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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 10)

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CHAPITRE X.

 

alexis clerc dans la compagnie de jésus.
saint-acheul.

 

 

Enfin, après quatre années d’attente, Clerc allait pouvoir répondre à l’appel du Seigneur qui se faisait entendre à son cœur d’une manière toujours plus forte et plus pressante. Cependant, tout n’était pas fait ; il y avait des liens à rompre avant qu’on pût l’admettre au noviciat, et il était facile de prévoir que l’opposition paternelle, singulièrement favorisée par les circonstances, ne désarmerait pas du premier coup. N’allait-elle pas même se déclarer à tout jamais inflexible et implacable ? Hélas !on ne le verra que trop, c’est ce qu’elle fit et elle tint cruellement parole jusqu’au bout.

Clerc dut avoir le pressentiment des obstacles qui l’attendaient et du rude combat qu’il aurait à soutenir, lorsque, ayant fait part de sa résolution au P. de Ravignan dès son arrivée à Lorient, il reçut cette réponse peu encourageante :

Paris, 35, rue de Sèvres, 18 Juillet 1854.

« Mon bien cher ami, votre lettre m’apporte de bien douces consolations. La grâce de Dieu vous garde et vous conserve tous les dons de sa bonté : prions pour que sa volonté s’accomplisse entièrement sur vous.

« Vous devez attendre, ce me semble, encore pour prendre une résolution dernière. Votre démission serait intempestive. Sans doute, il faut prévoir les difficultés et les obstacles ; cependant, ne craignons rien quand nous ne cherchons que la gloire de Dieu et le bien de notre âme.

« Vous ne pouvez douter de mon tendre intérêt, il vous accompagne partout. Adieu donc et au revoir. Soyons unis dans le cœur de Notre-Seigneur et dans la plus ferme espérance.

« Mes dévoués souvenirs au commandant.

« X. de Ravignan. »

Il est à croire que le P. de Ravignan fut satisfait des explications que Clerc lui donna lorsqu’il vint à Paris et qu’alors, d’opposant qu’il était, il se déclara son allié et son auxiliaire ; il nous semble même impossible qu’il ne se soit pas rendu si le généreux postulant lui mit sous les yeux l’élection qu’il avait faite à Chang-haï et qui avait reçu, dix mois auparavant, l’approbation d’un religieux aussi sage et aussi éclairé que le P. Languillat. L’illustre et saint religieux n’avait-il pas tracé lui-même, dans son bel ouvrage De l’Existence et de l’institut des Jésuites, la route où il voyait son jeune ami marcher d’un pas si ferme ? N’avait-il pas, en traitant de l’Élection et en faisant appel à sa propre expérience, écrit ces lignes où Alexis dut se reconnaître : « Quand l’âme est tranquille, qu’elle possède en paix toutes ses puissances, elle balancera, elle pèsera les motifs opposés, consultant Dieu dans la prière. Elle se placera sur le lit de mort, aux pieds du souverain juge ; ou bien près d’un inconnu qui, rencontré pour la première fois dans la vie, exposerait ses doutes, demanderait la solution, appellerait tout le désintéressement du plus libre conseil. La lumière se fait ainsi : le choix se détermine, il immole sur l’autel du sacrifice toutes les répugnances de la nature. Jésus-Christ a vaincu, et le disciple fidèle, vainqueur avec lui, chante et célèbre son triomphe en dévouant au Seigneur ses forces, ses travaux et sa vie tout entière, ou dans l’apostolat du monde, ou dans la milice sacrée. — O Dieu ! je vous bénis et vous rends grâces : c’est ainsi que vous avez fixé ma vie et assuré pour jamais ma bienheureuse existence [1]. »

Langage que comprendra quiconque a passé par la même voie et est parvenu au même terme, mais inintelligible pour M. Clerc le père, non-seulement à cause de sa tendresse qui répugnait à ce grand sacrifice, mais encore, il faut le dire, par suite des préjugés dont son esprit était obsédé.

Que se passa-t-il entre lui et son fils quand celui-ci lui déclara qu’il voulait être Jésuite et qu’il allait, de ce pas, frapper à la porte du noviciat de Saint-Acheul ? On le devine de reste. Alexis fut respectueux sans doute, mais il fut ferme ; il avait reconnu la nécessité et la convenance d’obtenir le consentement de son père, s’il le pouvait ; ne le pouvant pas, il se rappela que Jésus-Christ a dit : Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi [2], — et il partit pour Saint-Acheul.

Il avait pourtant laissé l’espoir qu’il reviendrait ; car n’ayant passé que huit jours au plus à Paris, il n’avait eu le temps ni de faire agréer sa démission, ni de mettre ordre à ses petites affaires comme un homme qui sera bientôt mort au monde et pour qui les choses d’ici-bas ne seront plus rien. Mais quand il eut une fois touché le seuil du noviciat et acquis la certitude qu’on l’y recevrait, songeant aux assauts qui l’attendaient à Paris et à l’impossibilité trop réelle de rien gagner sur l’esprit de son père, il pensa qu’il ne devait plus quitter le port où il venait d’entrer, afin qu’il fût bien entendu que sa résolution était définitive et irrévocable. Il écrivit donc à M. Clerc :

« Mon cher père,

« Je te remercie de la bonté que tu as montrée quand je t’ai fait part d’un projet qui t’affligeait beaucoup. Assurément, je voudrais pouvoir t’en éviter le chagrin, mais je sens bien qu’en t’en expliquant les motifs, je n’y parviendrai qu’imparfaitement. J’obéis à la conviction que je dois prendre ce parti malgré les sacrifices qu’il m’impose. La constance que j’ai gardée à ce projet pendant quatre années au milieu de circonstances si diverses et toutes faites pour m’en distraire, ainsi que tu l’espérais, indique assez qu’il n’y a plus qu’à l’exécuter. On ne prend pas dans la vie de résolution capitale même avec autant de maturité et de réflexion, et je manquerais à un devoir si, pour conserver quelques avantages de bien-être et de vanité, je refusais de me rendre à la voix de ma raison éclairée par tous les moyens. Ainsi, mon cher père, crois que, dans cette affaire, je n’agis sous l’illusion d’aucun entraînement, sous l’influence d’aucun enthousiasme ; le peu de jours où tu m’as vu de près t’a, je pense, fait porter ce jugement. Pourquoi alors prévoir des regrets inutiles, ou pour mieux dire, pourquoi les craindre ? Ne les a-t-on pas en effet prévus et conjurés par tant de réflexions, de conseils expérimentes et par une si longue temporisation ?

« Je sais que ton chagrin ne vient que de ton affection désintéressée qui redoute pour moi-même un mal où je parais courir aveuglément ; le mal, cependant, est au contraire de rester où je me trouve déplacé et où ma conscience ne peut plus avoir la paix. Ce sont là de petits mystères intérieurs que tu pénétreras facilement ; en réalité, je quitte un bien apparent et un mal réel et j’embrasse un bien réel et un mal apparent.

« Cependant, bien que la raison justifie ma conduite, elle n’est pas suffisante toute seule pour la dicter ; il faut autre chose que la raison pour imposer un sacrifice même assez léger, et c’est à cette partie noble de notre âme qui commande alors à notre volonté que je veux m’adresser pour que l’amour de ce qui est meilleur, plus parfait, te fasse plus facilement supporter ce que je fais dans un but généreux.

« Je t’annonce donc, mon cher papa, que l’on veut bien me recevoir au noviciat ; il me reste à suivre fidèlement la voie où Dieu m’appelle, et à toi, mon cher père, à prendre part à mon entrée dans la vie religieuse, en l’acceptant le plus possible pour l’amour de Dieu.

« Je crois plus sage de ne pas retourner à Paris, pour épargner le mal à propos des visites que j’aurais à faire aux personnes qui ignorent ma résolution et aussi les représentations toujours les mêmes que ne manqueraient pas de faire les étrangers. Je me sentais déjà passablement gauche, je ne saurais plus du tout maintenant quelle mine faire ; d’ailleurs, après cette reculade, le saut ne serait que plus difficile. Le très-petit nombre d’affaires que je laisse en arrière pourra s’arranger par correspondance. D’ailleurs, je n’aurai jamais été si près de vous ; en trois heures, quand tu le pourras, tu viendras me voir.

« Que le bon Dieu nous donne la force d’accomplir ce qu’il demande de nous !

« Adieu, cher papa, je t’embrasse avec toute tendresse et prie Dieu qu’il te rende ce coup moins dur par la conviction que nous obéissons à sa sainte volonté.

« A. Clerc.

« Saint-Acheul, 19 Août. »

 

Cette lettre si tendre et si respectueuse mit le comble à la douleur de ce pauvre père, à son désespoir, car il sentit que la lutte qu’il allait engager avec son fils ne pouvait être pour tous les deux qu’une source inépuisable d’amertumes. Mais la passion ne raisonne pas, et il était bien résolu à s’opposer, coûte que coûte, à la vocation d’Alexis, même au prix du bonheur qu’ils avaient toujours trouvé l’un et l’autre dans l’union jusque-là si facile et si naturelle de leurs cœurs. Aussitôt après le départ d’Alexis pour Saint-Acheul, il avait rédigé une note où il s’ingéniait à trouver des raisons pour le détourner de son projet. Tout à l’heure, c’était pour son propre bien qu’Alexis devait rester dans la marine, mais maintenant, c’était dans l’intérêt de son père ; et, se faisant égoïste à plaisir, il imaginait un avenir lointain où Clerc, ayant pris sa retraite, le recevrait à son foyer, dans son humble ménage de garçon, désir qu’il exprimait sous toutes réserves, confessant qu’à vrai dire il serait difficilement mieux qu’auprès de son fils Jules et de sa belle-fille.

Mais bientôt il a recours à d’autres armes, dont il ne s’était pas avisé tout d’abord, et il ajoute en Post-Scriptum :« Je te prie de réfléchir encore que tu ne peux dans ce moment donner ta démission. Ce serait une lâcheté de déserter ton poste au moment où il peut y avoir du danger à courir. » Sur ce dernier point, Clerc pouvait avoir le cœur fort à l’aise ; sa résolution datait d’assez loin pour que, grâce à Dieu, la guerre de Crimée n’y entrât pour rien. S’il eût obtenu du service dans la Baltique, il aurait attendu la fin de la campagne pour donner sa démission, et cela, non par crainte du déshonneur, qui ne pouvait l’atteindre, mais par un sentiment élevé du devoir militaire. On avait déjà vu en Chine, comme on vit plus tard à la Roquette, s’il était homme à marchander sa vie et à reculer devant les boulets et les balles.

M. Clerc-terminait par une adjuration et une menace :

« Je t’adjure, par toute l’autorité qu’un père peut avoir sur son fils, d’ajourner ton projet au moins jusqu’à la fin de la guerre.

« Si tu n’accèdes pas à ma prière, ne m’écris plus ; tout commerce sera désormais fini entre toi et moi. »

Voilà, certes, un terrible assaut ; mais Clerc avait tout prévu, était préparé à tout ; pour l’amour de Celui qui endura sur la croix un incompréhensible abandon de son Père céleste, il se résigna dès lors à se voir ici-bas, si telle était la volonté de Dieu, renié et repoussé par son père selon la chair.

Le P. de Ravignan était alors à Saint-Acheul ; il y venait souvent en automne chercher la solitude qui lui fut toujours chère, et se retremper dans le travail et la prière, comme aux jours où, encore obscur, il y consacrait les prémices de son talent et de son zèle à l’enseignement de la théologie. M. Clerc, qui savait bien que les conseils de l’éminent religieux avaient déjà prolongé de quatre années le séjour de son fils dans le monde, s’adressa à lui en toute confiance à l’effet d’obtenir qu’Alexis, laissant là ses idées de vocation, revînt à Paris. Il se flattait sans doute d’avoir trouvé un moyen infaillible de vaincre l’obstination de son fils. Vain espoir ! Voici quelle fut la réponse du P. de Ravignan :

 

« Saint-Acheul, 24 Août 1854.

« Monsieur,

« Je comprends parfaitement les peines que ressent un cœur de père et je m’associe à vos regrets. Mais vous comprendrez aussi que, dans une question aussi grave, à l’égard de monsieur votre fils, je ne puis et nous ne pouvons tous que le laisser à lui-même. Il est libre aujourd’hui, il le sera pendant tout le temps de son noviciat (deux ans) s’il y reste : il ne contracterait d’engagements par les vœux de religion qu’après cette époque. Il aura donc le loisir d’examiner sa vocation et de se décider en pleine connaissance de cause. A son âge, avec son expérience du monde, il est plus qu’un autre à l’abri de toute illusion. La conscience, la conviction de l’âme devant Dieu sont ce qu’il y a de plus respectable et de plus sacré ; et toutes les autorités, comme tous les sentiments, j’ose le dire, doivent s’incliner devant une détermination consciencieuse dont Dieu seul est juge.

« J’espère que vous voudrez bien, Monsieur, agréer mes excuses de ne pouvoir faire ce que vous désirez. Veuillez recevoir, avec mes vœux les plus sincères, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« X. de Ravignan. »

M. Clerc ne se rendit pas ; il avait juré d’être irréconciliable et il le fut ; c’était pour lui un point d’honneur et une sorte d’engagement de conscience ; son libéralisme politique et religieux, son patriotisme exalté, son ambition paternelle et jusqu’à sa tendresse qu’il croyait outragée, tout se réunissait pour l’affermir dans cette opposition ardente et agressive qui, dès le commencement, ne laissait espérer ni paix ni trêve.

Voilà quels combats et quels déchirements, si sensibles à une âme bien née, accueillaient Clerc à son entrée dans la vie religieuse. Dès le premier pas il se sentait atteint dans ses affections les plus chères, et, victime volontaire, il ne lui restait qu’à se courber sous la croix qu’il allait porter toute sa vie.

Il n’était encore que dans sa première probation. On nomme ainsi un laps de temps de dix à douze jours, consacré à un examen réciproque, où le postulant se fait connaître lui-même tout en prenant connaissance des constitutions de la Compagnie ; examen nécessaire, on le conçoit, pour éviter de part et d’autre, dans une affaire si importante, tout malentendu, toute surprise. Le P. Alexandre Mallet, maître des novices et, en cette qualité, chargé d’examiner les dispositions de Clerc, son plus ou moins d’aptitude à la vie et aux emplois de la Compagnie, le P. Alexandre Mallet était un homme vraiment intérieur, austère et doux, de frêle constitution et de chétive apparence, non sans chaleur de cœur quand il s’agissait du bien des âmes et des intérêts de la gloire de Dieu, mais fort peu accessible à l’enthousiasme et particulièrement attentif à se tenir en garde comme à prémunir les autres contre les illusions même généreuses. On voit que si ce caractère convenait à Clerc, c’était surtout par les contrastes, par l’avantage qu’il avait de rencontrer dans son guide spirituel des qualités dont il n’était peut-être pas pourvu lui-même au même degré. Donc, avant de l’admettre au noviciat, le P. Mallet, qui, à la rigueur, aurait pu s’en rapporter au P. Languillat et confirmer purement et simplement l’élection que Clerc avait faite à Zi-ka-wei, soit pour mettre à l’épreuve la vivacité de ses désirs, soit pour obtenir plus de clarté dans une matière où l’on n’en saurait avoir trop, lui prescrivit de faire une nouvelle élection en bonne forme pendant sa probation.

Pour le dire en passant, on voit assez par là si nous prenons les sujets au vol pour les enrôler de gré ou de force sous notre bannière, et si le compelle intrare[a], qu’on nous reproche tant, est vraiment notre devise. Clerc n’était certes pas un sujet à dédaigner ; disons mieux, c’était, à raison de ses antécédents, une recrue particulièrement précieuse pour un ordre religieux qui ouvrait en ce moment des écoles préparatoires. Rien de tout cela cependant ne fit qu’on crût pouvoir traiter à la légère cette grande affaire de la vocation.

Clerc fit une nouvelle élection. Comme on le pense bien, elle ne diffère pas notablement de la première, au moins pour le fond ; mais sous le coup de l’épreuve et de la contradiction, la résolution de tout quitter pour appartenir à Jésus-Christ s’accentue avec un redoublement d’énergie qui a sa valeur et son éloquence. Nous en citerons quelques traits des plus remarquables.

A la première question qu’il se pose : « Suivrai-je les conseils ou seulement les préceptes ? » il fait les réponses suivantes : « C’est une honteuse défaite de s’en tenir aux préceptes après avoir déjà longtemps essayé de suivre les conseils.

« C’est une très-lâche défaite que de céder sans combattre par la seule crainte de la bataille.

« C’est un impardonnable mépris de la grâce de Dieu, qui, sans beaucoup de peine, m’a quelque temps fait marcher dans la voie de ses conseils.

« La grande sûreté pour le salut que la voie des conseils ! Pour moi, choisir l’autre, c’est comme choisir la perdition.

« Dois-je moins après la grâce d’une conversion si extraordinaire ?

« Enfin, je veux suivre la voie des conseils parce que j’aime Dieu et veux le servir de mon mieux.

« Je m’en sens la force avec la grâce de Notre-Seigneur.

« Je veux de tout mon cœur, de tout mon esprit, de toutes mes forces, servir aujourd’hui et tous les jours de ma vie le Seigneur mon Dieu, mon très-miséricordieux, très-aimable et très-doux Sauveur, en m’efforçant de l’imiter avec le secours de sa sainte grâce et en montrant la plus entière docilité à ses conseils et à ses inspirations. Ainsi soit-il.

« Cette voie des conseils est celle même de Notre-Seigneur Jésus : Qui vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem suam [3]. »

A la seconde question : « Dois-je embrasser la vie religieuse ou rester dans le monde ? » il répond :

« C’est un petit sacrifice de renoncer à ma position, je veux l’offrir au bon Dieu.

« Les vertus sont pratiquées dans la vie religieuse ; elles ne sont que méditées tout au plus dans le monde.

« L’expérience me prouve que je perds tous les jours quelque chose depuis trois ans.

« Il y a de bien plus grands dangers à terre.

« De plus grands aussi seront désormais à bord, où je serai sollicité par des emplois plus importants et honorifiques. »

En effet, Clerc, à son retour de Chine, était proposé pour un commandement et pour la légion d’honneur. Le beau moment pour faire à Dieu un petit sacrifice, c’était donc celui-là ; plus tard, le sacrifice eût été plus grand sans doute ; mais différer par ce motif, c’eût été tenter Dieu et trop présumer de ses forces. Autres raisons pour embrasser la vie religieuse :

« Sainte obéissance, que j’ai mal pratiquée à bord, je veux que vous soyez désormais ma règle suprême, et j’espère mieux vous pratiquer quand je devrai le faire toujours, parce que vous me serez une stricte loi et non une œuvre surérogatoire.

« Le bien de l’exemple, seule raison plausible que l’on allègue, est plus grand en quittant toutes choses pour le désir de mieux servir Dieu. »

Troisième question : « Dans quel ordre entrerai-je ? »

Réponse : « Dans la Société de Jésus.

« Je la crois la plus propre à mon profit spirituel.

« Elle emploie toujours chacun le mieux possible, de façon à lui donner la satisfaction de travailler plus à la gloire de Dieu qu’il n’eût pu le faire sans la Compagnie.

« Elle s’appelle justement la Société de Jésus, parce qu’on y vit dans la présence et la société de Jésus qu’on médite toujours.

« Elle s’appelle justement la Compagnie de Jésus, parce que Jésus est le capitaine qui la conduit au combat et qu’elle souffre avec lui la persécution et les mépris.

« Enfin, j’aime la Compagnie.

« Aussi, je veux entrer dans la Compagnie de Jésus.

« Je conseillerais à un homme dans ma position, qui me serait du reste inconnu, de quitter tout et d’entrer au noviciat avec la ferme intention de faire après ses vœux.

« Je veux, au jour de la mort et du jugement, me féliciter d’avoir aujourd’hui quitté le monde pour la Compagnie de Jésus.

« A. Clerc.

« Saint-Acheul, jour de la fête de saint Augustin, 1854. »

 

« Presque jamais la pensée de travailler à la gloire de Dieu, en procurant le salut du prochain, n’a traversé mon esprit sans émouvoir mon cœur et sans m’inspirer le zèle ; j’ai très-habituellement éloigné cette pensée comme n’étant pas encore à sa place, mais me plaisant à croire qu’elle le serait un jour. »

————

Comment résister à des signes de vocation si manifestes et à des désirs si persévérants ? Aussi, on ne résista plus, et ce jour-là même, fête de saint Augustin, la porte du noviciat s’ouvrit pour Alexis. Sa jeunesse avait ressemblé à celle de l’évêque d’Hippone ; il se promit d’imiter ce grand converti dans la sincérité de sa pénitence et l’ardeur de sa charité. A dater de ce jour, il n’est plus du monde, et il met toute sa joie à se faire oublier. Sa démission lui arriva vers le milieu de septembre (elle est datée du 15) ; il pria son frère de régler ses petites affaires ; le peu d’argent qui devait encore lui revenir (sans doute comme dernière échéance de son traitement d’officier), il l’offrit à plusieurs reprises à son père ; fidèle à sa menace de rupture, M. Clerc le refusa. Alexis l’offrit alors à la Compagnie, pour l’indemniser des dépenses qu’elle ferait à son occasion pendant son noviciat et ses études.

Ici donc commence une vie nouvelle, qui n’a rien d’éclatant, rien d’extérieur, vie cachée en Dieu avec Jésus-Christ, si cachée que les mondains la regardent comme une mort, et qu’elle leur fait horreur à l’égal du tombeau. Plus de voyages, plus d’expéditions lointaines ; l’uniforme, qui jouit toujours en France d’un tel prestige, remplacé par une pauvre soutane, c’est-à-dire par un vêtement que le siècle honore peu et qu’il ne tolère pas toujours ; enfin, des occupations qui rappellent au religieux l’humilité de Nazareth, mais qui, par là même, se refusent k fournir la matière d’un récit détaillé, à ce point que les évangélistes eux-mêmes n’ont employé que quelques lignes à raconter l’enfance et les trente premières années du Sauveur Jésus.

Nous pourrons cependant pénétrer dans l’intérieur de Clerc, grâce aux notes intimes qu’il avait conservées de son noviciat, et qui contiennent, pour ce temps, sa véritable histoire et le fidèle portrait de son âme. Il s’y joindra le souvenir de ceux qui furent alors ses compagnons ; souvenir nécessairement bien vague, puisque l’humble novice mettait toute son application à s’effacer, et qu’il y avait admirablement réussi.

La première épreuve qu’il eut à subir, le premier expériment, pour parler la langue de l’Institut, ce fut de faire pendant trente jours les Exercices spirituels de saint Ignace ; de s’enfermer pour ainsi dire, à l’exemple du Fondateur de la Compagnie, dans la grotte de Manrèze, et là, de considérer sa fin dernière, ses devoirs envers son Créateur et son Dieu, la grandeur du péché et tous les maux qu’il traîne à sa suite, la malice du pécheur, ses propres égarements, ses fautes, à lui, Alexis, pendant tout le cours de sa vie, et de laver tout son passé, comme si cette conversion était la première, dans les larmes d’un sincère repentir et dans les eaux de la pénitence. Mais, après ces méditations de la vie purgative, qui remplissent la première semaine, tout le reste est à la contemplation et à l’imitation de Jésus-Christ. Le disciple de saint Ignace considère l’aimable Sauveur comme son roi et son capitaine ; il répond à son appel, se range sous son étendard et met son bonheur et son orgueil à le suivre le plus près possible. Or, il y a des âmes plus ou moins vaillantes, même parmi celles qui s’attachent ainsi au Seigneur Jésus ; on embrasse sa croix d’une étreinte plus ou moins ardente, on se dépouille plus ou moins courageusement des livrées du monde pour se revêtir de celles d’un Dieu crucifié. C’est là que Clerc se signale tout d’abord et qu’il se montre brave entre les braves. La plus grande abnégation de soi-même, la mortification continuelle en toutes choses, tels sont les moyens pratiques proposés à ceux qui ambitionnent de s’élever à cette sainte folie de la croix. Abnégation, mortification, et surtout abnégation continuelle, ces mots sont durs et ils épouvantent la nature ; on ne peut se réconcilier avec le mot et avec la chose que par un généreux abandon, par une fidélité sans réserve à la grâce qui vous presse de ne pas rester à moitié chemin.

Voyons si Clerc a été vraiment fidèle, ou s’il a capitulé avec l’ennemi. C’est encore une élection qu’il va faire, le choix du degré de perfection auquel il veut atteindre avec la grâce de Dieu.

« Je proteste devant la divine majesté de Dieu, devant la sainte Vierge et toute la Cour céleste, que je n’ai ni ne veux avoir d’autre intention dans cette élection que de choisir ce qui plaira le plus à Dieu et sera le plus utile à ma perfection dans l’état où la grâce m’a appelé.

« Sentant et ayant plusieurs fois senti une espérance plus filiale en la bonté de Dieu, qui m’aidera à accomplir ce qu’il me conseille, une charité plus vive qui me pousse à être généreux envers Dieu et à tendre avec force et ardeur à ma perfection, et mon âme y trouvant la tranquillité et la paix en Dieu notre Seigneur, tandis que la pensée opposée plonge mon âme dans les ténèbres, le trouble, les attraits bas et grossiers, l’inquiétude des agitations et des tentations, qu’elle jette de la défiance sur ma vocation et ma persévérance et les grâces que Dieu m’accordera pour la suivre, qu’elle rend mon âme paresseuse, tiède et triste et comme séparée de J.-C. notre Seigneur ; — je veux, à la lettre, suivant la Règle 12e, chercher dans le Seigneur la plus grande abnégation de moi-même et, autant que je le pourrai (c’est-à-dire le plus possible), une continuelle mortification en toutes choses.

« J’entends par abnégation une parfaite obéissance, un grand abandon de mon sens propre avec mes frères, le désir de ne me distinguer en rien, une parfaite obéissance et une parfaite observation de la Règle 13e : In exercendis, etc... si quidem injunctum fuerit ut in eis se exerceat [4] ; ce que je prierai le Père Maître de vouloir bien ordonner.

« J’entends par mortification continuelle en toutes choses, la souffrance sans interruption du corps en quelque endroit et de toutes les manières : ainsi porter constamment la chaîne, jeûner toujours et altérer le goût, coucher sur le plancher et tout vêtu ou sur une planche dans mon lit, prendre la discipline tous les jours au moins pendant un Ave et plus si j’en sens la dévotion, jusqu’à trois, sans demander permission spéciale. Voilà ce que je veux faire, et sans en rien retrancher, avec la grâce de Dieu et la permission du Père Maître, malgré les révoltes de la chair et les ruses du démon.

« Connaissant aussi par expérience que ma conscience me reproche tous les relâchements de la mortification, faire moins serait être sourd à la grâce ; elle accomplira ce que certainement je n’oserais seulement pas entreprendre ni même me proposer.

« Ayant ensuite prié Notre-Seigneur Jésus-Christ de mon mieux, je considère :

« 1° Tout ce que les maîtres de la vie spirituelle disent en général de la mortification.

« 2° Qu’elle est surtout recommandée dans le commencement de la vie religieuse.

« 3° Que j’en ai plus besoin que personne pour laver mes péchés passés.

« 4° Que c’est un devoir de reconnaissance pour des bienfaits aussi grands qu’immérités.

« 5° Que c’est mieux imiter Notre-Seigneur.

« 6° Que c’est, selon la Règle 12e, le meilleur moyen d’arriver à l’amour des mépris et à l’horreur du monde qui est l’esprit de la Compagnie.

« 7° Que s’il y a une chose accordée à la sensualité, mon âme ira sur-le-champ s’en faire un trésor ; que, par conséquent, il faut que la mortification soit continuelle et en toutes choses.

« D’ailleurs, il n’y a pas d’inconvénient à ce régime : 1° parce que je suis assez robuste ; 2° parce qu’il n’a rien en soi qui puisse altérer la santé ; 3° parce que n’ayant ni charge, ni travail au noviciat, je peux subir quelque incommodité sans inconvénient.

« 8° Que cette mortification aidera beaucoup à atteindre l’abnégation qui est plus difficile.

« 9° Qu’elle fait atteindre presque d’emblée à la pratique de la Règle 29e.

« 10° Que la parole de Jésus aux religieux est formelle : Qui vult post me venire, abneget semetipsum et tollat crucem Suam [5]. »

Voilà la vie crucifiée que Clerc embrasse avec joie pour l’amour de Jésus Christ. D’une sincérité sans égale envers Dieu et envers lui-même, il déclare une guerre à mort à l’amour-propre et lui retranche du premier coup jusqu’aux plus légères satisfactions, afin de ne lui laisser nul espoir. Ce n’est pas tout : pour mieux s’assurer de lui-même dans cette difficile entreprise et se contraindre en quelque sorte à l’exécution de ces résolutions héroïques, il s’y engagera par vœu ; mais, joignant la prudence à la générosité, il ne fera qu’un vœu temporaire qu’il renouvellera tous les mois, le tout, bien entendu, moyennant l’approbation de son supérieur et directeur spirituel, le Maître des novices.

« Vous savez, mon Dieu, écrit-il dans son journal, que j’ai l’intention de m’engager par vœu, le premier vendredi de chaque mois, à suivre pendant ce mois la règle de mortification qui sera décidément acceptée par le Père Maître. Je les offre, ces mortifications, à votre Sacré Cœur couronné d’épines et percé d’une lance, et au Cœur Immaculé et traversé d’un glaive de douleur de Marie votre sainte Mère. Et je vous prie, si cette offrande vous est agréable, de me faire sentir une vive compassion à votre passion, tire haine profonde de mes péchés et un grand amour pour votre infinie bonté. »

Sa prière est exaucée, et à mesure qu’il médite la passion du Sauveur Jésus, il sent croître avec son amour son désir de lui ressembler en tout, dans son agonie et son abandon, dans la rage déchaînée contre lui, dans son abaissement et ses opprobres.

« Jésus devant Hérode. — Ne demander à Jésus ni prodige, ni grâce singulière, ni consolations rares, ni état d’âme nouveau : ce ne sont là que les désirs de la curiosité, de la sensualité et de l’orgueil. Je demande, ô Jésus, de combattre ces trois concupiscences et de recevoir vos grâces et vos faveurs pour mieux vous aimer et vous servir.

« Ne parler ni pour satisfaire sa propre curiosité, ni une vaine curiosité chez les autres. Revêtir la robe blanche d’Hérode, être le jouet de toute sa troupe.

« O mon Dieu, nous ne pouvons atteindre notre orgueil que par les humiliations ; envoyez-en donc à votre orgueilleux serviteur. Veuillez faire que, malgré tous ses soins, il fasse un exemplum ridicule et qu’il en soit couvert de honte, de même que pour les tons [6]. Donnez-moi seulement votre grâce pour profiter de vos paternelles leçons. O Jésus, soyez toujours devant mes yeux revêtus de cette robe blanche et gardant, les yeux baissés, un profond silence. »

Le jour suivant, voici comment il s’entretient avec Jésus condamné à mort :

« Jusqu’où veux-tu me suivre et m’imiter ? Combien de coups de fouet veux-tu bien recevoir pour moi ? Veux-tu aussi être lié, dépouillé ? Iras-tu jusqu’à verser quelques gouttes de sang ? Combien ? Revêtiras-tu le manteau de pourpre ? Veux-tu sentir aussi quelques épines de ma couronne ? — Je veux, Jésus, aller jusqu’où vous m’appellerez. Je veux ne pas détourner un coup, éviter une épine que vous me destinez. Je veux souffrir et être humilié pour vous autant que vous le voudrez. Vous donnez la force de faire ce que vous demandez. Et aussi je vous demande que vous demandiez beaucoup de moi. Oh !souffrir pour vous, Jésus, être couvert d’opprobres pour vous, mais vous aimer, voilà mon bonheur. Vous aimer, vous aimer ! Donnez-moi de vous aimer et faites de moi ce que vous voudrez. Amorem tui solum cum gratia tua mihi dones, et dives sum satis, nec aliud quidquam ultra posco [7] »

Après qu’il a si généreusement pris part aux mystères de la passion et de la mort du Sauveur des hommes, Jésus le comble et l’associe avec une douceur infinie à toutes les joies de sa résurrection glorieuse.

« M’aimes-tu ? » Ces paroles que Jésus sorti du tombeau adresse à saint Pierre, il les entend aussi, il y répond, et Jésus lui parlant encore de nouveau, c’est tout un amoureux dialogue entre le disciple fidèle et le Bien-Aimé de son cœur.

« M’aimes-tu ? — Oh ! Seigneur, je vous dois ma vie, ma conservation, la lumière de mon esprit, ma foi, mon baptême, mon pardon après dix mille offenses mortelles, ma vocation et plus encore votre amour qui m’embrase tout entier. Oh !oui, Seigneur, je vous aime ; je vous prends à témoin que je vous aime. Vous savez que je vous aime, vous qui savez tout. Et pour réparer tant de forfaits, n’exigez-vous que ce témoignage de mon amour ? Hélas !mon Dieu, que ne puis-je vous aimer davantage ? Mais s’il est vrai que, aimer c’est vouloir aimer, oh !mon Seigneur, alors vraiment je vous aime, car je veux vous aimer de toute mon âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur. Je ne veux pas qu’il y ait une pensée, une intention, une puissance, une affection en mon être, qui ne soit à vous et pour vous. Est-il possible que vous soyez si bon que de tant tenir à l’amour d’une si misérable créature et que vous ayez tant fait pour gagner son amour ? Qu’en retirez-vous ? — Ton amour seul. — Mais c’est là la dernière marque de votre amour, Seigneur, que de ne vouloir autre chose que mon amour ! Mais ce n’est pas encore tout : pour prix de mon amour, vous me donnez à paître vos agneaux, et vous voulez me revêtir du sacerdoce, c’est-à-dire que je sois élevé jusqu’à cette dignité sublime de faire des actes tout divins, tels que de consacrer et d’absoudre. Et si je vous aime, vous viendrez en moi, et par moi et avec moi continuer votre médiation, votre rédemption et votre tout-puissant et glorieux holocauste. — Silence. — Brûlez mon cœur de votre amour. — Quelle parole : M’aimes-tu ? »

Tels sont les sentiments dans lesquels Clerc se trouvait à la fin de sa grande retraite, faite à Saint-Acheul, sous la direction du P. Mallet, en décembre 1854. Tout son noviciat est la mise en pratique des résolutions qu’il avait prises au commencement, et nous savons de bonne source que si plus tard, dans les collèges où il avait à se dépenser de toutes manières, on ne lui permit pas ce fréquent usage des mortifications extérieures, jamais il ne cessa de traiter son corps avec une extrême rigueur.

La maison de Saint-Acheul, abbaye de Génovéfains avant la grande Révolution, collège célèbre et florissant depuis 1814 jusqu’à 1828, était devenue, après bien des vicissitudes, l’une des plus importantes de la Compagnie en France, et elle comprenait alors, comme aujourd’hui, trois communautés distinctes, mais réunies sous l’autorité d’un même supérieur et ne formant en réalité qu’une seule grande famille, composée de Pères de résidence, de juvénistes et de novices. Les Pères de résidence vaquaient aux occupations du saint ministère, confesseurs, prédicateurs, missionnaires dans les villes et les campagnes ; quelques-uns, avancés en âge ou accablés d’infirmités, se bornaient à prêcher d’exemple, et personne, quoi qu’eux-mêmes en pussent dire et penser, ne regardait ces invalides de l’apostolat comme des serviteurs inutiles. Les juvénistes, ou jeunes scolastiques récemment sortis du noviciat, se préparaient, par une année ou deux de rhétorique, à enseigner dans les collèges la grammaire et les belles-lettres ; c’étaient les aînés des novices, sinon toujours par l’âge, au moins par l’ancienneté de vie religieuse. Enfin les novices, au nombre d’une cinquantaine, dont trente à quarante prêtres ou scolastiques, les autres frères coadjuteurs, faisaient, sous une direction toute spéciale, le premier apprentissage des devoirs de leur vocation ; ils tenaient dans cette grande famille la place des enfants ; mais ce n’étaient pas, on peut le croire, des enfants gâtés, bien qu’ils fussent l’objet du plus tendre intérêt et de la plus paternelle sollicitude. La langue latine a un mot charmant : repuerascere, redevenir enfant ; le mot est dans Cicéron, mais la chose ne se rencontre que parmi les chrétiens et c’est spécialement dans les noviciats qu’on la voit fleurir et prospérer. Heureuse enfance de l’âme qui s’abandonne avec docilité à toutes les inspirations de la grâce, au bon plaisir de Dieu, qui lui est manifesté par la voix des supérieurs ! Aimable simplicité ! Innocence reconquise et sans cesse rajeunie dans le sang de l’Agneau divin ! Et avec cela la joie, le contentement intime du cœur, gage et avant-goût de la félicité du ciel. Oh !que l’on comprend bien alors la parole du divin Maître montrant à ses disciples de petits enfants : « Le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent. »

Clerc trouva au noviciat tout ce qu’il cherchait depuis si longtemps et il pratiqua là librement, du matin au soir, les vertus religieuses dont il avait faim et soif, pauvreté, chasteté, obéissance, mortification des sens, recueillement en Dieu, oubli et anéantissement de soi-même pour s’unir étroitement à Dieu. Quand il voulut s’humilier et s’abaisser, les occasions ne lui manquèrent pas et il mit à les saisir l’empressement d’un avare qui a découvert un trésor. Quoique la méditation et la lecture spirituelle tiennent la plus grande place dans la journée du novice, il y a aussi, une fois ou deux par jour, un temps considérable réservé aux travaux manuels : balayer les dortoirs et les corridors, nettoyer la maison du haut en bas, aider les Frères coadjuteurs dans les offices domestiques, au réfectoire, à l’infirmerie, à la cuisine, etc. ; voilà certes, dans une communauté nombreuse, une riche matière à l’exercice des offices bas et humiliants, et quand on sait bien s’y prendre, ce qui était le fait de notre humble et fervent novice, on trouve tous les jours à récolter, dans ce champ si varié, une moisson nouvelle.

L’un de ses conovices (le mot est reçu parmi nous, et il en vaut un autre) nous écrit ceci : « Il me souvient qu’au noviciat l’édification était grande de voir cet officier de marine aussi simple et aussi fervent que tout autre, si ce n’est plus. Un jour en particulier il me causa une sorte de surprise admirative, quand je le vis accourir près de notre admoniteur [8] et lui demander comme une grâce d’être désigné pour une besogne des plus ingrates et des plus humbles. C’était, si je ne me trompe, une pluie torrentielle qui avait inondé un trou obscur et sale : il y avait à patauger là-dedans, à éponger, etc. ; le lieutenant trouvait qu’à lui revenait tout naturellement cette corvée, et il sollicitait la préférence avec une ardeur toute juvénile et où perçait un désir intense d’humiliation. »

Un de ses compagnons de chambre (car chaque novice n’occupe pas une cellule à part) surprit un soir le secret d’une de ses souffrances qui n’entrait pas dans le programme de mortifications qu’il s’était tracé pendant sa retraite. L’ayant entendu pousser un gémissement évidemment arraché par la douleur, ce novice l’interrogea, et Clerc, pressé de questions, fut forcé de s’expliquer et d’avouer que son mal était déjà d’ancienne date, car il l’avait contracté au collège. Tombé à la renverse dans je ne sais quel exercice violent, il s’était fait une large plaie dont la guérison n’avait jamais été complète et où il était resté des esquilles. Quand il les sentait à fleur de peau, sans recourir au chirurgien ni à l’infirmier, Clerc les extirpait lui-même comme il pouvait ; tellement qu’il n’avait pas beaucoup à faire pour souffrir toujours, selon la résolution qu’il en avait prise, dans quelque partie de son corps.

Il n’y a qu’une voix sur sa gaieté, sur sa bonne humeur, sur le charme de son commerce et l’aménité de son caractère ; qualités natives remarquées en lui de tout temps, mais épurées, ennoblies et perfectionnées par la grâce.

Les plus clairvoyants ont vu là une source abondante de mérites et la preuve du grand empire qu’il exerçait sur lui-même ; car cette paix dont il jouissait visiblement et qui rayonnait sur toute sa personne, était le prix de ses victoires.

« En songeant à lui, nous dit un témoin qui le vit alors de fort près [9], je me rappelle la gaieté robuste, robustam alacritatem, dont parle quelque part le P. Sacchini, et qui rend capable d’une plus forte dose d’épreuves en fait de pénitences et d’humiliations. »

C’est bien cela : le bonheur d’appartenir à Dieu sans réserve, l’ivresse du sacrifice, tel était le principe de cette charmante gaieté, de cette amabilité inaltérable, servie d’ailleurs par les dons heureux de l’esprit et par les ressources d’une mémoire ornée de toute sorte de connaissances. Mais qui eût pénétré dans son intérieur eût bientôt découvert que cette joie, d’ailleurs très-réelle et nullement affectée, n’était pas incompatible avec la souffrance, et il eût admiré encore plus cette sérénité constante en apprenant que Clerc portait au cœur une plaie vive, toujours saignante, depuis le jour où son père avait juré de n’avoir plus rien de commun avec lui, tant qu’il le verrait dans la Compagnie.

Du noviciat de Saint-Acheul, Clerc avait plusieurs fois écrit à son père ; jamais il n’avait reçu de réponse ; ses lettres n’étaient pas lues, ni même ouvertes, paraît-il ; les témoignages si multipliés de sa filiale tendresse semblaient dédaignés et mis à néant. Quand il vit que tous ses efforts de rapprochement étaient en pure perte, il n’écrivit plus et se contenta de prier et de gémir en silence.

Mais voici qu’on se plaint de son silence. Bien plus, on s’adresse au P. de Ravignan, qui, persuadé que Clerc est en faute et s’est mis sur le pied de tenir rigueur à son père, écrit au P. Maître qu’il désapprouve hautement cette conduite et qu’Alexis fera bien de se montrer à l’avenir plus affectueux.

Quand la lettre du P. de Ravignan lui eut été communiquée, Clerc eut un éclair de joie, croyant à un retour de tendresse paternelle. Mais l’illusion fut de courte durée. Une nouvelle lettre du novice, adressée à M. Clerc, eut le même sort que les précédentes. Ne sachant que penser ni que résoudre, Alexis a enfin recours à son frère pour savoir ce que cela veut dire. Pour ne pas aggraver la situation, il le prend encore sur un ton assez enjoué.

Mais que n’a-t-il pas dû souffrir en constatant une fois de plus l’inutilité de ses efforts et l’inflexibilité de son père, toujours résolu à repousser ses avances et à lui refuser les plus vulgaires témoignages d’intérêt et de sympathie ?

« Voici maintenant, écrit-il à son frère, le 6 mai 1855, une énigme que je propose à ta sagacité. Je suis un sujet de scandale dans la Compagnie. Comme encore très-imparfait et de mauvais exemple, il n’y aurait rien que de juste et tu aurais bien vite deviné que je suis à peu près tel que tu m’as connu. Mais c’est toute autre chose : je suis un mauvais fils, je n’écris jamais à mon père, et les bonnes âmes de dire que les Jésuites détruisent chez les enfants jusqu’à l’amour filial. Enfin l’histoire par qui et comment, je n’en sais rien, arrive jusqu’au P. de Ravignan ; elle est par lui écrite au R. P. Maître, je suis mis en demeure de m’expliquer ; mais je n’étais pas assez fin pour cela. Enfin, je me figure que mes prières ont fait un miracle et que la tendresse paternelle a fait lire en cachette les lettres qu’on n’ouvrait pas devant le monde. Aussitôt j’écris de ma plus belle écriture la lettre dont tu m’as conté le triste sort. Ainsi la pauvrette a passé dans son intégrité au panier et j’en suis encore à l’espérance.

« Que faut-il faire ? Est-il croyable, comme l’écrit le P. de Ravignan, que notre père se plaigne de mon silence, quand c’est lui qui ne veut pas m’entendre ? Et où atteindre l’auteur de l’histoire ? En tout cas, je te l’apprends pour t’expliquer ma lettre et pour qu’au besoin tu rétablisses les faits dans leur vérité. »

Tout s’expliqua bientôt ; ce n’était pas M. Clerc qui s’était plaint du silence qu’observait le novice de Saint-Acheul vis-à-vis des siens, mais la belle-sœur d’Alexis, Mme Jules Clerc ; et ce propos recueilli par un ami d’enfance, Alexandre (que nous avons nommé ailleurs M. de S***), puis officieusement rapporté au P. de Ravignan, avec lequel Alexandre était très-lié, avait produit cet imbroglio dont Clerc amnistia gracieusement les coupables.

« Comment !c’est vous, petite sœur, écrivit-il lorsqu’il eut enfin le mot de l’énigme, c’est vous qui êtes l’artisan de cette affaire de lettre. Si vous n’aviez la simplicité de l’avouer, je ne l’aurais jamais deviné. Soyez du reste rassurée, je n’ai eu aucun désagrément avec personne, et au contraire, comme je crois l’avoir écrit à Jules, j’ai eu une grande joie à cette occasion, m’imaginant que mes lettres feraient plaisir à mon père et qu’il était en mon pouvoir de lui être agréable en quelque chose.

« Ce qu’il y a de plus à admirer, c’est la bonne foi d’Alexandre qui vous croit tout simplement sans faire la part des petites exagérations autorisées par l’usage, et qui s’en va sérieusement conter l’histoire au P. de Ravignan, — comme s’il n’aurait pas aussi bien pu m’écrire cela lui-même. Vous vouliez peut-être me faire gronder ; eh bien !pour la punition de votre malice, sachez bien que je ne l’ai pas été. »

Toujours prompt à s’épancher dans le cœur de son frère Jules, Alexis ne se lassait pas de l’entretenir du bonheur de sa vocation : « Je te dirai de moi que le temps passe ici avec une rapidité incroyable et que c’est seulement par le calendrier que je peux croire qu’il y a tantôt onze mois que je suis dans cette maison de bénédiction. O heureux temps !aurais-je jamais cru que je pusse redevenir jeune avec des jeunes gens ? Et comment pourrais-je être assez reconnaissant envers Dieu pour la grâce qu’il m’a faite d’une si belle vocation ? »

Âgé de trente-six ans, Clerc était presque doyen d’âge au noviciat ; à part deux ou trois prêtres, ses aînés de fort peu, tous comptaient douze, quinze ou dix-huit années de moins que lui ; ses voyages ajoutaient à son expérience : c’était un Nestor dans ce jeune monde, mais un Nestor qui ne le cédait à nul autre en bonne humeur et en franche gaieté. Causeur charmant, on aimait à le faire causer, et il n’était jamais à court. Comme l’a dit le fabuliste :

Quiconque a beaucoup vu

Peut avoir beaucoup retenu.

Qui avait vu plus que lui ? Il avait vu le dedans des choses, en observateur sagace, et n’avait rien oublié, car il était doué d’une mémoire à toute épreuve. Grande ressource dans les récréations d’un noviciat, là où ne pénètrent pas les bruits du dehors, où on ne lit pas les journaux. Avec lui on visitait à volonté l’Inde, l’Océanie, mieux encore la Chine. La Chine !c’était la Compagnie elle-même, c’était la famille qu’on y retrouvait. Combien la mission visitée par Clerc ne comptait-elle pas de missionnaires sortis de ce même noviciat de Saint-Acheul et sur les traces desquels chacun brûlait de marcher ! Mais dans ces entretiens qui procuraient à ses frères une bien innocente satisfaction, Clerc craignit qu’il n’y eût pour lui-même un écueil caché ; son humilité s’alarmait du rôle, si modeste fût-il, qu’il avait à s’attribuer lorsqu’on mettait ainsi à contribution ses souvenirs de marin.

Il y réfléchit sérieusement pendant la retraite qu’il fit à la fin de sa première année de noviciat ; il s’examina et trouva sans doute matière à réforme. Il mit par écrit les résolutions suivantes.

« Résolutions : m’effacer, tenir mes affaites et papiers en ordre.

« Pour le premier point, je vois cinq points d’examen particulier :

1° Ne pas parler de soi le premier, et si l’on ne peut éviter de raconter quelque chose, tâcher de ne pas s’y montrer en relief et de s’y perdre avec les autres personnages.

2° Ne pas attirer les autres à en parler et à nous en faire parler.

3° Faire doucement place à l’esprit des autres.

4° Parler d’une voix modérée et avec une grande sobriété de gestes, sans chercher à trop bien dire et à passer pour spirituel ou agréable.

5° Garder quelques bons mots, heureux à-propos. »

Plus d’une fois sa pensée se reporte vers la Chine, où il a recueilli en passant de si grands exemples d’abnégation et qui lui semble offrir au missionnaire d’admirables occasions de s’anéantir.

« Notre-Seigneur m’apprendra à souffrir le froid et les incommodités de toute espèce, à ne pas me plaindre. Ici le Verbe est fait infans ; Deum infantem... Oh !puissé-je pour vous, ô Jésus, aller balbutier le chinois au lieu de la langue que je parle avec vanité. »

« Vous ne me laissez pas sentir, Seigneur, la coupure du triple glaive. Cependant, il s’agit de la pauvreté qui peut aller jusqu’à mourir de besoin comme le P. René Massa [10], et de la pauvreté spirituelle par rapport aux louanges, honneurs. C’est le renoncement à tous les biens extérieurs, j’offre par là tout à Dieu.

« La chasteté, c’est l’immolation du corps. Je sais bien qu’elle ne peut exister sans cela. C’est, entre autres, la garde continuelle des règles de la modestie : prison pour nous, tour inexpugnable pour un précieux trésor.

« L’obéissance, ce sera celle du jugement, jusqu’au point où Dieu m’a si aimablement mis à l’épreuve pour la pratiquer et où j’ai tant manqué.

« Je veux tout cela froidement. 0 Jésus, inspirez-moi les sentiments de votre Sacré Cœur, pour faire parfaitement une offrande parfaite. »

Et afin de bien sentir, comme il disait, la coupure du triple glaive, il demanda et, selon toute apparence, il obtint de prononcer les trois vœux de dévotion, vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, le 9 septembre 1855, fête du Bienheureux Pierre Claver, de la Compagnie de Jésus.

On se demande, quand on le voit se reprocher avec tant d’insistance de se mettre volontiers en évidence dans la conversation, de parler de son passé et de ses faits et gestes, si réellement ce défaut était bien saillant et s’il y avait là ample matière à réforme. L’occasion d’éclaircir ce point s’est présentée d’elle-même, et nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Clerc avait fait à Saint-Acheul son expériment de cuisine sous un Frère cuisinier qui vit encore et dont nous avons gardé nous-mêmes excellent souvenir. Pour expliquer aux profanes un langage qui leur est peu familier, disons tout simplement que Clerc, comme tous les autres novice, avait été pendant un mois entier aide de cuisine, occupé du matin au soir à ceci, à cela, sous les ordres du cuisinier en chef et vivant de la vie des Frères coadjuteurs. Interrogeant sur le cher et vénéré novice les premiers témoins de sa vie religieuse, dont le nombre a singulièrement décru depuis 1855, nous nous sommes, comme de raison, adressé à ce Frère cuisinier, et nous lui disions, pour lui en rafraîchir la mémoire : « Vous n’aviez pas tous les jours sous vos ordres des lieutenants de vaisseau. »

Devinerait-on ce que le bon Frère nous répond ? Nous nous bornons à transcrire :« Ce que je me rappelle, touchant le P. Clerc, c’est de l’avoir vu faire de l’encre indélébile pour marquer le linge, montrant au Frère linger la manière de l’employer, tout cela de la meilleure grâce, sans prétention aucune. C’est même ce soin de s’effacer qui m’a le plus étonné, quand, longtemps après qu’il eut quitté Saint-Acheul, j’appris ce qu’il avait été dans le monde : à ma souvenance, aucun mot ne lui était échappé qui eût trait à la navigation. »

Ainsi, pendant un mois entier, vivant avec ces bons Frères, passant avec eux le temps des récréations, où, par une déférence bien entendue, on devait lui laisser les honneurs de la conversation, il fut assez maître de lui-même pour qu’il ne lui soit pas échappé un seul mot qui fût de nature à faire soupçonner à ses interlocuteurs ce qu’il avait été dans le monde ; et s’il eut quelquefois à parler de la mission de Chine, comme c’est assez probable, rien ne trahit qu’il eût vu de ses yeux ce qu’il racontait, ni qu’il eût jamais porté l’épaulette d’officier de marine.

Nous voilà, Dieu merci, suffisamment édifiés sur sa folle vanité et son incurable désir de paraître.

 

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Notes additionnelles :

[a] « fais entrer les gens de force », Saint Luc, xiv, 23.

[b] Matthieu 10, 38 ; Marc 8, 34 ; Luc 9, 23.

 

 



[1]De l’Existence et de l’Institut des Jésuites, chap. III, Élection ou choix d’un état de vie.

[2]Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus. MATTH., X, 37.

[3]Qui veut venir après moi, se renonce soi-même et porte sa croix. [b]

[4]Il s’agit dans cette Règle 13e de l’exercice des offices bas et humiliants, où saint Ignace conseille de rechercher avec plus d’empressement ceux qui répugnent le plus à la nature.

[5]Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il se renonce soi-même et porte sa croix. Luc, IX, 25.

[6]Les tons, ainsi que l’exemplum marianum (prédication sur quelque exemple relatif à la dévotion à Marie), sont des exercices oratoires en usage dans les noviciats.

[7]« Donnez-moi seulement votre amour et votre grâce, et je suis assez riche et ne demande plus autre chose. » Paroles du Suscipe, prière de saint Ignace.

[8]Le Frère chargé de distribuer les travaux aux autres novices.

[9]Celui dont nous rapportons le témoignage était socius du Maître des novices et présidait à quelques-uns des exercices de noviciat.

[10]Voyez, chap. IX, p. 318, les détails sur la mort du P. René Massa, missionnaire du Kiang-nan. Clerc, qui était alors a Chang-haï, les avait reçus de première main.

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