre les travaux et proposer les installations, mettant à profit l’expérience qu’il possédait de vieille date, grâce à son embarquement sur un bâtiment du même genre, le Caïman.

Contraste piquant et instructif. Lorsque, en 1847, il parcourait la côte occidentale d’Afrique sur cette corvette à vapeur, qui avait à effectuer de nombreux transports dans l’intérêt de nos établissements du Sénégal, il se sentait peu de goût pour ce genre de service, dont le terre-à-terre répondait mal à ses aspirations guerrières et chevaleresques, et, confondant dans une même réprobation la vapeur et les transports, il écrivait à son père avec un enjouement tant soit peu caustique ; a En somme, depuis que je suis à bord, nous avons fait du charbon, puis chargé des foules de bagages, brûlé notre charbon, rechargé, rebrûlé le charbon, etc., toujours et toujours. Ça ressemble à un métier d’officier, si l’on veut ; mais nous voilà débarrassés, je crois, pour quelque temps des chargements, car il n’y a plus rien à charger. Si tu avais, depuis mon départ, conquis l’oreille de quelqu’un d’influent, je te dirais combien cet emploi de la marine de guerre est vicieux ; que les bâtiments à vapeur exigent des marins pour les conduire, mais qu’on ne saurait rien apprendre, à bord, du métier ; que les jeunes officiers ne devraient pas y être embarqués, que l’emploi qu’on fait des vapeurs comme transports fait, des officiers, des charretiers, etc. » Il avait la plus noble idée de la marine militaire, et sa prédilection était, en ce temps-là, pour la navigation à voiles ; témoin certain mémoire sur la chasse des vaisseaux, qui s’est retrouvé dans ses papiers. C’est, nous assure-t-on, une belle et ingénieuse théorie mathématique, mais dont l’application est impossible dans la navigation à vapeur. Quoi qu’il en soit, chargé sur le Cassini des détails de la machine, il utilisa dans cet emploi des connaissances d’une nature toute différente, celles qu’il avait acquises sur le Caïman, pour ainsi dire, à son corps défendant ; et contrairement à toutes ses prévisions, brûler et rebrûler du charbon, pour l’honneur de la France et dans l’intérêt des missions catholiques, devint la grande joie et comme le couronnement de sa carrière maritime.

Aussi, dans les derniers jours de 1850, nous le trouvons uniquement occupé à réunir des renseignements techniques précis et circonstanciés sur les différentes qualités de combustible qu’on pourra employer dans la campagne du Cassini. L’école des Mines offrant pour cette étude les plus abondantes ressources, Alexis voulut les mettre à profit et vint à Paris. Ce voyage lui procura la connaissance d’un homme dont l’amitié, bien que tardive, lui fut infiniment précieuse et fit époque dans sa vie. Qui n’a entendu parler du commandant Marceau, ce grand chrétien avec lequel notre jeune lieutenant avait tant de traits de ressemblance ?Tous les deux entrés dans la marine par l’École polytechnique, revenus de loin, étrangers qu’ils étaient à toute foi et à toute pratique religieuse ; tous les deux aussi, depuis leur conversion, aspirant sans cesse au plus parfait et n’ayant d’autre ambition que de procurer à Dieu des adorateurs en esprit et en vérité. On sait l’histoire de Marceau, elle est simple et belle comme son caractère. Neveu du général Marceau et seul héritier d’un nom qui figure avec tant d’éclat dans nos fastes militaires, il songeait, au sortir de l’École, à prendre rang dans l’armée de terre où son goût l’appelait et où les antécédents de son oncle lui assuraient, semblait-il, un brillant avenir. Mais il ne fut pas libre, en quelque sorte, de suivre ses inclinations. « Comment pouvez-vous songer, lui dit un officier supérieur, à entrer dans une carrière où s’est distingué un parent du même nom que vous ? Vous devez viser à une gloire indépendante et personnelle. » Poussé de tous côtés dans la marine, il céda. « Et voilà vingt ans, disait-il en 1849 à un digne prêtre, que je cours les mers sans goût comme sans répugnance. La Providence avait ses desseins. Je n’aurais pu rendre aux missions les petits services qu’il m’a été permis de leur rendre, si je n’eusse été marin [5]. »

Les petits services dont il parle avec une humilité toute chrétienne, passeraient pour grands aux yeux de tout autre que lui, et, si l’on considère ce qu’ils lui ont coûté, ils sont tout simplement héroïques.

Pour se dévouer à cette œuvre dont il comprenait toute la grandeur, il sacrifia son avenir, son repos, sa santé et, jusqu’à un certain point, la considération dont il jouissait dans la marine militaire. Quand on sut qu’il avait donné sa démission pour prendre le commandement d’un bâtiment de commerce, et cela au moment où il allait recevoir les épaulettes de capitaine de corvette, on douta qu’il fût dans son bon sens. « Mais tu as perdu la tête ? lui dit un de ses amis. — Oui, répondit-il, humainement parlant, j’ai perdu la tête ; mais j’espère que par la foi, ma folie deviendra sagesse, car je travaille par la foi et pour la foi. » Quelles victoires n’eut-il pas à remporter sur sa fierté naturelle, lorsqu’il se fit mendiant et quêteur au profit de la Société française de l’Océanie, s’exposant à être traité, ou peu s’en faut, comme un chevalier d’industrie, et ne se faisant d’ailleurs aucune illusion sur les mille chances contraires au succès de l’entreprise. Mais il y avait des millions d’âmes à sauver ; sans lui, sans la campagne qu’on lui proposait de faire sur l’Arche d’alliance, les pauvres insulaires de l’Océanie attendraient longtemps encore la visite des missionnaires et plusieurs chrétientés naissantes seraient en souffrance. Il n’hésita point ; parti en 1846, il ne revint en France qu’en 1849, et quand Clerc le rencontra à Paris, il y avait déjà près d’un an que, malade, épuisé, vieilli avant le temps et abreuvé de dégoûts de toute espèce, il était, pour ceux qui se connaissent en sainteté, l’un des plus grands exemples offerts à l’admiration et au respect de notre siècle. Animé des mêmes sentiments et tout disposé aux mêmes sacrifices, combien Alexis ne dut-il pas goûter l’entretien du noble marin qui venait de réaliser, dans une certaine mesure, l’idéal qu’il poursuivait lui-même en ce moment avec le commandant du Cassini ? La grande idée de Marceau, c’était la création d’une marine religieuse. Chose impossible ! dira-t-on. Sans doute, si le gouvernement refuse tout concours, la difficulté sera presque insurmontable. Mais, s’il voulait, les hommes de bonne volonté ne manqueraient assurément pas pour entreprendre, tous les deux ou trois ans, une campagne semblable à celle dont nous allons esquisser le tableau ; et si le pavillon français parcourait ainsi tour à tour toutes les plages de l’univers, apparaissant partout comme un signe de concorde et de paix et portant dans ses plis la bonne nouvelle, on peut croire que sa gloire n’en serait pas amoindrie. Marceau se mourait ; il venait de dépenser le reste de ses forces languissantes dans une retraite faite à Notre-Dame de Liesse, sous la direction du R. P. Fouillot. Encore un rapprochement inattendu. Ce sera dans cette même communauté (transférée à Laon) que Clerc, vingt années plus tard, passera la dernière année de sa vie (1869-70) dans les exercices de la troisième Probation, qui le prépareront au martyre. Dieu ne les a réunis qu’un instant sur terre, mais il leur réservait mieux que cela et il avait fait l’un pour l’autre ces deux grands cœurs. Oh !comme Marceau a dû faire bon accueil à notre Alexis en le voyant aborder à son tour aux rivages de l’éternité, décoré des stigmates de la victoire !

A la fin de janvier 1851, Marceau partit pour Tours avec sa mère, et quelques jours après Alexis apprit la mort de son ami. Il s’empressa de consoler, en partageant ses regrets, la pauvre mère que cette cruelle séparation plongeait dans le deuil. C’était une femme d’une grande foi, mais qui n’avait pas toujours été telle : par une rare et touchante interversion des rôles, elle avait reçu de son fils ce que la plupart des fils doivent aux leçons et aux exemples d’une mère chrétienne. Voici sa réponse, que Clerc avait gardée comme une relique et que nous avons retrouvée avec bonheur :

« Ce 18 février 51,

J. M. J.

« C’est hier, mon cher monsieur, que j’ai reçu votre bonne lettre, et d’avance j’avais deviné tout ce qu’elle contiendrait. Votre souvenir, celui de M. de Plas et du bon docteur Montargis m’ont pour ainsi dire été constamment présents depuis le coup fatal qui m’a frappée. J’avais vu dans les courts instants où j’ai eu le bonheur de faire votre connaissance toute l’affection qu’il vous portait et n’avais pu douter de la sympathie qu’il trouvait en vous, et je trouvais une sorte de consolation à penser que vos larmes s’unissaient aux miennes. Hélas !ce n’est pas sur ce cher et bon fils que je pleure, car j’ai bien la douce confiance qu’il jouit dans le sein de Dieu de toutes les félicités qu’il a promis à ses bons serviteurs ; mais c’est sur moi, pauvre vieille mère qui avais encore tant besoin de ses conseils et de ses exemples. Néanmoins je ferai tous mes efforts pour mettre en pratique celui qu’il nous a donné dans sa soumission à la sainte et adorable volonté de Dieu ; et chaque jour, je demande cette grâce à Dieu comme le plus précieux héritage que je puisse recueillir de mon excellent fils.

« Comme je pense bien, mon cher monsieur, que cette lettre sera la dernière que vous pourrez recevoir de moi avant votre départ, je vais réunir quelques-uns des détails qui ont précédé la fin de mon Auguste, en vous demandant qu’ils soient communs entre vous et M. de Plas. Vous êtes désormais tous deux réunis dans mes souvenirs, et mes vœux vous accompagneront dans la longue et pénible campagne que vous allez entreprendre.

« C’est le mardi, comme vous le savez, que nous avons quitté Paris. Ce cher ami supporta assez bien la route ; seulement il commença à souffrir du froid à 15 lieues d’ici. Enfin nous arrivâmes, et le sentiment de bonheur qu’il éprouva en se retrouvant au milieu de nous parut lui faire oublier les fatigues du voyage [6]. Le mercredi il se trouvait très-faible, ce qui me paraissait une suite inévitable. Quelques aliments furent gardés, d’autres rejetés. Le jeudi fut moins mauvais ; il garda presque tous les aliments qu’il prit ; seulement la faiblesse augmentait et il s’en apercevait. La nuit du jeudi au vendredi lut mauvaise ; il avait fréquemment de ces vomissements remplis de sang. Le vendredi fut d’autant plus pénible qu’il souffrait beaucoup d’étouffement et que le médecin que j’avais appelé le mercredi avait remis de le revoir le vendredi, et que ce fut le soir, très-tard, et après que j’eus envoyé deux fois chez lui, qu’il nous arriva. Oh !combien j’ai regretté alors de n’avoir pas demandé à ce bon docteur Montargis de nous accompagner ; il ne m’eût pas refusé. Je sais qu’il ne pouvait le guérir, mais il aurait bien certainement adouci ses souffrances. Enfin, Dieu en avait ordonné autrement, et je veux, à l’exemple de ce cher fils, répéter : « Que son saint nom soit béni ! » La nuit du vendredi au samedi fut moins mauvaise que la précédente. Il reposa assez bien et garda le peu d’aliments qu’il prit vers le matin, et se plaignit d’étouffement. Sur les huit heures, cela augmenta ; il se mit sur son séant. Je lui proposai alors de le lever pour faire son lit et le rafraîchir ; il y consentit, mais sans paraître pressé. Je disposai tout et pendant ce temps nous causions, sa sœur était avec nous. Je lui dis que j’allais écrire au docteur pour lui demander de venir. Cela parut lui faire plaisir. Il me dit : « Tu vas aussi écrire au P. Fouillot. C’est lui qui m’a mis dans cet état, il faut bien qu’il prie et fasse prier pour moi. » Il était alors près de 9 heures. Il me dit qu’il était prêt. Je m’approchais de la cheminée pour prendre la chemise que j’avais mise chauffer, lorsque ma fille jeta un cri. Je me retourne et vois ce pauvre ami pris d’une horrible convulsion. Je veux lui faire respirer des sels, avaler de l’eau de la Salette ; ma fille envoie vite chercher le médecin ; je lui dis de faire aussi chercher le prêtre, qui ne se fit pas attendre. La supérieure des Dames de la Présentation, dont il est aumônier, le suivit et donna à mon Auguste tous les secours spirituels et corporels en son pouvoir. La convulsion se passa, on lui administra l’Extrême Onction ; à chaque onction ce cher ami demandait pardon à Dieu. Après la communion la sœur lui nettoya la bouche, il se moucha lui-même, puis elle lui fit prendre deux petites cuillerées de gelée de viande, qui parurent lui faire plaisir. Ensuite, avec cette douceur et cette bonté que vous lui connaissez, il regarda la sœur de charité et lui dit : « Merci, ma sœur, merci. » Ce mieux si marqué a duré environ une demi-heure. Je vous l’avouerai, mon cher monsieur, ce bon garçon m’avait tant de fois répété que le bon Dieu ferait un miracle en sa faveur et le guérirait, que, dans ce moment, j’ai cru qu’il allait avoir lieu. Mais cet espoir m’a été promptement enlevé. Une seconde convulsion, bien plus affreuse que la première, est arrivée et à 11 heures et demie sa belle âme était devant Dieu.

« Dans ce moment, le sourire est revenu sur ses lèvres, et sa figure, contractée par les horribles souffrances, est redevenue calme et belle. Je l’ai revu encore le lendemain plus de 24 heures après ; il n’était pas du tout changé et semblait en méditation. Je l’ai embrassé en lui disant au revoir, car je compte sur sa protection pour m’obtenir les grâces dont j’ai tant besoin pour mériter de le rejoindre un jour.

« Je ne doute pas que ces détails ne vous soient précieux, à vous et à M. de Plas, et j’ai trouvé, dans la pensée que je pouvais vous témoigner ma reconnaissance pour l’affection que l’un et l’autre vous portiez à mon Auguste, la force de vous les transmettre. Pour moi, cher monsieur, bien que le bon Dieu m’ait frappée dans ce que j’avais de plus cher, je ne saurais assez le remercier de toutes les grâces qu’il a daigné me faire, non-seulement en me préparant au plus grand des sacrifices par une retraite, mais encore en permettant que ce cher et bon fils, qui mène depuis son retour une vie si errante, soit venu mourir près de nous, que j’aie pu lui donner les derniers soins, et qu’enfin j’aie la douce et précieuse consolation de pouvoir aller prier sur sa tombe. Là, je n’en doute pas, j’obtiendrai de grandes grâces ; en priant pour moi je prierai pour vous, chers messieurs ; je lui dirai de vous obtenir toutes les grâces dont vous avez besoin, de vous mettre sous la protection de notre bonne Mère, qu’il aimait tant, de vous ramener un jour, si cela entre dans les décrets de la Providence, prier avec moi sur sa tombe.

« Comme je n’ai rien de plus pressé que de satisfaire à votre pieux désir, je vous envoie, pour vous et M. de Plas, deux livres, deux médailles, quatre images, un morceau de la cravate qu’il portait dans les derniers jours ; j’ai choisi ces objets dans les plus fanés, comme lui ayant le plus servi et pensant qu’ils vous en deviendraient plus précieux. J’ajoute un exemplaire de cantiques du mois de Marie et une Litanie de la volonté de Dieu, que nous devons, à son exemple, nous efforcer de mettre en pratique ; enfin vous trouverez ci-jointe une petite mèche de cheveux.

« Je ne puis terminer sans vous parler du bon, de l’excellent M. Montargis, qui, après lui avoir donné tant de soins du corps, s’est mis en quatre la semaine dernière pour lui procurer messes et prières.

 

« Adieu, bons amis de mon fils. Priez pour la vieille et malheureuse mère qui vous a voué une affection sincère.

« Tout à vous dans les saints Cœurs de Jésus et de Marie.

« MARCEAU,          

« Servante de Marie. »

 

La mère de Marceau signe servante de Marie, parce qu’elle faisait partie du tiers-ordre de la Société de Marie. Si Marceau eût vécu, il eût lui-même terminé ses jours au sein de cette Société, lié par les vœux de religion et engagé dans les saints ordres. C’était là, du moins, son ambition, lorsqu’il plut à Dieu de mettre fin à son exil et de couronner des mérites qui l’emportaient de beaucoup sur les résultats appréciables de l’œuvre à laquelle s’était sacrifié cet homme de désirs.

 

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Notes additionnelles :

[a] « dans l’amour, on ne vit point sans douleur », in L’imitation de Jésus-Christ, Livre iii, Chapitre V. § 7.

[b] la phrase ne se retrouve pas dans les Essais. Par contre, on en trouve une très similaire dans le Livre III, chapitre 12 (De la Physionomie) : « En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. » Il est plus que probable que, dans sa lettre, Alexis Clerc citait de mémoire. 



[1]Avant de quitter la maison de la rue de Sèvres, où il avait fait sa retraite, il fut présenté à la communauté et prit congé d’elle en des termes qui répondaient bien au désir qu’il aurait eu d’y rester, si on le lui eût permis. Le P. Ministre a écrit sur son journal ou Diarium : « 24 avril. Notre jeune officier de marine, M. Clerc, sort de sa retraite et prend congé de nous après nous avoir beaucoup édifiés. Il exprime vivement sa reconnaissance pour l’édification qu’il a reçue lui-même et le bien qu’il croit avoir retiré de sa retraite. » C’est le seul exemple que nous offre le Diarium d’une mention si spéciale, qui contraste avec son laconisme habituel.

[2]Imit., 1. III, c. 5. De Mirabili effectu divini amoris.

[3]Le Devoir, première édition, p. 122.

[4]Servi inutiles sumus ; quod debuimus facere, fecimus. Luc, XVII, io.

[5]Voyez Auguste Marceau, capitaine de frégate, commandant de l’Arche d’alliance, par un de ses amis.

[6]La sœur de Marceau habitait Tours avec sa mère.

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