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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 9)

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CHAPITRE IX.

 

chang-haï et la mission des jésuites.

 

 

Lorsque Clerc arriva pour la seconde fois à Chang-haï, dans le courant du mois de mars 1853, la première impression qui le saisit, ce fut celle des progrès continus de l’insurrection, dont le flot couvrait déjà une partie considérable de la province de Nan-kin et refoulait vers le littoral une véritable armée de pillards, rebut de toutes les provinces voisines, qui menaçaient de près la mission des Pères Jésuites et les établissements du commerce européen cantonnés sur les rives du Wam-pou, hors de l’enceinte fortifiée de la ville chinoise. « Nous sommes, écrivait-il, auprès d’événements très-importants : les fameux rebelles qui, depuis 1832, ont toujours gagné du terrain dans le Céleste Empire, après avoir, dans ces derniers temps, occupé les provinces de Ho-nan et Hou-pé, se sont emparés d’une très-grande ville, capitale de la province, du nom de Han-tchéou [1], je crois. A notre arrivée à Ning-po, on disait qu’ils investissaient Nankin ; ici, à Chang-haï, que Nan-kin était pris ; puis, qu’il n’en était rien et qu’ils s’étaient dirigés vers le nord. On est en somme fort mal renseigné, et les premières autorités chinoises n’en savent pas plus que nous. Ce qu’il y a de certain et ce que je sais par moi-même, c’est que les tao-tai ou gouverneurs de Ning-po et Chang-haï ont de grandes inquiétudes : ces immenses cités sont absolument dépourvues de soldats. A Ning-po une cinquantaine de soldats faisaient l’exercice tous les jours ; à Chang-haï, il y a vingt soldats ; ce sont des villes de peut-être 5oo,ooo habitants. L’hiver est froid, le commerce presque anéanti, par suite la misère très-grande et hors de toute proportion avec ce que nous connaissons en France ; et cependant ces légions de misérables restent tranquilles et jusqu’ici les mandarins en sont seulement à la peur du mal. Pareille chose serait impossible en Europe, où un malfaiteur aurait bientôt l’audace de se créer des ressources par un pillage facile.

« La situation des autorités est si critique que le tao-tai de Chang-haï, l’année dernière si mal disposé pour nous et dont la malveillance a failli nous faire aller à Nankin, a reçu comme une précieuse faveur l’offre qu’on lui faisait d’un refuge pour lui, sa famille et ses biens, en cas d’arrivée soit des rebelles, soit, ce qui est plus à craindre, d’une bande de pillards.

« La faiblesse de cet immense empire est aussi prodigieuse que sa durée, et je crois que l’instinct de la fourmi a été un peu partagé entre elle et les Chinois. Mais on ne peut non plus ne pas s’étonner de la stupidité de ce gouvernement si inerte pour sa propre défense. Comment, sentant si bien son incapacité, n’a-t-il pas tenté d’avoir quelques troupes mercenaires d’Europe ? Les trois cents mobiles qui sont en train de se faire un état en Amérique auraient suffi à enchaîner la victoire du côté de l’empereur, à discipliner et à entraîner ces pauvres soldats. C’est en récompense d’un semblable service que les Portugais ont obtenu de fonder Macao.

« L’empereur régnant s’appelle Hien-foung. Le chef des rebelles, qui prend maintenant le même titre, s’appelle Tien-té ; il était, dit-on, autrefois marmiton dans un couvent de bonzes. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est Chinois, et que, quoique les Tartares se soient chinoisés, la cause de la révolte contre une dynastie étrangère est assez populaire dans l’empire. Les rebelles, dit-on, ne pillent pas le pays ; il n’y a rien de plus à craindre d’eux que des mandarins légitimes, et, n’était qu’ils laissent les villes sans organisation, sans autorité après les avoir occupées, de telle sorte que leur propre armée est suivie d’une armée de pillards, on n’aurait guère à s’en plaindre. Le mandarin de Chang-haï voudrait obtenir de notre simplicité que le Cassini allât à Nankin pour donner une grande force morale à la cause de l’empereur ; il n’a pas de pouvoirs, pas plus que notre commandant, pour traiter une aussi grosse affaire qu’une alliance défensive avec un empire si compromis ; aussi il en sera probablement pour ses frais d’amabilité.

« Les forces anglaises, américaines et le Cassini rallient Chang-haï, le nord de la Chine étant actuellement le théâtre d’événements probablement décisifs et de la plus haute importance pour le commerce anglais. Il y a des maisons anglaises fort puissantes qui, les mois derniers, n’ont pas pu payer leurs domestiques, tant l’argent est rare. Je remets au prochain courrier d’autres détails sur ces affaires. Le courrier part demain 20. Je n’ai que cette soirée pour faire réponse. »

Avant de clore sa lettre, Alexis ajoute encore les deux lignes suivantes :« C’est demain que doit se faire la bénédiction de l’église catholique de Chang-haï. C’est là un grand événement. »

En effet, depuis la ruine des anciennes missions consommée à la fin du dernier siècle, jamais l’Église catholique n’avait encore déployé tant de pompe, ni affirmé si hautement son droit d’avoir au moins sa place au soleil sur cette terre toujours arrosée du sang des martyrs. Il appartenait bien à Chang-haï de relever la croix et de remettre en honneur l’autel du Dieu vivant, car cette ville est la patrie de l’illustre disciple du P. Ricci, Paul Siu, qui, revêtu des premières dignités de l’empire, n’avait usé de son immense influence et de ses remarquables talents que pour protéger les missionnaires et travailler lui-même à établir dans sa famille et dans son pays le règne de Jésus-Christ. D’abord, ce généreux néophyte reçut les Pères dans sa propre demeure, qui fut ainsi la première église de Chang-haï ; mais le P. Catanéo lui ayant fait observer que les petits et les pauvres n’aborderaient pas volontiers le palais d’un si haut et si puissant personnage, il consacra à la construction d’une église et d’un presbytère un terrain situé dans l’enceinte de la ville, non loin de la porte septentrionale. Après la suppression de la Compagnie de Jésus, qui frappa au cœur ces belles chrétientés, l’église avait été changée en pagode et le presbytère était devenu tout ensemble une école publique et un couvent de bonzesses. Les Jésuites, envoyés de nouveau en Chine par la Propagande, et rentrés dans le diocèse de Nankin, se firent un devoir de protester contre cette spoliation, et, grâce à l’énergique appui de M. de Lagrené, ils obtinrent sinon une restitution devenue moralement impossible, du moins des compensations et une indemnité convenable. Les bâtiments enlevés au culte catholique ne leur furent pas rendus, mais on leur abandonna un terrain assez spacieux baigné par le Wam-pou, et c’est sur ce terrain que s’éleva la cathédrale de Saint-François-Xavier. Mgr de Bési, administrateur du diocèse de Nankin, en avait posé la première pierre en 1848, et cinq années après (car il n’avait pas fallu moins pour cette grande œuvre), Mgr Maresca allait la bénir. L’architecte était un missionnaire qui s’était essayé déjà en bâtissant, à quelques milles de Chang-haï, la chapelle du collège de Zi-ka-wei. Il avait adopté sans servilité les proportions d’ensemble et les caractères généraux de l’ordre dorique, et faisant largement la part du goût et des traditions du pays, il avait suspendu tout autour de l’édifice un long cordon d’ornementation vraiment chinoise, dont le style rappelait celui des chapiteaux gothiques. La croix, s’élançant dans les airs au-dessus de tous les édifices de la ville, était aperçue de fort loin et signalait aux yeux des infidèles eux-mêmes le centre de toute la mission et la résidence de l’évêque. Sur la façade, on distinguait entre autres ornements les armes du Pape, et les néophytes charmés s’arrêtaient pour y lire de belles inscriptions en caractères chinois qui rappelaient un glorieux passé en reproduisant textuellement celles que les anciens missionnaires avaient gravées sur le portail de l’église de Pékin.

« Alexis Clerc, nous dit le commandant du Cassini, qui trahit ses propres sentiments en interprétant ceux de cet autre lui-même, Alexis Clerc eut la joie de voir cette église remplie de fidèles chinois accourus en si grand nombre qu’il leur fut impossible de s’agenouiller pendant la messe. C’était un spectacle touchant que cette multitude de barques chrétiennes groupées sur le Wam-pou près de l’église, et portant soit une banderole flottante, soit un drapeau blanc sur lequel se détachait une croix bleue. Il y avait dans ces barques des familles entières venues quelques-unes de plus de cinquante lieues. Deux embarcations du Cassini, armées en guerre, stationnaient dans le fleuve pour prévenir, s’il y avait lieu, le tumulte et le désordre dont les protestants et quelques Chinois avaient menacé les Pères. Quelques sous-officiers armés s’étaient joints à l’état-major du bâtiment présent à la cérémonie. Le digne M. de Montigny, consul de France, qui paraissait s’attendre à quelque agitation, s’était fait accompagner d’un serviteur de confiance portant des pistolets sous ses vêtements, et il n’aurait pas manqué d’en faire usage en cas de besoin. Mais, grâce à Dieu, il n’y eut que le désordre de l’enthousiasme et de la joie. La solennité des Rameaux, qui tombait ce même jour, inaugura noblement la cathédrale de Chang-haï. »

Tout le temps que lui laissait son service, Clerc le passait avec les Pères qui l’aimaient et le traitaient déjà comme un des leurs. A deux pas de la ville était le séminaire de Tsam-ka-leu, et à six kilomètres, le collège de Zi-ka-wei : deux heureux essais d’éducation indigène qui lui réservaient les plus agréables surprises.

Quand il vit de près ces enfants, ces adolescents d’une candeur et d’une docilité charmantes, d’une ferveur qui rappelait à leurs maîtres les beaux jours de Saint-Acheul, de Fribourg et de Brugelette, la plupart même d’une intelligence très-ouverte et accessible à tout ce qui constitue à nos yeux une éducation libérale ; quand, dis-je, il les vit tour à tour à l’étude, à la chapelle, dans leurs jeux, il revint des préventions dont il n’avait pu se défendre en présence des types grotesques dont il avait rencontré les plus rares échantillons à Macao, et convint sans peine que tous les natifs du Céleste Empire n’étaient pas fatalement et invinciblement des Chinois de paravent. Ces jeunes écoliers, arrachés à l’infidélité et destinés, les uns à donner au milieu de la corruption du paganisme l’exemple des vertus domestiques, les autres à devenir des prêtres de Jésus-Christ, des apôtres, des martyrs peut-être, lui parurent dignes d’un tendre intérêt et il les aima comme il savait aimer, de tout son cœur, de manière — j’en ai la preuve sous les yeux — à leur inspirer à eux-mêmes une affection reconnaissante et presque filiale. Car c’étaient bien, si je ne me trompe, des élèves de Zi-ka-wei ou de Tsam-ka-leu qui signaient ensemble François Vuon et Mathias Sen au bas d’une lettre latine sur papier rouge, accompagnant des vers chinois ; lettre que Clerc reçut après son retour en France et qu’il déposa dans ses archives intimes où je l’ai retrouvée. J’y lis, entre autres (dans le latin, bien entendu), que, depuis sa première apparition à Chang-haï, Alexis n’a cessé de combler ses jeunes correspondants de bienfaits dont le nombre et l’étendue sont tels qu’il faut renoncer à les exprimer. Mais on se souvient de lui dans la prière ; on demande à Dieu de lui accorder toute sorte de félicités :« une gloire élevée et durable comme les montagnes, une grâce qui se renouvelle chaque jour comme le soleil et la lune ; » et on le conjure de ne pas oublier, de son côté, les malheureux Chinois, entraînés en si grand nombre dans les voies de l’erreur et si difficiles à ramener à Dieu. Faisons si grande qu’on voudra la part de la rhétorique et de l’emphase orientale, ces braves jeunes gens ont la mémoire du cœur et Clerc a su leur parler une langue qui se fait entendre en tout pays.

Un des anciens ouvriers de la mission de Nankin, que le délabrement de sa santé a rapproché de nous et fixé en France, nous dit avoir conservé du passage du lieutenant Clerc à Chang-haï et à Zi-ka-wei un souvenir délicieux. « En lisant, ajoute-t-il, le récit de la captivité et de la mort de nos Pères (pendant la Commune), je me suis dit, pensant spécialement au P. Clerc :« Voilà le digne couronnement « d’une vie que j’avais tant de fois admirée en Chine « quelque vingt ans plus tôt, et qui m’apparaît a maintenant comme un noble prélude à la gloire « du martyre. » D’ordinaire, quand le Cassini était au mouillage de Chang-haï, le futur martyr venait s’associer à nos fêtes religieuses : Il était singulièrement heureux de se trouver en famille avec nos Pères et de suivre l’ordre de la journée avec une ponctualité et une aisance qui, sans son uniforme d’officier, l’auraient fait prendre pour un fervent religieux. Dans toutes mes relations avec lui, j’ai admiré dès lors dans le jeune officier les marques non équivoques d’une vertu des plus solides et d’une piété des plus aimables, sans variations et sans intermittence. Toujours égal à lui-même, toujours souriant sous l’effet d’une bonne et franche gaîté, indice d’une belle âme, le jeune marin montrait déjà par ses paroles et par ses actes que la vertu et la piété étaient parfaitement acclimatées dans son cœur, et elles rayonnaient sur toute sa vie d’un éclat si doux qu’on ne pouvait le connaître sans éprouver un sentiment profond d’amour et de vénération pour sa personne. »

Le collège de Zi-ka-wei avait alors pour supérieur le P. Adrien Languillat, aujourd’hui évêque de Sergiopolis et administrateur du diocèse de Nankin ; vaillant missionnaire qui avait passé par les prisons du Chang-ton et vu plus d’une fois la mort de bien près. Clerc eut avec lui des rapports intimes et devint son fils spirituel. Si nous ne l’avions su de bonne source, nous l’aurions deviné rien qu’à les voir ensemble, lorsque, en 1869, Mgr Languillat, se rendant au concile du Vatican, s’arrêta quelques semaines à Paris et vint à l’école Sainte-Geneviève où il retrouva le lieutenant du Cassini sous l’habit de Jésuite. Clerc était du matin au soir suspendu aux lèvres de l’évêque missionnaire, visiblement ému lui-même de cette rencontre inespérée après une si longue séparation, et la cordialité de leurs épanchements * nous faisait dire à tous : « Voyez comme ils s’aiment ! »

Alexis se lia aussi d’une étroite amitié avec le supérieur général de la mission, qui était alors le P. Joseph Broullion ; nature énergique et passionnée, mais d’une passion qui sied bien à un cœur d’apôtre, n’ayant d’autre objet que le bien des âmes. Consumé en peu de temps par les ardeurs de son zèle, cet actif et courageux supérieur a laissé de précieux souvenirs dans la mission, qu’il n’a gouvernée que trois ans. Dans le courant de cette année 1853, et pendant que le Cassini stationnait tour à tour devant Chang-haï ou devant Macao, le P. Broullion , repassant les mers avec M. de Montigny, consul général de France, vint exposer en personne à nos supérieurs de Rome et de Paris les besoins de l’Église nankinoise et leur demander du renfort [2].

Avant de repartir, il esquissa rapidement le tableau de la mission dont les intérêts lui étaient confiés, y joignit un grand nombre de lettres de ses confrères sur les événements qui agitaient le Céleste Empire, une introduction chaleureuse où son âme d’apôtre se révélait tout entière, et le tout parut en un volume (1855) sous ce titre :Mémoire sur l’état actuel de la mission du Kiang-nan (1842-1855). Quelques détails empruntés à cet écrit donneront une idée exacte du spectacle que Clerc avait sous les yeux et auquel on sait qu’il n’assistait ni en indifférent, ni en simple curieux.

Qu’on se figure donc une province presque aussi grande que la France, traversée de l’ouest à l’est par un immense cours d’eau, le Yang-tsé-Kiang, que des vaisseaux de ligne ont remonté jusqu’à quarante lieues de son embouchure, et arrosée en tous sens par d’innombrables canaux ; ces canaux, qui sont les principales voies de communications, servent aussi à l’irrigation des rizières, et toutes ces eaux sont utilisées pour la pêche, une grande partie des habitants ne vivant que de riz et de poisson. Tel est le Kiang-nan, dont la capitale est Nankin et qui se divise en deux sous-provinces, le Ngan-hoei à l’ouest et le Kiang-sou à l’est, c’est-à-dire vers le littoral : ce dernier pays, entièrement plat, est très-souvent ravagé par les inondations. On évalue la population totale du Kiang-nan à cinquante millions d’âmes, et tout cela ne forme qu’un seul diocèse, le diocèse de Nankin, dont le dernier titulaire était un Jésuite, Mgr Leimbeck-Hoven, mort en 1787 après l’extinction de son ordre. Voilà l’héritage que les Jésuites ont recueilli seulement en 1842 ; champ immense resté presque sans culture et qu’il leur a fallu défricher de nouveau. Sur ces cinquante millions on ne compte encore (1853) que 72,000 chrétiens ; mais ce petit troupeau est disséminé sur un espace sans proportion avec le nombre ; telle chrétienté, Ou-ho par exemple, est à plus de 500 kilomètres de Chang-haï ; de là les fatigues sans cesse renouvelées des ouvriers évangéliques, dont le zèle d’ailleurs ne saurait manquer d’emploi, puisqu’ils s’estiment, comme parle l’Apôtre, les débiteurs de tous, païens et chrétiens. Et puis on ne sait pas dans ce pays ce que c’est qu’un chrétien non pratiquant ; tous font leurs pâques, ou, plus exactement, suivent les exercices de la mission lorsqu’on les donne dans leur district, et alors le missionnaire travaille jour et nuit. « Toutes les affaires de la chrétienté, dit le P. Broullion, se traitent à l’époque de la mission. Exercer la justice de paix, raccommoder les ménages, réconcilier les ennemis, presser les restitutions, corriger les libertins et les fumeurs d’opium, promouvoir les bonnes œuvres, rétablir, développer les associations de zèle et de charité, visiter les païens, soulager les malheureux, etc. : tel est le cercle inévitable dans lequel se déploie l’activité du missionnaire ; sans compter l’imprévu, comme les moribonds à visiter au loin, et les assauts à soutenir de la part des idolâtres qui viennent, trop souvent, hélas ! bouleverser chrétiens et chrétientés, missions et missionnaires. Avec sa trentaine de confessions annuelles par jour, le prêtre ne suffirait pas aux soucis du détail : heureux celui qui a pu s’associer un catéchiste intelligent et créer au sein des paroisses, au moyen des administrateurs et des vierges, un centre de pieuses industries ; à l’aide de ces instruments, son action pénétrera plus avant, et les fruits de la mission se conserveront après son départ. Car le séjour du missionnaire, très-court dans les petites localités, n’est long nulle part, et il y a d’ailleurs un grand nombre de chrétiens trop chargés d’affaires pour rester sous sa main plus de deux ou trois jours. Tels sont, entre autres, les pêcheurs, contraints par l’indigence à s’éloigner aussitôt qu’ils ont terminé leur confession, reçu la sainte communion et entendu les instructions d’une ou deux matinées. Comment retenir des hommes qui, sans un travail continuel, n’auraient pas à manger leur riz de chaque jour ? » [3]

En 1853, les missionnaires du Kiang-nan distribuèrent aux fidèles plus de quatre-vingt-trois mille communions, ce qui représente plus de quatre-vingt-onze mille confessions ; ils baptisèrent cinq mille quatre cent quarante-cinq enfants d’infidèles, dont cent quatre-vingt-dix-sept furent nourris dans les orphelinats de la mission, plus de six cents autres ayant été adoptés par des familles chrétiennes.

Quant aux adultes convertis et baptisés, ils furent au nombre de plus de cinq cents ; rude labeur et qui déchaîne toutes les fureurs de l’enfer ; c’est sa proie qu’on lui arrache, et si elle lui échappe, il saura se venger. Mais l’apôtre de Jésus-Christ court au-devant de la persécution et de la mort ; s’il succombe, il sait que sa dernière heure est celle du triomphe et que la récompense, qui lui est promise, n’aura pas de fin.

Le P. Broullion terminait ainsi son Mémoire :

« Nous pouvons promettre à ceux qui viendront partager nos travaux, beaucoup de fatigues, d’ennuis, de contradictions, et, sinon les palmes du martyre, de nombreuses occasions de se dépenser corps et âme pour la gloire de Dieu. Mais ils auront aussi l’assurance de hâter par leur dévouement la conquête définitive de ce vaste empire si longtemps rebelle à la prédication évangélique. »

Ce langage allait parfaitement à Clerc et il lui sembla que l’appel du supérieur de la mission s’adressait à lui en personne, tant il avait d’attrait pour tous les dévouements héroïques. Il voyait d’ailleurs les missionnaires à l’œuvre, vivant au milieu d’eux, traité comme l’un d’entre eux, prêt à partager, s’ils y consentaient, leurs fatigues apostoliques, et rien n’égalait l’éloquence des faits dont il était témoin tous les jours.

Dans le journal de la première grande retraite qu’il fit en France après son entrée dans la Compagnie, il a inscrit un nom, celui de Massa, qui lui rappelait la pauvreté évangélique poussée jusqu’au dénûment de toutes choses et au sacrifice de la vie. C’est un souvenir rapporté de Chang-haï. En effet, nos catalogues fixent la mort du P. René Massa au 28 avril 1853.

Quel admirable exemple que celui des Massa ! Je dis des Massa, parce que le P. René, auquel se réfèrent les souvenirs de Clerc, n’était pas seul du nom et qu’en pareille matière on pourrait aisément les confondre. Ils étaient cinq frères, d’une famille patricienne de Naples, tous les cinq religieux de la Compagnie de Jésus, tous les cinq missionnaires au Kiang-nan. Les Pères Augustin, Gaétan, Nicolas et René Massa étaient arrivés ensemble dans la mission dès l’année 1846, et ils avaient été rejoints l’année suivante par leur plus jeune frère, Aloïs, alors dans sa vingtième année, qui ne reçut la prêtrise qu’en 1854. Ce n’est pas tout, et un dernier trait achèvera de peindre cette famille, digne des plus beaux siècles de l’Église, en complétant sa ressemblance avec les familles à jamais illustres où naquirent un saint Grégoire de Nazianze et un saint Basile de Césarée. Quand ils virent tous leurs fils partis pour la Chine, le baron Massa et sa noble épouse voulurent aussi consacrer à Dieu leurs dernières années, et peut-être qu’à l’heure où j’écris ceci, mûrs depuis longtemps pour le ciel, ils achèvent, dans la retraite qu’ils se sont choisie, de mériter par la grandeur de leur foi la couronne des patriarches.

Lorsque Clerc vint à Chang-haï, les Massa n’étaient déjà plus que quatre, le P. Gaétan ayant été le premier enlevé à la mission, à la suite des inondations qui avaient ravagé le Kiang-nan en 1850, et laissé après elles une effroyable misère. Tant que dura la famine, la demeure de l’évêque à Tom-ka-tou, et le collège de Zi-ka-wei, accueillirent journellement des milliers de pauvres auxquels on distribuait des rations de riz. Le P. Gaétan, prêtre depuis quatre mois, s’employait de tout son cœur à cette bonne œuvre, lorsqu’il apprend qu’on le réclame à l’hospice des enfants. Il était mouillé, à jeun et tourmenté depuis six heures par la fièvre ; n’importe, il vole à ses chers petits malades, en guérit ou en baptise plusieurs ; mais il gagne la maladie épidémique dont il meurt huit jours après.

En 1853, c’est le tour de son frère René. La peste avait succédé à l’inondation et à la famine, et ses victimes jonchaient les routes du Ngan-hoei. Le P. René, missionnaire de Ou-ho, bâtissait des hangars pour abriter les mendiants, et travaillait avec une ardeur infatigable à la conversion des païens, éclairés par tant de leçons terribles et attirés par l’appât de la charité chrétienne dans les filets évangéliques. Voici ce que le P. Broullion nous raconte de ses derniers travaux et de sa sainte mort, qui fit sur Clerc une impression si profonde.

« Témoin des affreux ravages causés par la disette, il s’oublia lui-même, et, afin de soulager un plus grand nombre de malheureux, il se refusa jusqu’au nécessaire. Plus de fruits, plus de viande, aucune boisson fortifiante dans ses repas ; une fois par jour, il prenait un peu de riz et d’herbes salées, nourriture insuffisante et malsaine qu’il se reprochait encore s’il apprenait qu’auprès de lui quelque infortuné souffrait de la faim. Il s’empressait alors de lui envoyer les mets de sa propre table, heureux de jeûner pour l’arracher à la mort.

« Pendant six mois de séjour à Ou-ho, il prêchait les infidèles plusieurs fois le jour. Un grand nombre de catéchumènes furent accordés à son zèle ; il en baptisa jusqu’à trente-deux à la fois, et une quarantaine d’autres attendaient la même grâce lorsqu’il tomba malade. Soixante-douze enfants, recueillis par ses soins, furent confiés à des familles chrétiennes qui se chargèrent de les nourrir. Sur ces entrefaites, nous essayâmes en vain de lui porter secours ;il était loin et l’armée insurgée du Kuam-si nous fermait la route. Il continua donc à s’imposer de nouvelles privations pour soutenir son œuvre. Le travail et le jeûne épuisèrent ses forces. Contraint de garder le lit, il ne se levait plus que pour célébrer la messe. Cependant, appelé par des malades qui se mouraient consumés par la fièvre typhoïde, il se hâta de les secourir. Ce fut son dernier effort.

« Le lendemain, il voulait se lever encore pour offrir le saint sacrifice. « Il n’y a, disait-il, aucun prêtre que je puisse appeler pour me donner le saint viatique ; il faut que je consacre, afin de mourir entre les bras de Notre-Seigneur. » Mais ses membres refusèrent de le servir. Cédant aux instances de son catéchiste, il voulut bien qu’on fît appeler un médecin chrétien ; mais celui-ci, arrêté par les pluies et l’inondation, n’arriva qu’au moment où le Père venait de prendre un remède préparé par un païen. Soit effet de la médecine, soit que le mal fût déjà parvenu à son dernier période, le P. René entra le jour même dans un état voisin de l’agonie et ne recouvra l’usage de sa langue qu’à sa dernière heure.

« La veille de saint Marc, son visage s’illumina d’une vive allégresse, et fixant un regard joyeux sur son catéchiste, comme pour lui communiquer sa pensée, il parut le charger de ses adieux pour ses frères et ses amis de la Compagnie de Jésus. Le jour suivant, 25 avril 1853, il remit son âme à Dieu, dont il avait procuré la gloire au prix de sa vie. Ses souffrances, sa mort, ses prières inaugurèrent les progrès de l’Évangile dans le Ngan-hoei, de même que le dévouement du Frère Sinoquet, des PP. Estève, Gaétan (Massa) et Pacelli avaient été une semence de salut pour le Kiang-sou. »

Mais pendant que Clerc contemple d’un œil d’envie l’héroïque dévouement des missionnaires aux prises avec la peste et la famine, voilà qu’un troisième fléau se déchaîne sur la mission, la guerre : une guerre mollement conduite et où les combattants font preuve de peu de discipline et de vertu militaire, mais d’autant plus funeste aux populations inoffensives qu’elle foule et qu’elle écrase sans pitié. De Chang-haï, où l’on appréhende l’approche des rebelles, et non moins peut-être celle des impériaux, Clerc écrit le ier juin :

« Mon cher père, le bâtiment qui portait mes dernières lettres a eu le malheur de se perdre avec le courrier. J’avais un fort gros paquet. Je vais essayer de résumer très-succinctement ce que je t’y annonçais.

« La grande affaire c’est la guerre des rebelles. Je pense t’avoir déjà dit comment une troupe de gens de la province de Kiang-si a traversé victorieusement le Kiang-si, le Canton, le Ho-nan, le Hou-pé, ce qui vaut bien quatre royaumes comme la France [4]. Aujourd’hui ils sont dans cette province du Kiang-nan, maîtres de Nankin et de Tchen-kiang-fou. Jusqu’ici ils n’ont éprouvé aucun échec, mais ils n’ont établi aucune autorité dans les pays qu’ils ont parcourus, de sorte qu’ils les ont profondément désorganisés en en chassant tous les magistrats et qu’ils n’ont rien édifié, au triple détriment de l’empereur, d’eux-mêmes et surtout des peuples. Mais en voyant l’immense étendue qui les sépare aujourd’hui de leur point de départ, il paraît évident qu’ils sont dans l’inévitable alternative de vaincre ou de périr tous. Le nombre de ces rebelles est très-petit par rapport à l’entreprise, et des personnes bien informées ne voudraient pas en supposer plus de cinq mille. Comment une poignée d’hommes peut-elle mettre ainsi un grand empire en péril ? Ce n’est pas qu’ils soient mieux armés, ni plus habiles, ni peut-être plus braves que les soldats de l’empereur ; mais, depuis leur province, où probablement ils étaient plus nombreux, ils n’ont point eu de véritable résistance à vaincre et leurs adversaires ont été plus agiles à fuir qu’à s’avancer.

« Assurément, si l’on eût transporté les mobiles en Chine et non en Californie, ils auraient conquis l’empire, et l’on peut s’étonner qu’il ne surgisse pas quelque aventurier qui en tente la fortune.

« Ce qu’il y a de plus sûr, c’est que cet empire est pourri jusqu’aux os dans ses chefs, dont la corruption et l’avidité sont le fléau des peuples, proie facile du premier qui voudra les soumettre. On dit que l’empereur réunit tout ce qu’il y a encore de Tartares dans le nord pour aller exterminer les rebelles. Il n’est guère besoin de tant d’efforts. Mais le sûr, c’est qu’on les laisse en possession de ce qu’ils occupent. Eux, de leur côté, ont fait des levées forcées et, préposant un des leurs à vingt-cinq hommes, essaient d’en faire des soldats.

« Les rebelles me paraissent avoir peu de chances de succès. Mais voici que, d’un autre côté, dans le Kiang-si (probablement Kouang-si) on parle d’une nouvelle levée de boucliers, et que la province de Canton commence à concevoir de vives alarmes. En outre, la ville d’Amoy vient d’être prise sur les mandarins par des Chinois faisant partie d’une société secrète et vengeurs d’un des leurs injustement mis à mort il y a trois ans par le gouverneur de cette ville. Enfin, les pirates, plus nombreux que jamais, bloquent Fou-tchéou-fou, capitale du Fo-kien. Est-ce la fin de l’empire ? Je ne le crois pas. L’histoire de la Chine présente beaucoup de ces époques malheureuses. Que les plaintes des peuples de l’Europe paraîtraient injustes aux Chinois ! Aujourd’hui, le commerce est à peu près suspendu dans toute la Chine ; vous savez bien en France que tous les Chinois sont commerçants ; la ruine de plusieurs grandes maisons européennes est aussi presque certaine. La misère, déjà si grande, va augmenter au delà de toute mesure et pousser peut-être le peuple à tous les excès. Cet empire populeux est donc menacé des plus grands malheurs. Quant aux rebelles proprement dits, l’incertitude où l’on est sur leur compte a paru jusqu’ici dicter la conduite des puissances européennes à leur égard. Le gouverneur général de la double province de Kiang-sou et de Ngan-hoei, ou Kiang-nan, a demandé, au nom de l’empereur, à tous les ministres étrangers des secours contre les rebelles, mais on n’a pas donné suite à sa requête. Le plénipotentiaire anglais, Sir G. Bonham, s’est rendu à Nankin, a communiqué avec les Kuamsiniens et a rapporté leurs proclamations et quelques livres qui contiennent leurs doctrines. Il a traité les chefs avec les titres honorifiques qu’ils se donnent, — il est si bien dans la politique anglaise d’encourager toutes les révolutions, — puis, après cet exploit, il est parti pour Hong-kong avec les bâtiments qu’il avait amenés.

« Le ministre américain avait essayé d’aller à Nankin, mais le bâtiment qu’il montait tirait trop d’eau ; depuis, tous les bâtiments américains sont partis pour les îles Lieou-kieou, dernier rendez-vous avant le Japon, où ils vont entreprendre la négociation dont ils parlent depuis si longtemps. »

Après un retour attristé sur sa propre inaction, Clerc ajoute ces quelques détails sur le caractère de l’insurrection :

« Les rebelles affectent de se réclamer d’une mission divine, et ils prétendent obéir aveuglément aux ordres de Dieu qui leur a donné mandat ; leurs livres sont un mélange des idées protestantes et mahométanes ; ils paraissent fatalistes, attestent leur mission par leur succès et se disent très-résignés à succomber le jour où ils auront accompli leur destinée. Il y a peut-être aussi de la franc-maçonnerie dans leur affaire. Les sociétés secrètes jouent un certain rôle dans ces pays, surtout entre les Chinois expatriés, très-nombreux dans la Malaisie anglaise et hollandaise.

« Les chrétiens de Nankin ont eu à souffrir de ces rebelles ; ils ont été sommés, les uns de marcher à la guerre, les autres de faire quelque pratique religieuse contraire à la foi. Beaucoup ont péri. Cependant ce n’est point encore une véritable persécution. Les païens ont péri aussi en très-grand nombre. Jusqu’ici, il y a eu des mauvais traitements exercés contre les chrétiens, mais on ne sait pas de mise à mort qui soit due à la seule cause de la religion. C’en est toutefois assez pour que nous ne fassions pas de vœux pour leur succès. »

Une lettre de Mgr Maresca donne plus de détails sur ce commencement de persécution et se résume en ces termes :« Sur six cents chrétiens que nous comptons dans les villes de Nankin, Yang-tcheou, Tchen-kiang, cinquante ont été tués ou brûlés, plusieurs ont été liés et battus. La plupart ont tout perdu et restent captifs, exposés à toute espèce de dangers pour l’âme et pour le corps. »

Sans le moindre doute, on pouvait trouver dans de pareils faits un motif suffisant d’intervention armée.

Aussi, Clerc n’y tient plus ; puisqu’il ne peut agir, il faut qu’il parle, et sa parole ira retentir à Paris jusque dans le cabinet d’un ministre.

Dans les premiers jours de juillet, à bord du Cassini, qui mouille alors près de Castel-Peak, à petite distance de Chang-haï, il prend la plume et il se met à écrire à bride abattue une Note sur notre position en Chine, en Cochinchine et en Corée, et sur le rôle que nous y pourrions jouer. Le début est plein d’élévation ; je cite :

« La France, obéissant au devoir d’un État, de ne pas laisser les grands événements qui ne l’intéressent pas s’accomplir dans le monde sans témoigner de sa présence et sans réserver ses droits quand elle ne les fait pas valoir actuellement, entretient dans les mers de Chine, depuis la guerre de l’opium, des bâtiments de guerre que la protection des intérêts de son commerce ne semble pas réclamer. N’y a-t-il cependant que cette idée un peu vague et indéfinie qui doive dicter la conduite tracée à nos agents diplomatiques et à nos commandants militaires ? Obéissons aussi à cet instinct mystérieux qui pousse depuis trente ans les peuples civilisés vers la Chine, et soyons disposés, nous aussi, à y jouer un rôle en rapport avec notre caractère et notre aptitude nationale. Si l’influence croissante de l’Angleterre et des États-Unis y est due à leur commerce, pourquoi la nôtre, au défaut de cette base, ne se fonderait-elle pas sur nos armes appuyant la justice ? La France ne tire pas le moins bel éclat de sa gloire militaire, des guerres qu’elle a soutenues sans en retirer de profit matériel, et elle méprise une politique qui ne tirerait l’épée que pour dicter des traités de commerce.

« Les empires de ces vastes régions sont souvent le théâtre de péripéties imprévues ; les révolutions de palais y sont fréquentes. Tout le monde sait comment Mgr l’évêque d’Adran avait conquis à notre pays en Cochinchine une influence puissante et méritée ; des circonstances plus ou moins semblables peuvent souvent se présenter, et il importe que nos représentants puissent en profiter. Toutefois, le désir d’une large part d’influence n’est pas ici l’inspiration du seul orgueil national, et, bien que cette ambition soit irrépréhensible en soi, elle se ‘justifie par un plus noble motif. Depuis la Tartarie jusqu’à la presqu’île de Malacca, de nombreux missionnaires de notre foi, et presque tous de notre pays, évangélisent ces immenses et malheureuses contrées. La France est le protecteur né de tous ; les nations européennes lui en reconnaissent l’honneur et la charge, et, par une tradition indestructible, — puisque les temps si funestes pour nous ne l’ont pas détruite — ces peuples ont encore les yeux tournés vers elle dans les souffrances où ils perdent toute autre espérance. »

Clerc est d’avis que l’on peut, avec une direction prudente des affaires, étendre à la religion une protection qui ne soit « ni un prosélytisme armé sur les peuples, ni une usurpation sur les princes. » Et là-dessus il se met à examiner la situation de ces trois empires de l’extrême Orient : la Chine, la Cochinchine et la Corée.

Ses vues sur la Cochinchine, en particulier, sont d’une justesse qui devait les faire accepter tôt ou tard, et quel qu’ait été le sort de sa note, on y reconnaîtra la pensée qui a dicté la conduite du gouvernement lorsqu’il se décida enfin à envoyer dans ce pays des forces suffisantes pour y prendre pied et y fonder un établissement durable.

« En Cochinchine, des traités encore plus récents nous accordent des privilèges importants ; nous pourrions revendiquer avec justice la propriété de Touranne, cédé à la France par l’empereur Kia-long. L’amiral Cécile a échoué dans son entreprise de renouer nos relations avec cet empire récemment ami et allié. L’amiral Lapierre a été obligé de repousser par la force la réponse que l’on préparait à cette même demande. Si le capitaine Lapierre, qui a si noblement bravé dans cette circonstance la disgrâce qu’une certaine couleur de l’opinion publique devait lui infliger, avait servi un gouvernement comme celui qui vient de récompenser ses services, il eût, sans aucun doute, après la destruction de la flotte cochinchinoise, imposé un traité aux vaincus, et la France n’aurait pas laissé la hache du bourreau, par l’ordre d’un prince aveugle et cruel, frapper ses nobles enfants Scheffler et Bonnard, martyrisés pour la foi tandis que ses vaisseaux croisent sur les côtes ou stationnent stérilement à Macao. »

C’était tenir un noble langage et parler français. Mais quand la note de Clerc parvint au cabinet du ministre, car elle y est parvenue [5], on s’y occupait de toute autre chose, à savoir de l’expédition de Crimée. Ajoutons ici un détail que nous tenons de bonne source. Après la prise de Sébastopol, on voulut savoir quel avait été le rôle de l’évêque d’Adran et quels droits résultaient pour la France de l’alliance conclue entre le roi Louis XVI et l’empereur de Cochinchine. Sur la demande de personnages haut placés, une nouvelle note fut rédigée à Paris même, et elle fut remise par le baron Cauchy, l’illustre géomètre, au maréchal Vaillant, son confrère à l’Académie des sciences, un jour qu’à leur ordinaire ils occupaient à l’Institut deux fauteuils voisins. C’était le seul lieu où ces deux hommes, de foi politique si différente, pouvaient se rencontrer, et, jusqu’à un certain point, s’entendre. Plusieurs années avant sa mort Clerc vit l’accomplissement d’un vœu si cher à son cœur, et l’on juge de la joie qu’il dut éprouver lorsqu’il apprit, dans sa retraite, que le drapeau français flottait sur les murs de Saïgon.

Pendant que le rôle de la France lui apparaissait ainsi dans toute sa grandeur et qu’il s’efforçait d’allumer au loin le feu dont son noble cœur était embrasé, il dut, à son grand déplaisir, s’éloigner encore une fois de Chang-haï ; non sans espoir d’y revenir : il ne pouvait s’imaginer qu’on ne se servît pas du Cassini pour protéger les chrétientés du Kiang-nan et les intérêts européens menacés de fort près par les insurgés. Il écrivait de Hong-kong le 22 juillet :

« Le Cassini répare ses chaudières et probablement à la fin d’août nous serons en si bon état que notre campagne pourra se prolonger facilement deux ans encore. Or, si on prend en France le parti d’intervenir en Chine, il me paraît difficile qu’on n’y emploie pas le Cassini qui est tout rendu et qui sera propre à tous les genres de services qu’on peut attendre d’un vapeur. Aussi j’ajourne toutes les espérances de retour et je ne fixe aucune limite à notre séjour ici. Les bâtiments qui doivent relever ceux de la station ont quitté la France, la Constantine le 6 février et le Colbert au commencement de mars. Chaque jour on attend la Constantine qui doit faire partir la Capricieuse. » En somme, il eût vu de bon cœur se prolonger d’une ou deux années cette campagne qui durait depuis près de trois ans. Voilà comment une ambition plus haute que celle à laquelle il obéissait en entrant dans la marine, le rattachait à une carrière dont il n’attendait plus rien pour lui-même, mais toujours noble et grande à ses yeux lorsqu’elle devenait l’auxiliaire de la civilisation et, disons le mot, du Christianisme.

Dans le courant de septembre, le Cassini mouillait dans la Taïpa, à deux milles de Macao, quand M. de Plas reçut, du chargé d’affaires de France, l’invitation de se rendre le plus tôt possible à Chang-haï, où les établissements européens couraient les plus grands périls. Les réparations n’étaient pas achevées ; mais le commandant n’hésita pas ; il partit le lendemain et dans les premiers jours d’octobre il était à son nouveau poste. Voici ce qui s’était passé depuis le départ.

Le 7 septembre, au moment où l’on s’y attendait le moins, la ville avait été envahie par une bande d’hommes vêtus de rouge, armés de fusils, de sabres et de bâtons. Avant le point du jour, ils sont maîtres des portes, et au lever du soleil, ils occupent déjà tous les tribunaux et les principaux postes de la ville. Quelques mandarins sont tués, les autres s’enfuient ; les soldats, au nombre de mille peut-être, s’éclipsent si à propos qu’on n’en voit plus paraître un seul. A neuf heures on crie dans les rues que le peuple n’a rien à craindre ; des affiches paraissent sur les murs : elles portent que toute atteinte à la propriété sera punie de mort. De fait, plusieurs malheureux, convaincus de vol, furent décapités. Tout se passait donc à l’instar des grandes capitales d’Europe ; nos émeutiers chinois étaient passés maîtres et il leur restait peu à faire pour n’avoir plus rien à envier aux révolutionnaires en titre de Paris.

A peine arrivé , le commandant du Cassini, d’accord avec le consul français, prend des mesures efficaces pour la protection des établissements nationaux. Chaque soir une garde de matelots est envoyée au consulat et quelques hommes sont détachés à Tom-ka-tou et à Chang-haï. Le pavillon français est arboré sur la maison des Pères à Tom-ka-tou ; si ce drapeau est amené, ce sera signe de détresse.

Les rebelles — un ramassis de Fokiénois et de Cantonnais — s’étaient renfermés dans la partie fortifiée de la ville, d’où ils défiaient les impériaux avec une audace accrue par la lâcheté de leurs adversaires. On soupçonne qu’ils étaient secondés sous main par des Européens habiles à diriger le mouvement et intéressés au succès de l’insurrection.

Le commandant du Cassini nous raconte un incident tragi-comique, dans lequel Clerc, toujours prêt à s’exécuter, fit preuve de sa présence d’esprit et de son sang-froid habituel.

« Au mois de novembre, une flottille chinoise eut ordre de venir canonner la ville et vint prendre position près de Tom-ka-tou de manière à attirer le feu des insurgés dans la direction de la cathédrale et de la principale résidence des Pères. Le pavillon fut amené. Après en avoir délibéré devant Dieu, le commandant envoya Alexis Clerc dans sa baleinière pour savoir ce qui se passait et faire cesser le feu dans cette partie de la ville, s’il y avait lieu. Clerc partit. La baleinière fut saluée de quelques boulets qui pouvaient bien n’être pas précisément à son adresse et il arriva à Tom-ka-tou, où le P. Lemaître (depuis supérieur général de la mission) n’hésita pas à s’offrir pour traiter avec l’amiral chinois. Ce dignitaire fut trouvé à fond de cale, le bruit du canon lui étant particulièrement désagréable. On lui signifia que s’il continuait à menacer et à faire menacer la résidence de Tom-ka-tou en tirant sur les remparts de la ville, le commandant français viendrait s’y opposer avec ses canons. Loin de se fâcher, il reçut cette sommation avec joie et donna carte blanche au lieutenant Clerc et au P. Lemaître pour avertir les petits bâtiments sous ses ordres. Les capitaines partagèrent la satisfaction de leur amiral et vidèrent promptement la place. Le courage, secondé d’une grande bonne humeur chez le lieutenant Clerc et chez le P. Lemaître, dut produire un grand effet sur les Chinois, car les boulets pouvaient parfaitement atteindre les négociateurs comme les combattants. »

Clerc était d’avis qu’avec ces tristes impériaux il n’y avait pas grand’chose à ménager ; cependant, si avilis qu’ils fussent à ses yeux, il les préférait aux rebelles, pensant qu’ils étaient encore après tout les représentants de l’ordre établi et les défenseurs tels quels d’un gouvernement régulier. Il écrivait au P. Broullion, qui se trouvait alors en France pour les affaires de la mission :« L’orgueil chinois, tout robuste que vous le connaissez ; ne peut résister entièrement à de tels assauts. L’incroyable lâcheté et la plus incroyable stupidité des attaques des impériaux contre la ville les laissent eux-mêmes confus, et en effet les Pères, dans leurs rapports avec eux, ne retrouvent plus les mêmes hommes. Quelques leçons pareilles, et il n’y aura plus à lutter contre ce mépris qui enveloppait tous les étrangers. Cette considération, qui est certainement d’un grand poids, me paraît faire envisager les révoltés de moins mauvais œil, quoiqu’ils soient la cause involontaire de ce bien. D’autre part, on a su, par la lettre que Mgr Mouly vous écrit, qu’on a persécuté les chrétiens à Pékin, et abattu la croix. Le catéchiste du P. René (Massa) a confessé la foi dans les tourments et, sur le point d’être mis à mort, a sauvé ses jours par la protection d’un mandarin qu’il avait converti. Pour moi, je préférerais encore faire main basse sur les rebelles ; mais il n’est pas question de cela ; on veut toujours agir comme si nous étions en Europe et avec la sanction d’un droit des gens un peu fantastique par son scrupule d’équité [6]. »

Les avis étaient très-partagés. On savait bien à quoi s’en tenir sur les Fokiénois et les Cantonnais qui occupaient Chang-haï, véritables bandits habilement organisés pour le pillage. Mais les rebelles du Kouang-si, maîtres de Nankin, exerçaient de loin plus de prestige et l’on se demandait s’ils n’allaient pas accomplir une grande révolution au profit de la nationalité chinoise ; car, il ne faut pas l’oublier, la dynastie régnante était de race tartare, ne datait que du milieu du xviie siècle et ne s’était établie que par la conquête. Parmi les Européens qui faisaient des vœux pour l’insurrection, quelques-uns prétendaient que l’avènement de Tai-ping, l’empereur des Kuam-si-jen, ne pouvait manquer d’inaugurer l’ère de la liberté religieuse. Le fait est que les partisans de ce personnage mystérieux et très-habile se donnaient hautement pour les exterminateurs de l’idolâtrie et qu’ils mettaient au nombre de leurs livres de religion une traduction de saint Matthieu et quelques fragments de la Bible. D’autre part, ils avaient abattu des croix, persécuté et mis à mort un certain nombre de chrétiens ; leurs chefs, disait-on, pratiquaient la polygamie, ce qui ne promettait pas un respect bien sincère pour la morale évangélique et faisait peu d’honneur aux ministres protestants dont quelques-uns se vantaient d’avoir été leurs initiateurs. Que fallait-il penser d’eux ? Les insurgés qui déjà marchaient sur Pékin devaient-ils être pris au sérieux et mis au rang de belligérants par les représentants des puissances européennes ? Cela valait la peine d’être éclairci, et il fut décidé qu’on irait à Nankin pour voir les choses de près et ne prendre parti qu’à bon escient.

Donc, à la fin de novembre, le commandant de Plas reçoit à bord du Cassini M. de Bourboulon, ministre plénipotentiaire de France, madame de Bourboulon, M de Courcy, secrétaire de la légation, et leur suite. A la demande de M. Édan, consul par intérim (M. de Montigny étant parti pour la France), deux Jésuites, les PP. Gotteland et Clavelin, sont désignés pour accompagner l’expédition.

On lève l’ancre, on remonte le Yang-tsé-Kiang ; le tirant du navire et les bancs de sable mouvants ne permettent d’avancer qu’avec circonspection ; les voyageurs contemplent à loisir ce beau fleuve, le second du monde, dont l’embouchure a près de trente lieues de large. Le 3 décembre, vers midi, ils passent devant Kiang-in, ville de troisième ordre, autrefois le centre de nombreuses chrétientés dont il ne reste plus que des débris. Le 5 , ils sont à Tchen-kiang-fou, ville de deuxième ordre, dont le port est formé par l’île d’Or et l’île d’Argent. Ces lieux charmants, ravagés par la guerre civile, n’offrent aux regards que des ruines. Enfin le 6, on est en vue de Nankin. Le Cassini avait rencontré deux flottes, de deux à trois cents voiles, sans essuyer aucune démonstration hostile. Là, pour la première fois, un coup de canon, parti d’une batterie couverte par les remparts, fait siffler un boulet aux oreilles des arrivants. On attend un second coup pour riposter ; il n’est pas tiré, et les explications qu’on se hâte de demander, sont données de la manière la plus polie. On s’en contenta.

Je ne parlerai pas des entrevues de la légation française avec les ministres de l’empereur Tai-ping : le P. Clavelin en a laissé un récit pittoresque et animé dans une lettre publiée par le P. Broullion [7], M. de Courcy, qui assistait à tout, n’en a rien dit dans son volume intitulé : l’Empire du Milieu. En somme, le résultat fut petit, pour ne pas dire nul. Clerc en augurait ainsi dès le commencement, et il se félicitait, au retour, que la diplomatie française eût échappé au danger de compromettre, avec sa dignité, la sécurité des chrétiens évangélisés par nos missionnaires, en traitant avec des rebelles. Mais il avait été profondément ému du spectacle de désolation qu’offrait cette immense ville de Nankin et il écrivait à quelque temps de là :« Nous en avons parcouru une très-grande partie, et nous n’avons vu ni un artisan exercer sa profession, ni un commerçant son négoce. Toutes les maisons ont été plus ou moins ravagées, et, chose extraordinaire, celles mêmes qui sont habitées ne sont point réparées ; les portes et les châssis sont encore présents aux ouvertures, mais ne sont point fixés. Il n’y a plus, à ce que je crois, aucune propriété et le communisme est réalisé à souhait pour les expérimentateurs. Les femmes, séparées de leurs familles, même de leurs maris, sont comme parquées par petits détachements dans les maisons d’un même quartier. Elles sont sous la surveillance d’une d’elles qui exerce une autorité à peu près militaire. Quant aux hommes, presque tous ceux que nous avons vus étaient de très-jeunes gens, généralement originaires d’autres provinces, soit que les habitants de Nankin aient pris la fuite, soit qu’on ait préféré les envoyer dans les armées expéditionnaires pour mieux s’assurer de la ville.

« Tous ces jeunes gens sont richement vêtus d’habits de soie encore neufs ; mais j’ai été plus attristé de ce luxe que je ne l’eusse été de la pauvreté, car c’est l’effet d’un immense pillage et de la prodigalité propre au brigandage.

« On ne peut qu’éprouver la plus grande pitié pour ce malheureux peuple opprimé par deux pouvoirs aussi mauvais l’un que l’autre.

« Ces peuples sont faits pour vivre sous le joug, et s’ils avaient le bonheur d’être sous un bon gouvernement, ils ne songeraient pas à la révolte, car, tout mauvais que soit celui des Tartares, personne ne va au-devant de la nouvelle future dynastie.

« L’Europe ignore sa puissance et n’a plus le cœur assez haut pour vouloir faire de grandes choses à l’extérieur. Si nous étions au temps des Magellan et des Cortez, on aurait beau jeu pour faire le plus grand bien possible à tous ces peuples assis à l’ombre de la mort. »

Le 18 décembre, à midi, le Cassini jetait de nouveau l’ancre devant Chang-haï.

« Notre voyage de Nankin, écrit le P. Clavelin, était donc terminé. Néanmoins, je dus prolonger encore mon séjour à bord. C’est que notre bon commandant désirait grandement avoir un prêtre sur le Cassini pour la solennité de Noël. La veille de Noël nous entendîmes gronder le canon jusque bien avant dans la nuit ; une balle vint même tomber au milieu de nous. Toutefois, au moment de commencer la messe, à laquelle tout l’équipage assista, il se fit un silence complet ; ce qui, joint au recueillement des assistants, à la nouveauté du spectacle, aux sentiments inhérents à une pareille fête, et enfin à la vue du commandant, de quatre officiers et plusieurs sous-officiers et matelots venant recevoir, avec la piété qui les distingue, la sainte communion en présence de toute l’assemblée : tout cela, dis-je, fit sur moi une profonde impression, et le souvenir de cette fête se conservera toujours dans ma mémoire. » Le lendemain fut consacré à l’accomplissement d’un acte de justice nécessaire. Deux catéchistes de la mission, saisis par les rebelles, avaient été traités en espions et l’un des deux cruellement torturé. Le commandant du Colbert, récemment arrivé de France pour remplacer le Cassini, exigea une réparation ; il était disposé, en cas de refus, à tirer le canon. La réparation fut accordée. Liou, chef des rebelles, envoya le coupable avec les exécuteurs. On fit grâce : on savait les Chinois capables de tout ; plus d’une fois, en pareilles occasions, ils avaient livré des innocents à la place des coupables. L’effet de ces procédés aussi généreux que fermes fut excellent pour l’honneur du pavillon français et pour la considération de ceux sur lesquels il étendait sa protection efficace.

« C’est ainsi, dit le P. Clavelin, que, grâce aux représentants de la France, nous jouissons d’une tranquillité parfaite et vraiment extraordinaire pour les circonstances. Puisse-t-elle durer toujours ! »

Il ne convenait pas d’interrompre le récit des services rendus par le Cassini à la mission du Kiang-nan et aux établissements européens de Chang-haï ; nous n’avons donc jusqu’ici montré notre héros que dans sa vie d’action, nous réservant de faire connaître ensuite le travail intérieur auquel il se livra pour ne revenir en France que bien fixé sur sa vocation : grande affaire qu’il avait déjà traitée une première fois avec le P. de Ravignan, et dont il voulut s’occuper de nouveau, dans la maison de Zi-ka-wei, sous la direction d’un éminent et saint missionnaire, le P. Languillat, aujourd’hui administrateur du diocèse de Nankin.

Il se mit donc en retraite, peu de temps avant le départ du Cassini pour Nankin ; il fit avec ferveur les Exercices spirituels et procéda en toute maturité à cet acte important du choix d’un état de vie, de l’Élection, pour parler la langue des Exercices. Saint Ignace donne là-dessus des règles d’une admirable sagesse et qui, observées avec sincérité, rendent pour ainsi dire l’erreur impossible. La première et la principale, c’est que l’œil de notre intention soit simple ; que nous n’ayons d’autre fin que la gloire de Dieu et le salut de notre âme ; que notre choix tende uniquement à obtenir cette fin.

Clerc a-t-il bien observé cette règle ? On en jugera ; il a rapporté de Zi-ka-wei la feuille sur laquelle il avait mis par écrit les motifs déterminants de son élection, et nous avons cette pièce sous les yeux ; nous allons en extraire ce qu’elle contient de plus caractéristique.

Procédant avec ordre, il se pose successivement quatre questions qu’il examine et résout de la manière suivante :

« Me faut-il viser à la perfection ? [8].

 

1° Cela n’est pas nécessaire au salut.

1° C’est beaucoup plus sûr.

2° Cela est peut-être au-dessus de ma persévérance.

2° Rien n’est impossible à Dieu ; les jours se déroulent un à un.

3° Si mon courage échoue dans une entreprise qui n’est pas nécessaire, il sera déjà bien affaibli pour ce qui l’est absolument.

3° Ne pas entreprendre, c’est être déjà battu sans combattre, puisqu’il en a été délibéré.

 

4° C’est plus noble.

5° C’est plus agréable à Notre-Seigneur.

6° La voix intime de la conscience qui me reproche des relâchements qui ne sont pas des péchés, est la voix de Notre-Seigneur jaloux de ma perfection.

7° Notre-Seigneur vomit les tièdes.

8° Celui à qui il a été plus pardonné doit aussi plus de reconnaissance.

« Donc je dois et je veux viser à la perfection.

————

« Me faut-il pour cela entrer en religion ?

1° Il me faut subvenir aux besoins de mon père.

1° Mon frère Jules s’en chargera seul avec joie. Je pourrai aussi lui laisser quelques économies de campagne.

 

2° J’ai expérimenté le grand ennui qui n’a cédé ni à terre ni embarqué.

3° Il me paraît impossible de ne pas être entamé par la vie de communauté du bord.

4° C’est une exception que de trouver à bord des secours religieux.

5° Je n’ai pas d’attrait particulier pour mon métier ; ma carrière jusqu’ici ne m’y lie pas.

6° Notre-Seigneur me fait la grâce d’embrasser sans combat la pauvreté et la chasteté ; il est imprudent d’aventurer ces dons dans le monde.

7° Ce serait une vocation singulière que de tendre à la perfection dans le monde ; l’expérience de ces quatre dernières années prouve que ce serait une faute d’attendre encore.

8° J’ai déjà perdu du côté de la charité.

9° Il n’y a pas de perfection sans l’obéissance.

10° Il m’est évident qu’on y est beaucoup plus utile à soi et aux autres.

11° C’est le grand chemin.

12° Comment ne pas prévoir les assauts de la vaine gloire qui suivront l’avancement le plus naturel dans ma carrière ?

13° C’est le port.

14° C’est, depuis quatre ans, le terme plus ou moins marqué où j’aspire.

« Donc je dois et je veux entrer en religion.

————

« Quelle religion me faut-il choisir ?

 

1° La Compagnie de Jésus est plus nombreuse et réellement établie en France.

2° On peut moins raisonnablement y prétendre à un office de marque.

3° Elle embrasse toutes les œuvres, et c’est la seule suggestion du mauvais esprit ou de l’orgueil qui peut faire croire qu’on n’y est pas employé à sa place.

4° Elle prend la responsabilité de toute la carrière qu’elle vous donne. Vous ne vous ingérez pas, par exemple, de recevoir le sacerdoce.

5° Elle a pour le salut et la perfection de ses enfants les plus admirables et minutieuses sollicitudes.

6° Elle n’a pas d’accommodements avec la règle : dispenses, etc.

« Donc je dois et je veux entrer dans la Compagnie de Jésus.

————

« Quand entrerai-je en religion ?

 

1° Quitter le Cassini serait non-seulement extraordinaire, mais, je crois, impossible.

2° Ce serait choisir moi-même une destination entre toutes celles que peut donner la Compagnie.

3° Il me semble naturel et convenable d’obtenir l’assentiment de mon père, au moins de l’informer moi-même de ma détermination.

4° Il me semble inutile et dangereux de rendre d’autres devoirs au monde.

« Donc, après très-peu de jours passés à Paris, je dois et je veux aller au noviciat qui m’aura été désigné.

Fait à Zi-ka-wei, le 17 octobre.

« Alexis Clerc »

 

Telles sont les grandes et saintes résolutions qu’Alexis avait prises devant Dieu et qu’il allait accomplir sans délai.

Nous passons sur les circonstances du retour en France, qui seraient maintenant de peu d’intérêt. Favorisé dans sa marche par un temps superbe, le Cassini entra dans la rade de Lorient le 5 juillet 1854. Il tombait en pleins préparatifs de guerre, et, sans avoir le temps de se reconnaître, il fut enveloppé dans le branle - bas général occasionné par l’expédition de Crimée. Le lendemain de son arrivée, Alexis écrivait à son père :

« Le port de Lorient redouble d’activité et l’on se prépare au tour de force de faire partir dans un délai de six jours le Cassini pour la Baltique et d’y porter je ne sais quoi. Néanmoins, tout ce beau zèle ne me touche pas de près, car j’ai été débarqué dès le jour de notre arrivée, et j’ai refusé de demander à continuer cette nouvelle queue de la campagne.

« Cependant, il y a eu je ne sais quelle confusion telle qu’aujourd’hui, à 4 heures, je dois rester embarqué pour la troisième reprise après avoir dû être débarqué deux fois. Je considère toutefois mon débarquement comme réel, et j’espère obtenir une petite permission de quinze jours pour Paris. Je ne puis fixer mon arrivée. »

Après une si longue absence, il brûlait d’aller embrasser son père et son frère Jules, de féliciter ce dernier de l’union qu’il venait de contracter avec une personne digne de lui, et de prendre part, en bon frère, à cet événement de famille dont les détails lui étaient encore inconnus, privé qu’il était de toute correspondance depuis son passage à Singapour. Il se souciait médiocrement de partager la nouvelle fortune du Cassini qui ne devait être employé que comme transport. C’était plus militairement qu’il aurait servi, si la chose eût dépendu de lui.

« A la guerre comme à la guerre, écrit-il deux jours après, et si je pouvais être bon à quelque chose, ce n’est pas trois ans et demi de campagne — qui ne m’ont point épuisé — qui devraient me détourner de servir sur-le-champ. » — « Madame ma belle-sœur, ajoute-t-il avec courtoisie, a bien voulu m’écrire quelques mots. Je lui en suis bien reconnaissant, et j’espère qu’entre gens de bonnes intentions, nous ne tarderons pas à être vraiment frère et sœur. Patience !patience !et tout s’arrangera pour contenter tout le monde. »

Bref, malgré l’extrême fatigue de son équipage et le mauvais état de ses chaudières, le Cassini fut encore destiné à remorquer plusieurs vaisseaux et frégates soit à Lorient, soit à Brest ou à Cherbourg, après quoi son débarquement fut enfin décidé et s’effectua dans les premiers jours du mois d’août. Mors seulement Clerc obtint la permission d’aller voir son père. Mais avant de partir, il offrit ses services pour la Baltique ; ils ne furent point acceptés, tous les postes étant déjà remplis. Huit jours plus tard, Clerc était au noviciat de Saint-Acheul, accomplissant à la lettre la résolution par laquelle il avait terminé son élection :

« Après très-peu de-jours passés à Paris, je dois et je veux aller au noviciat qui m’aura été désigné. »

 

 



[1]Peut-être Hing-tchéou. place forte dans le Ho-nan.

[2]Ce voyage explique comment il se fait que telle lettre du lieutenant Clerc, que nous citerons tout à l’heure, est datée de Chang-haï et adressée en Europe au supérieur de la mission du Kiang-nan.

[3]Mémoire sur l’état actuel de la mission du Kiang-nan, p. 52.

[4]Clerc se trompe, croyons-nous. Les rebelles étaient partis du Kouang-si, ou Kouang occidental, contigu au Kouang-tong (Canton), ou Kouang oriental. Aussi nos missionnaires les nomment-ils généralement Kuam-si-jen, ou hommes du Kouang-si (Kuam-si, orthographe portugaise), ou tout simplement Kuamsiniens. Le Kiang-si, situé entre le Kouang-si et le Kiang-nan, était la route la plus directe que l’insurrection avait pu suivre pour arriver à Nankin.

[5]Elle a été marquée d’un timbre portant ces mots : Marine et Colonies. Cabinet du ministre. 1853, 3 novembre.

[6]Lettre du ier novembre 1853, publiée parle P. Broullion dans son Mémoire sur l’état actuel de la Mission du Kiang-nan ; Paris, 1855, p. 334.

[7]Mémoire sur l’état actuel de la mission de Kiang-nan. Appendice, p. 337.

[8]Inutile de faire remarquer que la colonne de gauche contient les raisons contre et la colonne de droite les raisons pour l’affirmative.

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