29/06/2013
VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 8)
CHAPITRE VIII.
une conversion à bord du cassini.
Pendant sa longue campagne dans les mers de Chine, ayant toujours son centre de station à Macao, le Cassini alla mouiller trois fois dans le port de Chang-haï : en juin 1852, en mars 1853, et enfin, une dernière fois, au mois de septembre de la même année ; ce fut alors qu’il put offrir une protection efficace aux établissements européens et en particulier à la mission française, placée sous le feu de deux armées. Au second de ces trois voyages se rattache l’intéressant épisode qui fera l’objet du présent chapitre.
Avec ses qualités si sympathiques et son zèle enflammé, Clerc était partout un grand convertisseur, et tel il s’était montré, on le sait déjà, à Lorient et à Brest aussi bien qu’à Indret. Mais à bord du Cassini, dans une réunion choisie d’officiers et d’élèves de marine, l’occasion de faire du bien aux âmes était pour ainsi dire de tous les jours, de tous les instants ; la saisir au vol sans se rendre importun, savoir attendre l’heure de la grâce pendant des mois et même des années, en quoi il était secondé par la durée de l’expédition, telle fut la ligne de conduite qu’il suivit, non sans succès.
J’en recueille un premier témoignage dans la lettre que j’ai déjà citée et qui m’arrive de la chartreuse de Reposoir. Attaché à l’expédition en qualité d’aspirant de marine, le jeune M. de G***, qui avait reçu une éducation parfaite, n’était pas bien loin du royaume de Dieu, et s’il négligeait depuis quelque temps la pratique, si même sa foi s’était obscurcie, il n’était heureusement ni incrédule ni sceptique. Mais, comme ce paralytique de l’Évangile, incapable de s’arracher à une mortelle torpeur, il attendait un homme, un homme qui lui tendît la main pour le plonger dans la piscine. Clerc fut cet homme providentiel, et M. de G***, aujourd’hui Chartreux, lui garde une reconnaissance éternelle.
« Je dois, nous écrit-il, rapporter ici un trait que la reconnaissance ne me permettra jamais d’oublier et vous expliquer comment la Providence s’est servie de M. Clerc pour me ramener dans la voie du salut. Depuis trois ans environ je n’approchais plus des sacrements malgré les bons exemples que j’avais sous les yeux. J’avais même éludé quelques tentatives faites à ce sujet par un Père missionnaire. M. Clerc, comprenant ce que ma position pouvait avoir de dangereux à cet âge, où trop souvent on quitte le bien pour suivre aveuglément le mal, et sachant en outre que mon éducation avait été très-chrétienne, m’aborda un jour franchement et me mit en peu de mots sur ce sujet. Se promenant avec moi depuis quelques instants sur le pont du bâtiment, il me dit avec le sourire qui animait ses conversations les plus sérieuses : « Enfin, dites-moi comment il se fait que vous ne pratiquez plus. Avec l’éducation que vous avez reçue et la foi que vous avez certainement, je ne vois réellement pas ce qui peut vous retenir. » Comme je lui fis observer que j’avais des doutes (suite probable de tout ce fatras de mauvaises lectures qu’on fait dans le monde sans scrupule et sans remords), il me dit vivement : « Est-ce bien cela ? — Oui, lui dis-je. — Si ce n’est que cela, reprit-il, que ne le disiez-vous plus tôt ? Je vous donnerai de quoi vous éclairer. » Il me donna en effet les Études philosophiques de M. Auguste Nicolas, que je lus attentivement. Dès que j’arrivai au conseil de prier, je priai, et le voile tomba. Combien je dois sans doute en cela aux prières de M. Clerc ! Dieu veuille l’en récompenser au gré de mes désirs ! Quelques jours après je repris la bonne voie, qui, après quinze années, m’a conduit pas à pas à l’abri du cloître. »
Cela est bien simple, n’est-ce pas, mais c’est une grande chose dans l’ordre du salut. Nous tous, qui avons la foi et qui nous flattons d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, combien d’occasions semblables ne laissons-nous pas échapper, faute d’épier les moments de la grâce, mais surtout faute de connaître le prix d’une âme.
Toutes les conversions n’étaient pas si faciles, même parmi ces aspirants de marine, la plupart, mais non pas tous, élevés par des maîtres et des parents chrétiens. Avec tels et tels une première ouverture était chose très-hasardeuse, et, la glace une fois rompue, il fallait bien se garder de presser trop vivement le récalcitrant et d’engager la lutte corps à corps. Trop souvent le zèle du prêtre, du missionnaire y échouait. En sa qualité d’officier, Clerc avait plus d’accès et le service du bord lui offrait des facilités précieuses. C’est là un des grands secrets de l’apostolat ; rien ne nous le fait mieux comprendre que l’exemple si doux et si puissant de Notre-Seigneur annonçant le royaume de Dieu dans les villes et les bourgades de la Judée. Voyez-le au puits de Jacob, se manifestant à la Samaritaine et allumant dans le cœur d’une pauvre pécheresse la soif de cette eau vivifiante qui rejaillit jusqu’à la vie éternelle. Combien de fois n’a-t-il pas ainsi recueilli sur sa route et ramené au bercail les brebis errantes de la maison d’Israël !
Ce fut encore sur le pont du bâtiment, où Clerc était de quart avec un autre aspirant, — celui-là très-égaré, — qu’eut lieu le sérieux entretien à la suite duquel ce jeune homme s’avoua vaincu et rendit les armes. Laissons l’heureux converti nous raconter lui-même en toute sincérité sa propre histoire, depuis l’époque de son fatal endurcissement jusqu’à l’heure à jamais bénie où la grâce, contre laquelle il regimbait, triompha de ses longues résistances.
récit de l’aspirant de marine.
Je n’ai pas eu le bonheur d’être élevé dans le respect de la sainte religion catholique ; cependant j’en reçus au collège les notions premières et ce fut avec une ferveur plus vive et plus sincère que durable que je reçus pour la première fois à douze ans et demi la sainte communion. Cette première fois devait, hélas !être presque la dernière, pour un long temps du moins.
A la fête de Pâques qui suivit ma première communion, j’étais déjà profondément gâté par le respect humain, et si, à cette occasion, j’approchai une fois de la sainte table, ce fut à l’invitation des religieuses de l’infirmerie, où je me trouvais dans ce moment, et sans doute le Dieu d’amour ne trouva plus dans mon cœur qu’une bien chétive flamme trop refroidie déjà pour qu’il pût l’aviver.
De ce jour les ténèbres s’épaissirent de plus en plus autour de mon âme et, après avoir rougi d’abord d’un moment de naïve piété, j’en vins bientôt à me faire une misérable gloire d’afficher l’impiété par mes actes comme par mes discours.
Je passai du collège à une école préparatoire, puis à l’école navale. A dix-neuf ans enfin je pris la mer en qualité d’aspirant. Dieu, dont la miséricorde et la sagesse sont également insondables, avait sans doute préparé mon salut, en quelque sorte avant que je ne commençasse à me perdre ; car, dès l’âge de sept ans, j’avais, sans que rien y semblât pouvoir donner lieu, annoncé la volonté d’être marin.
A l’école navale je rêvais de faire sur les côtes de Chine mon premier voyage, et ce fut à ma demande et pour satisfaire ce désir que moi, contempteur public de toutes les choses saintes, je fus embarqué sur le Cassini commandé par M. de Plas, comptant parmi ses officiers M. Clerc, lieutenant de vaisseau, et parmi ses aspirants, mes camarades d’école, de G***, aujourd’hui Chartreux : j’étais encore un loup furieux et cependant le Seigneur me faisait entrer dans son bercail.
Outre de G***, deux ou trois de nos communs camarades étaient sinon affermis comme lui dans la foi, au moins observateurs réguliers des devoirs essentiels de la religion. C’était pour moi une raison de proclamer plus hautement et plus bruyamment mon impiété. Il n’était plaisanteries cyniques, propos obscènes, blasphèmes horribles, qui ne sortissent de ma bouche à tout instant.
Notre navire portait à. l’île de la Réunion, Mgr Desprez, évêque nommé de cette île, avec plusieurs prêtres et des religieuses, et en Chine Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, ainsi que plusieurs prêtres des Missions étrangères.
La présence de ces personnes consacrées à Dieu irritait mon humeur antireligieuse.
Nous étions en mer à la fête de Pâques. Seul de tout le personnel du bord, je m’abstins d’assister à la messe qui fut célébrée avec une grande solennité, et j’étais très-fier de me voir seul parmi tant de personnes complètement exempt de sots préjugés et courageusement indépendant.
Il n’était resté dans mon cœur qu’une certaine sympathie pour les religieuses, sans doute simplement parce qu’elles étaient femmes, et le bon Dieu n’avait point à me tenir compte d’un sentiment dont il n’était pas l’objet. Cependant il semble que la miséricorde divine se soit donné à elle-même ce prétexte pour faire une tendre violence à mon âme rebelle.
Nous eûmes, dans les mers de Chine, à transporter pendant quelques jours les Sœurs de Saint-Vincent de Paul qui, de Macao, allaient s’établir à Ning-po. Ayant eu un jour l’occasion de descendre à terre en même temps qu’elles sur une des îles de la côte, je cueillis quelques fleurs pour les leur offrir. J’ai su depuis que ces bonnes et saintes filles avaient prié particulièrement pour moi à partir de cette époque.
Il y avait près de deux ans que nous avions quitté la France, quand, au mois de janvier 1853, nous eûmes occasion de séjourner quelque temps dans les eaux de Canton. Le commandant de Plas, qui avait fait établir une chapelle à bord et ne la laissait jamais manquer de chapelain, fit venir l’abbé Girard, prêtre des Missions étrangères, mort depuis au Japon et établi alors dans une maison flottante au milieu du fleuve.
L’abbé Girard, dont le cœur était dévoré de zèle pour le salut des âmes, se sentit attiré vers moi et, comme je l’ai su depuis, exprima à M. Clerc le sentiment que je lui inspirais et le désir qu’il concevait de tenter ma conversion. Le pauvre M. Clerc, qui avait eu depuis deux ans le loisir de connaître mes dispositions, ne cacha point, paraît-il, qu’il n’entrevoyait aucune chance de réussite. Cependant l’abbé Girard, que le bon Dieu avait choisi pour être auprès de moi le premier messager de sa miséricorde, ne se rebuta point ; il m’attira un jour dans la cabine que le commandant avait mise à sa disposition et, sous prétexte de reconnaître si une certaine sténographie qu’il savait employée par moi était la même qui lui avait été autrefois enseignée, il m’invita à traduire devant lui une petite lettre qu’il avait écrite à mon intention. C’étaient, vous le devinez, de sages avis et de sérieux avertissements : il m’annonçait au nom de la bonté divine que la grâce me visitait et s’offrait à moi dans ce moment, mais que, repoussée, elle ne reviendrait jamais peut-être. Cet avis, qui bien d’autres fois m’avait été donné et n’avait point ébranlé mon impiété, ne m’émut pas beaucoup plus alors ; cependant je me souviens que j’eus comme un moment d’hésitation, comme un léger trouble intérieur, trouble passager que j’avais ressenti quelquefois déjà lorsque mes lèvres jetaient à Dieu quelqu’un de ces défis effroyables dont le souvenir me fait encore frissonner aujourd’hui.
Je n’ai remarqué que plusieurs années après une circonstance qui semble indiquer comment la miséricordieuse providence de Dieu fixe d’avance les heures auxquelles elle veut faire un suprême effort pour se rendre maîtresse de nos cœurs : le jour où cela se passait et dont le missionnaire avait inscrit la date en tête de sa lettre était précisément celui où j’atteignais l’âge de vingt et un ans.
Notre entretien ne se prolongea pas ; je voulais échapper à l’influence pernicieuse que j’avais cru ressentir un moment, et quelques instants après, je lisais, en faisant des gorges chaudes, la charitable lettre du bon prêtre à mes camarades réunis.
Nous quittâmes les parages de Canton, nous éloignant ainsi de celui que le bon Dieu avait fait le confident de ses tendres désirs à mon égard. Il avait, paraît-il, chargé M. Clerc de continuer en moi la reconstruction de la foi, dont, contre toute apparence, il ne désespérait pas d’avoir posé dans mon cœur la première pierre.
Je me trouvais quelquefois de quart avec M. Clerc et sous ses ordres, et un soir, comme nous étions à l’ancre et que le service ne réclamait ni son attention ni la mienne, il sut amener la conversation sur les questions religieuses et bientôt m’arracher l’aveu du vide douloureux que je ressentais souvent dans mon âme depuis que j’avais laissé s’éteindre la foi de ma première communion. En effet, il m’était arrivé à l’école navale, quand je prêtais l’oreille aux leçons d’astronomie qui nous étaient faites, d’envisager avec dédain ma chétive existence comparée à l’immensité de l’univers et de me sentir pris d’un profond dégoût pour la vie, ne connaissant plus mon âme et ses éternelles destinées et me sentant condamné à préparer péniblement un avenir qui, s’il ne s’évanouissait point par la mort, ne serait peut-être pas plus long que le présent employé à l’assurer. Parfois même l’idée du suicide traversait mon cerveau de dix-huit ans, l’âge de la joyeuse insouciance.
Plus tard, à bord, dans le calme des belles nuits tropicales, au milieu de l’immensité, je cherchais à sonder les insondables profondeurs du ciel étoilé et à deviner au-delà de cette matière immense, mais finie, l’Infini que mon âme avait perdu. C’était là un sentiment que je ne raisonnais pas, je ne savais pas ce que je cherchais, mais je sentais qu’il me manquait quelque chose ou plutôt qu’il me manquait tout. J’avais une carrière de mon choix et à mon goût ; je jouissais malgré mon impiété de la considération de mes chefs et de l’affection de mes camarades ; j’avais au loin une famille qui m’attendait pour me combler plus que jamais de ses tendresses, et pourtant dans ces moments où, tout bruit s’étant tu autour de ma conscience, elle pouvait entendre elle-même Sa voix presque éteinte, je me sentais dans le vide.
Du jour où je fis l’aveu de ce besoin instinctif que j’avais quelquefois ressenti, mais que j’avais bientôt cherché à tromper au lieu de tendre à le satisfaire, mon âme commença à se retourner, à se convertir, selon l’expression si belle et si vraie qui a été appliquée à ce phénomène moral.
Dès lors, je regardai enfin du côté du but et je me mis en marche d’un pas bien incertain, bien chancelant, bien irrésolu sans doute, mais me laissant pousser par l’énergique charité de notre saint ami qui, dès qu’il avait entrevu la possibilité de m’arracher au démon, s’était pris pour moi d’une brûlante affection surnaturelle.
Je dus lui dire que je ne croyais pas en Dieu ; et en effet c’était la croyance en Dieu, le sentiment de son existence que mon âme avait parfois cherché à puiser dans les profondeurs du ciel. Suivant le conseil de M. Clerc, je commençai à faire chaque soir, avant de m’abandonner au sommeil, cette étrange prière : « Mon Dieu, si vous existez comme on me l’affirme, veuillez bien, je vous prie, m’inspirer le sentiment de votre existence. »
Qui pourra mesurer l’étendue des miséricordes de Dieu ? Cette prière qui ressemblait à un blasphème fut ma seule part de coopération dans l’œuvre à laquelle notre ami vénéré allait désormais consacrer son zèle, et le Seigneur n’en attendit point davantage de moi. Cette lumière que mon âme avait cherchée d’instinct en même temps qu’elle la niait, commença à pénétrer dans les replis de mon cœur. Les épaisses ténèbres qui depuis nombre d’années obscurcissaient ma vue commencèrent à se fondre devant l’aurore de la grâce ; je me sentis saisi et emporté par un courant divin auquel je n’avais plus qu’à m’abandonner et qui m’entraînait à travers des régions nouvelles. La nuit où j’avais si longtemps vécu s’éloignait de moi et devant moi la clarté s’étendait sans cesse. Je me rapprochais des objets qui, de loin et à travers les ténèbres de l’impiété, avaient excité mon aversion, et je les voyais s’embellir à mes yeux. Mon affectueux pilote me disait : a bientôt vous verrez des horizons nouveaux s’ouvrir devant vous a ; et en effet j’éprouvais dans l’ordre surnaturel ce que j’avais ressenti dans l’ordre inférieur quand, pour la première fois, je m’étais avancé vers la pleine mer, vers les eaux bleues et limpides de l’immense et lumineux océan. Dès lors mon âme est captivée, elle ne songe plus à résister, elle se laisse doucement porter par la grâce ineffable de ce Dieu qui, oubliant en un instant tous les outrages qu’il a reçus de sa créature, semble reconnaissant de ce qu’elle veut bien se livrer à son amour.
Du travail qui se faisait dans les profondeurs de mon âme, rien n’avait transpiré au dehors ; mes camarades me croyaient jusque-là le rebelle endurci qu’ils avaient entendu tournant en dérision les tendres et sérieux avertissements du pieux missionnaire.
Un soir, je me trouvais sur le pont quand on commença la prière selon les règlements maritimes : depuis deux ans je n’y avais jamais assisté, et, quand je me trouvais au milieu de l’équipage à ce moment, je m’écartais à la hâte pour n’être point dans l’obligation de me découvrir. Ce soir-là, je me sentis poussé à faire un premier acte de foi, et avant que le respect humain, si longtemps mon maître, eût eu le temps de me rappeler ses anciens droits, ma casquette était détachée de ma tête. Mes camarades (ceux qui imitaient mon irréligion) s’étaient écartés, se croyant suivis de moi. Quand je me retournai après la prière achevée et me rapprochai d’eux, une stupéfaction profonde se peignait encore dans leurs regards, mais ils eurent la délicatesse de ne faire aucune allusion à ce qui venait de se passer. Pour moi, je n’étais pas sans trouble, mais le pas était fait ; j’étais comme un homme qui se sentait peu le courage de se jeter à la nage, mais qu’un autre a poussé dans l’eau : j’y étais, il ne me coûtait plus d’y rester.
De ce jour, la foi fit en moi de rapides progrès ; la gratuite miséricorde de Dieu et le zèle brûlant du futur martyr agissaient seuls ; je le répète encore, j’étais comme mollement entraîné par un courant qui ne me demandait point d’efforts.
De la religion qui avait éclairé mon enfance pendant de si courts instants, je n’avais conservé presque aucune notion. Je ne savais plus par exemple ce que c’était que la sainte Trinité, j’y faisais entrer la très-sainte Vierge ; mon ignorance était celle d’un païen. Un jour pourtant, je me sentis poussé à faire le signe de la croix. Le Seigneur semblait me demander ces faibles signes de ma bonne volonté et les attendre pour répandre sur moi ses grâces avec une nouvelle profusion.
A peu de temps de là, M. Clerc m’offrit une médaille de la sainte Vierge, je l’acceptai et la pendis à mon cou.
Le respect humain, vaincu une première fois par surprise, se trouvait maintenant dans mon cœur en présence d’un ennemi redoutable pour lui : c’était une disposition que j’ai toujours eue à pousser sans ménagement l’application de mes idées ou de mes fantaisies à l’extrême. Cette disposition, qui m’a fait commettre bien des fautes, fut là, par la miséricorde divine, un puissant soutien pour mon âme.
Deux ou trois mois auparavant, je faisais retentir de mes blasphèmes éhontés la pièce où mes camarades et moi nous vivions, — et l’on me vit, à l’heure des ablutions matinales, découvrir ma poitrine où brillait la précieuse médaille.
Le bon Dieu avait armé l’un contre l’autre deux travers de ma nature et rendait vigoureux celui qui pour le moment devait assurer mon salut.
Je songe souvent, non sans en être attendri, à l’attitude de mes camarades d’alors : les uns, pour leur foi religieuse, avaient été les objets de mes sarcasmes qu’ils ne me reprochèrent jamais ; les autres au contraire m’avaient entendu dépasser de beaucoup l’impiété de leurs discours, et, même quand, trop tôt oublieux, je devins sévère pour l’incrédulité d’autrui, ils ne me reprochèrent jamais d’avoir préconisé l’irréligion. L’un de ces derniers, dans la suite, m’offrit souvent de me remplacer quand le service m’aurait empêché d’assister à la messe du dimanche.
Je voguais ainsi dans une mer calme et tranquille, quand, un jour, une tempête terrible s’éleva dans mon âme. J’étais, cette fois encore, de quart en même temps que M. Clerc ; huit heures avaient sonné, la nuit était close, et nous devions demeurer sur le pont jusqu’à minuit. Le navire étant sur ses ancres, les matelots dormaient étendus ; il semblait que nous fussions à trois seulement entre le ciel et l’eau, le bon Dieu, son fidèle interprète et moi. Ce soir-là il se prit à me parler de la confession : à ce mot je tressaillis et tout à coup ce lumineux Océan au milieu duquel mon âme se complaisait depuis quelques mois, sembla se rembrunir ; de tous les points, je vis revenir à moi d’anciennes préventions que j’avais cru évanouies parce que j’avais cessé de les sentir ; j’étais comme investi par un cercle de noirs fantômes qui cherchaient à étouffer ma foi nouvelle, et mes anciennes répulsions semblaient revivre dans mon cœur et couvraient la voix suppliante de mon chaleureux ami. Trois heures s’écoulèrent, lui parlant sans cesse, puisant dans les profondeurs de sa piété et de sa tendresse des arguments toujours nouveaux pour triompher des répugnances que mon attitude silencieuse lui laissait facilement deviner. Il me l’a dit depuis, il sentait alors que l’heure solennelle avait sonné pour moi, et qu’arrivé sans peine aux portes de la cité divine, j’allais, si je ne les franchissais par un effort énergique, les voir se fermer pour jamais devant moi. Dieu ne me devait rien en effet, je n’avais rien fait pour lui ; je lui devais compte au contraire des grâces dont il venait de me combler et qui m’avaient transporté jusqu’ici. Ce que j’éprouvais, c’est ce qu’éprouverait un homme arrêté devant une caverne mystérieuse d’une profondeur inconnue, pleine de ténèbres, qu’il croirait infestée de hideux reptiles, et où cependant on voudrait lui persuader de pénétrer seul, sans lumière et sans secours. En un instant le démon, sentant sans doute sa proie près de lui échapper, avait su rendre la vie à toutes ces folles imaginations que j’avais puisées dans d’exécrables romans. Accablée sous le poids d’une sorte d’invincible terreur, mon âme haletante faisait de temps en temps un effort pour triompher ; puis elle retombait affaissée sur elle-même, sans force et sans courage. L’angoisse que je souffris pendant ces trois heures de ma vie, je ne saurais l’exprimer ; j’étais muet et mon pauvre ami, épuisé, sentait son cœur se serrer douloureusement à la pensée que c’en était fait de moi. Tout à coup, soulevé par une de ces grâces suprêmes qui ont sans doute coûté à notre Sauveur de bien déchirantes douleurs et de bien profondes ignominies, je me redressai et je dis à M. Clerc :« Je me confesserai demain ! » Je ne sais ce qui l’emporta dans son cœur, ou de la surprise, ou de la joie. Je n’avais point réussi à éloigner de moi ces fantômes qui m’obsédaient, mais j’avais répété intérieurement et comme en balbutiant les paroles que me dictait l’Esprit de Dieu : « Mon Dieu, je ne sais me défendre de ces répulsions, mais en reconnaissance de ce que vous avez déjà fait pour moi, je ferai cet effort qu’on me demande. » J’ai souvent évoqué dans ma pensée ce moment solennel de ma vie, et cela n’a jamais été sans une profonde émotion.
Le lendemain, j’entrais avec le P. Languillat [1], que j’avais choisi sur l’invitation de M. Clerc, dans la chapelle du bord et j’ouvrais mon âme fermée depuis neuf ans. Ah ! Dieu soit mille fois béni d’aimer tant les misérables pécheurs !
Le P. Languillat m’avait engagé à lire la partie des Études de M. Nicolas qui traite de l’Eucharistie ; j’ouvris le livre en effet, mais le refermai bientôt ; la grâce de Dieu devançait le texte et il me semblait que ces pages si profondes n’avaient plus rien à m’apprendre ; mon cœur, plus prompt que mon esprit, s’était abreuvé en quelques instants aux eaux de la science divine. Je demandai à faire la sainte communion et je rentrai définitivement dans la vie chrétienne.
Vingt ans se sont écoulés depuis ce jour, et, dans un combat incessant entre la grâce de Dieu et ma misérable nature, celle-ci, pour ma honte, a été trop souvent victorieuse ; mais le Dieu infiniment longanime et libéral n’a jamais permis que la foi restaurée dans mon esprit y fût ébranlée. J’étais revenu à la vie chrétienne presque sans étude ; longtemps encore je n’eus pas le loisir d’étudier attentivement cette admirable science dont j’avais reçu à peine les premiers éléments et qui m’était devenue complètement étrangère durant mon adolescence ; cependant les révoltes de ma nature ne purent jamais causer le plus léger trouble dans mes croyances renouvelées. Je me sens depuis vingt ans dominé, enveloppé, pénétré par la foi, et je me prends à être effrayé de la terrible responsabilité que j’encours pour n’avoir pas su faire fructifier en moi une foi si vive, œuvre de Dieu seul.
Pendant les quinze mois qui suivirent cet événement capital de ma vie jusqu’au retour du Cassini en France, M. Clerc et moi, nous vécûmes de cette vie intime du bord. Chaque jour il m’édifiait par sa piété, son humilité, sa charité si affable pour tous. Que de fois nous priâmes ensemble, tantôt dans la modeste chapelle du bord ou dans sa cabine, tantôt sur le côté du navire, laissant tomber grain à grain les invocations du chapelet sur les flots murmurants que le bâtiment dépassait dans sa course et dont chacun, en fuyant dans la nuit, semblait mêler son bruissement mélodieux à celui de nos voix. Que de fois nous reçûmes ensemble l’hospitalité de vos pieux et vaillants frères à Zi-ka-wei [2], à Tsam-ka-leu, à Chang-haï. Ah !doux et impérissables souvenirs, que je ne puis rappeler à lui-même qu’en me tournant vers le Ciel.
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On nous saura gré d’avoir reproduit, dans sa simplicité éloquente, le récit de ce fervent converti, qui, dès ce jour, fut l’ami de Clerc à la vie, à la mort ; qui, vingt ans plus tard, assista à sa profession solennelle faite dans la matinée du 19 mars 1871, à la sinistre aurore de la Commune, et qui recevait encore quelques jours après un gage précieux de cette sainte amitié, une lettre, la dernière, écrite sous les verrous de Mazas.
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