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30/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 11)

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CHAPITRE XI.

 

vaugirard. — école sainte-geneviève. — laval.

 

 

On peut croire qu’après un tel noviciat il avait jeté les fondements des vertus solides et parfaites. La Compagnie n’avait pas encore fini de le former, mais elle pouvait déjà lui demander quelques services. Au commencement de l’année scolaire 1855-x 856, il fut envoyé au collège de l’Immaculée-Conception à Vaugirard pour remplir les fonctions de surveillant en même temps qu’il se préparerait, en suivant un cours complémentaire, à subir un examen sur toutes les parties de la philosophie.

C’était l’apprentissage de sa vie de collège, son début dans la grande œuvre de l’éducation, à laquelle il devait consacrer huit autres années. Des quatorze ans qui lui restaient à vivre, il en passa donc neuf dans les collèges ; ajoutez-y quatre années de théologie (1861-1865) et ce second noviciat d’un an que nous nommons troisième Probation (1869) ; vous aurez l’abrégé de sa vie religieuse et vous pourrez compter toutes les étapes de la route obscure et laborieuse par laquelle il gravit jusqu’au sommet de son héroïque et glorieux sacrifice.

Ce grand art de s’effacer, qu’il avait appris au noviciat et dans lequel il était déjà passé maître, ne l’abandonna pas pendant tout ce temps ; et bien que cela n’entamât nullement l’originalité de son caractère, on conçoit cependant que la tâche du biographe, auquel son héros se dérobe tant qu’il peut, en est singulièrement simplifiée.

Qu’on soit tranquille, nous n’inventerons rien pour pallier cette pénurie, et le laconisme qu’elle nous impose est lui-même assez éloquent pour que nous n’ayons nulle envie d’y chercher remède. Au reste, le feu intérieur dont nous l’avons vu embrasé dans ses retraites se fait jour en certaines occasions et jette çà et là de vives clartés. Cela suffit bien pour compléter nos informations dans un sujet où il ne s’agit pas de satisfaire une vaine curiosité, mais de répondre au pieux intérêt qui s’attache à la connaissance intime d’une belle et sainte âme.

Un vénérable religieux, qui fut le guide spirituel de Clerc et le dépositaire des secrets de sa conscience pendant la seule année qu’il passa au collège de Vaugirard, nous fait de lui ce portrait d’après nature, qui reproduit surtout la physionomie intérieure de notre bien-aimé frère : « Le P. Alexis Clerc fut aimé de Dieu et des hommes. Dieu était pour lui un père tendre et miséricordieux, un ami bienveillant et dévoué : il n’avait pas d’autres sentiments de son Dieu. Aussi ses oraisons étaient ordinairement un entretien filial avec Lui, un épanchement d’amour et de reconnaissance. Son bonheur d’aimer Notre-Seigneur et d’en être aimé se reflétait sur son visage et lui donnait une expression de joie douce et sereine. De là aussi sa charité et son zèle pour le prochain. Toute sa vie, comme celle de son divin Maître, se passait à faire du bien. Se dévouer, rendre service, enseigner ses élèves, soulager les malheureux, convertir les pécheurs, faire entrer dans leurs cœurs le repentir et la paix de la conscience, c’était là ses délices. Tous ceux qui le voyaient se sentaient à l’aise et le cœur dilaté ; on l’aimait parce que lui-même aimait beaucoup, car un ardent amour de Dieu avait ajouté un nouvel élan à la bonté naturelle de son cœur et à la franche loyauté de son caractère. »

Ce portrait nous semble de toute vérité ; et en particulier cette puissante attraction que Clerc exerçait sur les âmes, ce don de se faire aimer en aimant beaucoup, le tout pour le plus grand bien spirituel du prochain et la plus grande gloire de Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue, nous pouvons dire que c’est là tout lui-même, tel que nous l’avons connu, tel qu’il est resté dans la mémoire de ceux qui ont eu le bonheur de vivre avec lui.

Il va sans dire qu’on ne permit pas à Clerc de continuer dans la vie de collège toutes les mortifications qu’il s’était imposées au noviciat ; il dut renoncer, entre autres, à coucher sur une planche, et on lui prescrivit de ménager davantage ses forces qu’il devait réserver aux études qu’il avait à faire pour son propre compte et aux humbles fonctions dont il était chargé auprès des élèves. Il se compensa par d’autres victoires sur lui-même et traita toujours assez rudement, assez cavalièrement, si j’ose dire, son pauvre corps, dont il avait depuis longtemps fait un esclave.

Le séjour de Vaugirard le rapprochait de sa famille, où il voyait réalisé le plus cher de ses vœux, dans la tendresse vigilante et dévouée dont la vieillesse de son père était entourée. Là, sans doute, la joie n’était pas toujours sans mélange. Selon une belle pensée de saint Chrysostome, Dieu se plaît à mêler dans la vie des justes les biens et les maux, et il en compose ainsi la trame avec une admirable variété [i].

Pendant que Clerc était à Saint-Acheul, il était né à son frère Jules un fils, qu’on avait nommé Alexis comme son oncle, et l’on fondait déjà sur ce petit être les plus douces espérances. Mais Dieu ne l’avait que prêté ; il le reprit, laissant à peine à celui dont l’enfant aurait perpétué le nom dans la famille le temps de lui sourire une fois ou deux. L’oncle Alexis, qui heureusement avait affaire à des cœurs chrétiens, s’empressa de sécher les larmes que faisait couler la perte de ce cher premier-né :« Mon cher et bon Jules, écrivait-il, je sais combien grande est l’affection des pères, et je compatis à la grande douleur que vous cause la perte de ce bel enfant. Les parents ne mesurent pas leur tendresse aux qualités de leurs enfants ; cependant la perte de ceux qui en possédaient le plus est aussi plus regrettable. J’ai pu juger par moi-même qu’Alexis promettait beaucoup.

« La foi, qui ne nous permet pas de douter du souverain et éternel bonheur déjà possédé par ce cher petit être, est le seul motif de consolation que l’on puisse offrir à ses parents. Puissent vos cœurs y trouver, sinon la consolation entière, au moins quelque adoucissement. »

Qui n’aurait cru que M. Clerc, heureux d’avoir son fils si près de lui, se serait réconcilié avec une vocation qui ne rendait pas leur séparation nécessaire ? Si Alexis eût été capitaine de frégate, les années qu’il passa à Vaugirard ou à Paris, il les aurait probablement employées à courir les mers, à visiter de nouveau l’Afrique, la Chine ou l’Océanie, et qui sait s’il eût jamais revu son père ? Mais non !celui-ci ne pouvait se résoudre à le voir Jésuite, et, cruel contre lui-même, il allait jusqu’à se refuser, lorsqu’elle lui était offerte, la douceur de sa présence. Une lettre d’Alexis à son frère nous révèle cette douloureuse situation. Voici ce qu’il lui écrit de Vaugirard le 29 décembre 1856 :« Mon bon Jules, veux-tu demander à notre père s’il me permettra de l’embrasser le premier de l’an et, dans ce cas, me dire l’heure où il serait le plus commode que j’allasse vous voir ? Et aussi, au cas où la demande aurait une fâcheuse réponse, ne laisse pas de me dire ce que tu comptes faire dans la journée, afin que, si cela se peut, je te rende mes petits devoirs de cadet… »

Avançons de quelques années, pour vider ce calice jusqu’à la lie.

Ordonné prêtre dans le courant de septembre 1859, le P. Clerc allait célébrer sa première messe le 26 de ce mois, dans la chapelle publique de l’école Sainte-Geneviève. Il écrit à son père une lettre dictée p.ar la foi la plus vive, mais où éclate en 1 même temps sa tendresse filiale.

« Je te prie bien instamment, mon cher père, de ne pas manquer, afin que vous soyez tous réunis au pied de l’autel où j’aurai l’incompréhensible honneur d’offrir à Dieu tout-puissant son Fils unique, Dieu tout-puissant, oblation infiniment agréable au Père et source de toutes les grâces qu’il répand sur les hommes ; d’immoler la Victime qui satisfait pour les péchés du monde, de renouveler le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ au calvaire. C’est Lui qui est la réconciliation de Dieu avec les pécheurs. Il n’est aucune dette, aucune offense que Dieu ne remette à celui qui lui présente en satisfaction et en réparation le sang de Jésus-Christ, qui s’est fait notre caution. Pourrais-tu détourner les yeux de la preuve si bien faite pour te toucher qu’il r t’en offre, puisque c’est en ton fils qu’il fait éclater l la munificence de ses pardons ? Ne voudrais-tu pas f voir l’honneur insigne auquel il m’élève ? Après • m’avoir tiré de la honte et de l’abaissement du péché, il me place parmi les princes de son peuple. Dieu est plus jaloux, plus glorieux de sa miséricorde que de ses autres attributs ; il veut te faire voir qu’il mesure ses grâces à nos besoins.

« Viens adorer entre mes mains Notre-Seigneur Jésus-Christ ; le bon Jésus, après avoir épuisé son sang à souffrir pour nous, n’a pu satisfaire à son amour qu’en se donnant à nous d’une manière aussi parfaite que merveilleuse dans la sainte Eucharistie.

« Viens, mon cher père, recevoir la première bénédiction de mes mains ; viens témoigner de la grandeur, de la majesté de la religion qui, sans l’abaisser, fait bénir le père par le fils.

« C’est pour moi un besoin et un devoir de reconnaissance et d’amour de te convier à ces joies du ciel, de te communiquer les prémices des grâces et des bénédictions que Dieu veut répandre par mes mains. Puisses-tu en être un jour comblé !

« Je te conjure encore une fois, mon cher père, de donner à cette fête auguste et solennelle le complément, nécessaire à mon cœur, de ta présence. »

M. Clerc fut ému, sans doute, en lisant ces paroles pleines d’une émotion partie des plus intimes profondeurs d’une âme qui n’avait pas cessé de lui être chère. Cependant il tint bon et résista aux mouvements de son propre cœur. Il n’assista pas à la première messe de son fils.

Clerc n’était plus à Paris, mais dans notre maison de Laval, où il faisait alors sa théologie, lorsque arriva la mort de son père, le 30 décembre 1863. Le vieillard, qui baissait insensiblement, sans pourtant avoir rien changé à ses habitudes, s’était éteint sans crise, sans agonie, hors de la présence de ses enfants et d’une manière si inopinée qu’aucun prêtre ne l’avait assisté à sa dernière heure. La douleur d’Alexis fut muette ; il y avait longtemps que la mesure était comble et que son âme n’osait s’ouvrir à l’espérance. Il ne put se défendre de réflexions douloureuses sur les causes, malheureusement trop communes, qui avaient tenu les yeux de son respectable père fermés à la lumière du christianisme. Plus tard, sans doute, ce qu’il apprit de la bouche de son frère put tempérer la cruelle amertume des premiers regrets. M. Clerc n’avait persévéré qu’en apparence dans son insensibilité à l’égard des vérités de la foi ; à la longue, et sous l’influence des pieux exemples de la famille, ce fier courage s’était amolli et, sur ses derniers jours, il priait, on l’entendait réciter avec onction et d’un ton pénétré, en insistant sur chaque demande, l’Oraison dominicale. Comment croire que la grâce, sans laquelle il est impossible d’invoquer le Seigneur Jésus, fût étrangère à ces sentiments si voisins de l’aveu et du repentir qui appellent le pardon ?

A l’occasion d’une mort encore plus soudaine et bien autrement alarmante [ii], le P. de Ravignan n’avait-il pas dit :« Nous ne saurions pénétrer les secrets de la divine miséricorde ; nous ne pouvons savoir ni affirmer ce qui se passe dans les derniers instants d’une agonie cruelle et mystérieuse ; mais, chrétiens, placés sous la loi de l’espérance non moins que de la foi et de l’amour, nous devons nous élever sans cesse, du fond de nos peines, jusqu’à la pensée de la bonté infinie du Sauveur. Aucune borne, aucune impossibilité n’est placée ici-bas entre la grâce et l’âme, tant qu’il reste un souffle de vie. Nous connaîtrons un jour ces ineffables merveilles de la miséricorde divine ; il ne faut jamais cesser de l’implorer avec une profonde confiance. »

Clerc dut trouver dans ces paroles de son saint ami des motifs de consolation et d’espérance. Nous en avons d’autres aujourd’hui, nous qui savons ce que Dieu lui réservait à lui-même. Devant le tribunal de ce grand Dieu à qui toutes choses sont éternellement présentes et qui appelle ce qui n’est pas encore comme ce qui est, le sang du fils criait déjà miséricorde pour le père.

Le ier janvier de l’année suivante, après avoir offert le saint sacrifice pour l’âme de son pauvre père, Alexis, adressant ses souhaits à son frère et à sa belle-sœur, leur exprimait la reconnaissance dont il se sentait pénétré pour les soins affectueux qu’ils avaient prodigués au vieillard pendant ses derniers jours, et pour les sacrifices qu’ils avaient dû faire à son humeur, à ses goûts et plus encore à ses opinions. « Que Dieu récompense, disait-il en parlant de sa belle-sœur, la grande douceur qu’elle n’a cessé de montrer depuis qu’elle est entrée dans notre famille. Je crois que ses enfants, source d’un bonheur si doux, sont le gage assuré que Dieu a accepté tant de concessions faites à l’amour de la paix. Eh bien donc !

Princesse en qui le Ciel mit un esprit si doux, élevez ces chers petits trésors, [b]

« douce et frêle espérance, » dans l’amour de Jésus-Christ et de la sainte Vierge. Si nous n’avions pas, votre mari et moi, appris sur les genoux d’une femme bien douce aussi et bien chrétienne la vérité de la foi, la grâce de Dieu, après des années d’oubli, eût peut-être en vain frappé à la porte de notre cœur, et vous n’auriez pas aujourd’hui auprès du vôtre, ce cœur droit, loyal, pur, fort que vous savez connaître et aimer. »

Revenons maintenant sur nos pas. Nous n’avons pas voulu séparer ces pages qui nous montrent dans Alexis le bon fils et le bon frère ; mais elles sont postérieures en date au point où nous avons laissé sa biographie, c’est-à-dire à l’année scolaire 1856-1857, qu’il passa tout entière au collège de Vaugirard.

L’année suivante, nommé professeur de mathématiques à l’école Sainte-Geneviève, il débutait dans cet enseignement qui devait occuper, presque exclusivement et jusqu’à la fin, ses années actives. Naturellement sa place était marquée là : ses études antérieures comme les aptitudes de son esprit, sa qualité d’ancien élève de l’École Polytechnique, son titre de licencié ès sciences mathématiques, tout le recommandait pour cet emploi, et, en lui en assignant un autre, nos supérieurs auraient paru mal justifier la réputation qu’ils ont de mettre chacun au poste qui lui convient le mieux et qu’il est le plus propre à remplir.

Il est vrai qu’on aurait pu l’envoyer d’abord en théologie ; de la sorte, ayant à suivre un cours de quatre ans, il aurait passé ses derniers examens aux environs de quarante et un ans, âge assez respectable et peu accoutumé à se voir sur les bancs. Mais l’école Sainte-Geneviève, nouvellement fondée, réclamait des professeurs, et il va de soi que, dans ces commencements, on n’avait pas l’embarras du choix. Plusieurs de ceux qui devaient y réussir avaient besoin de préparation ; Clerc était tout préparé et bon à prendre ; on le prit, sans lui demander si une autre destination ne lui serait pas plus agréable. D’autres que lui firent le même sacrifice, et le firent avec joie. C’est l’honneur et la force de notre Institut qu’en pareil cas les intérêts particuliers s’effacent devant l’intérêt supérieur de la gloire de Dieu.

Quand on vit s’ouvrir bien modestement, dans notre maison de la rue Lhomond (ancienne rue des Postes), cette école préparatoire, aujourd’hui florissante et même célèbre, il ne manqua pas de gens pour nous avertir que nous allions à un échec certain. On ajoutait que si nous avions réussi dans nos collèges à faire des bacheliers ès lettres, nous serions peut-être moins heureux dans l’enseignement des sciences et que, dans tous les cas, la lutte serait vive. A vrai dire, l’entreprise était hardie et tant soit peu hasardeuse. Les établissements analogues, auxquels il fallait tenir tête, avaient pour eux (quelques-uns du moins) un demi-siècle d’existence et de succès, l’opinion, l’expérience acquise, la richesse et un nombreux personnel parfaitement aguerri, tandis que nous n’avions rien de tout cela. Cependant ces obstacles ont été surmontés, et même le succès ne s’est pas fait longtemps attendre. Par quels moyens les nouveaux venus se sont-ils fait une assez belle place à côté de leurs redoutables concurrents ? Par le dévouement, par un dévouement tel que tous les mobiles humains n’en sauraient inspirer de semblable. Sacrifier son temps et ses goûts, sa santé, ses forces et la sève de sa jeunesse, sans compensation possible en ce monde, voilà ce que des religieux ont pu faire par la grâce de leur vocation, ce que Dieu a béni, et nous en voyons aujourd’hui les fruits. Il ne s’agit pas seulement du résultat des examens, des élèves admis à l’École polytechnique, à Saint-Cyr, aux écoles navale, centrale, forestière, etc. ; ils se comptent maintenant par cent et par mille, ils remplissent les armées de terre et de mer, sans parler des carrières civiles où ils ne tiennent pas le dernier rang. Mais nos dernières guerres, dans leurs sanglantes journées, ont fait éclater en eux des mérites bien autrement précieux à la patrie que le savoir professionnel ou la haute culture de l’esprit. Une centaine de ces nobles jeunes gens, tués à l’ennemi et tombés les armes à la main, sont la digne couronne de maîtres qui, eux aussi, ont su verser leur sang pour une cause non moins belle ou plutôt pour la même cause, maîtres et élèves n’ayant qu’un cri et qu’une devise : Dieu et patrie [iii] !

Là, Clerc rencontra parmi ses nouveaux collègues, alors simple surveillant, le P. Léon Ducoudray, qui devint plus tard son supérieur, et dont il fut le compagnon jusque dans la mort. Comme ils étaient faits pour se comprendre ! Avec une ardeur plus contenue et moins prompte à s’enflammer, c’était, chez ce dernier, même abnégation, même générosité active et joyeuse, même dévouement à l’œuvre commune. Moins extraordinaire à certains égards, sa vocation lui avait cependant coûté plus d’un sacrifice. Docteur en droit, fort bien né, possesseur d’une belle fortune, doué de nobles facultés rehaussées par la parfaite distinction de sa personne et de ses manières, il aurait pu prétendre à tout dans le monde et dans les régions élevées de la vie publique, où il serait entré de plain-pied. Il aima mieux vivre pauvre et obscur pour l’amour de Jésus-Christ, et, à vingt-cinq ans, il quittait tout, son brillant avenir et une admirable mère, justement fière d’un tel fils, pour entrer dans la Compagnie de Jésus. Les supérieurs ne furent pas longtemps à s’apercevoir de son mérite, mais ils ne se hâtèrent pas de le mettre sur le pinacle. Après deux années de noviciat, après une autre année consacrée à l’étude de la philosophie et à la préparation d’un examen, ils lui assignèrent ces humbles mais importantes fonctions de surveillant, trop semblables à celles que Dieu confie à ses anges pour qu’un vrai religieux puisse les dédaigner. Il y déploya une rare maturité et un remarquable coup d’œil. C’était, a dit quelqu’un qui l’a bien connu, « un surveillant de grande attitude. » Je le crois bien ! Comme il marchait en la présence de Dieu, il possédait son âme dans la paix et une certaine dignité calme ne l’abandonnait jamais. Aussi personne ne s’étonna, quand, jeune encore, sa théologie terminée, il fut nommé recteur. Il était de toute manière à la hauteur de sa position, et mis aux prises avec des difficultés peu communes, qui auraient déconcerté une âme moins vaillante, il en triompha par sa sublime abnégation et la grandeur de sa foi. Clerc connut aussi à l’école Sainte-Geneviève le P. Caubert, qui, dans la sinistre journée du 26 mai 1871, accompagnait au dernier combat le P. Olivaint et le P. de Bengy, et tombait avec eux sous la fusillade de la rue Haxo. Aujourd’hui une même sépulture les réunit tous et ils reposent glorieusement ensemble au pied de l’autel des Martyrs.

On le voit donc, le futur martyr de la Roquette se trouvait là dans son élément, en compagnie d’âmes de même trempe, de même qualité que la sienne ; et il expérimenta qu’il ne s’était pas trompé, lorsque, fuyant le monde et redoutant pour sa faiblesse la contagion de ses vices, il s’était dit le jour de son élection :« La vie commune religieuse vous porte presque sans que vous le sentiez, aux vertus opposées, et vous encourage à toutes les autres par le bon exemple. »

On peut résumer en deux mots les huit années qu’il passa à l’école Sainte-Geneviève : il s’effaça de plus en plus, et il se dévoua sans réserve. Avant comme après sa théologie, chargé d’un cours de second ou de troisième ordre, il ne brilla pas plus que d’autres dont les connaissances n’étaient, à beaucoup près, ni aussi étendues ni aussi relevées que les siennes. Un de ses supérieurs, comme lui élève de l’École polytechnique, trouvait son cours presque trop savant. Au point de vue tout pratique de la préparation des examens, ce n’est point un éloge.

Peut-être aussi son esprit essentiellement alerte et primesautier avait-il quelque peine à régler sa marche de manière à ce qu’il fût facile à tous de le suivre. Il compensait ce défaut par une complaisance à toute épreuve qui mettait ses élèves parfaitement à l’aise, et leur permettait de lui demander, à temps et à contre-temps, toutes les explications désirables. Quelques lignes de sa main nous montrent dans quel esprit vraiment surnaturel, avec quel détachement de lui-même et quel humble acquiescement à la volonté de Dieu, il acceptait dans sa plénitude, si contraire à la nature et si ingrate qu’elle pût être, la tâche que lui imposait l’obéissance dans les fonctions assez diverses qu’il avait à remplir auprès des élèves.

« L’emploi que j’ai reçu avec indifférence me paraît le plus désirable qu’on puisse avoir dans la maison.

« Enseigner les sciences utiles à la carrière temporelle des enfants.

« Enseigner les vérités de la religion, et enfin enseigner la vertu.

« Il me faut, pour le premier et le second point, du travail ; il me faut pour le troisième, être très-uni avec Jésus-Christ. Je veux m’y efforcer et j’expliquerai la vie de Notre-Seigneur à la Congrégation.

« Mes instructions" seront moins sous forme de thèses, plus sous forme de conférence.

« Je veux être comme le bâton par rapport aux corvées. »

Ainsi le P. Clerc, alors prêtre, était cette année-là ; 1° professeur de mathématiques (enseigner les sciences utiles à la carrière temporelle des enfants) ; 2° chargé d’un catéchisme (enseigner les vérités de la religion) ; 3° directeur d’une congrégation, et c’était là principalement qu’il avait à enseigner la vertu. En outre, il était requis pour certaines corvées, qui ne lui appartenaient à aucun de ces trois titres et dont l’énumération complète est impossible, attendu qu’elles se composaient surtout d’accidentel et d’imprévu. Conduire les élèves à la promenade, pas toujours, bien entendu, par le plus beau temps du monde ; les accompagner, les jours de sortie, aux gares des chemins de fer ; surveiller, à l’heure de la rentrée, les parloirs, les cours et les corridors, etc., etc. ; tout cela n’a rien à démêler avec l’enseignement des mathématiques et ce n’est pas aux honorables professeurs de nos lycées qu’il faudrait s’adresser pour l’accomplissement de pareille besogne. Ils se retranchent dans leur classe, comme c’est leur droit : suum cuique. Plût à Dieu seulement que cette surveillance de tous les instants, où la bonne tenue et la moralité des élèves sont intéressées au plus haut point, ne fût pas abandonnée à des auxiliaires d’ordre subalterne, dépourvus d’autorité comme de dignité personnelle et incapables d’inspirer à la jeunesse le respect qu’ils n’ont pas toujours pour eux-mêmes ! C’est là, on en convient, une des grandes plaies de l’éducation laïque, et l’on en cherchera vainement le remède en dehors des sentiments que la foi met au cœur du religieux et du prêtre. Avec le zèle des âmes et l’obéissance religieuse, tout devient facile, et ce qui partout ailleurs était réputé petit et méprisable s’ennoblit par l’élévation du but et la grandeur du résultat. Ah !sans doute, humainement parlant, c’est un assez triste métier de conduire une escouade d’adolescents en promenade, surtout à travers les rues et les boulevards de Paris, où l’on peut redouter pour eux de fâcheux contacts et des éclaboussures de plus d’une sorte. Mais on ne s’est pas fait religieux, ni en particulier Jésuite, pour se donner du bon temps, et si l’on a la sainte passion de glorifier Dieu et de sauver les âmes en se mortifiant, on en trouvera là le moyen avec toutes les chances du monde d’échapper aux assauts de la vaine gloire et aux surprises de l’amour-propre. S’il en coûte un peu, — et il en coûtera quelquefois beaucoup à la nature, — au moins ce n’est pas peine perdue, et le résultat est immanquable à la longue. Malgré la légèreté de leur âge, les jeunes gens comprennent d’instinct que si un homme de mérite, après tant d’autres sacrifices, renonce en leur faveur à son repos et à ses aises, c’est qu’il attend beaucoup d’eux, et, touchés d’un tel dévouement, ils travaillent à s’en rendre dignes. C’est pour eux la semence des meilleurs sentiments, et tels vous diront qu’ils ont été gagnés par là, sans trop savoir comment, au devoir et à la vertu. Jamais, du haut de sa chaire, où il fait pourtant preuve de science, de talent et de zèle, le professeur le plus accompli n’eût remporté sur eux pareille victoire. Mais ils ont vu ce même professeur descendre jusqu’à eux, entrer pour ainsi dire dans le tous les jours de leur vie d’écoliers, se mêler peut-être à leurs jeux, se prodiguer du matin au soir en se faisant tout à tous ; alors tout est dit, ils savent à quel ami véritable et sûr ils ont affaire, et il leur sera bien difficile de résister à ses instances lorsqu’il leur demandera pour toute récompense de faire leur devoir en conscience et de songer tout de bon à devenir, non pas seulement de braves gens, mais des gens de cœur, mais de vrais et solides chrétiens.

Voilà quelle est l’importance capitale de ces humbles et fatigantes corvées dans une maison d’éducation chrétienne. Saint Ignace avait dit que le religieux obéissant était comme un bâton dans la main d’un vieillard. Le P. Clerc, se faisant à lui-même l’application la plus méritoire, veut être comme un bâton pour les corvées. Ceux qui l’ont vu à l’œuvre diront qu’il s’en acquittait de la meilleure grâce du monde. Aussi était-il universellement chéri et respecté de ses élèves.

S’il y allait de si grand cœur lorsqu’il ne s’agissait que de discipline extérieure, qu’était-ce donc dans son catéchisme, dans sa congrégation, où il enseignait non plus les mathématiques, mais la vertu et la religion ?

Sa congrégation se composait des futurs élèves de l’École polytechnique ; c’était la tête, l’élite de l’école Sainte-Geneviève, et comme ces jeunes gens joignaient en général la distinction du talent à l’autorité de la vertu et du caractère, leur exemple était très-puissant dans la maison et il dépendait d’eux en quelque sorte d’entraîner à leur suite dans la bonne voie le reste de leurs camarades. Le P. Clerc s’appliquait à fortifier leur foi, à la prémunir contre les dangers qui allaient bientôt l’assaillir, à leur inspirer une piété sincère, virile et généreuse, une tendre dévotion envers Jésus-Christ et sa sainte Mère, et à mettre ainsi sous la garde de la Vierge Immaculée tous les trésors que promet à la maturité de l’âge la pureté d’un cœur de vingt ans. Aussi ses congréganistes le vénéraient-ils comme un saint, et ils le chérissaient comme le meilleur des pères. « Il y mettait tout son cœur, » a dit le R. P. de Ponlevoy, qui, visitant l’école Sainte-Geneviève en qualité de Provincial, avait particulièrement l’œil ouvert sur tout ce qui tenait au service de Dieu et ne pouvait être indifférent à un spectacle si consolant pour sa foi. « J’ai assisté plusieurs fois, ajoutait-il, à ces réunions pour les présider. On ne saurait dire la jubilation qui respirait dans la personne du P. Clerc au milieu de tous ses enfants. »

Ses enfants !c’est bien le mot, et ce que nous verrons des rapports affectueux qui se liaient entre eux et lui et se poursuivaient, toujours intimes et confiants, longtemps après leur entrée dans le monde, nous attestera combien son action était profonde sur les cœurs qu’avait une fois touchés la flamme de sa charité et de son zèle.

Quelques mots ici sur les quatre années que le P. Clerc consacra à l’étude de la théologie dogmatique (1861-1865) et qu’il passa au scolasticat de Laval, où l’on a gardé de lui bon souvenir.

Il se remit donc sur les bancs à quarante et un ans, et cela, on peut le croire, de fort grand cœur, heureux d’obéir à ses supérieurs, et heureux aussi, au delà de toute expression, de retrouver son saint Thomas et d’avoir avec lui de longs et studieux entretiens. Que dis-je saint Thomas ? C’était toute l’école qui venait à lui et il l’accueillait de fort bonne grâce. Tantôt Suarez, et tantôt Tolet ou Fonseca — ses cahiers en font foi — occupaient tour à tour ses doctes loisirs et il s’abandonnait sans contrainte au penchant qu’il avait toujours éprouvé pour la scolastique. ‘Il faut noter ceci comme un trait de sa physionomie, et ce n’est pas le moins attachant. En toutes choses il avait, si j’ose dire, horreur du quod justum et il inclinait à tout ce qu’il jugeait non-seulement utile, d’une utilité pratique et immédiate, mais encore noblement surérogatoire ; et comme il avait mis un certain luxe dans l’usage des mortifications corporelles, il en mit aussi dans ses études ; suivant toujours cette généreuse impulsion que nous avons remarquée en lui dès le noviciat et persuadé qu’il ne faut rien de médiocre au service de Dieu.

L’étude ne fut pas sa seule occupation. Il était prêtre ; il exerça soit à Laval, soit dans les villes voisines, quelques-unes des fonctions du ministère évangélique, et donna même des missions dans les campagnes. Mais c’est surtout à la jeunesse ouvrière de la ville qu’il consacra les prémices de son zèle ; et voici ce que nous écrit à ce sujet un ami qui, se trouvant à Laval, a bien voulu interroger à notre intention des souvenirs encore tout vivants et nous transmettre les renseignements qu’il a puisés aux meilleures sources :

« Les membres de la conférence de Saint-Vincent de Paul se rappellent encore avec bonheur les débuts du P. Clerc comme catéchiste des apprentis. Ses instructions étaient solides et parfaitement appropriées à son auditoire ; il savait surtout le captiver par des récits pleins d’intérêt. Aussi les enfants aimaient-ils à l’entendre, et plusieurs ont avoué depuis qu’ils ont trouvé dans ses conseils un puissant secours.

« Une autre œuvre plus importante, à laquelle il fut consacré par ses supérieurs, ne lui permit pas de continuer. Je veux parler de l’œuvre de Beauregard. Arracher les jeunes gens aux plaisirs dangereux de la ville, en leur procurant d’innocents délassements, telle est la pensée qui a présidé à la fondation de cette institution charitable. Les dimanches et jours de fête, de jeunes ouvriers se réunissent dans une maison agréablement située. Ils y assistent à la messe et aux vêpres, se reposent au milieu de joyeux compagnons des fatigues de la semaine, et le soir rentrent au sein de leurs familles. Ils se font généralement remarquer par des habitudes paisibles et par l’assiduité au travail. Quelle différence avec ces pauvres ouvriers qui usent leurs forces dans la débauche et ne reprennent que péniblement le travail interrompu !

« Le P. Clerc ne tarda pas à se faire aimer de tous, du président et des enfants. Il se mêlait à tous les jeux, afin de mettre de l’entrain par son exemple. Son habileté était proverbiale ; il provoquait les plus forts et se laissait souvent battre pour procurer à ses antagonistes l’honneur et le plaisir de la victoire. Quand le mauvais temps ne permettait pas à cette bruyante jeunesse de prendre ses ébats dans la prairie, le P. Clerc était le centre autour duquel on se rassemblait et alors commençait un récit palpitant d’intérêt, un interminable récit dont l’intrigue se compliquait plus ou moins, selon la durée du mauvais temps. Tous écoutaient avec la plus grande attention, et souvent même, malgré le retour du beau temps, le narrateur cédait à la douce violence qui lui était faite et menait à bonne fin l’histoire commencée.

« S’agissait-il d’une mesure d’administration, son avis était généralement adopté comme le meilleur. Fallait-il employer la rigueur contre un esprit indiscipliné ? le P. Clerc intercédait pour le coupable : son cœur était si miséricordieux ! Un enfant avait-il mérité d’être renvoyé ? le Père n’y consentait qu’avec peine ; il voulait qu’on attendît, car, pour lui, c’était une âme de plus qui allait se perdre. »

Nous le savons d’ailleurs, et par une source également très-sûre, le zèle qu’il déploya dans cette œuvre, à la poursuite des âmes, eut souvent les plus doux et les plus consolants résultats. Son aimable enjouement lui avait gagné tous les cœurs, mais son influence était grande surtout sur ceux de ces jeunes gens qui approchaient de l’âge mûr, et quelques-uns, dociles à ses conseils, firent de remarquables progrès dans la vertu. L’un d’entre eux, à vingt-six ans, commença ses études classiques afin d’entrer dans les saints ordres. Quelle ne fut pas l’ardeur du P. Clerc à seconder son dessein ! Que de démarches ! Que de fatigues ! Il ne fut content qu’après lui avoir procuré, autant qu’il était en lui, les secours nécessaires pour faire ses études et pour suppléer le salaire de ses journées.

Ainsi, dans la mesure du possible et sans laisser refroidir son zèle pour la théologie, le P. Clerc, pendant son séjour à Laval, consacrait ses plus doux loisirs à la pratique de cette ingénieuse et active charité dont il connaissait depuis longtemps tous les secrets et qui avait fait dire de lui, à Indret, alors qu’il était encore officier de marine, qu’il valait à lui seul toute une conférence de Saint-Vincent de Paul.

Et maintenant, qu’on nous permette une réflexion en terminant ce chapitre, l’un des plus courts de cette biographie où nous avons par-dessus tout à cœur d’être véridique.

Voilà donc, rassemblé en fort peu de pages, tout ce que nous avons pu recueillir d’intéressant sur cette partie considérable de la vie religieuse de notre bien-aimé frère, comprise entre la fin de son noviciat et le commencement de sa troisième Probation : c’est-à-dire sur treize années pleines, dont il passa une à Vaugirard, huit à l’école Sainte-Geneviève et les quatre autres à Laval. Assurément, au point de vue purement humain, c’est fort peu de chose, et l’on nous reprochera peut-être d’avoir encore, dans notre brièveté, trop insisté sur certains détails. Cependant l’auteur de l’Imitation nous dit en propres termes : « Ce n’est pas peu de chose que de demeurer dans les monastères ou dans une congrégation, d’y vivre avec ses frères sans reproche et d’y persévérer avec fidélité jusqu’à la mort [iv] » Mais quand la mort qui couronne une si sainte vie est celle d’un martyr, que vous en semble ? Ne vaut-il pas la peine alors de s’enquérir des mérites cachés ou peu éclatants auxquels Dieu réservait dans sa sagesse l’incomparable honneur de cette suprême victoire ?

C’est pourquoi, ayant à dérouler ces treize années de vie religieuse, où le jour succède au jour sans changer le cours des occupations ni varier l’emploi des heures, nous n’avons pas cru devoir, pour complaire aux goûts du monde, omettre des faits petits et vulgaires en apparence, mais où un œil exercé saura discerner, à la lumière de la foi, le grand caractère d’une vertu à l’épreuve des plus rudes combats et à la hauteur de tous les sacrifices.

 

 



[i]Tum de adversis, tum ex prosperis, justorum vitam quasi admirabili varietate contexit. [a]

[ii]Celle du duc d’Orléans, fils aîné du roi Louis-Philippe. Voyez la Vie du R. P. de Ravignan, par le P. A. de Ponlevoy ; Paris, 1860, t. I, p. 244.

[iii]Voyez : Souvenirs de l’École Sainte-Geneviève. Notices sur les élèves tués à l’ennemi ; par le R. P. Chauveau, de la Compagnie de Jésus ; 3 vol. in-i8.

[iv]Non est parvum in monasteriis vel in congregatione habitare, et ibi sine querela conversari, et usque ad mortem fidelis perseverare. Imit., 1. i, cap. xvii.


Notes additionnelles :

[a] In Jean Racine, Athalie, Acte iii, scène iv

[b] « Il ne les laisse pas toujours ni dans les périls ni dans la sécurité, mais il fait de la suite de leur vie comme un tissu et une chaîne admirable de biens et de maux. », Saint Jean Chrysostome, Matthieu, 2, 11-16, Homélie 8.

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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 10)

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CHAPITRE X.

 

alexis clerc dans la compagnie de jésus.
saint-acheul.

 

 

Enfin, après quatre années d’attente, Clerc allait pouvoir répondre à l’appel du Seigneur qui se faisait entendre à son cœur d’une manière toujours plus forte et plus pressante. Cependant, tout n’était pas fait ; il y avait des liens à rompre avant qu’on pût l’admettre au noviciat, et il était facile de prévoir que l’opposition paternelle, singulièrement favorisée par les circonstances, ne désarmerait pas du premier coup. N’allait-elle pas même se déclarer à tout jamais inflexible et implacable ? Hélas !on ne le verra que trop, c’est ce qu’elle fit et elle tint cruellement parole jusqu’au bout.

Clerc dut avoir le pressentiment des obstacles qui l’attendaient et du rude combat qu’il aurait à soutenir, lorsque, ayant fait part de sa résolution au P. de Ravignan dès son arrivée à Lorient, il reçut cette réponse peu encourageante :

Paris, 35, rue de Sèvres, 18 Juillet 1854.

« Mon bien cher ami, votre lettre m’apporte de bien douces consolations. La grâce de Dieu vous garde et vous conserve tous les dons de sa bonté : prions pour que sa volonté s’accomplisse entièrement sur vous.

« Vous devez attendre, ce me semble, encore pour prendre une résolution dernière. Votre démission serait intempestive. Sans doute, il faut prévoir les difficultés et les obstacles ; cependant, ne craignons rien quand nous ne cherchons que la gloire de Dieu et le bien de notre âme.

« Vous ne pouvez douter de mon tendre intérêt, il vous accompagne partout. Adieu donc et au revoir. Soyons unis dans le cœur de Notre-Seigneur et dans la plus ferme espérance.

« Mes dévoués souvenirs au commandant.

« X. de Ravignan. »

Il est à croire que le P. de Ravignan fut satisfait des explications que Clerc lui donna lorsqu’il vint à Paris et qu’alors, d’opposant qu’il était, il se déclara son allié et son auxiliaire ; il nous semble même impossible qu’il ne se soit pas rendu si le généreux postulant lui mit sous les yeux l’élection qu’il avait faite à Chang-haï et qui avait reçu, dix mois auparavant, l’approbation d’un religieux aussi sage et aussi éclairé que le P. Languillat. L’illustre et saint religieux n’avait-il pas tracé lui-même, dans son bel ouvrage De l’Existence et de l’institut des Jésuites, la route où il voyait son jeune ami marcher d’un pas si ferme ? N’avait-il pas, en traitant de l’Élection et en faisant appel à sa propre expérience, écrit ces lignes où Alexis dut se reconnaître : « Quand l’âme est tranquille, qu’elle possède en paix toutes ses puissances, elle balancera, elle pèsera les motifs opposés, consultant Dieu dans la prière. Elle se placera sur le lit de mort, aux pieds du souverain juge ; ou bien près d’un inconnu qui, rencontré pour la première fois dans la vie, exposerait ses doutes, demanderait la solution, appellerait tout le désintéressement du plus libre conseil. La lumière se fait ainsi : le choix se détermine, il immole sur l’autel du sacrifice toutes les répugnances de la nature. Jésus-Christ a vaincu, et le disciple fidèle, vainqueur avec lui, chante et célèbre son triomphe en dévouant au Seigneur ses forces, ses travaux et sa vie tout entière, ou dans l’apostolat du monde, ou dans la milice sacrée. — O Dieu ! je vous bénis et vous rends grâces : c’est ainsi que vous avez fixé ma vie et assuré pour jamais ma bienheureuse existence [1]. »

Langage que comprendra quiconque a passé par la même voie et est parvenu au même terme, mais inintelligible pour M. Clerc le père, non-seulement à cause de sa tendresse qui répugnait à ce grand sacrifice, mais encore, il faut le dire, par suite des préjugés dont son esprit était obsédé.

Que se passa-t-il entre lui et son fils quand celui-ci lui déclara qu’il voulait être Jésuite et qu’il allait, de ce pas, frapper à la porte du noviciat de Saint-Acheul ? On le devine de reste. Alexis fut respectueux sans doute, mais il fut ferme ; il avait reconnu la nécessité et la convenance d’obtenir le consentement de son père, s’il le pouvait ; ne le pouvant pas, il se rappela que Jésus-Christ a dit : Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi [2], — et il partit pour Saint-Acheul.

Il avait pourtant laissé l’espoir qu’il reviendrait ; car n’ayant passé que huit jours au plus à Paris, il n’avait eu le temps ni de faire agréer sa démission, ni de mettre ordre à ses petites affaires comme un homme qui sera bientôt mort au monde et pour qui les choses d’ici-bas ne seront plus rien. Mais quand il eut une fois touché le seuil du noviciat et acquis la certitude qu’on l’y recevrait, songeant aux assauts qui l’attendaient à Paris et à l’impossibilité trop réelle de rien gagner sur l’esprit de son père, il pensa qu’il ne devait plus quitter le port où il venait d’entrer, afin qu’il fût bien entendu que sa résolution était définitive et irrévocable. Il écrivit donc à M. Clerc :

« Mon cher père,

« Je te remercie de la bonté que tu as montrée quand je t’ai fait part d’un projet qui t’affligeait beaucoup. Assurément, je voudrais pouvoir t’en éviter le chagrin, mais je sens bien qu’en t’en expliquant les motifs, je n’y parviendrai qu’imparfaitement. J’obéis à la conviction que je dois prendre ce parti malgré les sacrifices qu’il m’impose. La constance que j’ai gardée à ce projet pendant quatre années au milieu de circonstances si diverses et toutes faites pour m’en distraire, ainsi que tu l’espérais, indique assez qu’il n’y a plus qu’à l’exécuter. On ne prend pas dans la vie de résolution capitale même avec autant de maturité et de réflexion, et je manquerais à un devoir si, pour conserver quelques avantages de bien-être et de vanité, je refusais de me rendre à la voix de ma raison éclairée par tous les moyens. Ainsi, mon cher père, crois que, dans cette affaire, je n’agis sous l’illusion d’aucun entraînement, sous l’influence d’aucun enthousiasme ; le peu de jours où tu m’as vu de près t’a, je pense, fait porter ce jugement. Pourquoi alors prévoir des regrets inutiles, ou pour mieux dire, pourquoi les craindre ? Ne les a-t-on pas en effet prévus et conjurés par tant de réflexions, de conseils expérimentes et par une si longue temporisation ?

« Je sais que ton chagrin ne vient que de ton affection désintéressée qui redoute pour moi-même un mal où je parais courir aveuglément ; le mal, cependant, est au contraire de rester où je me trouve déplacé et où ma conscience ne peut plus avoir la paix. Ce sont là de petits mystères intérieurs que tu pénétreras facilement ; en réalité, je quitte un bien apparent et un mal réel et j’embrasse un bien réel et un mal apparent.

« Cependant, bien que la raison justifie ma conduite, elle n’est pas suffisante toute seule pour la dicter ; il faut autre chose que la raison pour imposer un sacrifice même assez léger, et c’est à cette partie noble de notre âme qui commande alors à notre volonté que je veux m’adresser pour que l’amour de ce qui est meilleur, plus parfait, te fasse plus facilement supporter ce que je fais dans un but généreux.

« Je t’annonce donc, mon cher papa, que l’on veut bien me recevoir au noviciat ; il me reste à suivre fidèlement la voie où Dieu m’appelle, et à toi, mon cher père, à prendre part à mon entrée dans la vie religieuse, en l’acceptant le plus possible pour l’amour de Dieu.

« Je crois plus sage de ne pas retourner à Paris, pour épargner le mal à propos des visites que j’aurais à faire aux personnes qui ignorent ma résolution et aussi les représentations toujours les mêmes que ne manqueraient pas de faire les étrangers. Je me sentais déjà passablement gauche, je ne saurais plus du tout maintenant quelle mine faire ; d’ailleurs, après cette reculade, le saut ne serait que plus difficile. Le très-petit nombre d’affaires que je laisse en arrière pourra s’arranger par correspondance. D’ailleurs, je n’aurai jamais été si près de vous ; en trois heures, quand tu le pourras, tu viendras me voir.

« Que le bon Dieu nous donne la force d’accomplir ce qu’il demande de nous !

« Adieu, cher papa, je t’embrasse avec toute tendresse et prie Dieu qu’il te rende ce coup moins dur par la conviction que nous obéissons à sa sainte volonté.

« A. Clerc.

« Saint-Acheul, 19 Août. »

 

Cette lettre si tendre et si respectueuse mit le comble à la douleur de ce pauvre père, à son désespoir, car il sentit que la lutte qu’il allait engager avec son fils ne pouvait être pour tous les deux qu’une source inépuisable d’amertumes. Mais la passion ne raisonne pas, et il était bien résolu à s’opposer, coûte que coûte, à la vocation d’Alexis, même au prix du bonheur qu’ils avaient toujours trouvé l’un et l’autre dans l’union jusque-là si facile et si naturelle de leurs cœurs. Aussitôt après le départ d’Alexis pour Saint-Acheul, il avait rédigé une note où il s’ingéniait à trouver des raisons pour le détourner de son projet. Tout à l’heure, c’était pour son propre bien qu’Alexis devait rester dans la marine, mais maintenant, c’était dans l’intérêt de son père ; et, se faisant égoïste à plaisir, il imaginait un avenir lointain où Clerc, ayant pris sa retraite, le recevrait à son foyer, dans son humble ménage de garçon, désir qu’il exprimait sous toutes réserves, confessant qu’à vrai dire il serait difficilement mieux qu’auprès de son fils Jules et de sa belle-fille.

Mais bientôt il a recours à d’autres armes, dont il ne s’était pas avisé tout d’abord, et il ajoute en Post-Scriptum :« Je te prie de réfléchir encore que tu ne peux dans ce moment donner ta démission. Ce serait une lâcheté de déserter ton poste au moment où il peut y avoir du danger à courir. » Sur ce dernier point, Clerc pouvait avoir le cœur fort à l’aise ; sa résolution datait d’assez loin pour que, grâce à Dieu, la guerre de Crimée n’y entrât pour rien. S’il eût obtenu du service dans la Baltique, il aurait attendu la fin de la campagne pour donner sa démission, et cela, non par crainte du déshonneur, qui ne pouvait l’atteindre, mais par un sentiment élevé du devoir militaire. On avait déjà vu en Chine, comme on vit plus tard à la Roquette, s’il était homme à marchander sa vie et à reculer devant les boulets et les balles.

M. Clerc-terminait par une adjuration et une menace :

« Je t’adjure, par toute l’autorité qu’un père peut avoir sur son fils, d’ajourner ton projet au moins jusqu’à la fin de la guerre.

« Si tu n’accèdes pas à ma prière, ne m’écris plus ; tout commerce sera désormais fini entre toi et moi. »

Voilà, certes, un terrible assaut ; mais Clerc avait tout prévu, était préparé à tout ; pour l’amour de Celui qui endura sur la croix un incompréhensible abandon de son Père céleste, il se résigna dès lors à se voir ici-bas, si telle était la volonté de Dieu, renié et repoussé par son père selon la chair.

Le P. de Ravignan était alors à Saint-Acheul ; il y venait souvent en automne chercher la solitude qui lui fut toujours chère, et se retremper dans le travail et la prière, comme aux jours où, encore obscur, il y consacrait les prémices de son talent et de son zèle à l’enseignement de la théologie. M. Clerc, qui savait bien que les conseils de l’éminent religieux avaient déjà prolongé de quatre années le séjour de son fils dans le monde, s’adressa à lui en toute confiance à l’effet d’obtenir qu’Alexis, laissant là ses idées de vocation, revînt à Paris. Il se flattait sans doute d’avoir trouvé un moyen infaillible de vaincre l’obstination de son fils. Vain espoir ! Voici quelle fut la réponse du P. de Ravignan :

 

« Saint-Acheul, 24 Août 1854.

« Monsieur,

« Je comprends parfaitement les peines que ressent un cœur de père et je m’associe à vos regrets. Mais vous comprendrez aussi que, dans une question aussi grave, à l’égard de monsieur votre fils, je ne puis et nous ne pouvons tous que le laisser à lui-même. Il est libre aujourd’hui, il le sera pendant tout le temps de son noviciat (deux ans) s’il y reste : il ne contracterait d’engagements par les vœux de religion qu’après cette époque. Il aura donc le loisir d’examiner sa vocation et de se décider en pleine connaissance de cause. A son âge, avec son expérience du monde, il est plus qu’un autre à l’abri de toute illusion. La conscience, la conviction de l’âme devant Dieu sont ce qu’il y a de plus respectable et de plus sacré ; et toutes les autorités, comme tous les sentiments, j’ose le dire, doivent s’incliner devant une détermination consciencieuse dont Dieu seul est juge.

« J’espère que vous voudrez bien, Monsieur, agréer mes excuses de ne pouvoir faire ce que vous désirez. Veuillez recevoir, avec mes vœux les plus sincères, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« X. de Ravignan. »

M. Clerc ne se rendit pas ; il avait juré d’être irréconciliable et il le fut ; c’était pour lui un point d’honneur et une sorte d’engagement de conscience ; son libéralisme politique et religieux, son patriotisme exalté, son ambition paternelle et jusqu’à sa tendresse qu’il croyait outragée, tout se réunissait pour l’affermir dans cette opposition ardente et agressive qui, dès le commencement, ne laissait espérer ni paix ni trêve.

Voilà quels combats et quels déchirements, si sensibles à une âme bien née, accueillaient Clerc à son entrée dans la vie religieuse. Dès le premier pas il se sentait atteint dans ses affections les plus chères, et, victime volontaire, il ne lui restait qu’à se courber sous la croix qu’il allait porter toute sa vie.

Il n’était encore que dans sa première probation. On nomme ainsi un laps de temps de dix à douze jours, consacré à un examen réciproque, où le postulant se fait connaître lui-même tout en prenant connaissance des constitutions de la Compagnie ; examen nécessaire, on le conçoit, pour éviter de part et d’autre, dans une affaire si importante, tout malentendu, toute surprise. Le P. Alexandre Mallet, maître des novices et, en cette qualité, chargé d’examiner les dispositions de Clerc, son plus ou moins d’aptitude à la vie et aux emplois de la Compagnie, le P. Alexandre Mallet était un homme vraiment intérieur, austère et doux, de frêle constitution et de chétive apparence, non sans chaleur de cœur quand il s’agissait du bien des âmes et des intérêts de la gloire de Dieu, mais fort peu accessible à l’enthousiasme et particulièrement attentif à se tenir en garde comme à prémunir les autres contre les illusions même généreuses. On voit que si ce caractère convenait à Clerc, c’était surtout par les contrastes, par l’avantage qu’il avait de rencontrer dans son guide spirituel des qualités dont il n’était peut-être pas pourvu lui-même au même degré. Donc, avant de l’admettre au noviciat, le P. Mallet, qui, à la rigueur, aurait pu s’en rapporter au P. Languillat et confirmer purement et simplement l’élection que Clerc avait faite à Zi-ka-wei, soit pour mettre à l’épreuve la vivacité de ses désirs, soit pour obtenir plus de clarté dans une matière où l’on n’en saurait avoir trop, lui prescrivit de faire une nouvelle élection en bonne forme pendant sa probation.

Pour le dire en passant, on voit assez par là si nous prenons les sujets au vol pour les enrôler de gré ou de force sous notre bannière, et si le compelle intrare[a], qu’on nous reproche tant, est vraiment notre devise. Clerc n’était certes pas un sujet à dédaigner ; disons mieux, c’était, à raison de ses antécédents, une recrue particulièrement précieuse pour un ordre religieux qui ouvrait en ce moment des écoles préparatoires. Rien de tout cela cependant ne fit qu’on crût pouvoir traiter à la légère cette grande affaire de la vocation.

Clerc fit une nouvelle élection. Comme on le pense bien, elle ne diffère pas notablement de la première, au moins pour le fond ; mais sous le coup de l’épreuve et de la contradiction, la résolution de tout quitter pour appartenir à Jésus-Christ s’accentue avec un redoublement d’énergie qui a sa valeur et son éloquence. Nous en citerons quelques traits des plus remarquables.

A la première question qu’il se pose : « Suivrai-je les conseils ou seulement les préceptes ? » il fait les réponses suivantes : « C’est une honteuse défaite de s’en tenir aux préceptes après avoir déjà longtemps essayé de suivre les conseils.

« C’est une très-lâche défaite que de céder sans combattre par la seule crainte de la bataille.

« C’est un impardonnable mépris de la grâce de Dieu, qui, sans beaucoup de peine, m’a quelque temps fait marcher dans la voie de ses conseils.

« La grande sûreté pour le salut que la voie des conseils ! Pour moi, choisir l’autre, c’est comme choisir la perdition.

« Dois-je moins après la grâce d’une conversion si extraordinaire ?

« Enfin, je veux suivre la voie des conseils parce que j’aime Dieu et veux le servir de mon mieux.

« Je m’en sens la force avec la grâce de Notre-Seigneur.

« Je veux de tout mon cœur, de tout mon esprit, de toutes mes forces, servir aujourd’hui et tous les jours de ma vie le Seigneur mon Dieu, mon très-miséricordieux, très-aimable et très-doux Sauveur, en m’efforçant de l’imiter avec le secours de sa sainte grâce et en montrant la plus entière docilité à ses conseils et à ses inspirations. Ainsi soit-il.

« Cette voie des conseils est celle même de Notre-Seigneur Jésus : Qui vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem suam [3]. »

A la seconde question : « Dois-je embrasser la vie religieuse ou rester dans le monde ? » il répond :

« C’est un petit sacrifice de renoncer à ma position, je veux l’offrir au bon Dieu.

« Les vertus sont pratiquées dans la vie religieuse ; elles ne sont que méditées tout au plus dans le monde.

« L’expérience me prouve que je perds tous les jours quelque chose depuis trois ans.

« Il y a de bien plus grands dangers à terre.

« De plus grands aussi seront désormais à bord, où je serai sollicité par des emplois plus importants et honorifiques. »

En effet, Clerc, à son retour de Chine, était proposé pour un commandement et pour la légion d’honneur. Le beau moment pour faire à Dieu un petit sacrifice, c’était donc celui-là ; plus tard, le sacrifice eût été plus grand sans doute ; mais différer par ce motif, c’eût été tenter Dieu et trop présumer de ses forces. Autres raisons pour embrasser la vie religieuse :

« Sainte obéissance, que j’ai mal pratiquée à bord, je veux que vous soyez désormais ma règle suprême, et j’espère mieux vous pratiquer quand je devrai le faire toujours, parce que vous me serez une stricte loi et non une œuvre surérogatoire.

« Le bien de l’exemple, seule raison plausible que l’on allègue, est plus grand en quittant toutes choses pour le désir de mieux servir Dieu. »

Troisième question : « Dans quel ordre entrerai-je ? »

Réponse : « Dans la Société de Jésus.

« Je la crois la plus propre à mon profit spirituel.

« Elle emploie toujours chacun le mieux possible, de façon à lui donner la satisfaction de travailler plus à la gloire de Dieu qu’il n’eût pu le faire sans la Compagnie.

« Elle s’appelle justement la Société de Jésus, parce qu’on y vit dans la présence et la société de Jésus qu’on médite toujours.

« Elle s’appelle justement la Compagnie de Jésus, parce que Jésus est le capitaine qui la conduit au combat et qu’elle souffre avec lui la persécution et les mépris.

« Enfin, j’aime la Compagnie.

« Aussi, je veux entrer dans la Compagnie de Jésus.

« Je conseillerais à un homme dans ma position, qui me serait du reste inconnu, de quitter tout et d’entrer au noviciat avec la ferme intention de faire après ses vœux.

« Je veux, au jour de la mort et du jugement, me féliciter d’avoir aujourd’hui quitté le monde pour la Compagnie de Jésus.

« A. Clerc.

« Saint-Acheul, jour de la fête de saint Augustin, 1854. »

 

« Presque jamais la pensée de travailler à la gloire de Dieu, en procurant le salut du prochain, n’a traversé mon esprit sans émouvoir mon cœur et sans m’inspirer le zèle ; j’ai très-habituellement éloigné cette pensée comme n’étant pas encore à sa place, mais me plaisant à croire qu’elle le serait un jour. »

————

Comment résister à des signes de vocation si manifestes et à des désirs si persévérants ? Aussi, on ne résista plus, et ce jour-là même, fête de saint Augustin, la porte du noviciat s’ouvrit pour Alexis. Sa jeunesse avait ressemblé à celle de l’évêque d’Hippone ; il se promit d’imiter ce grand converti dans la sincérité de sa pénitence et l’ardeur de sa charité. A dater de ce jour, il n’est plus du monde, et il met toute sa joie à se faire oublier. Sa démission lui arriva vers le milieu de septembre (elle est datée du 15) ; il pria son frère de régler ses petites affaires ; le peu d’argent qui devait encore lui revenir (sans doute comme dernière échéance de son traitement d’officier), il l’offrit à plusieurs reprises à son père ; fidèle à sa menace de rupture, M. Clerc le refusa. Alexis l’offrit alors à la Compagnie, pour l’indemniser des dépenses qu’elle ferait à son occasion pendant son noviciat et ses études.

Ici donc commence une vie nouvelle, qui n’a rien d’éclatant, rien d’extérieur, vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ, si cachée que les mondains la regardent comme une mort, et qu’elle leur fait horreur à l’égal du tombeau. Plus de voyages, plus d’expéditions lointaines ; l’uniforme, qui jouit toujours en France d’un tel prestige, remplacé par une pauvre soutane, c’est-à-dire par un vêtement que le siècle honore peu et qu’il ne tolère pas toujours ; enfin, des occupations qui rappellent au religieux l’humilité de Nazareth, mais qui, par là même, se refusent k fournir la matière d’un récit détaillé, à ce point que les évangélistes eux-mêmes n’ont employé que quelques lignes à raconter l’enfance et les trente premières années du Sauveur Jésus.

Nous pourrons cependant pénétrer dans l’intérieur de Clerc, grâce aux notes intimes qu’il avait conservées de son noviciat, et qui contiennent, pour ce temps, sa véritable histoire et le fidèle portrait de son âme. Il s’y joindra le souvenir de ceux qui furent alors ses compagnons ; souvenir nécessairement bien vague, puisque l’humble novice mettait toute son application à s’effacer, et qu’il y avait admirablement réussi.

La première épreuve qu’il eut à subir, le premier expériment, pour parler la langue de l’Institut, ce fut de faire pendant trente jours les Exercices spirituels de saint Ignace ; de s’enfermer pour ainsi dire, à l’exemple du Fondateur de la Compagnie, dans la grotte de Manrèze, et là, de considérer sa fin dernière, ses devoirs envers son Créateur et son Dieu, la grandeur du péché et tous les maux qu’il traîne à sa suite, la malice du pécheur, ses propres égarements, ses fautes, à lui, Alexis, pendant tout le cours de sa vie, et de laver tout son passé, comme si cette conversion était la première, dans les larmes d’un sincère repentir et dans les eaux de la pénitence. Mais, après ces méditations de la vie purgative, qui remplissent la première semaine, tout le reste est à la contemplation et à l’imitation de Jésus-Christ. Le disciple de saint Ignace considère l’aimable Sauveur comme son roi et son capitaine ; il répond à son appel, se range sous son étendard et met son bonheur et son orgueil à le suivre le plus près possible. Or, il y a des âmes plus ou moins vaillantes, même parmi celles qui s’attachent ainsi au Seigneur Jésus ; on embrasse sa croix d’une étreinte plus ou moins ardente, on se dépouille plus ou moins courageusement des livrées du monde pour se revêtir de celles d’un Dieu crucifié. C’est là que Clerc se signale tout d’abord et qu’il se montre brave entre les braves. La plus grande abnégation de soi-même, la mortification continuelle en toutes choses, tels sont les moyens pratiques proposés à ceux qui ambitionnent de s’élever à cette sainte folie de la croix. Abnégation, mortification, et surtout abnégation continuelle, ces mots sont durs et ils épouvantent la nature ; on ne peut se réconcilier avec le mot et avec la chose que par un généreux abandon, par une fidélité sans réserve à la grâce qui vous presse de ne pas rester à moitié chemin.

Voyons si Clerc a été vraiment fidèle, ou s’il a capitulé avec l’ennemi. C’est encore une élection qu’il va faire, le choix du degré de perfection auquel il veut atteindre avec la grâce de Dieu.

« Je proteste devant la divine majesté de Dieu, devant la sainte Vierge et toute la Cour céleste, que je n’ai ni ne veux avoir d’autre intention dans cette élection que de choisir ce qui plaira le plus à Dieu et sera le plus utile à ma perfection dans l’état où la grâce m’a appelé.

« Sentant et ayant plusieurs fois senti une espérance plus filiale en la bonté de Dieu, qui m’aidera à accomplir ce qu’il me conseille, une charité plus vive qui me pousse à être généreux envers Dieu et à tendre avec force et ardeur à ma perfection, et mon âme y trouvant la tranquillité et la paix en Dieu notre Seigneur, tandis que la pensée opposée plonge mon âme dans les ténèbres, le trouble, les attraits bas et grossiers, l’inquiétude des agitations et des tentations, qu’elle jette de la défiance sur ma vocation et ma persévérance et les grâces que Dieu m’accordera pour la suivre, qu’elle rend mon âme paresseuse, tiède et triste et comme séparée de J.-C. notre Seigneur ; — je veux, à la lettre, suivant la Règle 12e, chercher dans le Seigneur la plus grande abnégation de moi-même et, autant que je le pourrai (c’est-à-dire le plus possible), une continuelle mortification en toutes choses.

« J’entends par abnégation une parfaite obéissance, un grand abandon de mon sens propre avec mes frères, le désir de ne me distinguer en rien, une parfaite obéissance et une parfaite observation de la Règle 13e : In exercendis, etc... si quidem injunctum fuerit ut in eis se exerceat [4] ; ce que je prierai le Père Maître de vouloir bien ordonner.

« J’entends par mortification continuelle en toutes choses, la souffrance sans interruption du corps en quelque endroit et de toutes les manières : ainsi porter constamment la chaîne, jeûner toujours et altérer le goût, coucher sur le plancher et tout vêtu ou sur une planche dans mon lit, prendre la discipline tous les jours au moins pendant un Ave et plus si j’en sens la dévotion, jusqu’à trois, sans demander permission spéciale. Voilà ce que je veux faire, et sans en rien retrancher, avec la grâce de Dieu et la permission du Père Maître, malgré les révoltes de la chair et les ruses du démon.

« Connaissant aussi par expérience que ma conscience me reproche tous les relâchements de la mortification, faire moins serait être sourd à la grâce ; elle accomplira ce que certainement je n’oserais seulement pas entreprendre ni même me proposer.

« Ayant ensuite prié Notre-Seigneur Jésus-Christ de mon mieux, je considère :

« 1° Tout ce que les maîtres de la vie spirituelle disent en général de la mortification.

« 2° Qu’elle est surtout recommandée dans le commencement de la vie religieuse.

« 3° Que j’en ai plus besoin que personne pour laver mes péchés passés.

« 4° Que c’est un devoir de reconnaissance pour des bienfaits aussi grands qu’immérités.

« 5° Que c’est mieux imiter Notre-Seigneur.

« 6° Que c’est, selon la Règle 12e, le meilleur moyen d’arriver à l’amour des mépris et à l’horreur du monde qui est l’esprit de la Compagnie.

« 7° Que s’il y a une chose accordée à la sensualité, mon âme ira sur-le-champ s’en faire un trésor ; que, par conséquent, il faut que la mortification soit continuelle et en toutes choses.

« D’ailleurs, il n’y a pas d’inconvénient à ce régime : 1° parce que je suis assez robuste ; 2° parce qu’il n’a rien en soi qui puisse altérer la santé ; 3° parce que n’ayant ni charge, ni travail au noviciat, je peux subir quelque incommodité sans inconvénient.

« 8° Que cette mortification aidera beaucoup à atteindre l’abnégation qui est plus difficile.

« 9° Qu’elle fait atteindre presque d’emblée à la pratique de la Règle 29e.

« 10° Que la parole de Jésus aux religieux est formelle : Qui vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem Suam [5]. »

Voilà la vie crucifiée que Clerc embrasse avec joie pour l’amour de Jésus Christ. D’une sincérité sans égale envers Dieu et envers lui-même, il déclare une guerre à mort à l’amour-propre et lui retranche du premier coup jusqu’aux plus légères satisfactions, afin de ne lui laisser nul espoir. Ce n’est pas tout : pour mieux s’assurer de lui-même dans cette difficile entreprise et se contraindre en quelque sorte à l’exécution de ces résolutions héroïques, il s’y engagera par vœu ; mais, joignant la prudence à la générosité, il ne fera qu’un vœu temporaire qu’il renouvellera tous les mois, le tout, bien entendu, moyennant l’approbation de son supérieur et directeur spirituel, le Maître des novices.

« Vous savez, mon Dieu, écrit-il dans son journal, que j’ai l’intention de m’engager par vœu, le premier vendredi de chaque mois, à suivre pendant ce mois la règle de mortification qui sera décidément acceptée par le Père Maître. Je les offre, ces mortifications, à votre Sacré Cœur couronné d’épines et percé d’une lance, et au Cœur Immaculé et traversé d’un glaive de douleur de Marie votre sainte Mère. Et je vous prie, si cette offrande vous est agréable, de me faire sentir une vive compassion à votre passion, tire haine profonde de mes péchés et un grand amour pour votre infinie bonté. »

Sa prière est exaucée, et à mesure qu’il médite la passion du Sauveur Jésus, il sent croître avec son amour son désir de lui ressembler en tout, dans son agonie et son abandon, dans la rage déchaînée contre lui, dans son abaissement et ses opprobres.

« Jésus devant Hérode. — Ne demander à Jésus ni prodige, ni grâce singulière, ni consolations rares, ni état d’âme nouveau : ce ne sont là que les désirs de la curiosité, de la sensualité et de l’orgueil. Je demande, ô Jésus, de combattre ces trois concupiscences et de recevoir vos grâces et vos faveurs pour mieux vous aimer et vous servir.

« Ne parler ni pour satisfaire sa propre curiosité, ni une vaine curiosité chez les autres. Revêtir la robe blanche d’Hérode, être le jouet de toute sa troupe.

« O mon Dieu, nous ne pouvons atteindre notre orgueil que par les humiliations ; envoyez-en donc à votre orgueilleux serviteur. Veuillez faire que, malgré tous ses soins, il fasse un exemplum ridicule et qu’il en soit couvert de honte, de même que pour les tons [6]. Donnez-moi seulement votre grâce pour profiter de vos paternelles leçons. O Jésus, soyez toujours devant mes yeux revêtus de cette robe blanche et gardant, les yeux baissés, un profond silence. »

Le jour suivant, voici comment il s’entretient avec Jésus condamné à mort :

« Jusqu’où veux-tu me suivre et m’imiter ? Combien de coups de fouet veux-tu bien recevoir pour moi ? Veux-tu aussi être lié, dépouillé ? Iras-tu jusqu’à verser quelques gouttes de sang ? Combien ? Revêtiras-tu le manteau de pourpre ? Veux-tu sentir aussi quelques épines de ma couronne ? — Je veux, Jésus, aller jusqu’où vous m’appellerez. Je veux ne pas détourner un coup, éviter une épine que vous me destinez. Je veux souffrir et être humilié pour vous autant que vous le voudrez. Vous donnez la force de faire ce que vous demandez. Et aussi je vous demande que vous demandiez beaucoup de moi. Oh !souffrir pour vous, Jésus, être couvert d’opprobres pour vous, mais vous aimer, voilà mon bonheur. Vous aimer, vous aimer ! Donnez-moi de vous aimer et faites de moi ce que vous voudrez. Amorem tui solum cum gratia tua mihi dones, et dives sum satis, nec aliud quidquam ultra posco [7] »

Après qu’il a si généreusement pris part aux mystères de la passion et de la mort du Sauveur des hommes, Jésus le comble et l’associe avec une douceur infinie à toutes les joies de sa résurrection glorieuse.

« M’aimes-tu ? » Ces paroles que Jésus sorti du tombeau adresse à saint Pierre, il les entend aussi, il y répond, et Jésus lui parlant encore de nouveau, c’est tout un amoureux dialogue entre le disciple fidèle et le Bien-Aimé de son cœur.

« M’aimes-tu ? — Oh ! Seigneur, je vous dois ma vie, ma conservation, la lumière de mon esprit, ma foi, mon baptême, mon pardon après dix mille offenses mortelles, ma vocation et plus encore votre amour qui m’embrase tout entier. Oh !oui, Seigneur, je vous aime ; je vous prends à témoin que je vous aime. Vous savez que je vous aime, vous qui savez tout. Et pour réparer tant de forfaits, n’exigez-vous que ce témoignage de mon amour ? Hélas !mon Dieu, que ne puis-je vous aimer davantage ? Mais s’il est vrai que, aimer c’est vouloir aimer, oh !mon Seigneur, alors vraiment je vous aime, car je veux vous aimer de toute mon âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur. Je ne veux pas qu’il y ait une pensée, une intention, une puissance, une affection en mon être, qui ne soit à vous et pour vous. Est-il possible que vous soyez si bon que de tant tenir à l’amour d’une si misérable créature et que vous ayez tant fait pour gagner son amour ? Qu’en retirez-vous ? — Ton amour seul. — Mais c’est là la dernière marque de votre amour, Seigneur, que de ne vouloir autre chose que mon amour ! Mais ce n’est pas encore tout : pour prix de mon amour, vous me donnez à paître vos agneaux, et vous voulez me revêtir du sacerdoce, c’est-à-dire que je sois élevé jusqu’à cette dignité sublime de faire des actes tout divins, tels que de consacrer et d’absoudre. Et si je vous aime, vous viendrez en moi, et par moi et avec moi continuer votre médiation, votre rédemption et votre tout-puissant et glorieux holocauste. — Silence. — Brûlez mon cœur de votre amour. — Quelle parole : M’aimes-tu ? »

Tels sont les sentiments dans lesquels Clerc se trouvait à la fin de sa grande retraite, faite à Saint-Acheul, sous la direction du P. Mallet, en décembre 1854. Tout son noviciat est la mise en pratique des résolutions qu’il avait prises au commencement, et nous savons de bonne source que si plus tard, dans les collèges où il avait à se dépenser de toutes manières, on ne lui permit pas ce fréquent usage des mortifications extérieures, jamais il ne cessa de traiter son corps avec une extrême rigueur.

La maison de Saint-Acheul, abbaye de Génovéfains avant la grande Révolution, collège célèbre et florissant depuis 1814 jusqu’à 1828, était devenue, après bien des vicissitudes, l’une des plus importantes de la Compagnie en France, et elle comprenait alors, comme aujourd’hui, trois communautés distinctes, mais réunies sous l’autorité d’un même supérieur et ne formant en réalité qu’une seule grande famille, composée de Pères de résidence, de juvénistes et de novices. Les Pères de résidence vaquaient aux occupations du saint ministère, confesseurs, prédicateurs, missionnaires dans les villes et les campagnes ; quelques-uns, avancés en âge ou accablés d’infirmités, se bornaient à prêcher d’exemple, et personne, quoi qu’eux-mêmes en pussent dire et penser, ne regardait ces invalides de l’apostolat comme des serviteurs inutiles. Les juvénistes, ou jeunes scolastiques récemment sortis du noviciat, se préparaient, par une année ou deux de rhétorique, à enseigner dans les collèges la grammaire et les belles-lettres ; c’étaient les aînés des novices, sinon toujours par l’âge, au moins par l’ancienneté de vie religieuse. Enfin les novices, au nombre d’une cinquantaine, dont trente à quarante prêtres ou scolastiques, les autres frères coadjuteurs, faisaient, sous une direction toute spéciale, le premier apprentissage des devoirs de leur vocation ; ils tenaient dans cette grande famille la place des enfants ; mais ce n’étaient pas, on peut le croire, des enfants gâtés, bien qu’ils fussent l’objet du plus tendre intérêt et de la plus paternelle sollicitude. La langue latine a un mot charmant : repuerascere, redevenir enfant ; le mot est dans Cicéron, mais la chose ne se rencontre que parmi les chrétiens et c’est spécialement dans les noviciats qu’on la voit fleurir et prospérer. Heureuse enfance de l’âme qui s’abandonne avec docilité à toutes les inspirations de la grâce, au bon plaisir de Dieu, qui lui est manifesté par la voix des supérieurs ! Aimable simplicité ! Innocence reconquise et sans cesse rajeunie dans le sang de l’Agneau divin ! Et avec cela la joie, le contentement intime du cœur, gage et avant-goût de la félicité du ciel. Oh !que l’on comprend bien alors la parole du divin Maître montrant à ses disciples de petits enfants : « Le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. »

Clerc trouva au noviciat tout ce qu’il cherchait depuis si longtemps et il pratiqua là librement, du matin au soir, les vertus religieuses dont il avait faim et soif, pauvreté, chasteté, obéissance, mortification des sens, recueillement en Dieu, oubli et anéantissement de soi-même pour s’unir étroitement à Dieu. Quand il voulut s’humilier et s’abaisser, les occasions ne lui manquèrent pas et il mit à les saisir l’empressement d’un avare qui a découvert un trésor. Quoique la méditation et la lecture spirituelle tiennent la plus grande place dans la journée du novice, il y a aussi, une fois ou deux par jour, un temps considérable réservé aux travaux manuels : balayer les dortoirs et les corridors, nettoyer la maison du haut en bas, aider les Frères coadjuteurs dans les offices domestiques, au réfectoire, à l’infirmerie, à la cuisine, etc. ; voilà certes, dans une communauté nombreuse, une riche matière à l’exercice des offices bas et humiliants, et quand on sait bien s’y prendre, ce qui était le fait de notre humble et fervent novice, on trouve tous les jours à récolter, dans ce champ si varié, une moisson nouvelle.

L’un de ses conovices (le mot est reçu parmi nous, et il en vaut un autre) nous écrit ceci : « Il me souvient qu’au noviciat l’édification était grande de voir cet officier de marine aussi simple et aussi fervent que tout autre, si ce n’est plus. Un jour en particulier il me causa une sorte de surprise admirative, quand je le vis accourir près de notre admoniteur [8] et lui demander comme une grâce d’être désigné pour une besogne des plus ingrates et des plus humbles. C’était, si je ne me trompe, une pluie torrentielle qui avait inondé un trou obscur et sale : il y avait à patauger là-dedans, à éponger, etc. ; le lieutenant trouvait qu’à lui revenait tout naturellement cette corvée, et il sollicitait la préférence avec une ardeur toute juvénile et où perçait un désir intense d’humiliation. »

Un de ses compagnons de chambre (car chaque novice n’occupe pas une cellule à part) surprit un soir le secret d’une de ses souffrances qui n’entrait pas dans le programme de mortifications qu’il s’était tracé pendant sa retraite. L’ayant entendu pousser un gémissement évidemment arraché par la douleur, ce novice l’interrogea, et Clerc, pressé de questions, fut forcé de s’expliquer et d’avouer que son mal était déjà d’ancienne date, car il l’avait contracté au collège. Tombé à la renverse dans je ne sais quel exercice violent, il s’était fait une large plaie dont la guérison n’avait jamais été complète et où il était resté des esquilles. Quand il les sentait à fleur de peau, sans recourir au chirurgien ni à l’infirmier, Clerc les extirpait lui-même comme il pouvait ; tellement qu’il n’avait pas beaucoup à faire pour souffrir toujours, selon la résolution qu’il en avait prise, dans quelque partie de son corps.

Il n’y a qu’une voix sur sa gaieté, sur sa bonne humeur, sur le charme de son commerce et l’aménité de son caractère ; qualités natives remarquées en lui de tout temps, mais épurées, ennoblies et perfectionnées par la grâce.

Les plus clairvoyants ont vu là une source abondante de mérites et la preuve du grand empire qu’il exerçait sur lui-même ; car cette paix dont il jouissait visiblement et qui rayonnait sur toute sa personne, était le prix de ses victoires.

« En songeant à lui, nous dit un témoin qui le vit alors de fort près [9], je me rappelle la gaieté robuste, robustam alacritatem, dont parle quelque part le P. Sacchini, et qui rend capable d’une plus forte dose d’épreuves en fait de pénitences et d’humiliations. »

C’est bien cela : le bonheur d’appartenir à Dieu sans réserve, l’ivresse du sacrifice, tel était le principe de cette charmante gaieté, de cette amabilité inaltérable, servie d’ailleurs par les dons heureux de l’esprit et par les ressources d’une mémoire ornée de toute sorte de connaissances. Mais qui eût pénétré dans son intérieur eût bientôt découvert que cette joie, d’ailleurs très-réelle et nullement affectée, n’était pas incompatible avec la souffrance, et il eût admiré encore plus cette sérénité constante en apprenant que Clerc portait au cœur une plaie vive, toujours saignante, depuis le jour où son père avait juré de n’avoir plus rien de commun avec lui, tant qu’il le verrait dans la Compagnie.

Du noviciat de Saint-Acheul, Clerc avait plusieurs fois écrit à son père ; jamais il n’avait reçu de réponse ; ses lettres n’étaient pas lues, ni même ouvertes, paraît-il ; les témoignages si multipliés de sa filiale tendresse semblaient dédaignés et mis à néant. Quand il vit que tous ses efforts de rapprochement étaient en pure perte, il n’écrivit plus et se contenta de prier et de gémir en silence.

Mais voici qu’on se plaint de son silence. Bien plus, on s’adresse au P. de Ravignan, qui, persuadé que Clerc est en faute et s’est mis sur le pied de tenir rigueur à son père, écrit au P. Maître qu’il désapprouve hautement cette conduite et qu’Alexis fera bien de se montrer à l’avenir plus affectueux.

Quand la lettre du P. de Ravignan lui eut été communiquée, Clerc eut un éclair de joie, croyant à un retour de tendresse paternelle. Mais l’illusion fut de courte durée. Une nouvelle lettre du novice, adressée à M. Clerc, eut le même sort que les précédentes. Ne sachant que penser ni que résoudre, Alexis a enfin recours à son frère pour savoir ce que cela veut dire. Pour ne pas aggraver la situation, il le prend encore sur un ton assez enjoué.

Mais que n’a-t-il pas dû souffrir en constatant une fois de plus l’inutilité de ses efforts et l’inflexibilité de son père, toujours résolu à repousser ses avances et à lui refuser les plus vulgaires témoignages d’intérêt et de sympathie ?

« Voici maintenant, écrit-il à son frère, le 6 mai 1855, une énigme que je propose à ta sagacité. Je suis un sujet de scandale dans la Compagnie. Comme encore très-imparfait et de mauvais exemple, il n’y aurait rien que de juste et tu aurais bien vite deviné que je suis à peu près tel que tu m’as connu. Mais c’est toute autre chose : je suis un mauvais fils, je n’écris jamais à mon père, et les bonnes âmes de dire que les Jésuites détruisent chez les enfants jusqu’à l’amour filial. Enfin l’histoire par qui et comment, je n’en sais rien, arrive jusqu’au P. de Ravignan ; elle est par lui écrite au R. P. Maître, je suis mis en demeure de m’expliquer ; mais je n’étais pas assez fin pour cela. Enfin, je me figure que mes prières ont fait un miracle et que la tendresse paternelle a fait lire en cachette les lettres qu’on n’ouvrait pas devant le monde. Aussitôt j’écris de ma plus belle écriture la lettre dont tu m’as conté le triste sort. Ainsi la pauvrette a passé dans son intégrité au panier et j’en suis encore à l’espérance.

« Que faut-il faire ? Est-il croyable, comme l’écrit le P. de Ravignan, que notre père se plaigne de mon silence, quand c’est lui qui ne veut pas m’entendre ? Et où atteindre l’auteur de l’histoire ? En tout cas, je te l’apprends pour t’expliquer ma lettre et pour qu’au besoin tu rétablisses les faits dans leur vérité. »

Tout s’expliqua bientôt ; ce n’était pas M. Clerc qui s’était plaint du silence qu’observait le novice de Saint-Acheul vis-à-vis des siens, mais la belle-sœur d’Alexis, Mme Jules Clerc ; et ce propos recueilli par un ami d’enfance, Alexandre (que nous avons nommé ailleurs M. de S***), puis officieusement rapporté au P. de Ravignan, avec lequel Alexandre était très-lié, avait produit cet imbroglio dont Clerc amnistia gracieusement les coupables.

« Comment !c’est vous, petite sœur, écrivit-il lorsqu’il eut enfin le mot de l’énigme, c’est vous qui êtes l’artisan de cette affaire de lettre. Si vous n’aviez la simplicité de l’avouer, je ne l’aurais jamais deviné. Soyez du reste rassurée, je n’ai eu aucun désagrément avec personne, et au contraire, comme je crois l’avoir écrit à Jules, j’ai eu une grande joie à cette occasion, m’imaginant que mes lettres feraient plaisir à mon père et qu’il était en mon pouvoir de lui être agréable en quelque chose.

« Ce qu’il y a de plus à admirer, c’est la bonne foi d’Alexandre qui vous croit tout simplement sans faire la part des petites exagérations autorisées par l’usage, et qui s’en va sérieusement conter l’histoire au P. de Ravignan, — comme s’il n’aurait pas aussi bien pu m’écrire cela lui-même. Vous vouliez peut-être me faire gronder ; eh bien !pour la punition de votre malice, sachez bien que je ne l’ai pas été. »

Toujours prompt à s’épancher dans le cœur de son frère Jules, Alexis ne se lassait pas de l’entretenir du bonheur de sa vocation : « Je te dirai de moi que le temps passe ici avec une rapidité incroyable et que c’est seulement par le calendrier que je peux croire qu’il y a tantôt onze mois que je suis dans cette maison de bénédiction. O heureux temps !aurais-je jamais cru que je pusse redevenir jeune avec des jeunes gens ? Et comment pourrais-je être assez reconnaissant envers Dieu pour la grâce qu’il m’a faite d’une si belle vocation ? »

Âgé de trente-six ans, Clerc était presque doyen d’âge au noviciat ; à part deux ou trois prêtres, ses aînés de fort peu, tous comptaient douze, quinze ou dix-huit années de moins que lui ; ses voyages ajoutaient à son expérience : c’était un Nestor dans ce jeune monde, mais un Nestor qui ne le cédait à nul autre en bonne humeur et en franche gaieté. Causeur charmant, on aimait à le faire causer, et il n’était jamais à court. Comme l’a dit le fabuliste :

Quiconque a beaucoup vu

Peut avoir beaucoup retenu.

Qui avait vu plus que lui ? Il avait vu le dedans des choses, en observateur sagace, et n’avait rien oublié, car il était doué d’une mémoire à toute épreuve. Grande ressource dans les récréations d’un noviciat, là où ne pénètrent pas les bruits du dehors, où on ne lit pas les journaux. Avec lui on visitait à volonté l’Inde, l’Océanie, mieux encore la Chine. La Chine !c’était la Compagnie elle-même, c’était la famille qu’on y retrouvait. Combien la mission visitée par Clerc ne comptait-elle pas de missionnaires sortis de ce même noviciat de Saint-Acheul et sur les traces desquels chacun brûlait de marcher ! Mais dans ces entretiens qui procuraient à ses frères une bien innocente satisfaction, Clerc craignit qu’il n’y eût pour lui-même un écueil caché ; son humilité s’alarmait du rôle, si modeste fût-il, qu’il avait à s’attribuer lorsqu’on mettait ainsi à contribution ses souvenirs de marin.

Il y réfléchit sérieusement pendant la retraite qu’il fit à la fin de sa première année de noviciat ; il s’examina et trouva sans doute matière à réforme. Il mit par écrit les résolutions suivantes.

« Résolutions : m’effacer, tenir mes affaites et papiers en ordre.

« Pour le premier point, je vois cinq points d’examen particulier :

1° Ne pas parler de soi le premier, et si l’on ne peut éviter de raconter quelque chose, tâcher de ne pas s’y montrer en relief et de s’y perdre avec les autres personnages.

2° Ne pas attirer les autres à en parler et à nous en faire parler.

3° Faire doucement place à l’esprit des autres.

4° Parler d’une voix modérée et avec une grande sobriété de gestes, sans chercher à trop bien dire et à passer pour spirituel ou agréable.

5° Garder quelques bons mots, heureux à-propos. »

Plus d’une fois sa pensée se reporte vers la Chine, où il a recueilli en passant de si grands exemples d’abnégation et qui lui semble offrir au missionnaire d’admirables occasions de s’anéantir.

« Notre-Seigneur m’apprendra à souffrir le froid et les incommodités de toute espèce, à ne pas me plaindre. Ici le Verbe est fait infans ; Deum infantem... Oh !puissé-je pour vous, ô Jésus, aller balbutier le chinois au lieu de la langue que je parle avec vanité. »

« Vous ne me laissez pas sentir, Seigneur, la coupure du triple glaive. Cependant, il s’agit de la pauvreté qui peut aller jusqu’à mourir de besoin comme le P. René Massa [10], et de la pauvreté spirituelle par rapport aux louanges, honneurs. C’est le renoncement à tous les biens extérieurs, j’offre par là tout à Dieu.

« La chasteté, c’est l’immolation du corps. Je sais bien qu’elle ne peut exister sans cela. C’est, entre autres, la garde continuelle des règles de la modestie : prison pour nous, tour inexpugnable pour un précieux trésor.

« L’obéissance, ce sera celle du jugement, jusqu’au point où Dieu m’a si aimablement mis à l’épreuve pour la pratiquer et où j’ai tant manqué.

« Je veux tout cela froidement. 0 Jésus, inspirez-moi les sentiments de votre Sacré Cœur, pour faire parfaitement une offrande parfaite. »

Et afin de bien sentir, comme il disait, la coupure du triple glaive, il demanda et, selon toute apparence, il obtint de prononcer les trois vœux de dévotion, vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, le 9 septembre 1855, fête du Bienheureux Pierre Claver, de la Compagnie de Jésus.

On se demande, quand on le voit se reprocher avec tant d’insistance de se mettre volontiers en évidence dans la conversation, de parler de son passé et de ses faits et gestes, si réellement ce défaut était bien saillant et s’il y avait là ample matière à réforme. L’occasion d’éclaircir ce point s’est présentée d’elle-même, et nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Clerc avait fait à Saint-Acheul son expériment de cuisine sous un Frère cuisinier qui vit encore et dont nous avons gardé nous-mêmes excellent souvenir. Pour expliquer aux profanes un langage qui leur est peu familier, disons tout simplement que Clerc, comme tous les autres novice, avait été pendant un mois entier aide de cuisine, occupé du matin au soir à ceci, à cela, sous les ordres du cuisinier en chef et vivant de la vie des Frères coadjuteurs. Interrogeant sur le cher et vénéré novice les premiers témoins de sa vie religieuse, dont le nombre a singulièrement décru depuis 1855, nous nous sommes, comme de raison, adressé à ce Frère cuisinier, et nous lui disions, pour lui en rafraîchir la mémoire : « Vous n’aviez pas tous les jours sous vos ordres des lieutenants de vaisseau. »

Devinerait-on ce que le bon Frère nous répond ? Nous nous bornons à transcrire :« Ce que je me rappelle, touchant le P. Clerc, c’est de l’avoir vu faire de l’encre indélébile pour marquer le linge, montrant au Frère linger la manière de l’employer, tout cela de la meilleure grâce, sans prétention aucune. C’est même ce soin de s’effacer qui m’a le plus étonné, quand, longtemps après qu’il eut quitté Saint-Acheul, j’appris ce qu’il avait été dans le monde : à ma souvenance, aucun mot ne lui était échappé qui eût trait à la navigation. »

Ainsi, pendant un mois entier, vivant avec ces bons Frères, passant avec eux le temps des récréations, où, par une déférence bien entendue, on devait lui laisser les honneurs de la conversation, il fut assez maître de lui-même pour qu’il ne lui soit pas échappé un seul mot qui fût de nature à faire soupçonner à ses interlocuteurs ce qu’il avait été dans le monde ; et s’il eut quelquefois à parler de la mission de Chine, comme c’est assez probable, rien ne trahit qu’il eût vu de ses yeux ce qu’il racontait, ni qu’il eût jamais porté l’épaulette d’officier de marine.

Nous voilà, Dieu merci, suffisamment édifiés sur sa folle vanité et son incurable désir de paraître.

 

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Notes additionnelles :

[a] « fais entrer les gens de force », Saint Luc, xiv, 23.

[b] Matthieu 10, 38 ; Marc 8, 34 ; Luc 9, 23.

 

 



[1]De l’Existence et de l’Institut des Jésuites, chap. III, Élection ou choix d’un état de vie.

[2]Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus. MATTH., X, 37.

[3]Qui veut venir après moi, se renonce soi-même et porte sa croix. [b]

[4]Il s’agit dans cette Règle 13e de l’exercice des offices bas et humiliants, où saint Ignace conseille de rechercher avec plus d’empressement ceux qui répugnent le plus à la nature.

[5]Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il se renonce soi-même et porte sa croix. Luc, IX, 25.

[6]Les tons, ainsi que l’exemplum marianum (prédication sur quelque exemple relatif à la dévotion à Marie), sont des exercices oratoires en usage dans les noviciats.

[7]« Donnez-moi seulement votre amour et votre grâce, et je suis assez riche et ne demande plus autre chose. » Paroles du Suscipe, prière de saint Ignace.

[8]Le Frère chargé de distribuer les travaux aux autres novices.

[9]Celui dont nous rapportons le témoignage était socius du Maître des novices et présidait à quelques-uns des exercices de noviciat.

[10]Voyez, chap. IX, p. 318, les détails sur la mort du P. René Massa, missionnaire du Kiang-nan. Clerc, qui était alors a Chang-haï, les avait reçus de première main.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 8)

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CHAPITRE VIII.

 

une conversion à bord du cassini.

 

 

Pendant sa longue campagne dans les mers de Chine, ayant toujours son centre de station à Macao, le Cassini alla mouiller trois fois dans le port de Chang-haï : en juin 1852, en mars 1853, et enfin, une dernière fois, au mois de septembre de la même année ; ce fut alors qu’il put offrir une protection efficace aux établissements européens et en particulier à la mission française, placée sous le feu de deux armées. Au second de ces trois voyages se rattache l’intéressant épisode qui fera l’objet du présent chapitre.

Avec ses qualités si sympathiques et son zèle enflammé, Clerc était partout un grand convertisseur, et tel il s’était montré, on le sait déjà, à Lorient et à Brest aussi bien qu’à Indret. Mais à bord du Cassini, dans une réunion choisie d’officiers et d’élèves de marine, l’occasion de faire du bien aux âmes était pour ainsi dire de tous les jours, de tous les instants ; la saisir au vol sans se rendre importun, savoir attendre l’heure de la grâce pendant des mois et même des années, en quoi il était secondé par la durée de l’expédition, telle fut la ligne de conduite qu’il suivit, non sans succès.

J’en recueille un premier témoignage dans la lettre que j’ai déjà citée et qui m’arrive de la chartreuse de Reposoir. Attaché à l’expédition en qualité d’aspirant de marine, le jeune M. de G***, qui avait reçu une éducation parfaite, n’était pas bien loin du royaume de Dieu, et s’il négligeait depuis quelque temps la pratique, si même sa foi s’était obscurcie, il n’était heureusement ni incrédule ni sceptique. Mais, comme ce paralytique de l’Évangile, incapable de s’arracher à une mortelle torpeur, il attendait un homme, un homme qui lui tendît la main pour le plonger dans la piscine. Clerc fut cet homme providentiel, et M. de G***, aujourd’hui Chartreux, lui garde une reconnaissance éternelle.

« Je dois, nous écrit-il, rapporter ici un trait que la reconnaissance ne me permettra jamais d’oublier et vous expliquer comment la Providence s’est servie de M. Clerc pour me ramener dans la voie du salut. Depuis trois ans environ je n’approchais plus des sacrements malgré les bons exemples que j’avais sous les yeux. J’avais même éludé quelques tentatives faites à ce sujet par un Père missionnaire. M. Clerc, comprenant ce que ma position pouvait avoir de dangereux à cet âge, où trop souvent on quitte le bien pour suivre aveuglément le mal, et sachant en outre que mon éducation avait été très-chrétienne, m’aborda un jour franchement et me mit en peu de mots sur ce sujet. Se promenant avec moi depuis quelques instants sur le pont du bâtiment, il me dit avec le sourire qui animait ses conversations les plus sérieuses : « Enfin, dites-moi comment il se fait que vous ne pratiquez plus. Avec l’éducation que vous avez reçue et la foi que vous avez certainement, je ne vois réellement pas ce qui peut vous retenir. » Comme je lui fis observer que j’avais des doutes (suite probable de tout ce fatras de mauvaises lectures qu’on fait dans le monde sans scrupule et sans remords), il me dit vivement : « Est-ce bien cela ? — Oui, lui dis-je. — Si ce n’est que cela, reprit-il, que ne le disiez-vous plus tôt ? Je vous donnerai de quoi vous éclairer. » Il me donna en effet les Études philosophiques de M. Auguste Nicolas, que je lus attentivement. Dès que j’arrivai au conseil de prier, je priai, et le voile tomba. Combien je dois sans doute en cela aux prières de M. Clerc ! Dieu veuille l’en récompenser au gré de mes désirs ! Quelques jours après je repris la bonne voie, qui, après quinze années, m’a conduit pas à pas à l’abri du cloître. »

Cela est bien simple, n’est-ce pas, mais c’est une grande chose dans l’ordre du salut. Nous tous, qui avons la foi et qui nous flattons d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, combien d’occasions semblables ne laissons-nous pas échapper, faute d’épier les moments de la grâce, mais surtout faute de connaître le prix d’une âme.

Toutes les conversions n’étaient pas si faciles, même parmi ces aspirants de marine, la plupart, mais non pas tous, élevés par des maîtres et des parents chrétiens. Avec tels et tels une première ouverture était chose très-hasardeuse, et, la glace une fois rompue, il fallait bien se garder de presser trop vivement le récalcitrant et d’engager la lutte corps à corps. Trop souvent le zèle du prêtre, du missionnaire y échouait. En sa qualité d’officier, Clerc avait plus d’accès et le service du bord lui offrait des facilités précieuses. C’est là un des grands secrets de l’apostolat ; rien ne nous le fait mieux comprendre que l’exemple si doux et si puissant de Notre-Seigneur annonçant le royaume de Dieu dans les villes et les bourgades de la Judée. Voyez-le au puits de Jacob, se manifestant à la Samaritaine et allumant dans le cœur d’une pauvre pécheresse la soif de cette eau vivifiante qui rejaillit jusqu’à la vie éternelle. Combien de fois n’a-t-il pas ainsi recueilli sur sa route et ramené au bercail les brebis errantes de la maison d’Israël !

Ce fut encore sur le pont du bâtiment, où Clerc était de quart avec un autre aspirant, — celui-là très-égaré, — qu’eut lieu le sérieux entretien à la suite duquel ce jeune homme s’avoua vaincu et rendit les armes. Laissons l’heureux converti nous raconter lui-même en toute sincérité sa propre histoire, depuis l’époque de son fatal endurcissement jusqu’à l’heure à jamais bénie où la grâce, contre laquelle il regimbait, triompha de ses longues résistances.

 

récit de l’aspirant de marine.

Je n’ai pas eu le bonheur d’être élevé dans le respect de la sainte religion catholique ; cependant j’en reçus au collège les notions premières et ce fut avec une ferveur plus vive et plus sincère que durable que je reçus pour la première fois à douze ans et demi la sainte communion. Cette première fois devait, hélas !être presque la dernière, pour un long temps du moins.

A la fête de Pâques qui suivit ma première communion, j’étais déjà profondément gâté par le respect humain, et si, à cette occasion, j’approchai une fois de la sainte table, ce fut à l’invitation des religieuses de l’infirmerie, où je me trouvais dans ce moment, et sans doute le Dieu d’amour ne trouva plus dans mon cœur qu’une bien chétive flamme trop refroidie déjà pour qu’il pût l’aviver.

De ce jour les ténèbres s’épaissirent de plus en plus autour de mon âme et, après avoir rougi d’abord d’un moment de naïve piété, j’en vins bientôt à me faire une misérable gloire d’afficher l’impiété par mes actes comme par mes discours.

Je passai du collège à une école préparatoire, puis à l’école navale. A dix-neuf ans enfin je pris la mer en qualité d’aspirant. Dieu, dont la miséricorde et la sagesse sont également insondables, avait sans doute préparé mon salut, en quelque sorte avant que je ne commençasse à me perdre ; car, dès l’âge de sept ans, j’avais, sans que rien y semblât pouvoir donner lieu, annoncé la volonté d’être marin.

A l’école navale je rêvais de faire sur les côtes de Chine mon premier voyage, et ce fut à ma demande et pour satisfaire ce désir que moi, contempteur public de toutes les choses saintes, je fus embarqué sur le Cassini commandé par M. de Plas, comptant parmi ses officiers M. Clerc, lieutenant de vaisseau, et parmi ses aspirants, mes camarades d’école, de G***, aujourd’hui Chartreux : j’étais encore un loup furieux et cependant le Seigneur me faisait entrer dans son bercail.

Outre de G***, deux ou trois de nos communs camarades étaient sinon affermis comme lui dans la foi, au moins observateurs réguliers des devoirs essentiels de la religion. C’était pour moi une raison de proclamer plus hautement et plus bruyamment mon impiété. Il n’était plaisanteries cyniques, propos obscènes, blasphèmes horribles, qui ne sortissent de ma bouche à tout instant.

Notre navire portait à. l’île de la Réunion, Mgr Desprez, évêque nommé de cette île, avec plusieurs prêtres et des religieuses, et en Chine Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, ainsi que plusieurs prêtres des Missions étrangères.

La présence de ces personnes consacrées à Dieu irritait mon humeur antireligieuse.

Nous étions en mer à la fête de Pâques. Seul de tout le personnel du bord, je m’abstins d’assister à la messe qui fut célébrée avec une grande solennité, et j’étais très-fier de me voir seul parmi tant de personnes complètement exempt de sots préjugés et courageusement indépendant.

Il n’était resté dans mon cœur qu’une certaine sympathie pour les religieuses, sans doute simplement parce qu’elles étaient femmes, et le bon Dieu n’avait point à me tenir compte d’un sentiment dont il n’était pas l’objet. Cependant il semble que la miséricorde divine se soit donné à elle-même ce prétexte pour faire une tendre violence à mon âme rebelle.

Nous eûmes, dans les mers de Chine, à transporter pendant quelques jours les Sœurs de Saint-Vincent de Paul qui, de Macao, allaient s’établir à Ning-po. Ayant eu un jour l’occasion de descendre à terre en même temps qu’elles sur une des îles de la côte, je cueillis quelques fleurs pour les leur offrir. J’ai su depuis que ces bonnes et saintes filles avaient prié particulièrement pour moi à partir de cette époque.

Il y avait près de deux ans que nous avions quitté la France, quand, au mois de janvier 1853, nous eûmes occasion de séjourner quelque temps dans les eaux de Canton. Le commandant de Plas, qui avait fait établir une chapelle à bord et ne la laissait jamais manquer de chapelain, fit venir l’abbé Girard, prêtre des Missions étrangères, mort depuis au Japon et établi alors dans une maison flottante au milieu du fleuve.

L’abbé Girard, dont le cœur était dévoré de zèle pour le salut des âmes, se sentit attiré vers moi et, comme je l’ai su depuis, exprima à M. Clerc le sentiment que je lui inspirais et le désir qu’il concevait de tenter ma conversion. Le pauvre M. Clerc, qui avait eu depuis deux ans le loisir de connaître mes dispositions, ne cacha point, paraît-il, qu’il n’entrevoyait aucune chance de réussite. Cependant l’abbé Girard, que le bon Dieu avait choisi pour être auprès de moi le premier messager de sa miséricorde, ne se rebuta point ; il m’attira un jour dans la cabine que le commandant avait mise à sa disposition et, sous prétexte de reconnaître si une certaine sténographie qu’il savait employée par moi était la même qui lui avait été autrefois enseignée, il m’invita à traduire devant lui une petite lettre qu’il avait écrite à mon intention. C’étaient, vous le devinez, de sages avis et de sérieux avertissements : il m’annonçait au nom de la bonté divine que la grâce me visitait et s’offrait à moi dans ce moment, mais que, repoussée, elle ne reviendrait jamais peut-être. Cet avis, qui bien d’autres fois m’avait été donné et n’avait point ébranlé mon impiété, ne m’émut pas beaucoup plus alors ; cependant je me souviens que j’eus comme un moment d’hésitation, comme un léger trouble intérieur, trouble passager que j’avais ressenti quelquefois déjà lorsque mes lèvres jetaient à Dieu quelqu’un de ces défis effroyables dont le souvenir me fait encore frissonner aujourd’hui.

Je n’ai remarqué que plusieurs années après une circonstance qui semble indiquer comment la miséricordieuse providence de Dieu fixe d’avance les heures auxquelles elle veut faire un suprême effort pour se rendre maîtresse de nos cœurs : le jour où cela se passait et dont le missionnaire avait inscrit la date en tête de sa lettre était précisément celui où j’atteignais l’âge de vingt et un ans.

Notre entretien ne se prolongea pas ; je voulais échapper à l’influence pernicieuse que j’avais cru ressentir un moment, et quelques instants après, je lisais, en faisant des gorges chaudes, la charitable lettre du bon prêtre à mes camarades réunis.

Nous quittâmes les parages de Canton, nous éloignant ainsi de celui que le bon Dieu avait fait le confident de ses tendres désirs à mon égard. Il avait, paraît-il, chargé M. Clerc de continuer en moi la reconstruction de la foi, dont, contre toute apparence, il ne désespérait pas d’avoir posé dans mon cœur la première pierre.

Je me trouvais quelquefois de quart avec M. Clerc et sous ses ordres, et un soir, comme nous étions à l’ancre et que le service ne réclamait ni son attention ni la mienne, il sut amener la conversation sur les questions religieuses et bientôt m’arracher l’aveu du vide douloureux que je ressentais souvent dans mon âme depuis que j’avais laissé s’éteindre la foi de ma première communion. En effet, il m’était arrivé à l’école navale, quand je prêtais l’oreille aux leçons d’astronomie qui nous étaient faites, d’envisager avec dédain ma chétive existence comparée à l’immensité de l’univers et de me sentir pris d’un profond dégoût pour la vie, ne connaissant plus mon âme et ses éternelles destinées et me sentant condamné à préparer péniblement un avenir qui, s’il ne s’évanouissait point par la mort, ne serait peut-être pas plus long que le présent employé à l’assurer. Parfois même l’idée du suicide traversait mon cerveau de dix-huit ans, l’âge de la joyeuse insouciance.

Plus tard, à bord, dans le calme des belles nuits tropicales, au milieu de l’immensité, je cherchais à sonder les insondables profondeurs du ciel étoilé et à deviner au-delà de cette matière immense, mais finie, l’Infini que mon âme avait perdu. C’était là un sentiment que je ne raisonnais pas, je ne savais pas ce que je cherchais, mais je sentais qu’il me manquait quelque chose ou plutôt qu’il me manquait tout. J’avais une carrière de mon choix et à mon goût ; je jouissais malgré mon impiété de la considération de mes chefs et de l’affection de mes camarades ; j’avais au loin une famille qui m’attendait pour me combler plus que jamais de ses tendresses, et pourtant dans ces moments où, tout bruit s’étant tu autour de ma conscience, elle pouvait entendre elle-même Sa voix presque éteinte, je me sentais dans le vide.

Du jour où je fis l’aveu de ce besoin instinctif que j’avais quelquefois ressenti, mais que j’avais bientôt cherché à tromper au lieu de tendre à le satisfaire, mon âme commença à se retourner, à se convertir, selon l’expression si belle et si vraie qui a été appliquée à ce phénomène moral.

Dès lors, je regardai enfin du côté du but et je me mis en marche d’un pas bien incertain, bien chancelant, bien irrésolu sans doute, mais me laissant pousser par l’énergique charité de notre saint ami qui, dès qu’il avait entrevu la possibilité de m’arracher au démon, s’était pris pour moi d’une brûlante affection surnaturelle.

Je dus lui dire que je ne croyais pas en Dieu ; et en effet c’était la croyance en Dieu, le sentiment de son existence que mon âme avait parfois cherché à puiser dans les profondeurs du ciel. Suivant le conseil de M. Clerc, je commençai à faire chaque soir, avant de m’abandonner au sommeil, cette étrange prière : « Mon Dieu, si vous existez comme on me l’affirme, veuillez bien, je vous prie, m’inspirer le sentiment de votre existence. »

Qui pourra mesurer l’étendue des miséricordes de Dieu ? Cette prière qui ressemblait à un blasphème fut ma seule part de coopération dans l’œuvre à laquelle notre ami vénéré allait désormais consacrer son zèle, et le Seigneur n’en attendit point davantage de moi. Cette lumière que mon âme avait cherchée d’instinct en même temps qu’elle la niait, commença à pénétrer dans les replis de mon cœur. Les épaisses ténèbres qui depuis nombre d’années obscurcissaient ma vue commencèrent à se fondre devant l’aurore de la grâce ; je me sentis saisi et emporté par un courant divin auquel je n’avais plus qu’à m’abandonner et qui m’entraînait à travers des régions nouvelles. La nuit où j’avais si longtemps vécu s’éloignait de moi et devant moi la clarté s’étendait sans cesse. Je me rapprochais des objets qui, de loin et à travers les ténèbres de l’impiété, avaient excité mon aversion, et je les voyais s’embellir à mes yeux. Mon affectueux pilote me disait : a bientôt vous verrez des horizons nouveaux s’ouvrir devant vous a ; et en effet j’éprouvais dans l’ordre surnaturel ce que j’avais ressenti dans l’ordre inférieur quand, pour la première fois, je m’étais avancé vers la pleine mer, vers les eaux bleues et limpides de l’immense et lumineux océan. Dès lors mon âme est captivée, elle ne songe plus à résister, elle se laisse doucement porter par la grâce ineffable de ce Dieu qui, oubliant en un instant tous les outrages qu’il a reçus de sa créature, semble reconnaissant de ce qu’elle veut bien se livrer à son amour.

Du travail qui se faisait dans les profondeurs de mon âme, rien n’avait transpiré au dehors ; mes camarades me croyaient jusque-là le rebelle endurci qu’ils avaient entendu tournant en dérision les tendres et sérieux avertissements du pieux missionnaire.

Un soir, je me trouvais sur le pont quand on commença la prière selon les règlements maritimes : depuis deux ans je n’y avais jamais assisté, et, quand je me trouvais au milieu de l’équipage à ce moment, je m’écartais à la hâte pour n’être point dans l’obligation de me découvrir. Ce soir-là, je me sentis poussé à faire un premier acte de foi, et avant que le respect humain, si longtemps mon maître, eût eu le temps de me rappeler ses anciens droits, ma casquette était détachée de ma tête. Mes camarades (ceux qui imitaient mon irréligion) s’étaient écartés, se croyant suivis de moi. Quand je me retournai après la prière achevée et me rapprochai d’eux, une stupéfaction profonde se peignait encore dans leurs regards, mais ils eurent la délicatesse de ne faire aucune allusion à ce qui venait de se passer. Pour moi, je n’étais pas sans trouble, mais le pas était fait ; j’étais comme un homme qui se sentait peu le courage de se jeter à la nage, mais qu’un autre a poussé dans l’eau : j’y étais, il ne me coûtait plus d’y rester.

De ce jour, la foi fit en moi de rapides progrès ; la gratuite miséricorde de Dieu et le zèle brûlant du futur martyr agissaient seuls ; je le répète encore, j’étais comme mollement entraîné par un courant qui ne me demandait point d’efforts.

De la religion qui avait éclairé mon enfance pendant de si courts instants, je n’avais conservé presque aucune notion. Je ne savais plus par exemple ce que c’était que la sainte Trinité, j’y faisais entrer la très-sainte Vierge ; mon ignorance était celle d’un païen. Un jour pourtant, je me sentis poussé à faire le signe de la croix. Le Seigneur semblait me demander ces faibles signes de ma bonne volonté et les attendre pour répandre sur moi ses grâces avec une nouvelle profusion.

A peu de temps de là, M. Clerc m’offrit une médaille de la sainte Vierge, je l’acceptai et la pendis à mon cou.

Le respect humain, vaincu une première fois par surprise, se trouvait maintenant dans mon cœur en présence d’un ennemi redoutable pour lui : c’était une disposition que j’ai toujours eue à pousser sans ménagement l’application de mes idées ou de mes fantaisies à l’extrême. Cette disposition, qui m’a fait commettre bien des fautes, fut là, par la miséricorde divine, un puissant soutien pour mon âme.

Deux ou trois mois auparavant, je faisais retentir de mes blasphèmes éhontés la pièce où mes camarades et moi nous vivions, — et l’on me vit, à l’heure des ablutions matinales, découvrir ma poitrine où brillait la précieuse médaille.

Le bon Dieu avait armé l’un contre l’autre deux travers de ma nature et rendait vigoureux celui qui pour le moment devait assurer mon salut.

Je songe souvent, non sans en être attendri, à l’attitude de mes camarades d’alors : les uns, pour leur foi religieuse, avaient été les objets de mes sarcasmes qu’ils ne me reprochèrent jamais ; les autres au contraire m’avaient entendu dépasser de beaucoup l’impiété de leurs discours, et, même quand, trop tôt oublieux, je devins sévère pour l’incrédulité d’autrui, ils ne me reprochèrent jamais d’avoir préconisé l’irréligion. L’un de ces derniers, dans la suite, m’offrit souvent de me remplacer quand le service m’aurait empêché d’assister à la messe du dimanche.

Je voguais ainsi dans une mer calme et tranquille, quand, un jour, une tempête terrible s’éleva dans mon âme. J’étais, cette fois encore, de quart en même temps que M. Clerc ; huit heures avaient sonné, la nuit était close, et nous devions demeurer sur le pont jusqu’à minuit. Le navire étant sur ses ancres, les matelots dormaient étendus ; il semblait que nous fussions à trois seulement entre le ciel et l’eau, le bon Dieu, son fidèle interprète et moi. Ce soir-là il se prit à me parler de la confession : à ce mot je tressaillis et tout à coup ce lumineux Océan au milieu duquel mon âme se complaisait depuis quelques mois, sembla se rembrunir ; de tous les points, je vis revenir à moi d’anciennes préventions que j’avais cru évanouies parce que j’avais cessé de les sentir ; j’étais comme investi par un cercle de noirs fantômes qui cherchaient à étouffer ma foi nouvelle, et mes anciennes répulsions semblaient revivre dans mon cœur et couvraient la voix suppliante de mon chaleureux ami. Trois heures s’écoulèrent, lui parlant sans cesse, puisant dans les profondeurs de sa piété et de sa tendresse des arguments toujours nouveaux pour triompher des répugnances que mon attitude silencieuse lui laissait facilement deviner. Il me l’a dit depuis, il sentait alors que l’heure solennelle avait sonné pour moi, et qu’arrivé sans peine aux portes de la cité divine, j’allais, si je ne les franchissais par un effort énergique, les voir se fermer pour jamais devant moi. Dieu ne me devait rien en effet, je n’avais rien fait pour lui ; je lui devais compte au contraire des grâces dont il venait de me combler et qui m’avaient transporté jusqu’ici. Ce que j’éprouvais, c’est ce qu’éprouverait un homme arrêté devant une caverne mystérieuse d’une profondeur inconnue, pleine de ténèbres, qu’il croirait infestée de hideux reptiles, et où cependant on voudrait lui persuader de pénétrer seul, sans lumière et sans secours. En un instant le démon, sentant sans doute sa proie près de lui échapper, avait su rendre la vie à toutes ces folles imaginations que j’avais puisées dans d’exécrables romans. Accablée sous le poids d’une sorte d’invincible terreur, mon âme haletante faisait de temps en temps un effort pour triompher ; puis elle retombait affaissée sur elle-même, sans force et sans courage. L’angoisse que je souffris pendant ces trois heures de ma vie, je ne saurais l’exprimer ; j’étais muet et mon pauvre ami, épuisé, sentait son cœur se serrer douloureusement à la pensée que c’en était fait de moi. Tout à coup, soulevé par une de ces grâces suprêmes qui ont sans doute coûté à notre Sauveur de bien déchirantes douleurs et de bien profondes ignominies, je me redressai et je dis à M. Clerc :« Je me confesserai demain ! » Je ne sais ce qui l’emporta dans son cœur, ou de la surprise, ou de la joie. Je n’avais point réussi à éloigner de moi ces fantômes qui m’obsédaient, mais j’avais répété intérieurement et comme en balbutiant les paroles que me dictait l’Esprit de Dieu : « Mon Dieu, je ne sais me défendre de ces répulsions, mais en reconnaissance de ce que vous avez déjà fait pour moi, je ferai cet effort qu’on me demande. » J’ai souvent évoqué dans ma pensée ce moment solennel de ma vie, et cela n’a jamais été sans une profonde émotion.

Le lendemain, j’entrais avec le P. Languillat [1], que j’avais choisi sur l’invitation de M. Clerc, dans la chapelle du bord et j’ouvrais mon âme fermée depuis neuf ans. Ah ! Dieu soit mille fois béni d’aimer tant les misérables pécheurs !

Le P. Languillat m’avait engagé à lire la partie des Études de M. Nicolas qui traite de l’Eucharistie ; j’ouvris le livre en effet, mais le refermai bientôt ; la grâce de Dieu devançait le texte et il me semblait que ces pages si profondes n’avaient plus rien à m’apprendre ; mon cœur, plus prompt que mon esprit, s’était abreuvé en quelques instants aux eaux de la science divine. Je demandai à faire la sainte communion et je rentrai définitivement dans la vie chrétienne.

Vingt ans se sont écoulés depuis ce jour, et, dans un combat incessant entre la grâce de Dieu et ma misérable nature, celle-ci, pour ma honte, a été trop souvent victorieuse ; mais le Dieu infiniment longanime et libéral n’a jamais permis que la foi restaurée dans mon esprit y fût ébranlée. J’étais revenu à la vie chrétienne presque sans étude ; longtemps encore je n’eus pas le loisir d’étudier attentivement cette admirable science dont j’avais reçu à peine les premiers éléments et qui m’était devenue complètement étrangère durant mon adolescence ; cependant les révoltes de ma nature ne purent jamais causer le plus léger trouble dans mes croyances renouvelées. Je me sens depuis vingt ans dominé, enveloppé, pénétré par la foi, et je me prends à être effrayé de la terrible responsabilité que j’encours pour n’avoir pas su faire fructifier en moi une foi si vive, œuvre de Dieu seul.

Pendant les quinze mois qui suivirent cet événement capital de ma vie jusqu’au retour du Cassini en France, M. Clerc et moi, nous vécûmes de cette vie intime du bord. Chaque jour il m’édifiait par sa piété, son humilité, sa charité si affable pour tous. Que de fois nous priâmes ensemble, tantôt dans la modeste chapelle du bord ou dans sa cabine, tantôt sur le côté du navire, laissant tomber grain à grain les invocations du chapelet sur les flots murmurants que le bâtiment dépassait dans sa course et dont chacun, en fuyant dans la nuit, semblait mêler son bruissement mélodieux à celui de nos voix. Que de fois nous reçûmes ensemble l’hospitalité de vos pieux et vaillants frères à Zi-ka-wei [2], à Tsam-ka-leu, à Chang-haï. Ah !doux et impérissables souvenirs, que je ne puis rappeler à lui-même qu’en me tournant vers le Ciel.

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On nous saura gré d’avoir reproduit, dans sa simplicité éloquente, le récit de ce fervent converti, qui, dès ce jour, fut l’ami de Clerc à la vie, à la mort ; qui, vingt ans plus tard, assista à sa profession solennelle faite dans la matinée du 19 mars 1871, à la sinistre aurore de la Commune, et qui recevait encore quelques jours après un gage précieux de cette sainte amitié, une lettre, la dernière, écrite sous les verrous de Mazas.

 



[1]Aujourd’hui évêque de Sergiopolis, administrateur du diocèse de Nankin.

[2]Collège des Pères Jésuites, près Chang-haï.

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