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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 5)

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CHAPITRE V.

 

essai de controverse épistolaire.

 

 

Dans le courant de mars 1848, Alexis écrivait à son père :

 

« Mon bien cher père,

« Ta bonne lettre pleine d’affection m’a causé la plus vive joie, je me propose de te la témoigner par une réponse détaillée.

« Il y a déjà longtemps que nous avions deviné que si tu continuais les affaires, c’était uniquement dans le but de nous faire jouir de tes succès ; nous te savions gré de cette tendresse que ne rebutaient pas les revers. Mais il était aussi juste et naturel que notre affection s’occupât de toi qui t’oubliais, et que nous te souhaitions le repos après une vie si laborieuse ; nous savions bien que tu n’étais pas de ces hommes vides, qui, débarrassés des tracas, réduits à eux-mêmes, se trouvent réduits à rien. Ton repos, que tu sauras bien empêcher d’être oisif, te sera doux et utile.

« Il est bien vrai que tu n’auras pas la médiocrité dorée ; permets-moi d’appeler les choses par leur nom : ta grandeur d’âme ne t’en rendra pas la privation cruelle. Puisque la glace est rompue, je veux laisser couler ce que nous avons dans le cœur depuis si longtemps ; l’admiration pour la force, pour l’énergie de ton caractère, pour ta résignation digne et sans vanterie à ta mauvaise fortune. Nous te devons, mon cher père, un des bons exemples de la vraie grandeur d’âme, celle qui n’est ni l’insensibilité du stoïcisme, ni l’orgueil du philosophe qui portait un manteau troué. Si le respect nous a retenus à te dire ce que pensent et tes fils et tes amis, il faut peut-être ne plus le taire si nous voulons nous livrer à plus d’abandon.

« Ce n’est pas sur des chances de fortune que je fonde l’espérance de plus de bonheur dans notre famille, c’est sur nos qualités ; je crois ce fondement meilleur. »

Évidemment le père auquel un pareil fils parle sur ce ton, n’est ni un petit esprit ni une âme vulgaire. Combien Alexis ne doit-il pas regretter que l’entente réciproque, si complète sur tout le reste, n’existe pas en matière de religion ? Très-rarement, jusqu’ici, il a touché ce point délicat, et encore avec mille précautions et un visible embarras, sentant bien qu’entre sa foi et cette âme si chère il y a tout un monde de préjugés. Mais enfin il n’y tient plus et il est décidé à rompre la glace. L’occasion est favorable ; affranchi maintenant du tracas des affaires, son digne père n’est pas homme à rester oisif, et ce qu’il lui faut désormais pour remplir les loisirs de sa vieillesse, c’est une occupation d’esprit qui soit à la hauteur de ses aspirations généreuses. Quel plus noble emploi pourra-t-il faire de son temps, que d’en consacrer la meilleure part à l’étude de la religion, qui, comme dit Bossuet, est « le tout de l’homme. » Là-dessus, son plan est fait, et, sans plus tarder, il passe à l’exécution. Rappelons-nous que l’on est en mars 1848. La situation des esprits à cette époque, l’attitude confiante, trop confiante sans nul doute des catholiques en présence d’une liberté dont l’enivrement va bientôt avoir des effets terribles, sert d’entrée en matière et amène naturellement les réflexions suivantes :

 

« J’espère que l’adhésion cordiale et spontanée du clergé catholique au mouvement populaire, aura calmé les susceptibilités enracinées dont il est trop souvent l’objet. J’espère aussi que les hommes qui ne pensent pas comme nous, cesseront de nous regarder comme des ennemis de l’État et de la liberté. Notre religion de l’État était (singulière contradiction) en suspicion dans l’État ; personne n’ignore combien le législateur a été défiant et craintif à son égard.

« Ces craintes ne doivent-elles pas être calmées depuis que la chaire ne retentit plus que du mot liberté ? A Rome, à Paris [1], dans les discours, dans les écrits, des années avant que vous ne fissiez des révolutions, l’Église semblait avoir pour prédilection ce thème de la liberté dans la religion et par la religion. Ses orateurs, ses écrivains les plus distingués se dévouaient à cette question. Peut-on, en les lisant, ne pas sentir qu’ils sont inspirés du véritable esprit chrétien et ne pas voir se dissiper en fumée ces accusations de tendance au despotisme et à l’abrutissement que l’on faisait à sa doctrine ? Oh !la belle, l’éternellement belle cause que de démontrer que nous sommes redevables de toute liberté, de tout bonheur politique à l’Église, comme nous lui sommes redevables de la vérité surnaturelle et de la vérité morale ! Je n’ai ni les lumières, ni les talents nécessaires pour l’entreprendre : c’est réservé à quelque grand esprit ; mais telle est ma conviction profonde. Je crois, mon cher père, que ce beau, que ce vaste sujet d’études ne te sera pas sans attrait ; permets-moi de t’indiquer quelques ouvrages qu’il te sera facile de te procurer aux bibliothèques publiques et qui te seront les premiers renseignements.

« Il est deux manières d’aborder cette matière. L’une philosophique, qui, prenant les faits dans leur cause, étudie la doctrine chrétienne dans ses rapports avec la constitution civile ; cette façon d’envisager la question de haut a facilement de la majesté, parce qu’elle plane au-dessus des événements et se trouve dégagée des temps, des lieux, des circonstances ; elle a de plus l’avantage d’être brève, aussi les orateurs sacrés l’ont choisie. Tu as déjà goûté les magnifiques oraisons funèbres des Pères Ventura et Lacordaire ; tu ne goûteras pas moins les conférences faites cette année à Notre-Dame par l’abbé Bautain.

« On peut aussi vérifier dans les faits, l’histoire à la main, l’influence de la religion chrétienne sur l’Europe. Cette longue ère de dix-huit siècles se diviserait avantageusement en quatre époques. La première s’étendrait de Jésus-Christ à la chute de l’empire romain ; la seconde irait jusqu’à Luther ; la troisième jusqu’en 89 ; et la dernière jusqu’à nous. Pour la première époque tous les bons historiens prouvent surabondamment l’excellence de l’influence chrétienne ; toutefois, afin que le résultat fût absolument sans réplique, il serait peut-être bon de lire aussi Gibbon, qui, fort opposé au christianisme, cherche à prouver qu’il s’est établi dans le monde par des moyens purement humains.

« La seconde époque est mise en lumière par deux éminents ouvrages qui suffisent amplement, l’Histoire de la civilisation en France de Guizot et le Catholicisme comparé au protestantisme par l’abbé Jacques Balmès ; l’étude sera encore bien impartiale, faite avec un protestant et un catholique. Toutefois le catholique est Espagnol, et il faut quelquefois excuser le zèle qu’il montre pour sa patrie.

« Ces deux ouvrages jetteront aussi un grand jour sur la troisième partie. Il faudrait cependant puiser directement dans l’étude des faits les renseignements sur ce qui n’y est pas traité ; au moins, pour ma part, je ne connais pas d’autres livres où le travail soit tout fait. Enfin, depuis 89, si on veut ne pas lui imputer ce que des amis maladroits ont voulu faire pour elle, la religion sortira sans tache et souvent éclatante de toutes les recherches. Mais la fable de l’Ours et l’amateur de jardins ne doit pas être oubliée pour la Restauration. Après avoir vu tomber ensemble le trône et l’autel, qui duraient depuis si longtemps, on a cru que, s’appuyant l’un sur l’autre, ils se soutenaient mutuellement. Fâcheuse erreur ! le trône avait l’appui de l’autel ; mais l’autel tient par l’institution de Dieu, il n’a besoin d’aucun appui du gouvernement [2]. Que l’État soit monarchique ou républicain, l’autel restera toujours, il est au-dessus et plus fort que toutes les révolutions. Nous avions peut-être besoin de la Restauration pour nous remémorer que l’arbre du Christianisme n’a pas sa racine dans la terre et que nulle puissance du monde ne peut ni le détruire ni le fortifier. »

 

On le voit : il entre par la porte de son père, afin de sortir par la sienne, et il prend mille précautions pour ne pas effaroucher ce libre penseur émérite. C’est évidemment à cette tactique, nécessaire peut-être dans la circonstance, que Gibbon doit de figurer en si bonne compagnie dans un programme d’études apologétiques ; Gibbon, que M. Guizot n’avait pas cru pouvoir publier en français sans l’accompagner de notes qui sont une manière de réfutation. Mais Alexis ne se trompait pas en pensant que les propres ouvrages de M. Guizot, pourvu qu’on y joignît comme correctif ceux de Balmès, étaient une assez bonne préparation évangélique pour un esprit imbu de la philosophie toute négative du XVIIIe siècle. Comment M. Clerc a-t-il accueilli cette ouverture ? Probablement d’assez mauvaise grâce ; et la lettre suivante nous laisse entrevoir avec quelles préventions Alexis avait à compter.

 

« Mon cher papa, voilà déjà plus de huit jours que je suis assis vis-à-vis de cette feuille de papier la plume à la main et que je n’écris rien. L’importance à mes yeux de ce que je veux te dire et la difficulté de le bien faire, sont des motifs suffisants pour expliquer l’appréhension que j’ai à l’entreprendre. Mais je fais effort sur moi-même, et m’abandonnant à la grâce de Dieu, je veux te parler cœur à cœur. Ne m’adressé-je pas à toi, mon bon père, dont l’amour s’est tant sacrifié pour moi, et après tant de preuves hésiterai-je à compter sur ce sentiment pour te faire prendre en bonne part ce que, dans une bonne intention, je pourrais te dire d’inexact ou de déplacé ? Mon but n’est-il pas de rapprocher encore nos cœurs en leur donnant une plus entière conformité ?

« Je te remercie, mon cher père, de ta lettre du 27 septembre, mais permets-moi de te dire que tu ne me parles pas de toi, ou du moins pas assez, et pas comme je le voudrais ; ce que je voudrais, c’est la pensée intime qu’on se dit à soi-même, que l’on dérobe aux yeux des indiscrets et des indifférents, et qu’il est si doux de communiquer à un véritable ami.

« Je cherche en vain autour de toi ; personne ne peut recevoir ces épanchements, mon cher père ; tu n’as que tes fils, mais ils ne sont pas encore tes amis, car tu leur dis les choses du dehors et ne leur dis pas celles du dedans. Eh bien !je te conjure d’user de nous en amis ; va, nous n’oublierons pas pour cela que nous sommes tes fils. Je sais bien que cette confiance ne se commande pas, il faut qu’elle se donne spontanément ; peut-être, cependant, que le premier effort sera le dernier, et que tu trouveras ensuite cette intimité facile et naturelle. Que je voudrais que nous t’en parussions dignes et que nous méritassions à tout égard le beau titre de bâtons de ta vieillesse !

« Verrais-tu de l’indiscrétion à revendiquer cet honneur ? Mais n’avons-nous pas aussi, nous, assez vécu pour pressentir les débats qui s’élèvent dans une âme comme la tienne ?Quelle ambition humaine te reste-t-il ? N’as-tu pas assez expérimenté que tous les calculs ne sauraient conduire l’homme à son but ? Qui plus que toi sait l’instabilité, l’impalpabilité, et, pour parler vrai et français, la vanité de tout ce que nos efforts s’épuisent à atteindre ?

Enfin, quand je songe à ta vie retirée, sans jouissances matérielles et sans distraction, je suis assuré que tu réfléchis profondément à ces grandes questions que les heureux seuls peuvent oublier pour un temps.

« Oui, bien sûr, c’est là ta pensée secrète, ta pensée intime, et c’est cela que je veux de toi ; le reste est de la bonté à laquelle je ne peux répondre que par la reconnaissance ; à cela j’y répondrai par toutes les puissances de mon être.

« La destinée de l’homme et les moyens de l’accomplir, voilà le double problème qui nous accable jusqu’à ce que nous en acceptions la solution que nous donne la religion. Et il n’y a pas moyen d’échapper, de s’abstenir ; si on ignore sa destinée, on la manquera, et aussi si on ignore les moyens de l’accomplir. Dire que l’homme n’a pas de destinée, c’est dire qu’il est fait pour rien, et comme on ne peut imaginer que son Créateur l’ait fait sans but, c’est le supposer créé par le néant ou par le hasard. Ne pas chercher les moyens de remplir sa destinée, c’est supposer que les moyens n’y feront rien ou que nous la remplirons quoi que nous fassions ou forcément, comme la terre tourne autour du soleil ; et si nous sommes créés pour une fin, notre devoir est donc également rempli par le vice ou par la vertu, qui alors sont indifférents.

« Il y a bien quelques hommes qui défendent ces sottises, mais il n’est pas bien avéré qu’ils croient ce qu’ils soutiennent.

« Il ne manque cependant pas de lumière pour éclairer ces questions capitales, et le nombre des preuves qui établissent fermement les solutions est, pour ainsi dire, infini. L’histoire, les livres saints, la tradition, sont l’arsenal où elles sont renfermées ; on n’a qu’à y entrer, chacun trouvera certainement la raison qui déterminera son consentement, à moins qu’il ne se bouche les oreilles de l’âme.

« Je me rappelle toujours que tu me disais, en causant du père Lacordaire, que, malgré la beauté et la force de ses pensées et de sa dialectique, il y aurait bien des objections à lui opposer, mais qu’on ne saurait en faire à un livre non plus qu’à un prédicateur. Il n’est pas étonnant que nous ayons des objections à opposer aux vérités que nous possédons même le mieux ; il n’y en a aucune que nous possédions parfaitement et qui ne prête à des objections par les côtés où nous ne la connaissons pas ; il faut bien nous résigner à cela et user des choses comme nous les avons ; semer le blé bien que nous ignorions comment il pousse, mettre le pain au four bien que nous ignorions comment il cuit, et le manger bien que nous ignorions comment il nous nourrit.

« Cependant, il ne faut pas croire que, par une espèce de prestidigitation, les apologistes escamotent les difficultés et esquivent avec ruse la nécessité d’y répondre. Je suis convaincu de leur naïve bonne foi et ils diront toujours en conscience, quand on le leur demandera, la difficulté telle qu’elle est, leur foi, leur religion étant intéressée à ne pas la dissimuler. Aussi est-ce avec confiance que je te dis que toutes ces objections peuvent être levées et que tu peux facilement voir tout ce qu’il est donné à l’homme de voir. Il te suffira d’aller simplement exposer tes difficultés à un docteur de notre loi.

« L’Église renferme des hommes dont les aptitudes et les qualités diverses s’utilisent pour les besoins de chacun. S’il y a des prêtres peu métaphysiciens, peu orateurs, qui ne savent que bien aimer Dieu et dire aux hommes qui ont déjà la foi comment il faut la faire fructifier et en tirer une charité de plus en plus vive, il en est d’autres aussi plus savants, plus philosophes que nos savants et nos philosophes, qui paraissent faits exprès pour les gens qui cherchent la foi qu’ils n’ont pas et qui souffrent de ne pas croire. Ils savent toutes ces objections et tout ce qu’elles valent. Ne crains pas de leur part cette foi robuste et naïve qui ne cherche pas à voir clair de peur de n’y plus voir du tout. C’est un préjugé tout à fait inexact de s’imaginer que la perfection du chrétien soit de croire sans motifs. Certainement il faut croire, c’est-à-dire, admettre des choses qui ne se démontrent pas ; mais on n’admet rien que par de très-puissants motifs. Si une discussion étourdie est dangereuse, et s’il est au moins inutile d’aller soulever auprès des personnes simples et ignorantes des difficultés que leur simplicité et leur ignorance ne leur permettent pas de résoudre, il n’est peut-être rien de plus utile qu’une foi éclairée, qui se rend bien compte d’elle-même, et c’est ce que l’on trouve chez nombre de prêtres et d’apologistes ; c’est aussi ce qu’il te faut. Je te prie instamment, mon cher père, de lire un ouvrage d’un M. Nicolas, appelé Études philosophiques sur le christianisme, que Jules doit me procurer ; j’espère que tu y verras la solidité des fondements de notre croyance.

« Je ne puis te dire combien je voudrais que tu partageasses notre foi. C’est ce violent désir qui me pousse à aborder, sans que tu m’y invites, ces matières délicates entre nous. Mais pourrais-je ne pas t’exciter de toutes mes forces à chercher le bonheur où il est ? Tu n’imputeras pas tout ceci au vain plaisir de faire le sage et l’habile ; tu croiras, n’est-ce pas, que j’obéis à la voix de mon cœur ? »

C’est évident, le cœur a seul parlé, et son éloquence a dû se faire entendre au vieillard qui avait de si bonnes preuves de la tendresse respectueuse et dévouée de son noble fils. M. Clerc ne refuse pas de se mettre à l’étude, et il affirme qu’il n’a pas de parti pris contre la vérité. A l’entendre, il ne met pas d’obstacle à la grâce.

« Mon cher père, écrit Alexis, tu me dis de prime saut tout ce qu’on peut dire de mieux : que tu es disposé à céder à la grâce, que tu n’y opposes ni mauvaise volonté, ni froideur. Eh !mon Dieu, c’est là tout ce que l’homme peut faire ; c’est Dieu qui fait le reste et qui le fera certainement si tu persistas dans cette disposition ; peut-être, et même probablement, pas par un miracle, mais par un moyen plus doux qui respectera ta volonté et te laissera davantage le mérite d’un pas si difficile. Ton cœur, un jour, docile à son impression, adhérera à la foi, et les objections s’évanouiront comme le brouillard sous les rayons du soleil. »

Mais, en attendant, les objections arrivent de toutes parts. En voici une qu’Alexis écarte doucement. M. Clerc avait-il lu Jean Reynaud ? Je ne sais, mais il s’imaginait comme lui que notre planète n’est pas seule habitée, et la destinée des habitants des autres sphères lui semblait un problème tout à fait insoluble au point de vue du dogme chrétien.

« Ton opinion sur la population des autres globes, lui écrit Alexis, n’est nullement un sacrilège ; c’est une opinion qu’on est très-libre d’avoir ou de ne pas avoir. Mais il existerait alors, entre ces êtres intelligents et nous, des rapports que nous ignorons, mais qu’ils n’ignoreraient pas ; et il n’y aurait là aucune difficulté ; l’ouvrage de Dieu étant un tout, les parties en doivent être coordonnées, et nous connaissons la matière sans que la matière nous connaisse. »

M. Clerc est déiste, la religion naturelle lui suffit, et, quoi qu’en dise le P. Lacordaire, il ne conçoit pas la nécessité d’une révélation.

« J’arrive à ta profession de foi, lui dit Alexis. Je reconnais aussi que cette doctrine est grande autant que vraie, et j’y adhère complètement avec toute l’Église. Je pense avec toi que c’a été et que c’est encore un symbole adopté par une grande partie de l’humanité. Beaucoup de philosophes chrétiens se sont plu à le retrouver dans la tradition de tous les peuples ; ils en ont tiré un puissant argument en faveur d’une doctrine primitive que tous les peuples ont emportée avec eux en se séparant de leur tronc. Si donc le P. Lacordaire entend par cette assertion que cette doctrine est peut-être historiquement celle qui a le moins de consistance et de vitalité, qu’elle est un fait isolé, je ne suis pas de son avis et je me range au tien.

« Mais s’il entend par là qu’elle ne s’est jamais traduite par aucun grand fait historique, qu’elle est incapable de le faire, qu’elle est inefficace et qu’elle n’a en elle aucune fécondité, je me range à son opinion ; je ne vois aucune institution politique ou sociale qui puisse en découler. J’en vois sortir, au contraire, de tous les autres symboles. »

Nous supprimons les développements. Alexis montre les institutions sorties de la théocratie, du catholicisme, etc., et toujours il revient à cette conclusion, d’ailleurs très-conforme à l’histoire : Le déisme est incapable de se traduire par des institutions. D’un autre côté, tel qu’il existe sous nos yeux, le déisme n’est pas le fruit de la seule raison, mais il doit immensément à la révélation chrétienne. On s’abuse donc soi-même si l’on croit pouvoir impunément dédaigner le secours de cette lumière surnaturelle et divine Cependant notre jeune enseigne reçoit une nouvelle destination. Il embarque sur le Pélican, et la petite île d’Indret, sur la Loire, devient sa résidence habituelle.

« Maintenant, écrit-il à son frère, tu me demandes ce que c’est que le Pélican et ce qu’il fait ? Voici l’affaire. Le Pélican est un délicieux petit bâtiment à vapeur en fer, qui n’est pas du tout militaire ; il est aussi bon que joli. Son service est de faire l’essai des hélices employées comme propulseurs. Nous sommes aujourd’hui à Indret et nous disposons à prendre des hélices sur lesquelles nous expérimenterons à Paimbœuf. Le service qui m’est dévolu sur le bâtiment est presque nul, et je n’ai rien autre chose ni rien de mieux à faire que d’étudier pour mon propre compte. »

On verra tout à l’heure s’il perdit son temps. Ce changement amène des réflexions qui, sous air de badinage, cachent une philosophie toute chrétienne.

« Te voilà, je crois, suffisamment au courant ; je n’ai plus rien à te dire, et si tu veux, nous allons causer. J’avais fait mon nid à Brest, j’avais mes habitudes, mes manies peut-être : je sens un peu le vieux garçon. Ma vie s’était remplie peu à peu par toutes sortes d’obligations, et, sans avoir rien à faire, j’étais très-affairé. Mais tu me connais ainsi ; et c’est pourquoi j’admire tant les gens toujours dégagés malgré le fardeau de leurs occupations, telle qu’est Mme Pagès. Enfin donc, que bien, que mal, je me flattais d’être dans une assiette assez convenable, et je vivais tranquille et heureux : pourquoi ne le dirais-je pas ? Heureux à bon marché, si l’on veut, mais néanmoins heureux ; je te raconterais bien les choses en détail, si je pouvais le faire de vive voix. Et voilà que tout d’un coup j’ai fait table rase ; il va falloir reconstruire une nouvelle existence, pour la voir bientôt devenir comme la précédente, rangée dans le magasin où l’on met les lunes du mois passé. Tu vas te moquer de moi si je te dis que j’ai découvert que tout passe bien vite et si je te parle de la fleur des champs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les marins sont à même de vérifier souvent par eux-mêmes ce qu’il en est.

« Il est sûr encore que, quand on se borne à cette conclusion, on n’est guère avancé, et que, pour peu qu’on soit logique, il faut en tirer cette autre conséquence tout aussi neuve : qu’il est sage de se faire une assiette qui ne soit pas ébranlée par tous ces changements. Tout cela va très-bien ; mais le difficile, c’est de s’établir de la sorte !

« J’étais bien à Brest, je suis peut-être mieux ici, cependant je suis tout dérouté ; que serait-ce donc s’il m’était arrivé quelque malheur ? Je ne travaille depuis longtemps qu’à m’avancer vers cet heureux état où tous ces événements ne nous atteignent pas, et je n’y ai guère réussi. »

Il trouva son assiette à Indret sans beaucoup de peine. Il y avait tout à gagner à être le collaborateur d’un chef aussi distingué que M. le lieutenant (aujourd’hui amiral) Bourgois. Clerc apprécia plus encore l’avantage de rencontrer dans cet officier une grande conformité de sentiments sur tous les points essentiels. Après cela, cette petite île d’Indret était un séjour charmant, où il trouvait à souhait de quoi satisfaire tout ensemble son besoin d’activité et son attrait pour la solitude. Sous ses fenêtres se déroulaient les vastes bâtiments affectés à la fonderie, aux forges, aux machines-outils, etc. ; et là, sans autre distraction, il pouvait suivre dans la diversité de leurs travaux sept à huit cents ouvriers occupés du matin au soir, sous la direction d’habiles ingénieurs, à construire de toutes pièces les superbes engins de la navigation à vapeur. Une partie de ces travailleurs formaient la population fixe de l’île ; d’autres, en plus grand nombre, habitaient la rive gauche, reliée à l’île par une chaussée ; tandis qu’une flottille d’embarcations transportait d’un bord du fleuve à l’autre ceux qui avaient leur domicile sur la rive droite, soit à la Basse-Indre, soit à Couëron. Le directeur et les hauts fonctionnaires de l’établissement demeuraient au château, car Indret possède un château qui remonte à l’époque féodale et qui, tombant en ruines, fut rebâti par le duc de Mercœur dans les dernières années du xvie siècle. En 1650, la reine régente Anne d’Autriche en fit don à Abraham Duquesne, qui, avec une flotte armée à ses frais, avait battu les soldats de la Fronde et décidé la reddition de Bordeaux. Mais des souvenirs beaucoup plus anciens et plus précieux se rattachent au séjour d’un saint personnage dans l’île, où il s’était bâti un oratoire. Hermeland, né à Noyon en Picardie vers le milieu du viie siècle, est le fondateur du monastère d’Aindre, situé sur la rive droite de la Loire dans le territoire qu’embrassent de nos jours la paroisse et la commune de la Basse-Indre. Plusieurs fois l’année, particulièrement en carême, ce grand amant de la solitude se retirait dans la petite île d’Aindrette (Indret), pour vaquer en toute liberté à la prière et aux exercices de la pénitence. Telle est l’origine de l’ermitage qu’un fidèle historien décrit comme il suit : « Cette construction est composée de deux tours accolées l’une à l’autre, bâties en pierres brutes, mais admirablement cimentées ; elles sont surmontées d’une plate-forme oblongue, représentant le chiffre 8, à laquelle on monte par un escalier serpentant autour du monument. La plateforme est revêtue, dans un but sans doute de conservation, d’une couche épaisse de mastic de fonte. Les deux tours communiquent ensemble à l’intérieur, mais chacune d’elles a une porte extérieure distincte. De la plate-forme on jouit d’un point de vue magnifique : la Loire, la campagne de la rive gauche et de la rive droite, Couëron, le Pellerin, la Basse-Indre, etc. L’œil embrasse un immense horizon, une vaste étendue de terrain, une superbe nappe d’eau [3]. »

Avant 1844, Indret n’avait pas d’église ; pour assister aux offices, ses habitants devaient traverser le grand bras de la Loire, qui les séparait de leur paroisse de la Basse-Indre, ou bien gagner à grand’peine le bourg de Saint-Jean du Boisseau, à une lieue de là. Enfin on comprit la nécessité de mettre un peu plus à leur portée les secours de la religion ; une forerie hydraulique fut convertie en chapelle, et peu après, érigée en église paroissiale. Elle fut bénite par Monseigneur de Hercé, évêque de Nantes, qui la plaça sous l’invocation de saint Hermeland, patron naturel de l’île, et de sainte Anne, la patronne chérie des Bretons.

Il y avait des écoles à Indret : école professionnelle pour l’instruction des jeunes ouvriers, école élémentaire pour les apprentis, écoles primaires pour les garçons et pour les filles, enfin salle d’asile. Alexis trouvait donc là, aussi bien qu’à Brest, tout ce qu’il lui fallait pour vivre en imitateur de saint Vincent de Paul : des pauvres, des enfants, des ignorants ; ajoutons-y des malades, car les exhalaisons marécageuses des bords de la Loire engendrent des fièvres paludéennes qui règnent, dans ces parages, au printemps et à l’automne. S’étonnera-t-on maintenant que dans ce petit coin de terre il ait su déployer une grande activité de zèle et de charité ?

Mais nous qui avons sous les yeux sa correspondance, nous croirions, à en juger par la longueur et le sérieux de ses lettres, où tant de questions sont abordées tour à tour et parfois traitées ex professo, qu’il a vécu tout ce temps en bénédictin, au fond d’une cellule bien garnie de livres. Dans tous les cas, les excursions sur la Loire ont moins occupé sa pensée que la lecture de saint Augustin et de saint Thomas.

Une fois cependant, apprenant que son père a passé de longues et pénibles heures au chevet de son frère malade, il change de thème et fait une agréable diversion en écrivant ce qui suit : a Madame de S*** m’apprend que Jules est malade. La maladie n’est pas grave et exige surtout qu’on ait soin de se tenir à l’abri du froid. Cependant, mon cher père, j’espère que tu me tiendras au courant. Il n’y a pas bien loin de Nantes à vous, et je pourrais faire mon service de garde-malade. Je me figure toutefois que tu n’es pas assez préoccupé pour ne pas lire les renseignements que tu me demandes sur le Pélican.

« L’hélice est faite absolument comme un tire-bouchon. Suppose qu’un tire-bouchon soit attaché à un vaisseau et que l’eau résiste à l’hélice comme un corps solide ; alors le vaisseau s’avancera par chaque tour’ d’hélice comme s’il était lié à une vis qui pénétrât dans un écrou immobile. Mais l’eau, au lieu de résister à l’hélice comme un écrou immobile, cède un peu à la pression qu’elle en reçoit, et, pour un tour, au lieu d’avancer de tout son pas, l’hélice n’avance que des 80 centièmes, par exemple ; comme si elle eût avancé de tout son pas dans un écrou qui en même temps eût reculé des 20 centièmes des pas de cette vis. Aussi on dirait dans ce cas que cette hélice aurait 20 % de recul. »

Il poursuit bravement sa démonstration, comparant le pas de l’hélice au pas de la vis ; expliquant comment il suffit à l’hélice d’une fraction de pas pour exercer sur l’eau une pression très-efficace. Nous ne le suivrons pas dans cet exposé, où il met la science à la portée des profanes en aimable et toujours gai vulgarisateur. La lettre se termine par des considérations sur les avantages des bâtiments à hélice, particulièrement comme remorqueurs. « C’est, dit-il, ce que viennent de confirmer trois voyages que nous venons de faire à Brest, en y remorquant trois bricks beaucoup plus gros que nous. Le Pélican fait d’une pierre deux coups : il fait une lourde besogne, et en même temps il étudie et annonce des résultats qui sont de la plus haute importance. »

Mais il ne perd pas de vue son but principal et il y revient aussitôt qu’il peut, comme on le voit par la lettre suivante :

« Mon cher père, voilà, j’espère, notre bon Jules non-seulement hors de danger, mais quitte de vives douleurs et en bon train d’une convalescence dont tu lui abrèges les lenteurs. La fidèle compagnie que tu lui tiens me rappelle que tu as été aussi mon garde-malade. Le bon naturel de Jules reconnaîtra, mieux que je ne l’ai fait, tes bons soins. Ce n’est pas une des moindres fatigues du garde-malade que la mauvaise humeur du malade que rien ne satisfait, et qui trouve qu’on n’en fait jamais assez.

« J’ai pensé que je pouvais reprendre notre grave correspondance et que tu n’étais pas assez préoccupé pour ne pas la suivre. J’ai déjà une autre lettre presque achevée et qui partira probablement demain. C’est le commencement d’une apologie des Patriarches, que je te traduis de saint Augustin. Comme ce sera long, j’économise le temps en envoyant la traduction comme elle veut venir, peut-être un peu obscure parfois, faite en français quelconque ; il y viendra bien aussi quelques contresens. Enfin, je fais comme je peux. Il serait mieux que j’eusse tout traduit, puis revu, puis que je l’eusse envoyé tout d’une fois. Mais c’eût été interminable et je ne sais si j’eusse eu le courage de persévérer. Par des envois immédiats et nombreux, je partage ma besogne en petites portions qui ont l’avantage d’abréger ma tâche. Je prends tout cela dans l’ouvrage contre Fauste le manichéen. Tu sais que cette hérésie est la plus criminelle peut-être de toutes, et rien n’est plus légitime que la sévérité avec laquelle saint Augustin flétrit ses sophismes.

« Comme tu es parfaitement loin des erreurs de ces malheureux, bien qu’ils aient fait les mêmes objections à peu près au sujet des Patriarches, il va sans dire que tu laisseras à leur adresse ce que je n’aurais pas le soin de laisser de côté.

« J’ai également commencé une réponse à Jules, dont une longue lettre m’a attesté d’une façon solide l’amélioration sanitaire. »

La traduction de saint Augustin est accompagnée de cette courte préface :

« Quoique au premier abord, mon cher père, le jugement que tu portes sur les Patriarches soit fort naturel, — et j’avoue franchement que je l’ai porté tel aussi pendant longtemps, — je ne crains pas que tu le conserves devant le plaidoyer que je vais te faire, et si je suis si confiant, c’est que je prendrai ce plaidoyer tout fait dans saint Augustin, et que je te donnerai le commentaire et le développement de ce passage des Confessions qui t’a paru obscur. » (L. III, c. vii.)

La discussion est donc engagée à fond : M. Clerc lit les Confessions de saint Augustin ; il lit aussi la Bible ; il a lu, la plume à la main, les Études philosophiques d’Auguste Nicolas ; mais ces lectures, auxquelles il se prête avec une certaine bonne volonté, il les fait néanmoins avec les préjugés invétérés d’un trop fidèle disciple de Voltaire et les objections naissent en foule dans son esprit, ce qui renouvelle à chaque instant la tâche de son fils, qui continue à s’en acquitter du meilleur cœur et de la meilleure grâce du monde. Alexis n’avait pas mal choisi en prenant la réponse dans le grand traité de saint Augustin contre Fauste ; il prouvait ainsi à son père que ce grand docteur était bien capable de se défendre lui-même et que sa pensée, quelquefois obscure par excès de concision, était toujours juste et solide, comme on pouvait le constater en recourant aux écrits où il avait eu le loisir de la développer.

Il va sans dire que nous ne reproduirons pas ici cette traduction, qui remplit plus de trente-deux pages d’une fine écriture et embrasse près de quarante chapitres de l’ouvrage de saint Augustin. M. Clerc est stupéfait d’une telle ardeur de zèle ; il croit qu’on veut lui faire violence et emporter la place d’assaut. Alexis a quelque peine à le rassurer.

« Ce que je désire le plus au monde, lui écrit-il, est certainement de te voir partager notre foi religieuse, et tu connais assez la religion catholique pour savoir que pour qu’il en fût autrement il faudrait que j’eusse perdu cette foi.

« Tu dois trouver alors que je prends un chemin qui ne paraît pas le plus court pour t’y conduire. Je te répète d’abord que je n’ai pas cette prétention. Provoquer de ta part de consciencieuses méditations, voilà ce que je me propose principalement ; et puis, par ci par là, quelques succès sur quelques sujets isolés, c’est à peu près toute mon ambition. Je sais par expérience comment le chemin que tu as à faire se parcourt ; rien n’est plus loin de moi que de vouloir emporter de vive force ta volonté. Si déjà tu la sentais inclinée à croire, alors je tenterais par tous mes efforts de décider ton mouvement ; mais je me réserve pour ce moment, et veux rester, quoique ce soit plus ennuyeux, dans la controverse. Aussi, nous qui avons pendant un temps plus ou moins long rejeté toute foi, nous ne saurions revenir à une foi simple, naïve, qui en quelque sorte s’ignore elle-même et ne connaît pas les difficultés de ce qui lui est proposé à croire ; notre foi doit avoir conscience d’elle-même et ne doit pas craindre d’envisager les plus grandes difficultés. Son mérite doit être d’apprécier ces difficultés et de les surmonter par le ressort de la volonté. Toutes tes objections sont et seront donc bien reçues ; je t’en suggérerais au besoin, afin que ta décision, qui, j’espère bien, arrivera un jour, soit éclairée, ferme, inébranlable. Voir bien clair dans nos mystères, c’est impossible. Que tu n’aies plus d’objections à faire, cela n’arrivera que quand tu auras une foi vive. Mais que, malgré l’obscurité des mystères, malgré les difficultés d’objections non résolues, tu aies un jour dans ton âme assez de lumière pour croire, voilà ce qui arrivera probablement. »

Voici une lettre où il parle un peu de tout : de mariage d’abord ; c’est son moindre souci, et l’on pressent quelle sera la résolution dernière.

« Je n’ai, quant à présent, aucun désir de mariage, et je n’ai fait ici que me prêter à ce qu’une active amitié exigeait de moi. Je n’ai pu aller à Nantes depuis que je t’ai écrit, et je serais fort étonné que ce projet eût une suite, entre autres raisons parce que probablement notre séjour dans la Loire ne se prolongera pas beaucoup. Au sujet de N., il n’y arien à dire, puisque je ne veux pas maintenant contracter des liens indissolubles ; sans que j’en développe les raisons, tu les devines, je crois. Mais si je devais me marier, je crois qu’elle serait un bon choix. »

La grande affaire maintenant, ce sont les livres où il peut étudier la religion :

« Par ma lettre de samedi, tu as vu que pour les livres tu avais pris le bon parti, et bien qu’à mon habitude j’aie agi pour tout embrouiller, puisque je m’étais engagé sans avoir ta réponse, tout se trouve parfaitement arrangé. J’avais remis d’acheter Godescard à une autre fois, mais je suis très-content que tu l’aies acheté. Le prix qu’on m’en demandait ici était de 23 fr. 25 c. ; c’est donc le seul qui fût meilleur marché à Paris ; ainsi tout est bien. Aie la bonté de lui faire donner la demi-reliure qui sera la plus solide. »

Le Godescard, relié ou non, est donc entre les mains de M. Clerc et n’attend qu’une occasion pour faire le voyage d’Indret. Voici justement le commandant Bourgois qui vient faire un tour à Paris et qui offre ses services. « Mais c’est assez lourd, observe Alexis, il serait peut-être mieux de ne pas l’en charger. »

« Du reste, poursuit-il, si tu avais envie de lire ces merveilleuses histoires des Saints, je te prierais de les garder ; je n’en ai aucun besoin pressant. Je serais enchanté aussi de voir le jugement que tu porteras sur des hommes aussi extraordinaires et qui sont bien plus au-dessus des plus grands héros que ceux-ci du reste des hommes. Quelques-uns en particulier ont été l’organe sensible de la Providence dans le siècle où ils ont vécu, et leur vie appartient à l’histoire proprement dite. Ainsi M. Augustin Thierry a fait des livres d’histoire très-recherchés en se bornant à choisir dans saint Grégoire de Tours. La vie de saint Grégoire de Tours, de saint Germain de Paris, de saint Prétextat de Rouen, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Martin de Tours, et des autres évêques, saint Félix, saint Clair, saint Pasquier [4], de Nantes, saint Césaire d’Arles, et de tous les autres dont je ne sais pas les noms, est la substance de l’histoire de France dans ces temps de l’invasion et de la domination mérovingienne ; c’est là où l’on doit mieux étudier l’esprit de cette monarchie faite par les évêques comme les ruches sont faites par les abeilles, suivant l’expression de Gibbon.

« Qui connaît saint Thomas et saint Anselme, etc., connaît toute la science du moyen âge. Saint Louis, saint Bernard, saint Dominique, saint Grégoire VII, résument leurs époques. Enfin si tu en as envie à un titre quelconque, je te prie de les conserver (les Vies des Saints de Godescard) jusqu’à ce que je parte pour un long voyage. »

Les noms étaient cités un peu pêle-mêle, et cités de mémoire, ce qui ne comportait pas une grande exactitude historique. M. Clerc, qui s’en aperçoit, est charmé de prendre son fils en défaut, et l’on devine quel est le sens de sa critique par la réponse suivante d’Alexis :

« Mon cher père, je dois convenir avec toi d’avoir écrit avec légèreté les noms de quelques-uns des Saints dont je t’ai fait mention. J’ignore en effet si l’ouvrage de Godescard leur donne le relief que je leur attribue ; de plus, je ne sais pas toute la vie de chacun, et j’avais principalement en vue cette fécondité de la foi qui a couvert notre chère patrie de Saints à l’époque où son caractère, sa nationalité prenait naissance. Ces grandes figures se présentent peut-être hors de leur point de vue dans un ouvrage qui les offre toutes et qui peut-être n’est point conçu comme il aurait fallu pour te convenir le mieux. J’en connais quelques-uns par leur monographie ; on apprécie mieux ainsi peut-être leur grandeur. Cependant je crois, d’après ce que tu m’en dis, que la principale raison de ton jugement vient de la défiance que t’inspire toujours un fait miraculeux, de sorte que, par contre-coup, tu n’acceptes peut-être pas comme pleinement assuré même ce qui n’est pas miraculeux. Il est de fait que le naturel et le surnaturel se trouvent dans ces histoires rapprochés, mêlés, confondus, de sorte qu’il n’y a plus à les discerner. A cet égard, mon cher père, je m’en réfère à ce que je t’ai déjà dit sur les miracles. J’ai mis, dans le temps, à ces pages toute la consciencieuse étude dont je suis capable ; j’en juge aujourd’hui par un souvenir déjà presque vieux et peut-être me trompé-je en croyant qu’elles répondent à tes doutes actuels. J’ajoute, — ce qui probablement se trouve dans quelque préface ou note de Godescard, — que tous les miracles des Saints ne sont pas articles de foi, mais ceux-là seuls sur lesquels le procès en cour de Rome a prononcé pour la canonisation du Saint [5]. Du reste, les règles de critique peuvent ici s’appliquer en toute rigueur.

« Ton parallèle entre l’abbé Suger et saint Bernard peut être tout à l’avantage du premier, que cependant je ne blâmerais du tout ton jugement ; Suger étant certainement très-éclairé, très-sage, très-prudent, très-pieux et méritant très-fort de très-grands éloges. Mais ce grand homme faisait, je ne dirai pas le plus grand cas de saint Bernard : il le regardait comme un très-grand saint, comme un conseil que Dieu inspirait. Je me rappelle une lettre de Suger à saint Bernard, qui respire ces sentiments. Il accueillit aussi avec humilité et soumission les remontrances de l’abbé de Clairvaux sur son luxe et réforma sa propre maison et son abbaye sur son avis. Si Suger lui-même n’est pas un Saint, je crois qu’il est ce qu’on peut appeler en odeur de sainteté. Il ne voulait pas les croisades. C’est assez naturel de la part d’un ministre qui croit bien faire en exagérant la prudence. Saint Bernard les a prêchées. C’est encore mieux fait de mépriser toute prudence humaine et de ne se confier qu’à Dieu, et c’est un devoir d’agir ainsi quand on est assuré qu’il commande. Mais ce fait immense des croisades est un trop fécond sujet de dissertation et assurément je n’ajouterai pas d’aperçus nouveaux à ceux que tu as. Saint Bernard, Pierre l’Ermite et les Papes ne subirent pas l’influence de l’esprit de leurs contemporains : ils le dirigèrent ; plus encore, ils le suscitèrent, et c’est amoindrir leur rôle que de ne pas les regarder comme les promoteurs de ces héroïques entreprises. Un ministre de paix peut, cependant, exercer de terribles justices. Qui a dit à saint Pierre qu’il était le ministre de la vengeance et non de la paix parce qu’il a frappé de mort Ananie et Saphire ? »

A mesure qu’il avance, les idées viennent à la suite, et presque sans s’en apercevoir, Alexis remplit de sa plus fine écriture encore une douzaine de pages, où, après avoir dit son mot sur les croisades, il fait l’apologie des macérations des Saints ; et il résume toute sa pensée dans cette conclusion finale :« Ce que je veux te dire encore cette fois, c’est que la charité admirable des Vincent de Paul ne constitue pas une autre sainteté que les austérités des Siméon Stylite, que les prédications des Bernard, que les missions des François Xavier : tous ces différents mérites sont les fruits de la même grâce, qui en est la commune sève, et leurs racines sont dans la même terre de bénédiction, qui est l’amour de Dieu. »

Pour un officier de marine, qui a tant d’autres affaires sur les bras, ces essais de controverse ont bien leur prix. On sent une âme nourrie de la moelle du christianisme et qui médite chaque jour sur les vérités éternelles. En outre, bien qu’il ne fasse jamais parade de science, encore moins d’érudition, il laisse deviner dans l’occasion des connaissances aussi variées qu’étendues, puisées avec discernement aux meilleures sources. Avec quelle compétence il parle de saint Bernard ! On en sera moins surpris, en apprenant qu’il avait lu non-seulement la Vie du grand abbé de Clairvaux, mais encore ses œuvres (en partie du moins) dans l’original et nous aurions pu citer telle de ses lettres où, chargeant son père de lui en procurer un exemplaire, il s’explique sur le mérite respectif des différentes éditions, en bibliophile qui sait son métier.

Peut-être ne l’aura-t-on pas oublié, il admirait beaucoup dans La Bruyère ce chapitre des Esprits forts, où le grand penseur du xviie siècle rend un si bel hommage aux lumières et au génie des Léon, des Basile, des Jérôme et des Augustin, et où tout à coup il s’écrie :« Un Père de l’Église, un docteur de l’Église, quels noms !quelle tristesse dans leurs écrits !quelle sécheresse !quelle froide dévotion !et peut-être quelle scolastique ! disent ceux qui ne les ont jamais lus. Mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s’ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse, plus de richesse d’expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l’on n’en remarque dans la plupart des livres de ce temps, qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs !

Quel plaisir d’aimer la religion et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies et par de si solides esprits, surtout lorsque l’on vient à connaître que, pour l’étendue de connaissance, pour la profondeur et la pénétration, pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement, pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la beauté de la morale et des sentiments, il n’y a rien, par exemple, que l’on puisse comparer à saint Augustin, que Platon et Cicéron ! »

Connaître la religion, l’aimer, la faire aimer, et pour la connaître et l’aimer toujours davantage, se complaire à la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies, c’était la passion qui guidait Clerc dans le choix de ses lectures, et voilà pourquoi il ne redouta pas cette austérité, cette sécheresse scolastique dont sont empreints certains écrits des saints Pères et qui en éloignera toujours les esprits frivoles. Il en fut largement récompensé ; non pas qu’il ait pu ainsi acquérir par lui-même des connaissances théologiques exactes et complètes sur tous les points ; il ne caressait pas cette illusion, et lorsqu’il dissertait sur les choses de la foi, il avait grand soin de faire ses réserves sur la valeur de ses idées et d’invoquer en dernier ressort l’intervention d’un juge plus compétent. Quand il croyait la chose possible, il renvoyait aux saints Pères eux-mêmes ; c’est ainsi qu’il avait fait lire à son père les Confessions de saint Augustin, et il écrivait à son frère Jules :« La lecture attentive des Confessions de saint Augustin sera, pour un esprit droit et fort, une sorte de mise en scène des luttes, des progrès et de la victoire, dans un grand cœur et un grand esprit, de la vérité éternelle sur les illusions de la fausse sagesse. » Il en parle d’expérience, la vérité éternelle ayant aussi triomphé chez lui pour toujours. Au fait, après avoir lu avec soin toutes ses lettres et ses notes les plus intimes, celles qu’il n’avait écrites que pour lui-même, je n’ai pu trouver, à dater de sa conversion, aucun indice d’une foi ébranlée, chancelante ou seulement inquiétée par des retours de doute ou des assauts involontaires d’incrédulité. Bien loin de là, il va, suivant le langage du Psalmiste, de clarté en clarté ; le surnaturel et l’invisible, dont il possède par la foi le sentiment intime, sont devenus la lumière et l’aliment de son âme. C’est là, bien certainement, une grande grâce ; c’est le prix des efforts qu’il a faits pour connaître la vérité autant qu’il appartenait à un esprit aussi richement pourvu des plus heureux dons.

A Dieu ne plaise que nous proposions à ses pareils de se livrer, comme lui, à l’étude de la théologie et à la lecture des Pères de l’Église. On n’en ferait rien d’abord, et de ceux qui le tenteraient, la plupart n’auraient ni la constance, ni surtout le loisir nécessaire pour persévérer dans cette voie. Mais nul ne saurait s’exempter d’avoir souci des grandes questions d’avenir, c’est-à-dire d’éternité. Songez donc : nous sommes embarqués sur cet océan du temps, et le navire vogue, vogue toujours, sans qu’il vous soit possible de suspendre ou de retarder un instant sa marche. Où nous mène-t-il au bout du compte, et à quel rivage aborderons-nous ? Devant nous, là où nous allons fatalement, n’y a-t-il vraiment que l’inconnu ? Oui, dit l’incrédule, et il s’endort sur cette réponse si peu rassurante. Mais le croyant dit que ce rivage d’au-delà, invisible à nos regards, nous est connu par la foi, et il affirme que Dieu a envoyé sur la terre son propre Fils pour nous révéler les mystères de la vie future et nous guider sûrement vers le port de salut. Cela vaut bien la peine d’y réfléchir et d’examiner si ceux qui ont cette foi et cette espérance ne seraient pas dans le vrai. Certes, il y à péril à se tromper ; à un moment donné, l’erreur, qui est de conséquence, serait à tout jamais irréparable.

Clerc avait pris le bon parti et ne s’en est jamais repenti. Avis à ceux qui n’ont pas encore le bonheur de croire et auxquels les moyens de s’éclairer ne manqueront pas plus qu’à lui, s’ils veulent se mettre en sûreté contre l’éventualité redoutable d’un naufrage éternel.

 

 



[1] Le père Ventura, le père Lacordaire, etc.

[2] Il y a dans cet énoncé des inexactitudes qu’Alexis corrigera dans la suite. De ce que l’autel peut subsister tout seul par la vertu d’en haut, il ne s’ensuit pas que le gouvernement ne lui doive aucun appui, aucune protection, et que l’accord des deux pouvoirs ne soit pas très-souhaitable. Au reste, il faut bien avouer que, sous la Restauration, l’Église avait des amis maladroits dont les fautes étaient habilement exploitées par le machiavélisme révolutionnaire.

[3]Indret, par M. Babron, inspecteur des services administratifs de la marine. (Les établissements impériaux de la Marine française).

[4]Il n’avait garde d’oublier cet évêque, qui, d’après l’auteur de la vie de saint Hermeland, était le fondateur du monastère d’Aindre et avait placé à sa tête le saint abbé dont on montrait l’ermitage dans l’ile d’Indret.

[5]Erreur : ceux-là même ne sont pas de foi, et, en général aucun miracle rapporté par les historiens n’est de foi ; mais il y aurait grande et coupable témérité à nier ceux qui sont reconnus tels par l’autorité de Saint-Siège.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 4)

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CHAPITRE IV.

 

alexis clerc pendant les événements de 1848.

 

 

alexis a son frère jules.

 

Ier Mars 1848.

 

« Que te dirai-je, mon cher Jules ? Sais-je bien ce que je pense ? Que reste-t-il encore debout après cette tempête qui emporte d’un coup et les hommes et les institutions ? Où en êtes-vous, où vous arrêterez-vous ? Vous voulez renverser un ministre, et vous renversez la monarchie ! Pensez-vous à cette masse incalculable à qui vous imprimez un élan ? Où trouver la force qui la réduira au repos ? Faudra-t-il encore d’aussi cruelles oscillations que celles que nous avons vues, pour qu’elle y revienne spontanément ? Il faut cinq heures pour anéantir un si laborieux ouvrage ! Où trouverons-nous maintenant la confiance dans la chose établie ? C’est la dixième révolution depuis 89. C’est cinq ans de durée moyenne. Que d’argent !que de sang ! Et pourquoi ? Pleurons sur un pays où dix gouvernements successifs n’ont pas su, même au dernier moment, faire la concession qui leur eût sauvé la vie. Pleurons sur un pays qui ne peut conquérir pacifiquement ses droits.

« Je ne regrette ni Guizot, ni Louis-Philippe, je suis effrayé de leur chute ; mais je suis bien plus effrayé de l’avenir prochain, peut-être déjà du passé pour vous.

« Ce n’est pas une révolution politique que vous avez faite, c’est une révolution sociale. Vous direz, vous dites peut-être :l’ex-bourgeoisie, comme on a dit les ex-nobles.

« Voilà le peuple, l’ouvrier, le prolétaire sur le pavois. Ces flots d’envahisseurs montent-ils au pouvoir, ou font-ils descendre le pouvoir jusqu’à leur niveau ? Oui, certes, si la noblesse était injuste et tyrannique envers les autres classes, la bourgeoisie l’était envers les prolétaires ; mais ceux-ci seront-ils plus justes ? L’injustice est-elle dans ce que cent en souffrent ou cent mille ? L’injustice de la bourgeoisie était de l’égoïsme et de l’indifférence ; l’autre sera-t-elle de la haine et de la cruauté ? La bourgeoisie était peu morale et peu éclairée, mais nos nouveaux maîtres, qui les mettra soudain au niveau même des bourgeois ?

« Votre gouvernement provisoire qui s’est improvisé lui-même, qui prétend à ne plus faire comme en 1830, à consulter réellement l’opinion de la France, proclame la république ! Notre vote n’est déjà plus qu’une sanction. Ne nous trompons pas et ne nous laissons pas tromper par des mots : il n’y a pas de révolution sans qu’à la suite il n’y ait escamotage du pouvoir. Mon opinion — et je crois avoir de bonnes données — est que la France n’est pas républicaine. Cependant la république sera acceptée, je n’en doute pas. Y a-t-il, oui ou non, escamotage ? Les faits accomplis, comme disait Guizot. Voilà donc la France gouvernée par Paris ! C’est provisoire, plaise à Dieu ; il faut encore accepter ce fait accompli. Mais il en est un autre qu’il ne faut pas accepter, contre lequel il nous faudra combattre jusqu’à la mort s’il veut s’accomplir ou s’accomplit ; c’est le gouvernement de Paris par la commune, par les clubs, par l’armée révolutionnaire.

« Vous avez déjà la commune, l’armée révolutionnaire de vos vingt-cinq légions mobiles ; prenez garde aux clubs. Le droit de réunion, qui est juste, nécessaire, et dont la contestation a tout amené, le droit de réunion peut facilement se transformer en celui d’association, de club ; il n’y a qu’un pas : est-il possible qu’on ne le fasse pas ?

« Je consens à la république ; mais, jusqu’à notre mort, empêchons des gouvernements sans autorité d’environner d’abord et de tyranniser ensuite le gouvernement national. »

Voilà ce qu’Alexis écrivait à son frère Jules au lendemain de cette révolution du 24 février qui avait renversé en quelques heures l’établissement de juillet et remis à la décision si hasardeuse du suffrage universel les destinées de la France. Avouons que le jeune officier de marine, qui appréhendait tout en ce moment, était plus sage et plus clairvoyant que beaucoup d’autres. Parce que le peuple, étonné d’une si facile victoire, se montrait bon prince ; parce qu’il n’abattait pas les croix et ne saccageait pas les églises, comme en 1830, on croyait tout sauvé et on se livrait à une aveugle confiance qui devait recevoir bien prochainement de cruels démentis. C’est avec raison que ce gouvernement provisoire, où Lamartine siégeait à côté de Ledru-Rollin, en compagnie de Louis Blanc, de Flocon, d’Albert, ouvrier mécanicien, etc., ne disait rien de bon à notre Alexis ; car il était trop visible, à qui envisageait les choses de sang-froid, que ces concessions faites aux passions révolutionnaires étaient plus propres à les exalter qu’à les apaiser. Mais on regrettait si peu le pouvoir déchu qu’on était disposé à absoudre l’émeute pourvu qu’elle fût modérée. Il y eut tel moment où le citoyen Caussidière lui-même, de conspirateur qu’il était la veille devenu préfet de police, calma les inquiétudes des honnêtes gens, qui ne l’auraient certes pas choisi pour un pareil rôle, en leur promettant, dans son style pittoresque, de faire de l’ordre avec du désordre. Le moindre indice de respect pour la propriété et pour la religion dans les masses populaires était accueilli avec enthousiasme comme un gage de sécurité ; et ceux qui les ont entendues n’ont pas oublié ces paroles du P. Lacordaire, faisant allusion à un des épisodes de l’émeute triomphante et tombées de la chaire de Notre-Dame le dimanche 27 février :« Vous démontrer Dieu !mais vous auriez le droit de m’appeler parricide et sacrilège ! Si j’osais entreprendre de vous démontrer Dieu !mais les portes de cette cathédrale s’ouvriraient d’elles-mêmes et vous montreraient ce peuple, superbe en sa colère, portant Dieu jusqu’à son autel au milieu du respect des adorateurs. »

L’auditoire éclata en applaudissements.

Sur quoi, le Journal des Débats, tirant la moralité du fait, ajoutait ce commentaire :« C’est bien ; que l’Église prenne sa place, comme nous tous. Qu’elle se montre, le peuple la reconnaîtra. Qu’elle n’ait pas peur de la révolution, afin que la révolution n’ait pas peur d’elle. Dieu a livré le monde à la discussion, tradidit mundum disputationi. Que l’Église use de ses armes, la parole et la charité, l’enseignement et l’action. Qu’elle s’aide, Dieu l’aidera. »

Ce n’était pas un petit mérite, à cette heure-là, de ne partager aucune des illusions courantes ; je ne dis pas seulement celles du Journal des Débats, un peu trop compromis avec la révolution, mais celles des plus sages et des meilleurs, abusés, il faut le dire, par l’excès de leur bonne foi et par leur inclination à juger des autres par eux-mêmes.

Ce mérite fut celui de notre jeune marin. On l’a vu, du premier coup et avant des expériences tristement instructives, il dénonce l’escamotage des révolutions qui demandent au suffrage universel une tardive et illusoire sanction en faveur du fait accompli ; bien plus, dans les clubs de 1848, qui font en général plus de bruit que de mal, il démêle déjà les germes confus de la fatale commune dont il sera lui-même la victime en 1871.

Qui de nous, atteignant l’âge d’homme, ne se trouve pas à son tour face à face avec une révolution triomphante ? 1815, 1830, 1848, 1852, 1871. Les dates sont si rapprochées que nul n’y échappe. Or, c’est l’épreuve, trop souvent l’écueil de la solidité de notre jugement, de notre caractère. Peu s’en tirent sans avarie, et c’est un grand honneur de n’y avoir pas failli. Il est bon dans tous les cas, une fois le danger passé et le calme rétabli, de se livrer à un sévère examen de conscience sur la manière dont on a gouverné sa barque pendant la tempête. En offrant à mes lecteurs un terme de comparaison, dont les lettres d’Alexis à sa famille feront tous les frais, je leur ménage une facilité de plus pour se bien connaître et se juger sans faiblesse.

Vivant en province et contemplant la lutte à distance, Clerc avait, sur ses correspondants parisiens, cet avantage qu’il échappait au vertige dont il est si difficile de se défendre lorsqu’on est condamné à payer de sa personne et à respirer jour et nuit l’atmosphère enflammée des révolutions. Mais ses fortes études religieuses, les idées saines qu’il puisait dans sa Somme de saint Thomas, lui étaient aussi un grand préservatif, et, aidé de ce seul secours, nous le verrons franchir victorieusement des écueils dont ne se défièrent pas assez d’illustres et ardents catholiques.

Un mois, deux mois s’écoulent ; on sait maintenant ce qu’on peut attendre du gouvernement provisoire, des hommes de l’Hôtel-de-Ville et du Luxembourg. Le crédit public a baissé, les ateliers nationaux ont tué le travail, l’agitation va toujours croissant et s’étend de Paris aux départements. Mais l’heure des élections approche, et la France va user du suffrage universel pour se donner une assemblée constituante. Cela tombe bien !on est en pleine semaine sainte et les urnes électorales s’ouvriront le jour de Pâques. Alexis s’aperçoit que son frère a la fièvre de la politique et que son suffrage s’égarera peut-être sur la tête de Ledru-Rollin ou de Lamennais, si ce n’est même de Pierre Leroux ou de Victor Considérant. C’est le cas, ou jamais, d’une bonne correction fraternelle. Voici ce qu’il lui écrit :

« Je suis très-réellement affligé de l’état où tu te mets, et je te conjure de penser à ce que je vais te dire et d’y penser sérieusement.

« Tu as le plus entier dévouement à la chose publique, et je t’en honore. Mais pourquoi ton dévouement est-il si tracassé, inquiet, sollicitudineux, affairé ? Tu te perds dans tes tracas, tes démarches, tes discours. Sois plus calme. Crois-tu que s’il fallait tant de peine à chacun pour être républicain, la république serait possible ? Ou veux-tu d’une république qui accapare tellement les citoyens qu’il faille des esclaves pour pourvoir à la vie matérielle comme dans les républiques de l’antiquité ? Comment !ton agitation, tes mouvements inquiets, empressés, vont jusqu’à te donner la fièvre, et tu ne vois pas que ce système est faux et mauvais ! Ce n’est pas ainsi que tu dois agir. Je te supplie d’avoir égard à mon conseil. Reste huit jours sans aller au club, et n’y va ensuite que de loin en loin. Ne livre pas ta vie à un tourbillon qui l’absorbe et qui est incapable de rien produire de bon. Sais-tu ou ne sais-tu pas où est la vérité ? N’est-elle pas dans la religion ? Ne crois-tu pas à la vertu et aux lumières de quelques prêtres ? Va leur demander tes candidats ; ceux-là connaissent les hommes et te les enseigneront ; tu ne pourras pas les connaître par tes clubs. Je ne veux pas entrer dans les développements, mais je veux te dire que c’est ce que j’aurais fait.

« Ne va plus au club. Remets ton esprit. Songe que nous sommes dans la semaine sainte. Va-t’en tout simplement demander les candidats du comité Montalembert ou à M. de la Bouillerie ou à un homme pieux qui ait ta confiance, et repose-toi en paix, mais surtout ne fais à aucun prix de pacte avec le mal. Je te prie qu’il n’y ait pas un nom sur ta liste que ta conscience réprouve. N’essaie pas à te tromper là-dessus par des combinaisons avantageuses. Le mal est mal absolument, et songe au rôle que jouera l’Assemblée. »

Hélas !voulant faire ce qu’il recommande si instamment à son frère, il est bien empêché lui-même pour trouver, et en si grand nombre, des noms que ne réprouve pas sa conscience. Qu’il nous suffise de dire que sa liste portait, à côté des noms du P. Lacordaire et de l’abbé Deguerry, le curé de la Madeleine, les noms de Michelet et de Béranger.

Après l’avoir mise tout entière sous les yeux de son frère, Alexis ajoute :« Je ne te la recommande pas. Cependant je crois qu’elle ne renferme rien contre la conscience. Je me reproche de ne faire que le croire et de ne pas en être sûr. »

Scrupule parfaitement justifié. Quoi !ce censeur si sévère des votes de son frère, et qui lui reprocherait Ledru-Rollin et Lamennais, votera pour Béranger et pour Michelet ! Béranger, le chantre de Lisette et du Dieu des bonnes gens ! Michelet, le calomniateur du clergé, qui avait assez récemment épanché son fiel et sa bile dans un ignoble pamphlet :Le Prêtre, la Femme et la Famille ! Voilà pourtant à quels compromis on était amené par cet absurde système de vote, que nous avons de nouveau pratiqué depuis le 4 septembre et qui trouvera toujours de chauds partisans parmi les exploiteurs du suffrage universel. Et l’on appelle cela interroger la nation !

Quel trouble dans les idées à cette date de 1848, et quelle étrange confusion des mots et des choses !

Voici un ancien adepte de Saint-Simon et de Fourier, aujourd’hui bon catholique, et qui recommande sa candidature, à ce double titre de ce qu’il était naguère et de ce qu’il est devenu depuis, aux socialistes aussi bien qu’aux catholiques. « Le retour au christianisme, dit-il, ne m’a jamais fait éprouver le besoin de condamner les premiers entraînements de ma pensée. Sans doute, j’ai répudié des théories saint-simoniennes et fouriéristes tout ce qu’elles avaient d’incompatible avec la vérité chrétienne ; mais :enfin je leur dois d’avoir reconnu depuis longtemps la nécessité et aussi la possibilité de réaliser cette même vérité dans toutes les relations sociales. » Il ajoute :« Le principe de la république annule les seuls obstacles qui pouvaient s’opposer à cette réalisation. Je suis donc républicain à un double titre, comme chrétien et comme socialiste. »

Et cette candidature, d’ailleurs pleine d’honnêteté et de bonne foi, était chaudement patronnée par les comités catholiques.

Relégué dans sa province et privé des lumières qu’il aurait voulu recevoir sur les candidatures parisiennes, Clerc croyait faire encore pour le mieux en hasardant certains noms qui ne lui étaient nullement sympathiques. Mais si l’électeur catholique, nommant Michelet et Béranger, était en règle avec sa conscience, que penser du système qui lui extorquait de pareils votes ? Si Alexis était à cent lieues des idées socialistes, son frère ne les repoussait pas aussi résolument et il était de ceux qui essayaient de les concilier, dans une certaine mesure, avec le dogme catholique. Abonné de l’Ère nouvelle, il ne désapprouvait pas le P. Lacordaire allant s’asseoir à l’Assemblée nationale, non loin de Barbès et de Ledru-Rollin. Alexis faisait tout le possible pour le désabuser. Dans le courant du mois de juin, il se mit à écrire une longue lettre, d’un caractère dogmatique, à Mme de S***, dont il n’était pas seul à reconnaître la supériorité d’esprit, lettre évidemment destinée à son frère beaucoup plus qu’à cette dame, dont les sentiments connus lui promettaient un auxiliaire pour la cause qu’il cherchait à faire triompher. Mais pendant qu’il écrit, les événements se précipitent et de terribles explosions de la fureur populaire, rallumée par les sociétés secrètes, jettent la consternation et l’épouvante dans la France entière. Sous le coup des émotions navrantes qui se renouvellent d’heure en heure, Alexis termine par ces mots qui peignent au vif la situation :

« Je vous ai écrit ces froides pages pendant que Paris était à feu et à sang et que les dépêches télégraphiques nous tenaient suspendus dans une fébrile anxiété. Vous vous étonnerez que je les aie poursuivies, mais c’est que cette horrible guerre ne tranche pas la question, et elle surgira tôt ou tard. Je crois aujourd’hui n’avoir aucun malheur à déplorer parmi ceux qui me sont chers. Nous avons assez de pleurer sur la patrie et de prier pour elle. Puisse un aussi terrible châtiment ne pas expier seulement nos crimes, et plaise à Dieu d’accepter d’aussi héroïques dévouements comme prix de tant d’indifférence et d’égoïsme. Ouvrons les yeux et jugeons des arbres des doctrines nouvelles par les fruits qu’ils portent. J’ai enfin l’espoir que le malheur, qui sanctifie l’homme, améliorera la nation. Oh !si Dieu le voulait ainsi, nous serions alors véritablement sauvés. »

Espoir encore prématuré !

« Que mon sang soit le dernier versé ! » avait dit en expirant l’archevêque martyr, frappé devant la barricade du faubourg Saint-Antoine au moment où il portait aux insurgés des paroles de paix. Le général Négrier venait de tomber à la même place, et le général de Bréa avait été lâchement assassiné à la barrière de Fontainebleau, tous les deux après avoir fait cesser le feu de leurs troupes et en essayant de parlementer. Cinq autres généraux et deux représentants trouvèrent la mort dans cette horrible lutte, une des plus acharnées qui aient ensanglanté les rues de Paris. Les alarmes de Clerc pour les siens ne se calmèrent que lorsque son père, dont il redoutait l’exaltation patriotique, lui eut donné signe de vie.

« Mon cher père, écrit-il le ier  juillet, je te remercie vivement de ta lettre du 27 juin, que j’attendais avec une grande impatience. Je savais par les journaux que le faubourg du Temple avait tenu jusqu’au troisième jour, et je prévoyais bien que le voisinage des ponts, la rareté des voies du canal au boulevard donneraient une importance stratégique au quartier que tu habites. Mme Mallet mère avait reçu le 28 une lettre de Mme Pagès dont j’avais auguré que tu étais sain et sauf ; néanmoins j’avais besoin de nouvelles directes et je te remercie de n’avoir pas tardé à m’en donner.

« Je remercie, ne t’en déplaise, les insurgés, la mobile et la garde nationale de t’avoir tour à tour gardé prisonnier chez toi. Je ne peux guère te dire qu’il n’est pas raisonnable d’aller flâner au milieu d’une guerre civile. Il est impossible d’être calme dans des circonstances si critiques, et sans cette force majeure tu serais allé t’exposer à un danger inutile. D’après ton itinéraire du premier jour, je conjecture que tu avais bien des chances de ne pas t’en tirer à si bon marché.

« J’apprendrai avec beaucoup d’intérêt tout ce que tu pourras te rappeler des paroles des insurgés ; quels étaient leurs moyens, leur but ; afin de savoir au juste l’effroyable ennemi qui a failli anéantir la patrie et qui a coûté si cher à détruire.

« Si tu voulais, mon cher père, permettre une réflexion sur ce grand malheur, je te renverrais à ma dernière lettre. L’État est une personne morale soumise à la loi de la souffrance comme un homme ; pour lui aussi il faut que la justice s’exerce. C’est la cause de ces catastrophes que l’histoire enregistre avec effroi ; il lui faut de ces expiations sanglantes qui rachètent tant de crimes impunis. Il lui faut enfin comprendre que la main qui le châtie cherche surtout à le corriger.

« Le châtiment est terrible. La France a versé le plus pur de son sang. J’espère que nous n’avons plus à expier. Fasse le Dieu juste et bon que nous changions nos voies et que nous marchions dans celles qu’il nous a tracées. Oh !alors la France est réellement sauvée. Sinon, — si nous continuons de vouloir établir les fondements de la société sur un égoïsme bien entendu ; si cet égoïsme, aussi éclairé qu’on le voudra, est le principe de la morale et du contrat social, — nous sommes perdus. Il ne s’agit plus de céder à l’État une partie de sa liberté en obéissant à la loi, une partie de son bien en payant l’impôt ; nous resterions dans nos anciens errements et nous aurions vu seulement la première scène de la destruction de notre pays.

« Non, il faut que la France, qui a toujours donné à l’univers l’exemple des grands et des généreux sentiments, — et c’est là plus que sa puissance, plus que son génie militaire ce qui nous la fait chérir ; il faut que, cessant de calquer la civilisation anglaise, qui ne va ni à ses mœurs, ni à son esprit, ni à son cœur, elle abjure l’égoïsme et que la fraternité qu’elle a gravée sur ses armes se grave profondément dans son cœur.

« Les déplorables philosophes du dernier siècle et de celui-ci sont parvenus, les premiers à dessécher nos cœurs, les autres à nous inspirer de la haine contre les prétendus heureux du monde, par leurs calomnies, et à nous faire croire que notre destinée et notre droit est un bonheur sans mélange sur la terre. Ces doctrines ne sont pas restées dans le domaine de l’idéologie, le feuilleton les a répandues partout, les Mystères de Paris, le Juif-errant et bien d’autres, qui ont fait moins de bruit, les ont popularisées ; et je ne doute pas que l’enquête que l’on va faire sur cette abominable insurrection ne prouve que ce n’est que la conséquence logique de ces principes. Ces romanciers, ces philosophes ne se battent pas ; ils détestent la guerre civile, on ne saurait les atteindre ; ils sont cependant les plus coupables, ils sont les vrais instigateurs de la guerre civile. Comprendront-ils ce qu’ils ont fait ? Je n’ose l’espérer de tous. La Réforme a donné le généreux exemple de déplorer les paroles haineuses qu’elle a publiées , et s’en trouve amèrement punie. »

Voilà certes des vues d’une élévation et d’une justesse peu communes, et plût à Dieu qu’elles eussent eu quelque influence sur les classes dirigeantes qui, plus éclairées, portent, devant Dieu et devant l’histoire, le poids d’une plus lourde responsabilité.

La lettre suivante touche à un sujet moins grave, mais elle est assez piquante et elle met d’ailleurs dans tout son jour la noble fierté que notre Alexis savait très-bien concilier avec l’humilité chrétienne. Pour qu’on la comprenne, il suffira de dire que, le Caffarelli étant décidément mis à la réforme et M. Mallet ayant reçu un autre commandement, on désirait vivement dans la famille qu’Alexis ne fût pas séparé d’un chef dont la bienveillance lui était acquise depuis longtemps. De là la démarche de M. Jules Clerc auprès de leur ami d’enfance M. Émile Marie, dont le père, devenu ministre de la justice, occupait l’hôtel de la place Vendôme. Entre nous, Alexis n’était pas fâché de gloser, à l’occasion, sur l’austérité républicaine de son frère Jules et de la trouver en défaut.

« Mon bon Jules,

« Je ne saurais te reprocher ce que tu as fait pour mon embarquement avec M. Mallet, Mme Pagès surtout t’en ayant donné le conseil ; mais je dois te dire que c’est avec un vif déplaisir que j’en ai reçu la nouvelle. Comment fais-tu pour moi ce que ta susceptibilité t’empêcherait de faire pour toi-même ?

De grâce, si j’ai le bonheur d’avoir quelques amis plus haut placés que moi, ne me les fais pas perdre. Je comprends cette espèce de mépris pour les hommes qui s’empare si souvent des gens puissants quand ils ont éprouvé qu’on se fait un marchepied de leurs sentiments les plus intimes. Ne vois-tu pas que la position d’Émile Marie, et notre amitié, sont deux choses d’un ordre complètement différent et qu’il est aussi absurde qu’injuste de prétexter de l’une pour user de l’autre. Tu ne te doutes probablement pas de la tourbe de solliciteurs qui accable ce pauvre garçon et tu lui retires ce pauvre petit moment de plaisir qu’il eût éprouvé, quand il aurait pensé à moi, en se disant que je n’avais pas été importun.

« Il a bien plus besoin d’une affection désintéressée que je n’ai besoin de tous les services qu’il peut me rendre par sa position. Et toi, mon bon Jules, dont la délicatesse de sentiments est si exquise, tu as fait cette démarche ! Ce qui me peine le plus, c’est que votre affection pour moi, à vous tous à Paris, s’aveugle volontairement ; car d’abord, vous ne feriez pas pour vous-mêmes ce que vous faites pour moi, et si vous ne vous mépreniez pas autant sur mes sentiments, vous ne le feriez pas pour moi. Tu as été rebuté par de Plas [1], j’en étais sûr et j’en suis enchanté ; Émile aurait dû en faire autant. Ne va pas croire que je ne fais pas cas de l’amitié et que je ne veuille jamais rien lui demander : il est trop doux pour moi de pouvoir être utile à ceux que j’aime ; mais je demanderai à mes amis des choses qui dépendent d’eux personnellement et non pas de leurs fonctions publiques. Le côté plaisant de la chose, c’est que tu fais un républicain de la veille de plus qui fait le métier de solliciteur, et que moi, qui suis le réactionnaire, je fais le puritain.

« J’avais prévenu de Plas des tours dont tu étais capable, mais j’avoue que je n’avais pas eu la subtilité de prévoir que tu dénicherais ce pauvre Émile pour des démarches si en dehors de son ressort.

« Enfin, il faut que je dise qu’à votre propre point de vue, vous avez fait une boulette. Vous croyez que M. Mallet, qui connaît tout Paris, qui connaît presque entièrement tout le ministère, a besoin de ce pauvre Émile pour faire tenir une lettre à son ami N***. En vérité, c’est un peu naïf pour des gens qui savent leur monde. Je ne veux pas dire que M. Mallet ne désire sincèrement mon embarquement avec lui, mais il ne se peut qu’il soit obligé à une pareille ficelle pour obtenir ce qui est dans son droit. De deux choses l’une : ou il ne le désire pas assez pour l’obtenir, et ça ne m’empêchera pas de lui savoir gré de l’avoir désiré au degré où il l’a fait ; ou il a employé un hors-d’œuvre pour donner satisfaction à votre impatience. Alors, mon pauvre Jules a fait briller en pure perte, auprès des huissiers de la place Vendôme, son incorruptibilité républicaine. C’était un si agréable passe-temps pour nous de nous indigner de la corruption et du népotisme de nos contemporains ! Va-t’en bien vite trouver Émile ; pénètre, malgré les huissiers que tu as déjà appris à mettre en défaut, et dis-lui de rester chez lui ; que je veux toujours qu’il fasse deux lieues pour venir me voir, mais que je ne veux pas qu’il fasse deux pas pour m’obtenir quoi que ce soit. »

La lettre se termine par cet avis qui s’adresse à la foi et à la piété de son frère :

« Toi, mon bon Jules, recueille-toi le plus que tu pourras ; je conviens que c’est très-difficile pour tout le monde et que tu as de plus que les autres les obstacles de ta vie si occupée à surmonter, mais fais ce que tu pourras ; dix minutes de prière valent mieux que toute la politique du monde, et, par-dessus le marché, c’est la seule vraie et bonne politique, car il y a une Providence qui nous gouverne. Grave bien dans ta tête cette belle parole, de Bossuet, je crois : l’homme s’agite et Dieu le mène [a]; tu en tireras bientôt un calme dont tu es privé depuis longtemps et un jugement plus sain sur beaucoup d’événements ; tu interviendras aussi plus à mon gré dans mes affaires, et enfin, j’espère, nous n’aurons plus de dissentiment sur aucun point, ainsi qu’il convient à des frères et à des chrétiens.

« A bientôt,

« A. CLERC.

« Va sans différer remercier Émile de sa bonne volonté et l’en dispenser. »

Cependant Alexis s’aperçoit que son frère Jules n’est pas assez en garde contre certaines idées courantes qui, sous les vagues formules où elles s’enveloppent, favorisent le socialisme, et qu’on a surpris sa bonne foi en affectant de respecter son orthodoxie catholique. Les explications données par son frère ne le satisfont qu’à moitié ; il les reprend une à une, il les discute, les approfondit et se met en devoir de prouver que, si on écarte tous les voiles, toutes les équivoques, ces deux contraires, — le socialisme et le Christianisme, — sont absolument et radicalement inconciliables.

Il y a tant de raison dans ces pages, tant de sérieux bon sens éclairé par la foi, que nous croyons faire chose agréable à nos lecteurs en les reproduisant ici en grande partie. Assurément les doctrines de Fourier et de Victor Considérant, telles qu’on les professait en 1848, n’ont plus guère d’adeptes en ce temps-ci, et elles peuvent passer pour surannées en présence de doctrines moins spéculatives qui ont depuis fait leurs preuves avec un certain éclat. Mais les principes d’erreurs, d’où procède le mal, sont les mêmes, et ils s’accordent tous en un point, la négation du surnaturel. Quant aux principes que Clerc opposait à ces utopistes dangereux, ils sont immuables comme la vérité.

Donc, M. Jules Clerc avait dit, à ce qu’il paraît :

« Je ne crois pas que la religion doive intervenir d’une manière directe dans les questions politiques, si ce n’est pour nous conserver toujours devant les yeux les principes de moralité et de fraternité de l’Évangile. »

« — Très-bien, reprend Alexis, empruntons à l’ordre religieux des principes infaillibles et bâtissons dessus ; nous pourrons bien nous tromper dans des cas particuliers, mais nous avons de bonnes conditions de vérité. Tu es dans le vrai ; Dieu nous a donné tout ce qu’il faut pour notre salut, si tu veux, pour notre vrai bien, et pour cela il n’a pas pourvu seulement à l’ordre de la grâce, mais aussi à l’ordre de la nature, et il a posé les principes naturels, nous a ordonné de les suivre, et, si nous ne le voulons pas faire, nous détruirons et nous n’édifierons pas.

« Je te prie d’excuser l’excursion que je vais faire ici ; ce n’est pas une réponse directe à ta lettre, mais je tiens beaucoup à ce que tu ne te figures pas que la religion a un domaine propre où elle doit se renfermer et que la chose publique doit se régler par ses propres lois. La religion, au contraire, est la loi universelle, et elle doit être unique, car le but unique de l’homme est son salut, qui dépend de la seule religion. Les créatures, la nature, les sociétés ne sont et ne doivent être que des moyens d’atteindre ce but.

« Or, l’homme est déchu et par sa chute il a tout perdu dans l’ordre de la grâce, ce qui n’intéresse que la religion ; et sa nature même a été corrompue, ce qui intéresse l’ordre naturel et la société. Mais, par la Rédemption, il est capable de rentrer dans l’état de grâce et de vaincre la corruption de sa nature. Il en résulte que la première condition de toute société est la religion, et on ne peut citer aucune société qui en ait été dépourvue. La corruption étant propre à chaque homme, il faut que chaque homme tâche de se vaincre ; c’est le plus grand service qu’il puisse rendre à la société. Par suite de cette corruption, la société a le droit de coercition sur ceux qui menacent son existence. Enfin l’homme a, par sa faute, été condamné au travail et à la souffrance, et Celui qui a prononcé l’arrêt, le maintiendra.

« Eh bien ! Fourier et ses disciples nient que l’homme soit déchu et, le supposant sorti tel qu’il est des mains de Dieu, ils le déclarent bon et veulent lui permettre de satisfaire ses passions les plus ardentes et ses désirs les plus fugitifs. Comme philosophie, il est facile de prouver que ce système est absurde en ce qu’il méconnaît la nature intime de notre cœur, et ne peut expliquer le mal actuel et passé. Mais notre foi nous fait rejeter ces folies. Si l’homme est mauvais, quoi de plus insensé que de compter avec lui comme s’il était bon ?

« J’ai vu ici V*** [2] en revenant de Paris, et je lui ai reproché de t’avoir trompé ; il s’en est défendu en disant qu’il ne t’avait rien dissimulé et que, comme il est possible que l’on arrive à créer une même institution en partant de principes différents, il s’était borné à te proposer ces réalisations pratiques sans s’inquiéter des principes qui leur serviraient de base dans ton jugement. En fait de politique on ne s’occupe que des faits et peu des idées, à ce qu’il paraît. Pour sa part, il m’a bien déclaré que les deux principes, fondements de ses projets de réforme, étaient que l’homme n’était pas déchu, et qu’après sa mort il continuait éternellement à mériter dans une vie nouvelle et différente. Avec ces principes je conviens qu’il est assez logique ; peux-tu l’être avec des principes contraires ? Non, je te l’ai déjà dit, ta bonne foi a été surprise.

« Tu me dis :« Les idées de Fourier sur l’organisation de la société sont belles en ce qu’elles tournent l’égoïsme de chacun, quand elles ne le détruisent pas, au bien-être de tous. » Quant à belles, nous le verrons plus tard ; quant à fausses, nous le verrons tout de suite. Le travail doit devenir un plaisir par l’attrait que l’organisation saura y attacher. Notre conscience nous dit bien haut que cela ne saurait être, mais qu’est-ce que Fourier répondra à ces paroles :« La terre est maudite dans ton œuvre, tu en mangeras (les fruits) tous les jours de ta vie ; elle te germera des épines et des ronces et tu mangeras l’herbe de la terre ; tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré, car tu es poussière et tu retourneras en poussière [3]. » Aurons-nous après cela la crédulité de compter sur ses promesses de paradis terrestre ? N’oublions jamais cette terrible sentence qui pèse sur l’humanité et dont veulent nous relever tous les prophètes de nos jours.

« Est-ce beau de perfectionner la gourmandise jusqu’à faire, je crois, six repas copieux par jour ?de permettre à la sensualité de rejeter toute entrave ?d’accorder aux instincts les plus abjects des satisfactions que notre corruption actuelle ne peut même pas envisager sans rougir ? Tu parles des moyens que Fourier veut employer pour détruire l’égoïsme ; mais il n’y en a pas d’autres, à son avis, que de laisser librement se développer les passions de l’homme ! Du reste il ne veut pas le détruire, il en serait bien fâché puisqu’il lui faut le développement de tout ce qui est dans le cœur de l’homme. — Mais il l’utilise. — Cela n’est pas trop maladroit ; cependant, jusqu’à présent j’avais cru Dieu seul capable de tirer le bien du mal.

« Enfin je termine par la dernière phrase de ta première feuille. « La solidarité est un sentiment chrétien et je ne le crois pas inapplicable dans la suite des temps. »

« C’est là une phrase peu réfléchie ; la solidarité n’est pas un sentiment, c’est une loi par laquelle les hommes sont responsables les uns pour les autres du bien ou du mal qu’ils ont commis ; les fouriéristes donnent le nom d’unitéisme à ce que tu veux dire, et trois mois plus tôt tu eusses dit avec nous la charité, qui certainement, comme tu le dis, est un sentiment chrétien et si chrétien, qu’il n’existe pas hors du christianisme ; ce qui me fait croire que la suite des temps ne le rendra pas applicable si le monde ne devient pas chrétien, et que si Dieu nous accorde la grâce de l’être, il sera, quel que soit le temps, applicable et même appliqué. Tu diras que je l’applique fort peu moi-même et que tout ceci est bien sévère ; si tu devais t’en blesser, je t’en demanderais sincèrement pardon. Mais l’importance des questions que soulèvent tes quelques lignes justifie peut-être l’ardeur avec laquelle je désire que ton attention se fixe plus mûrement sur des nouveautés décevantes. »

 

Voilà qui est parler net, ce me semble. Sans doute cette argumentation, empruntant toutes ses majeures à des vérités de foi, n’arriverait pas à convertir un aveugle disciple de Fourier, mais elle avait sa valeur auprès de l’excellent catholique auquel elle était adressée. Alexis ne demandait pas à la raison, trop souvent à court de preuves péremptoires, ce que la foi donne abondamment à qui a le bonheur de croire. La direction pratique de son esprit se révèle dans cette discussion, où il ne cherche pas à briller, mais à convaincre, en homme qui sait le prix des âmes et à qui l’âme de son frère est chère entre toutes.

Je dois noter l’impression que fit sur lui le vote du 10 décembre 1848.

L’élection du prince Napoléon à la présidence, par cinq millions de voix, le surprit désagréablement et il lui fallut du temps pour se remettre de ce qu’il appelait « un rude échec à sa pénétration politique. » Il avait voté pour Cavaignac, non par républicanisme, mais par sincérité dans l’acceptation du régime politique légalement établi, et aussi par une généreuse réaction contre d’odieuses calomnies auxquelles l’incorruptible général n’avait fourni aucun prétexte. Il éprouvait une répulsion instinctive pour son compétiteur princier, qui lui apparaissait toujours comme l’aventurier de Boulogne et de Strasbourg, avec du sang sur les mains. Nous ne répéterons pas les expressions extrêmement dures dont il se sert pour le flétrir ; la pitié les eût sans doute adoucies après l’immense désastre où cet homme a sombré avec la fortune de la France. Mais nous pouvons laisser passer cette plainte amère, trop justifiée par l’état de prostration et d’anémie où nous réduisent les révolutions :« Ma douleur est de voir le pays entier se renoncer lui-même en faisant un choix qui est un refus de choisir quand on est forcé de choisir. C’est le suicide d’une grande nation ; elle se renonce elle-même pour telle. »

Mais peut-être y a-t-il à ce choix des motifs plus avouables, par exemple l’amour de la gloire militaire, dont Napoléon est pour nous le symbole ?L’esprit militaire est si profondément imprimé au caractère français ; il n’est pas absurde de croire que c’est lui qui a parlé. Sur quoi il ajoute avec grande raison, ce qu’on n’a voulu comprendre ni en 1848, ni en 1852, et ce que nous ne savons que trop aujourd’hui :« Ce serait très-déplorable, très-malheureux. Si c’était la signification de Louis Bonaparte, alors s’ouvrirait une nouvelle ère de guerres interminables avec toute l’Europe. »

Autre hypothèse. « Nous ne sommes pas républicains. On veut ménager un retour à la monarchie. Dans trois ans, une nouvelle constituante décrétera la monarchie et le suffrage universel appellera au trône Henri V. » Si c’est là qu’on en veut venir, ajoute Alexis, ceci est légitime et je m’y soumettrai de bon cœur. « Il n’en restera pas moins déplorable que tous ces monarchistes se soient comptés autour…d’un pareil nom. »

Telle fut la politique de ce fervent et intrépide chrétien à une époque où il était si difficile de voir juste et d’accomplir sans trouble comme sans faiblesse les devoirs d’un bon citoyen. Avouons qu’il n’était pas si mal inspiré par son inviolable attachement à la vérité catholique, dont les conséquences vont bien au-delà de la sphère que lui assignent les esprits superficiels ou d’une sincérité équivoque.

Ah !si nous avions des principes !on ne nous verrait pas verser tantôt à droite et tantôt à gauche, et notre loyauté ne se démentirait jamais, alors même qu’elle serait mise aux plus rudes épreuves par les erreurs et les fautes d’un gouvernement que nous n’aurions pas choisi et qui nous serait peu sympathique.

 

 

Notes additionnelles :

[a] « l’homme s’agite et Dieu le mène » serait de Fénelon et non pas de Bossuet.

N’exagérons point pourtant, n’insistons pas trop sur cette langueur et cet amollissement, et tout en reconnaissant que le caractère ordinaire du style de Fénelon est la grâce tendre, sachons bien qu'il n'est pas incapable de force, que le grand mot souvent attribué à Bossuet et digne de lui : "L'homme s'agite et Dieu le mène" est de Fénelon, et de Fénelon aussi cette vigoureuse peinture : "Les hommes, gâtés jusque dans la moelle des os par l'ébranlement et les enchantements des plaisirs violents et raffinés, ne trouvent plus qu'une douceur fade dans les consolations d'une vie innocente; ils tombent dans les langueurs mortelles de l'ennui, dès qu'ils ne sont plus animés par la fureur de quelque passion... "

In Émile Faguet: Fénelon, un des plus grands esprits français, in EMILE FAGUET, Histoire de la littérature française, Paris, Plon-Nourrit, 1901, tome 2

Sur la toile : http://agora.qc.ca/Dossiers/Francois_de_Salignac_de_La_Mothe-_Fenelon

 



[1] Cet ami chrétien avait tous les sentiments de Clerc et ils étaient dignes l’un de l’autre. Nous ferons dans la suite plus ample connaissance avec lui.

[2] Un de leurs amis, engagé assez avant dans les doctrines socialistes, et dont le 4 septembre n’a pas manqué de faire un préfet.

[3] Genèse, III. 17-19.

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23/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 3)

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CHAPITRE III.

 

progrès d’Alexis dans la vie chrétienne. — service à terre.
lorient, indret, brest.

 

Revenu en France dans l’été de 1847, Alexis est un autre homme ; témoins d’une transformation si inattendue, ses anciens camarades n’y comprennent rien et n’en peuvent croire leurs yeux. Est-ce bizarrerie d’esprit ? Est-ce un jeu, une gageure ? Est-il vraiment dans son bon sens, et combien de temps cela durera-t-il ?

Mais lui leur déclare que cela est très-sérieux et qu’il ne changera plus, avec la grâce de Dieu. Il a des ardeurs de néophyte qui rappellent l’élan de Polyeucte au sortir du baptême :

Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes

Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes.

Hélas ! dans le Paris du xixe siècle, ce cri : Je suis chrétien ! étonne encore bien des oreilles païennes, il excite la rage des persécuteurs, et Clerc devait un jour en savoir quelque chose. Mais, en attendant, il passait pour fou, ou du moins pour très-original, auprès de gens qui l’avaient vu aussi étranger qu’eux à toute pensée religieuse. La folie, c’était, à ses yeux, de ne pas croire en Jésus-Christ, de ne pas marcher sur ses traces ; il s’en expliquait avec une verdeur d’expression très-propre à déconcerter ceux auxquels sa nouvelle manière d’être paraissait déraisonnable, et qui venaient pour sonder ses dispositions avec plus de curiosité maligne que d’intérêt et de sympathie.

Un jour, il est rencontré par un de ses anciens camarades, devenu depuis capitaine de frégate et répétiteur à l’École polytechnique ; homme de beaucoup d’esprit, mais sceptique et fort intrigué d’un pareil changement. « Qu’est-ce donc qu’on m’a conté, mon cher Clerc, tu es devenu jésuite ? » Clerc ne l’était pas encore, mais on sait ce que ce mot veut dire dans la bouche de ceux qui ne sont pas même chrétiens. — « Oui, certes, je le suis comme tout homme de cœur et d’intelligence doit l’être quand il n’est pas un ignorant [1]. » Telle fut sa réponse, et « le ton, le geste et les yeux de Clerc étaient tels que je vis qu’il n’y avait pas à discuter ; je le quittai en me promettant de n’y plus revenir. »

S’il s’y était toujours pris de la sorte, il n’aurait pas fait beaucoup de conversions. Heureusement, avec le temps, il acquit plus d’empire sur lui-même, non sans effort, mais avec un mérite d’autant plus grand que cette franchise un peu rude était dans son caractère.

Il y eut un petit groupe d’amis, à Paris, où sa conversion si longtemps attendue causa bien de la joie. Le meilleur de ces amis, c’était son frère Jules, devenu en même temps que lui fervent catholique. Tous les deux étaient liés d’enfance avec un vaillant écrivain qui a, de bonne heure, consacré sa plume au triomphe de la religion, et au foyer duquel brillaient les plus douces vertus réunies dans la personne d’une femme distinguée que Dieu avait amenée à la connaissance de sa loi par des voies extraordinaires. Monsieur et madame de S***, que la discrétion nous interdit de désigner plus clairement, étaient des amis du premier degré, et comme ils suivaient en tout les inspirations de la foi, ils fêtèrent de la manière la plus sainte, en prenant part avec lui au banquet sacré, le retour de cet enfant prodigue à la maison de son père.

M. Jules Clerc avait confié le soin de son âme à M. l’abbé de la Bouillerie, alors vicaire général de Paris, depuis successivement évêque de Carcassonne et coadjuteur de Bordeaux. Mais l’un des frères ne pouvait avoir un ami ou un guide qui ne fût en même temps celui de l’autre ; aussi, après un court séjour à Paris, qui lui suffit pour connaître le prix d’une telle amitié, Alexis témoignait-il pour M. de la Bouillerie la même affectueuse et filiale confiance que s’il eût été de tout temps son fils spirituel.

Il n’avait garde d’oublier le fidèle Joubert, son premier guide et son modèle dans le généreux accomplissement de tous les devoirs du christianisme. Qu’était devenu ce cher camarade dont il n’avait plus de nouvelles depuis son départ du Gabon ? Il t’en savait rien et supposait qu’il était toujours dans sa famille, à Pont-de-Vaux [2] (département de l’Ain). C’est là qu’il lui écrivit le 27 août 1847, étant lui-même à Lorient, toujours embarqué sur le Caïman, car il n’avait passé à Paris que fort peu de temps :

« Tous mes efforts tendent maintenant à devenir chrétien et à beaucoup aimer Dieu. J’ai tort de te parler de mes efforts, parce que en vérité je suis bien inerte, sans courage, sans persévérance. Je suis comme un vaisseau désemparé ; mais Dieu, qui a été si bon que de me rappeler à Lui, fera dériver ce pauvre ponton vers le port le plus sûr. Mais je devrais m’aider suivant mes moyens, et je fais bien peu de chose. Il faut que je te raconte ce qu’il vient de faire pour moi tout récemment. Tu me connais, mon cher ami, et tu sais que j’ai un esprit inquiet, assez vif, pas profond du tout et passablement inconstant. Tu sais aussi cette vie du bord, inoccupée et tracassière, qui vous laisse toute la journée à rêvasser. J’étais fort inquiet de cette situation, surtout dans la privation où l’on est de l’église. Je crois qu’elle est réellement dangereuse. J’avais écrit à peu près tous les jours, pendant notre dernière traversée, toutes mes inquiétudes, toutes mes craintes et toutes mes pensées, de telle sorte que je crois que je m’étais peint assez ressemblant. Mon dessein était de donner cela à un prêtre qui m’aurait alors secouru tout de suite et qui m’eût conseillé : notre vie est si incertaine, à nous, qu’il fallait devancer l’occasion. Mais il fallait trouver un prêtre. Mon frère m’a fait rendre visite à son directeur ; je n’ai pas balancé et je lui ai porté mon paquet, et le bon Dieu a fait que c’est un homme des plus intelligents et des meilleurs que je sache ; c’est M. de la Bouillerie, grand vicaire de Mgr de Paris. Je ne le connaissais pas du tout et jamais je n’eusse si bien choisi. Je me sens porté à autant d’affection que de respect pour lui. Je regrette seulement qu’étant aussi occupé qu’il l’est, je n’augmente son fardeau ; mais j’ai une espèce de joie d’égoïste de l’avoir.

« Je ne me sens pas en train de t’entretenir plus longtemps. Regarde ceci comme une simple lettre d’avis de mon arrivée ; informe-moi de ce qui te regarde et compte sur mon empressement à te répondre. Je suis en ce moment à Lorient, embarqué sur le Caïman.

« J’ai besoin, mon cher, de beaucoup de secours. Je me recommande à tes prières.

« A. C. »

Au moment où cette lettre lui parvint, Joubert avait déjà dit adieu au monde et ne résidait plus dans sa famille, mais au séminaire d’Issy, près Paris ; c’est à Issy qu’il avait commencé les études qui, continuées l’année suivante au séminaire de Saint-Sulpice, devaient le préparer à la réception des saints ordres. Qu’on juge de sa joie en voyant Clerc en si bon chemin ! Son ami lui disait en commençant sa lettre : a Tu as contribué à ma conversion, jamais je ne l’oublierai. Tes lettres me feront toujours du bien, ne me les épargne donc pas. » Apprendre à son cher camarade l’heureuse issue de sa vocation, lui parler à plein cœur du bonheur de la retraite, des délices spirituelles de la vie de séminaire, de ses vénérés directeurs, de ses nouvelles études qui nourrissent son âme en éclairant son esprit, si différentes en cela de la science orgueilleuse du siècle ; puis se mettre en devoir de lui procurer à Lorient un nouveau guide et, s’il se peut, un autre M. de la Bouillerie, voilà quelle fut la première inspiration de Claude Joubert, et il réussit à tout au delà de ses espérances. Rendons hommage en passant à ce saint jeune homme que le séminaire de Saint-Sulpice n’a fait qu’entrevoir. Sa mémoire n’y est pas entièrement effacée ; l’un des directeurs actuels, qui fut son condisciple [3], nous dit que, s’il eût vécu, il aurait certainement rempli le ministère d’un prêtre zélé. Humble, modeste, réservé, exact observateur des règles, il parlait peu de son passé, et à peine savait-on, dans le cercle intime où il se renfermait, qu’il eût fait campagne dans les mers du Sud.

Au commencement de septembre, Clerc, enfin débarqué du Caïman, est attaché à la direction du port de Lorient. C’est là sa première station sur les côtes de Bretagne. Pendant les trois années suivantes, il n’eut pas de résidence fixe, son service l’appelant tour à tour à Brest, à Saint-Nazaire, à Paimbœuf et à Indret, sans parler de plusieurs embarquements de courte durée à bord du Caffarelli, de la Caravane et du Duguesclin. Il y aurait peu d’intérêt à suivre le jeune officier dans ces diverses pérégrinations. Le service spécial auquel il fut appliqué sur l’aviso à vapeur le Pélican tire un peu plus à conséquence, et nous en toucherons un mot, le moment venu. Le grand avantage qu’il trouva dans ces diverses situations, ce fut d’avoir le temps de se recueillir et de se vouer, sans distraction mondaine, à la prière, à l’étude et aux bonnes œuvres.

Une lettre, datée de Lorient (17 septembre 1847), et adressée à son frère Jules, nous met pour ainsi dire sous les yeux le premier essor de son zèle, et nous révèle un discernement qu’on n’était guère en droit d’attendre d’un convertisseur si novice. Il s’agit d’un ami, — nommons-le Alphonse, — que son frère et M. de S***, de concert avec lui, travaillaient à remettre dans la bonne voie, et auquel ils avaient conseillé les Pensées de Pascal et le chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts. Alexis désapprouvait le choix de ces lectures, dont il attendait peu d’effet, et il s’efforçait de ramener à son avis les deux auxiliaires de son zèle.

« Il est bien entendu que les Pensées de Pascal, qui m’ont ouvert les premières la route, et le chapitre des Esprits forts, que j’ai lu peu de temps après, sont des livres que je regarde comme très-bons et très-forts ; que je n’entends nullement les attaquer et qu’au contraire je suis prêt à les défendre. Mais les Pensées de Pascal sont difficiles et elles me semblent devoir glisser sur un esprit qui n’est pas recueilli ; et je crois qu’en prenant en bloc celles qu’Alphonse lira et comprendra, celles qu’il lira sans les comprendre, et celles qu’il ne lira pas du tout, — et ayant égard au mouvement dont il est actuellement entraîné, — le tout fera un nuage fort embrumé qui fuira derrière lui sans qu’il y jette de nouveau les yeux. Le chapitre des Esprits forts, — je conviens qu’il pourra le lire tout entier sans en sauter. C’est assez malin et spirituel pour l’entraîner ; mais Alphonse, grâce à Dieu, ne peut pas être rangé dans la catégorie que fait La Bruyère des Esprits forts.

« Alphonse n’est ni un esprit fort, ni un sceptique. Alphonse — et vous pouvez le lui dire de ma part — n’est dans aucune des catégories philosophiques. Sa philosophie consiste à n’en pas avoir parce que c’est gênant, et sa grande affaire c’est de tâcher de prendre le temps du moins mal qu’il peut. Ne vous adressez pas à son esprit pour le convaincre : il est déjà convaincu. Seulement il ne veut pas y penser et il y réussit assez passablement. Supposé même que vous le convainquiez, ne l’avez-vous pas vu cent fois très-convaincu, très-décidé à une résolution qu’il n’a pas même essayé de mettre à exécution ? Mais dites-lui et redites-lui souvent que s’il est sans force, il y a un moyen d’en acquérir, qu’il faut en demander. Il sait où est le bien, mais il n’a pas la force de le vouloir ; dites-lui qu’il la demande. Ce n’est pas son esprit qu’il faut dompter, ce sont ses passions. Obtenez avec persistance de petits sacrifices, soutenez-le quand il fait bien, encouragez-le, ne l’abandonnez pas un long temps tout seul. Ne parlez pas de ce qu’il peut y avoir dans le commencement de triste dans la religion ; soyez le plus gai, le plus aimable possible ; qu’il entrevoie qu’il y a des joies douces, des plaisirs permis, et ayez surtout attention à payer, autant que possible, tout sacrifice que vous en obtiendrez par une récompense. Enfin qu’il sente que ce n’est pas mourir que de se faire chrétien. Vous ne ferez rien à coups d’arguments, vous ferez tout par des égards, par de la persistance, et en lui faisant sentir la douceur des joies légitimes. Enfin, mon cher Jules, rappelle-lui ce que je lui ai dit de graver dans sa mémoire.

« Je ne puis vous dissimuler que je regarde votre tâche comme très-lourde, mais vous avez bon courage et Dieu vous donnera bon aide.

« Tout cela soit dit sans vous fâcher, ce que je ne veux pas le moins du monde ; et si vous ne passez pas de mon côté, il y a toujours cet infortuné M. de la Bouillerie, qui s’est fait en nous autres une bien fâcheuse connaissance pour son repos. »

La lettre d’Alexis à son frère Jules se termine par la recommandation suivante :

« Je dois t’avoir parlé d’un ami à moi, ancien élève de l’École, ancien élève de marine avec moi sur la Charte, qui a déposé la cuirasse et pris la haire. Ce digne garçon est à Saint-Sulpice, et je n’en savais rien. Je regrette fort de ne l’avoir pas vu et je t’engage à faire sa connaissance ; je crois que tu y pourras profiter. Il se nomme Claude Joubert. Il se trouvera à Issy, au séminaire, jusqu’au 10 octobre, et à partir du 10 octobre au séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Tu me feras plaisir de remettre toi-même la lettre à Joubert. »

Voici le contenu de la lettre d’Alexis à son ancien camarade :

« C’est une rude punition du retard que j’ai mis à t’écrire que d’avoir ignoré pendant mon excursion à Paris que je pouvais t’y voir. Les occasions seront peut-être si rares, où nous pourrons nous embrasser, que je regrette beaucoup celle que j’ai laissé échapper. Il m’est doux, il m’eût été utile de te voir dans la paix et dans l’étude. Tu as beaucoup travaillé, les nombreuses citations de ta lettre me le prouvent. Quel travail charmant que celui qui nous initie à de si grands sentiments, à de si grandes idées ! Et ne sommes-nous pas à plaindre d’avoir pâli si longtemps sur des choses inutiles ? Mon cher Joubert, tu m’as précédé dans la voie étroite, tu as eu le bonheur de rompre avec le monde ; garde toujours souvenir et pitié de moi. J’ai bien souvent peur de chercher à servir deux maîtres à la fois ; je voudrais pouvoir à tout jamais rejeter le tyran, me conserver le père. Je voudrais l’impossible, lier à tout jamais ma volonté au bien. En vivant dans le monde, les tentations peuvent se présenter de tant de façons attendues ou inattendues qu’il faut encore plus de secours de la part de Dieu pour ne pas tomber ; et cependant, dans ce mouvement qui nous emporte, qu’il est difficile de trouver le recueillement de la prière ! Le danger est grand surtout, ce me semble, parce qu’il se compose de beaucoup de très-petits dangers qu’on ne redoute pas assez, et la négligence à les éviter nous fait tomber dans un état de langueur où l’on ne sent plus la grâce et où l’on n’en est plus guère digne. La conversation est particulièrement un écueil de ce genre, surtout pour les gens bavards et dont la petite vanité jouit vivement du succès d’un mot bien dit et bien placé. Ceux qui aiment à s’entendre parler et qu’on écoute volontiers sont bien exposés à dire des sottises.

« Je crois t’avoir dit combien la lettre que j’ai reçue de toi au Gabon m’avait rendu service. Cette dernière est aussi arrivée fort à propos ; que cela t’engage à ne pas être paresseux. Je me suis empressé d’aller trouver M. l’abbé Stévant ; j’ai passé près de deux heures avec lui et le temps a été bien employé. Tu remercieras M. l’abbé Pinault [4] de l’excellente connaissance qu’il m’a procurée. Je connais le P. Pinault de nom, à cause d’une petite polémique scientifique que lui a faite Bertrand [5] au sujet d’un chapitre de son Traité de calcul différentiel. Je lui suis bien reconnaissant de ce qu’il a été touché de ma conversion, et du service qu’il vient de me rendre, et je lui demande la permission dont je profiterai quand il plaira à Dieu — d’aller de ma personne le remercier et saluer.

« M. l’abbé Stévant m’a paru bien mériter d’être « saint prêtre, » comme tu me l’as annoncé. Il est touchant de voir ces hommes de Dieu effacer si complètement leur personnalité qu’ils ne parlent jamais d’eux-mêmes directement ou indirectement ; ils sont tout à leur prochain ; on dirait que leur âme ne peut aller se joindre à Dieu que portée par celles qu’ils ont secourues, encouragées et conduites à bonne fin. C’est te dire que j’ai été parfaitement reçu. J’avais précisément un gros embarras, et grâces à M. Stévant, j’en suis quitte. Il ne m’a pas paru, dans ce point que je trouvais scabreux, moins intelligent et moins éclairé que bienveillant et dévoué.

« Je me suis fait raconter une journée de Saint-Sulpice. M. Stévant est tout plein du bon souvenir de cette maison et regarde les jours qu’il y a passés comme les plus heureux de sa vie. Tu me dis aussi que tu n’as jamais goûté tant de bonheur. Je crois très-bien que ce que j’en sais est le bonheur, mais je vous félicite de recevoir la force de résister à une aussi longue tension d’esprit. Une seule heure de repos dans la journée serait insuffisante au milieu d’études si sérieuses et si difficiles, si vous n’aviez pas l’avantage de trouver dans vos fréquentes visites à la chapelle un délassement et un secours pour vous y retremper, comme dit M. Stévant. C’est un grand bonheur de prier par plénitude de son cœur, d’avoir impatience d’en être empêché, de ne pas être obligé pour prier de se dire : c’est l’heure, je dois cette prière. Savoir prier, c’est prier avec attrait, c’est prier avec amour. Il faut aimer pour prier, il faut prier pour aimer, c’est un véritable cercle ; il n’y a ni commencement ni fin, et nous ne pouvons nous y mouvoir que si nous avons reçu une bonne impulsion initiale qui détermine le mouvement, et que si nous subissons la force centripète qui nous le fait décrire. Ma comparaison n’est pas fort heureuse, mais il est très-sûr qu’on ne peut ni aimer ni prier que si Dieu nous le donne. Toutefois, c’est peut-être l’histoire des dix mines qui, avec le bon régisseur, en produisent cent. On nous donne d’abord de prier un peu, et si nous faisons bien valoir notre capital, nous y gagnons d’aimer un peu plus, par suite de prier mieux, et ainsi de suite. Oh ! aimer Dieu, c’est la grande affaire. »

Clerc craignait encore à cette époque de se laisser aller au désespoir s’il avait le malheur de retomber dans ses anciennes fautes ; il le dit franchement à son ami, tout en promettant bien de se souvenir que dans les cas les plus extrêmes il reste toujours au pécheur une planche de salut. Enfin il parle de ses études : il s’est mis à lire saint Thomas d’Aquin. « C’est difficile pour moi, moins parce que c’est écrit en latin qu’à cause de la philosophie d’Aristote dont je ne sais pas un mot et dont le livre est tout rempli. Mais je m’y ferai, j’espère. »

« Pour finir, ajoute-t-il, je t’annonce que j’ai engagé mon frère Jules à t’aller voir ; je suis sûr que tu seras content de lui ; il n’est guère possible de trouver une meilleure créature ; il rend service à tout le monde, aime tout le monde et n’oublie que lui ; il est bon chrétien, d’un peu fraîche date aussi, mais il a joliment employé son temps. C’est un cœur simple et droit, je ne le crois pas fort philosophe, mais il aime beaucoup Dieu et son prochain ; pour moi je trouve qu’il m’aime un peu trop.

« Je serai bientôt privé de l’abbé Stévant, qui part pour Rennes dimanche matin.

« Si tu as envie de renseignements sur ma position, mon frère te les donnera verbalement.

« A Dieu,

« A. C. »

A Lorient, Clerc retrouva un autre camarade, M. C***, appartenant aussi au corps de la marine, mais qui alors, en fait d’idées religieuses, était encore juste au même point que le nouveau converti à sa sortie de l’École.

« Il vint me voir, nous dit M. C*** dont nous avons interrogé les souvenirs, et renouveler ou plutôt faire connaissance avec moi. Dès la première entrevue il m’apprit sa conversion. La nouvelle était si imprévue que je n’y voulais pas croire, prenant cela pour quelque plaisanterie ou mystification, dont je ne trouvais pas le mot. Je finis enfin par me convaincre qu’il parlait sérieusement. Le rapprochement si naturel entre deux camarades de promotion amena bientôt la sympathie et l’amitié, et nous passâmes ensemble, jusqu’à la fin de 1847, quelques mois fort agréables et dont le souvenir nous est toujours resté cher. »

On devine que celui qui parle ainsi est chrétien maintenant, et il attribue cet heureux changement, en grande partie, à son saint ami. Mais sa conversion ne devait s’achever que beaucoup plus tard, et nous verrons avec quel zèle ingénieux, avec quelle ardeur passionnée Clerc y travaillait encore, sans jamais perdre courage, plusieurs années après son entrée dans la compagnie de Jésus.

M. C*** nous initie à la vie solitaire et studieuse dont Clerc faisait ses délices et qui dut paraître contre nature à ceux qui connaissaient son caractère expansif et ses anciennes habitudes de dissipation. « J’avais loué, nous dit ce fidèle témoin, de concert avec un autre camarade, un petit jardin avec une maisonnette dans un faubourg de Lorient. Après le travail du port, nous allions là passer quelques heures et respirer le bon air. Clerc, adjoint à notre société, trouva le jardin agréable, et, n’ayant pas de service, il s’installa dans la maisonnette. Il y consacrait tout son temps à la méditation et à l’étude. A notre grande stupéfaction, il lisait du matin au soir la Somme de saint Thomas ; mais il ne s’en montrait pas moins gai et moins aimable quand nous allions passer quelques heures avec lui. J’admirais beaucoup sa vertu, sa conviction, ses aspirations vers le bien et son mépris des choses de ce monde. Malgré cela, tous les efforts qu’il faisait pour nous ramener ne réussissaient guère, et, en dépit de notre affection pour lui et de l’agrément de son commerce, nous le considérions un peu comme un cerveau dérangé. L’été prit fin, l’hiver vint, on rentra en ville ; nous continuâmes à passer nos soirées ensemble, Clerc toujours gai et charmant, moi intrépide et passionné discuteur sur tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion ; ce qui nous donnait occasion de lui reprocher son intolérance et de ne pas prendre au sérieux ses sermons. Mais sa gaîté et son bon caractère empêchèrent toujours l’aigreur entre nous. »

Qu’importaient à Clerc ces petites railleries ? Il en eût supporté bien d’autres pour la cause qui lui était chère, et d’ailleurs il savait à quoi s’en tenir sur les dispositions de ses amis ; un coup d’œil jeté sur son propre passé lui suffisait pour apprendre à ne pas désespérer de ceux qui se mettent sur la défensive, — et qui deviennent même passablement agressifs, — aussitôt qu’on leur parle de religion.

On aura remarqué ce détail : Clerc étudiait déjà la Somme de saint Thomas. Dans quel but ? Avait-il donc, à peine converti, des idées de vocation ecclésiastique ? Oh ! non, il n’y voyait pas de si loin, et on l’eût fort surpris en lui disant qu’il irait un jour s’asseoir sur les bancs d’une école de théologie. Mais voici quelle était sa pensée. Devenu chrétien, et pour tout de bon, il jugeait tout naturel, sinon nécessaire, de mettre au premier rang, dans la culture de son esprit, la plus belle et la plus importante de toutes les sciences, celle qui a pour objet Dieu et l’âme, nos devoirs ici-bas, les secours que Dieu nous donne pour les remplir et la récompense qu’il réserve à notre fidélité. Mais comment acquérir cette science dont il se sent encore si dépourvu, même après les sérieuses lectures qui ont préparé sa conversion ? Préoccupé de cette pensée, un jour, — c’était avant son départ de Paris, — il rencontre un ecclésiastique dans la rue. Aussitôt il l’aborde et, se découvrant : « Pardon ! monsieur l’abbé, lui dit-il, un mot seulement en passant. Soyez assez bon pour me dire quel est l’auteur qui a le mieux écrit sur la religion. — C’est, lui fut-il répondu, saint Thomas d’Aquin. — Et dans quel ouvrage, s’il vous plaît ? — Dans sa Somme théologique. — Mille remercîments ! » Clerc salue de nouveau et n’a rien de plus pressé que de se procurer la Somme de saint Thomas.

Au commencement il y trouva mainte difficulté ; sa philosophie universitaire l’avait mal préparé à l’intelligence de ce grand et profond scolastique. Cependant il ne se laissa pas décourager et, peu à peu, il se familiarisa avec une langue et une méthode pour lui si nouvelles.

Cela pourra paraître original, mais c’est bien lui ; et tous ceux qui ont vécu avec lui le reconnaîtront à ce trait. Au reste, nous en parlons ici d’après les souvenirs personnels d’un vénérable prêtre qu’il eut pour directeur dès l’année suivante, et qui ajoute en pleine connaissance de cause : a Cette étude assidue de saint Thomas lui servit beaucoup, plus tard, dans les conversions qu’il ébaucha et auxquelles il me fut donné de coopérer. »

Ce n’était pas chose facile de faire accepter à son père cette direction d’idées toute nouvelle, et, en particulier, ces excursions dans le domaine de la théologie, un pays que celui-ci estimait peuplé de chimères, ne le connaissant guère que par les descriptions qu’en faisaient quelquefois les beaux esprits du Siècle, en qui sa confiance était extrême.

M. Clerc se demandait si son fils n’allait pas reprendre le projet, poursuivi avant son voyage au Gabon, d’entrer dans l’instruction publique ou du moins de se ménager l’accès de cette carrière en prenant le degré de docteur ès-sciences. Mis en demeure de s’expliquer, Alexis le fait avec sa franchise ordinaire : « Tu m’as demandé, mon cher père, si je voulais pousser jusqu’au bout le projet de me faire recevoir docteur, que j’avais entamé il y a deux ans. Je n’y pense plus. Tu sais qu’il me resterait pour cela à faire et à soutenir une thèse ; le projet peut donc, sans y gagner et sans y perdre, rester dans le même état tant que je voudrai, et je ne suis pas sollicité à le poursuivre. Beaucoup de raisons qui m’y poussaient se sont évanouies. Ainsi je ne me propose plus de quitter la marine, et je ne le ferais qu’avec répugnance si les circonstances m’y conduisaient presque forcément. Te rappelles-tu quand j’étais chez M. de S*** [6] ? J’essayais de toute sorte de métiers ; je trouvais à tous de si grands inconvénients que je les abandonnais presque aussitôt ; celui-ci est de même, mais le suivant le serait aussi. Décidément, au lieu de changer de condition pour en trouver une qui satisfasse le caractère, il est plus raisonnable, quand on se trouve déjà casé, de se plier à sa position. C’est l’espoir trompeur d’un bonheur qui n’existe pas qui est la source de tant d’agitations inutiles. Tu trouveras peut-être que je suis assez ridicule de regarder comme une heureuse découverte ces bonnes grosses vérités, qui sont si simples qu’elles sont presque du domaine du sens commun. Cependant je n’ai pas trouvé cela tout seul ; c’est un des heureux secrets que j’ai appris depuis un an.

« A quoi bon ne pas te parler ouvertement ? Depuis un an, je suis dévot ; depuis lors, j’ai fait toute mon étude d’apprendre et de pratiquer notre religion. Puisque j’ai tant de temps inoccupé par mes devoirs de soldat, je me regarde comme obligé à m’instruire dans cette matière si importante ; et voilà, mon cher père, comment les x sont laissés parfaitement tranquilles, et comment je vis avec de gros bouquins latins du moyen âge. Je ne te dirai pas que ce soit bien attrayant ; non, c’est même quelque fois fort ennuyeux ; mais toutes les sciences en sont là : les commencements sont fastidieux. Cependant cette étude m’est chère et m’a déjà fait plus goûter de douceurs que toutes celles que j’ai poursuivies. »

Ainsi, des idées de foi, le sentiment du devoir accompli même sans goût et sans attrait, le fixent dans sa carrière de marin à laquelle nous le verrons s’attacher de plus en plus, d’un amour austère et désintéressé, jusqu’au jour où il se sentira impérieusement appelé à une vocation plus sainte. Dominé par ce sentiment de foi, il persévéra dans les études qu’il venait d’entreprendre, non-seulement tant que son service à terre lui assura d’abondants loisirs, mais encore pendant des expéditions lointaines où les soins du commandement auraient suffi pour l’occuper s’il n’avait pris la chose si à cœur. En fait, la Somme de saint Thomas d’Aquin était devenue son livre de chevet. Vingt ans plus tard, il fallait l’entendre parler du docteur angélique ! Avec l’intelligence de sa doctrine, l’attrait était venu, puis l’enthousiasme ; son admiration, en s’éclairant, ne s’était pas refroidie, et rien n’égalait son respect pour les décisions de ce prince des théologiens.

Cependant la lecture de saint Thomas, si attachante qu’elle fût devenue pour lui, ne lui faisait pas perdre terre ; loin de là, il prenait plus d’intérêt que par le passé à son métier de marin, et s’il lui arrivait de rencontrer parmi ses camarades ou ses chefs un officier de mérite dont on pouvait attendre de grandes choses pour le service du pays, la satisfaction qu’il en éprouvait était si vive qu’il ne pouvait la renfermer en lui-même. Il eut cette bonne fortune l’année suivante (1848), à bord du Caffarelli, un navire qui, malgré ses beaux états de service, dut être mis à la réforme à raison de certains vices de construction. Le Caffarelli, frégate à vapeur, était sous les ordres du commandant Mallet, ami et parent de Mme Pagès, très-bien disposé par conséquent à l’égard de notre enseigne de vaisseau, qui était de tout temps lié avec cette famille. Mais il y avait dans l’état-major du Caffarelli un autre officier qui conquit du premier coup l’estime et l’affection de notre Alexis. Comme cet officier a depuis pleinement tenu tout ce qu’il promettait alors, n’étant encore que capitaine de corvette, les quelques lignes où il est parlé de lui, détachées d’une correspondance intime, ne seront peut-être pas sans intérêt ni même sans profit pour les hommes du métier qui viendraient à les lire :

« Nous avons sur le Caffarelli, une véritable pierre précieuse. C’est le capitaine de corvette Didelot, commandant en second [7] ; — un de ces hommes, d’un esprit juste, fin et fort, qui joignent à leur vraie valeur un don de séduction auquel personne ne résiste : dès qu’on les connaît, on les estime et on les aime. Comme le bâtiment est et sera mené par lui, c’est un vrai bonheur pour nous que de l’avoir. Je veux te donner un exemple de la façon dont il entend le service. Tu sais qu’à bord chaque espèce de service est sous la direction particulière d’un officier. C’est l’artillerie pour l’un, la manœuvre pour l’autre, la timonerie pour un troisième, les soins de la coque du bâtiment et de l’arrimage des approvisionnements pour un autre, etc. Mon lot sur le Caffarelli est la machine. Sur beaucoup de bâtiments les choses sont ainsi de nom, mais c’est le second qui fait la besogne de tout le monde. Sur d’autres chaque officier remplit sa charge d’après les ordres du commandant et du second. Il doit en être ainsi à notre bord. Il n’y aurait rien là de particulier si le commandant en second ne m’avait demandé un projet de répartition des hommes pour le service de la machine, un projet pour le service de la machine elle-même et un projet de journal pour la machine. Il est bien clair que cela ne l’engage à rien, et qu’il fera à ces différents égards ce qu’il voudra ; mais il est clair aussi que s’il juge et tranche les questions, ce qui est son droit et son devoir, il ne le fait qu’après avoir pesé les renseignements qu’il peut avoir de toutes parts. Les officiers seront naturellement portés à prendre intérêt à la chose publique, puisqu’on les aura consultés pour la diriger. C’est, à mon avis, une façon d’agir intelligente, qui ne préjudicie en rien à l’autorité et qui a pour résultat le bien de la chose et la satisfaction des officiers. »

Voilà qui n’est pas mal jugé, ce nous semble, et notre enseigne de vaisseau était dans la bonne voie pour commander un jour avec non moins d’autorité que de discernement et de mesure.

Ainsi se formait en lui le marin accompli, l’habile officier connaissant les hommes et sachant son métier, en même temps que croissait de jour en jour le parfait chrétien dont l’unique ambition était de vivre et de mourir pour Jésus-Christ.

Parcourons ses lettres à son frère Jules, où il versait toute son âme, nous laissant ainsi, sans y songer, l’image de son intérieur et l’histoire de sa vie spirituelle ; de la sorte nous assisterons à ses progrès dans la pratique de la perfection chrétienne, et puissions-nous profiter de ses généreux exemples, comme aussi des précieux conseils que lui inspirait, dans l’occasion, l’amitié fraternelle la plus dévouée et la plus tendre.

Son frère vient de subir je ne sais quelle déception tout à fait inattendue et dont il a eu l’âme toute troublée. Alexis le félicite de cette épreuve où il voit une marque de la bonté de Dieu, mais il blâme amicalement son frère de n’avoir pas recouru tout d’abord au vrai médecin et au vrai remède : « Quand on se trouve dans ton cas et que tous les efforts possibles ont été employés ; que l’on échoue par le fait de choses tout à fait étrangères à notre action ; qu’on a parfaitement agi avec toutes les ressources humaines, c’est que le bon Dieu en a décidé ainsi. Il faut bellement se soumettre ; il y a même réellement lieu de se féliciter de ce qu’il daigne nous éprouver, car il proportionne exactement la couronne du triomphe à la difficulté du combat. La seule chose fâcheuse, c’est que tu ne sois pas allé aussitôt chez M. de la Bouillerie, qui t’aurait bien vite soulagé de tes peines. On ne va pas chez le médecin quand on est bien portant, et c’est surtout quand on n’est pas en paix avec soi-même qu’il faut aller trouver les ministres de la paix. Si nous n’y allons que quand nous sommes parfaitement dans la joie, nous n’irons jamais. Si nous fuyons les prêtres dans nos amertumes, c’est donc que nous avons honte de les leur montrer, ou que nous espérons mieux en guérir tout seul. Tout cela sont des niches dont il faut bien se garder. Je ne te dis pas cela parce que je regarde comme grave ton silence avec M. de la Bouillerie, c’est en général. Je saisis par les cheveux l’occasion de faire des discours, comme c’est mon habitude. Je sais bien que tu as été sollicité par mille affaires et que tu n’as pas eu le loisir de bien regarder dans ton cœur. Et puis tu as peur d’ennuyer M. de la Bouillerie. Ça n’a pas le sens commun, d’abord parce que M. de la Bouillerie t’aime bien et que tu ne l’ennuies pas, et puis parce que quand même tu l’ennuierais, il te dirait bien vite qu’il ne s’imagine pas être à son poste pour s’amuser, et qu’il préfère que tu le visites trop que pas assez. »

Voilà l’idée qu’il se formait déjà du saint ministère et des devoirs qu’il impose. Disons-le à l’honneur du clergé français, c’est ainsi que l’entendent tous les bons prêtres, et ils ne sont pas rares, Dieu merci ! Clerc en fit l’expérience pendant tout le temps qu’il passa sur les côtes de Bretagne ; partout il rencontra d’excellents prêtres qui furent à la fois les pères de son âme et ses amis dévoués ; et c’est grâce à l’obligeance de plusieurs d’entre eux, auxquels nous n’avons pas recouru en vain, qu’il nous a été possible de retrouver çà et là la trace de notre héros malgré les fréquents déplacements occasionnés par les nécessités du service.

Vers ce temps-là, probablement en 1848, il fit une retraite à la Trappe de la Meilleraie, et ce fut là sans doute que la possibilité d’une vocation sacerdotale commença pour la première fois à lui apparaître. C’est du moins ce qui nous semble ressortir de ses réflexions sur le choix d’un état de vie, dans une lettre à son frère dont l’avenir n’était pas encore entièrement fixé.

« Mon cher Jules, le choix d’une carrière est une des choses les plus importantes que l’homme soit appelé à faire. Il n’est permis qu’à bien peu de personnes d’en quitter une pour en prendre une autre. Généralement, cependant, il est bien rare que l’on soit content de celle que l’on a choisie d’abord ; je dirai plus, il est rare que l’on ait sujet de l’être. Et si la carrière que vous avez embrassée ne vous convient pas, vous êtes voué à des tribulations stériles, sans allégement et sans issue. Mettons de côté toit ce qui tient à l’inconstance d’humeur ou à des désirs exagérés de bonheur. La cause de ces mauvais choix est que nous les faisons sans Dieu. Au lieu de peser les avantages pécuniaires, les convenances de goût et d’aptitude, choses vaines et passagères, nous devrions n’avoir d’autre but que le but suprême, notre vie éternelle ; celle-ci est le portique, l’autre le temple. Si, nous dépouillant de tout désir d’ambition, de fortune, de toute complaisance envers nous-mêmes, nous regardons notre carrière comme la voie par laquelle nous devons aller à Dieu, comme le moyen de lui plaire en cette vie, de nous prêter au rôle qu’il nous a imposé et qu’il faut que nous remplissions de notre pleine volonté pour l’harmonie de ses éternels desseins, et que, dans notre ignorance de l’attribution qu’il nous a réservée, nous lui demandions avec confiance et abandon de nous la faire connaître, — certainement il le fera. Mon bon Jules, toi et moi avons agi différemment, et bien d’autres avec nous. Ainsi notre choix est certainement mauvais, non pas peut-être que nous ayons ni l’un ni l’autre un autre emploi que celui que Dieu nous réservait ; — car il est de sa providence d’user même de la volonté dépravée des hommes pour ses fins parfaites, et il lui appartient de tirer le bien du mal lui-même ; — mais notre choix est mauvais à cause des motifs qui nous y ont déterminés. »

Après être entré dans des considérations toutes personnelles, il termine en exhortant son frère à servir Dieu à tout prix et à lui demander les moyens d’y réussir. « Cela est tout, et le reste n’est rien. Je n’ai pas besoin de te dire qu’avec quelque énergie qu’on cherche le bonheur, on ne le trouve pas hors de Lui. Sa volonté s’accomplira toujours, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas ; toute notre sagesse, tout notre mérite, c’est de conformer notre volonté à la sienne. Si, ayant bien imploré ses lumières, ce projet s’empare de plus en plus de toi ; si surtout les motifs divins qui peuvent te pousser, augmentent ; si tu te sens obéir à la voix de Dieu, n’hésite pas un moment, et entreprends avec confiance ta nouvelle carrière. Si ces précieux motifs ne te déterminent pas, tu feras une affaire, non pas mauvaise peut-être, mais indifférente. Si enfin ils étaient contraires à tes nouvelles idées, et que tu misses néanmoins celles-ci à exécution, ce serait un grand malheur. »

Pendant un voyage en Allemagne, son frère avait quelque scrupule de laisser passer sans réponse les propos irrévérencieux des protestants contre la religion catholique. Pris au pied de la lettre, le vieil adage : Qui ne dit rien consent, était la condamnation de son silence ; cependant quelque chose lui disait qu’il n’avait pas failli en évitant de s’engager dans des controverses sans issue. Alexis, qui est du même avis, lui suggère à ce sujet des réflexions pleines de sagesse :

« D’abord, ainsi que tu le penses, il t’est tout à fait inutile de soutenir des thèses avec les protestants. Voilà un cas où on ne doit pas se battre, même pour des principes. Que dis-je, se battre ? on ne doit pas même discuter. Si tes protestants veulent ergoter, ne les écoute qu’autant que la bienséance ne te permettra pas de faire autrement. S’ils veulent s’instruire, conseille-leur la lecture de l’Histoire des variations de Bossuet. De la sorte tu auras satisfait à la charité et à la prudence. Mais, dis-moi, est-ce que les protestants d’Allemagne ne sont pas comme les nôtres ? c’est-à-dire, s’ils s’occupent de matières religieuses, de purs déistes, ou, pour parler plus exactement, des sociniens ; et s’ils n’agitent pas les questions dogmatiques, est-ce qu’ils ne sont pas de purs indifférents ? Connais-tu parmi eux des gens qui aient réellement de la religion, qui prient ? Je serais très-intéressé à ton jugement de visu sur l’état religieux du peuple dans ces malheureux pays.

« Il peut être rude pour toi de n’avoir pas toujours le moyen de répondre aux objections, aux attaques que l’on te fait ; ce qu’il en coûte à ton amour-propre, je ne veux pas le diminuer ; mais ce qui peut porter ombrage à ta foi, je veux le dissiper. Crois-tu d’abord que la vivacité de repartie, qui te permettrait d’avoir le dernier mot, soit une qualité de la foi ? Crois-tu qu’un très-habile homme, profond théologien, pût sur-le-champ réfuter toutes les objections ? Saint Thomas d’Aquin dînait une fois à la table de saint Louis ; il s’écria tout d’un coup : Cela conclut contre les Manichéens. Il venait de trouver un argument sans réplique et il s’oubliait comme Archimède. Saint Louis, loin de s’offenser de cette distraction et de cette sortie bizarre, ordonna à son secrétaire de recueillir sur-le-champ ce précieux argument. Tu vois donc qu’il est bien excusable que tu ne puisses répondre à tout. Les conversations sont de plus de très-mauvaises arènes théologiques. Quand on songe à la rapidité avec laquelle la conversation glisse d’un sujet à un autre, combien elle est toujours désordonnée, superficielle, futile, on ne doit pas hésiter à en proscrire des matières aussi compliquées, aussi profondes, aussi nécessaires, que les matières théologiques. Sois donc parfaitement en paix à ce sujet. »

Alexis craint toujours qu’entraîné, comme on dit, par le tourbillon des affaires, son frère n’ait pas le temps nécessaire pour se recueillir, pour vaquer à la méditation et à la prière, pratiques sans lesquelles il ne comprend pas la vie chrétienne. Dans les conseils qu’il lui donne, on sent qu’il parle à bon escient, d’après son expérience personnelle :

« Je veux profiter de cette lettre, qui, je t’assure, s’allonge beaucoup plus que je ne voudrais, pour bien te recommander d’user tous les jours du chapelet que je t’ai donné. Si tu ne l’as plus, je m’engage à t’en fournir un autre ; j’ai une provision. Le chapelet est une admirable dévotion, que les Saints mêmes n’ont pas inventée, mais que la sainte Vierge a révélée elle-même à un de ses serviteurs ; ce n’est pas bon seulement pour les gens qui ne savent pas lire, c’est très-bon, très-profitable aux plus savants.

« Tu n’as pas peut-être le temps de le réciter tout d’un trait. Eh bien ! reviens-y à plusieurs reprises. Si tu ne peux le dire tout entier chaque jour, dis-en ce que tu pourras. Endors-toi en essayant de l’achever quand tu seras en arrière ; ce n’est pas du tout désagréable à la sainte Vierge que l’on s’endorme en murmurant son nom si doux, et elle ne peut manquer de protéger la nuit celui qui s’est recommandé à elle jusque dans son dernier mot. Ne crains pas de faire de la dévotion machinale, Ne dis pas : Je suis si fatigué, que ma voix seule prie ; mon esprit est déjà assoupi. D’abord, si nous ne prions que quand nous nous sentons le cœur enflammé, cela ne nous arrivera pas souvent ; ensuite, c’est en priant d’abord mal, machinalement, avec la voix seule, à moitié endormi, que l’on obtient de pouvoir mieux prier. »

Il a ce point tant à cœur que, deux années plus tard, au moment de partir pour la Chine, il renouvelle encore ses recommandations. Combien elles sont vives et pressantes ! Insta opportune, importune[a], voilà sa devise. « Dans ce Paris, on peut dire que personne ne vit raisonnablement, ni ceux qui ont de la fortune, à cause de leurs mœurs et de leur luxe, ni ceux qui n’en ont pas, par les efforts surhumains qu’ils font pour en acquérir. Toi qui as beaucoup voyagé, ce caractère particulier de Paris ne peut t’avoir échappé. Cet excès est déplorable, j’ai essayé de le montrer dans une lettre que j’ai écrite à mon père et à laquelle il avait adhéré, me disant qu’il tâcherait de te la faire goûter. Il ne paraît pas que j’aie obtenu beaucoup de succès ; c’est, du reste, mon habitude. Cependant réfléchis toi-même, et si tu penses ensuite d’une manière différente, nous verrons. Mais je crois plutôt que c’est la difficulté de résister à cet entraînement général ; et en effet, moi qui, à Paris, n’ai rien à faire, j’ai peine à m’en défendre. D’autre part, il est juste et nécessaire de travailler de toutes ses forces. Il est de plus très-difficile de fixer le temps que l’on donnera au loisir. Enfin un homme dans les affaires n’est pas un chartreux. Il faut néanmoins se garder de cette agitation désordonnée que l’on prend pour un mouvement réfléchi, de ce tumulte d’idées qu’on prend pour un travail d’esprit. Cependant, si, avec la pensée de ne te pas laisser envahir par cette espèce de turbulence, tu veux observer une petite pratique, j’espère que tu t’en tireras sain et sauf.

« C’est de consacrer tous les matins une demi-heure à la méditation. En te levant, que ce soit ta première action, que rien ne puisse empêcher. En t’occupant pendant ce temps des choses spirituelles, tu ne feras que rendre à Dieu le culte que tu lui dois ; mais, par surcroît, tu recevras toutes les grâces dont Dieu récompense une action qui lui est agréable. L’avancement dans la piété est une conséquence assurée de la méditation quotidienne. N’oublie pas que tout bon conseil vient de Dieu, tout, même celui qui a rapport aux choses de ce monde ; il est naturel que Dieu le donne à celui qui le consulte souvent et qui a l’oreille attentive à sa voix : c’est là le fruit de la méditation. Si tu as quelque difficulté à cet exercice, il ne faut pas moins y persévérer. Le démon n’a rien tant à cœur que de nous empêcher de méditer, car rien ne nous donne plus de forces contre lui. Mais il y a telle méthode qui diminue beaucoup les difficultés naturelles que nous y trouvons.

« C’est de lire la veille dans un traité exprès — et il y en a beaucoup — le sujet de la méditation, où l’on trouve les points principaux marqués ; on consacre, le soir, un quart d’heure à prendre cette nourriture toute mâchée ; la nuit la dispose, la méditation du matin la digère et la savoure sans trop de peine. Pour le choix du traité et pour ce procédé consulte plus en détail ton directeur. »

Avait-il donc déjà renoncé au monde, celui qui écrivait de pareilles lettres, où se révèle tant d’expérience de la vie intérieure ? Non, pas encore ; mais, à vrai dire, il ne s’en fallait guère, et il était du nombre de ces chrétiens qui, conformant leur vie aux conseils de l’Apôtre, savent user du monde comme n’en usant pas [8]. Dans ses différentes stations sur les côtes de Bretagne, à Lorient, à Brest, à Indret, partout il a laissé cette impression d’un homme mort au monde, qui porte encore les livrées du siècle, mais qui appartient de cœur et de fait à la vaillante légion des forts d’Israël. Ses anciens camarades, venus pour le voir, constataient de leurs yeux, non sans surprise, ou apprenaient par la voix publique cet admirable changement. L’un d’eux arrive à Indret pendant l’automne de 1849 et demande à visiter les usines. Quand il s’est fait connaître comme ancien élève de l’École polytechnique, on lui ouvre toutes les portes. Mais ce n’est pas tout, il veut voir le petit Clerc, et l’espoir de renouer connaissance avec lui est même le plus vif attrait sinon le but réel de son voyage. Malheureusement Clerc est, pour le moment, occupé, avec le commandant Bourgois, à suivre sur la Loire une série d’expériences relatives aux différentes formes du propulseur à hélice. Grand désappointement du visiteur. Pour le consoler, un ingénieur des constructions navales lui dit : « Attendez jusqu’à dimanche. Il reviendra certainement communier. Alors vous le verrez tout à votre aise. » A son grand regret, ce cher camarade ne pouvait attendre le retour de Clerc ; il n’en partit pas moins fort édifié de ce qu’il avait entendu.

Un autre, à Brest, fréquentant la même chapelle et assistant auprès de lui au saint sacrifice, eut souvent l’occasion de remarquer l’ardeur de sa dévotion qui éclatait surtout au sortir de la sainte table. Revenu à sa place, Clerc se recueillait profondément et cachait son visage dans ses mains. S’il relevait un instant la tête, on voyait ses joues baignées de larmes.

Arrive dans cette même ville un officier de marine, dont Alexis, au moment de quitter Valparaiso, avait réclamé les bons offices pour se mettre en rapport, dès qu’il serait de retour en France, avec quelques amis chrétiens, membres d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Le sachant attaché au port de Brest, cet officier n’a rien de plus pressé que de demander des nouvelles de son ancien camarade. On lui dit qu’il est absent, mais on lui en rend bon compte : « Votre camarade ! mais c’est le plus zélé d’entre nous, notre modèle à tous et la cheville ouvrière de toutes nos œuvres. S’il était ici, ah ! vous l’auriez déjà rencontré escorté d’une légion d’enfants dont il est le maître d’école ou plutôt le père, et auxquels il distribue, avec la nourriture du corps, celle de l’âme. Toujours prêt à payer de sa personne, il ne s’épargne guère, allez ! »

En effet, au témoignage des dignes ecclésiastiques qui connurent alors tous les secrets de son âme, il excellait à faire marcher de front la charité et la mortification, deux vertus dont l’entente réciproque profite ordinairement à l’une et à l’autre. C’est ainsi que M. l’abbé Guillet, son curé et son directeur pendant tout son séjour à Indret [9], nous apprend comment il réglait l’emploi de ses modestes appointements ; chaque mois il en faisait trois parts : la première, pour son vénéré père ; la seconde, pour les pauvres ; la troisième, et c’était la plus faible, — pour son entretien personnel. Encore trouvait-il à retrancher sur cette dernière, au profit de la charité ; et il s’imposait de telles privations que son chef, le commandant Bourgois, craignant pour sa santé, dut y mettre ordre. Son esprit de mortification était si grand, nous assure un autre membre du clergé breton [10], que, pendant le carême, « il se contentait d’une grosse soupe de trappiste par jour. »

Tout autre, à sa place, aurait cru que, n’ayant nulle fortune, la prudence lui commandait de mettre de côté quelques écus et de se ménager une petite épargne pour les cas imprévus qui peuvent aggraver subitement les charges d’un officier ou même l’arrêter court dans sa carrière. Clerc ne raisonnait pas ainsi ; sa générosité ne voulait être entravée par aucun calcul, par aucune prévision d’avenir. « Quant à l’argent dont tu ne veux pas, écrit-il un jour à son frère qui refuse de puiser dans sa bourse, fais bien attention que cet argent ne m’appartient pas, car tu sais que tout absolument, tout notre superflu appartient aux pauvres. » Son superflu à lui, c’était tout ce qui n’était pas rigoureusement nécessaire pour sa subsistance, et Dieu sait s’il vivait de peu ; il se refusait les plus innocents plaisirs, au point d’épargner sur l’approvisionnement de sa tabatière ; un sujet sur lequel il plaisantait agréablement, riant tout le premier de sa pingrerie, comme il appelait l’excès de sa pauvreté volontaire.

« Or, ajoutait-il à propos de l’argent qu’il s’efforçait vainement de faire accepter à son frère, comme je n’en ai pas un besoin immédiat, c’est du superflu ; si vous-mêmes n’en avez pas besoin, je me propose bien formellement de n’en pas profiter, mais de le rendre à d’autres. »

Ainsi, à l’entendre, il ne donnait pas, il rendait aux pauvres, croyant remplir un devoir de justice en leur abandonnant tout ce dont il pouvait se passer. Est-il besoin d’en avertir le lecteur ? La plus sévère morale ne va pas jusque-là et elle ne réclame même pas pour le pauvre, sous le nom de superflu, tout ce qui reste après qu’on a largement pourvu au nécessaire. Clerc dut rectifier ses idées sur l’aumône quand, devenu prêtre, il eut à les appliquer à d’autres ; avouons néanmoins qu’il est beau de se tromper ainsi et que là n’est pas le danger pour les gens du monde, dont le rigorisme n’a de conséquences que pour eux-mêmes.

Il nous a semblé que, Clerc ayant eu alors pour témoin de sa vie un officier distingué, digne appréciateur de tout genre de mérite, il était de notre devoir de recourir à une source d’information si précieuse, et voici ce que M. l’amiral Bourgois, accédant à nos désirs, a bien voulu nous répondre : « Ces souvenirs sont déjà bien éloignés. Je n’ai pas oublié cependant que le jeune enseigne montrait dès cette époque (1849) une maturité d’esprit et un zèle consciencieux et réfléchi qui, joints à une instruction solide et à un caractère des plus honorables, promettaient un très-bon officier à la marine. Déjà perçait en lui le désir d’être utile à ses semblables en les instruisant et les moralisant. Une école élémentaire, comprenant tout l’équipage, avait été établie à bord du Pélican. Tous les soirs, quand la navigation du bâtiment le permettait, les tables étaient montées dans le faux-pont du bâtiment, et l’enseigne Clerc dirigeait l’école avec un zèle patient et éclairé. Il donnait lui-même une instruction plus élevée à ceux des hommes qui visaient à obtenir des brevets de capitaine ou de maître de la marine marchande, ou de l’avancement dans la marine militaire. J’en ai depuis rencontré plusieurs qui avaient profité de cet enseignement pour se faire une carrière, et qui se montraient très-reconnaissants des leçons qui leur en avaient facilité l’accès. »

Ces souvenirs de M. l’amiral Bourgois s’accordent parfaitement avec les premières impressions du même officier, consignées dans les notes qu’il envoyait au ministère de la marine en juillet 1849 ; car voici le jugement qu’il portait alors sur son jeune et habile collaborateur : « Officier plein de zèle et d’instruction. Sorti de l’École polytechnique, il joint à des connaissances théoriques étendues une pratique suffisante du métier de la mer et un attachement à ses devoirs qui en font un officier de tout point remarquable. »

Quant à M. l’abbé Guillet, qui, tout en administrant la paroisse d’Indret, exerçait les fonctions d’aumônier de marine, il se félicitait de posséder dans la personne d’Alexis non-seulement un paroissien exemplaire, mais encore un auxiliaire plein d’ardeur et de ressources, dont la plus grande joie était de s’employer à toute sorte de bonnes œuvres pour le service du prochain et le bien des âmes. Déjà Clerc s’exerçait vaillamment, dans des discussions amicales, à manier les armes de bonne trempe que lui fournissait son inépuisable arsenal, la Somme théologique de saint Thomas. Quand ses camarades lui faisaient des objections contre la religion, il leur répondait : « Est-ce tout ? Vraiment vous n’êtes pas forts, je vous en ferais bien d’autres. » Là-dessus il leur exposait quelques-unes des objections les plus sérieuses de saint Thomas sur les points attaqués et les résolvait comme ce grand docteur. « Tu as raison lui disait-on. — Si j’ai raison, reprenait-il, vous devriez faire comme moi. Croyez-vous donc que la religion catholique ait peur de vos objections ; mais elles ne sont, y compris celles de vos plus fameux philosophes, que des bribes de saint Thomas, et on y a répondu depuis longtemps ! » Si ceux qu’il forçait ainsi à capituler ne se rendaient pas à merci, le coup était porté et la grâce achevait plus tard l’œuvre de la conversion, à laquelle M. l’abbé Guillet avait le bonheur de coopérer. « Je n’avais point encore établi à Indret une conférence de Saint-Vincent-de-Paul, ajoute ce digne prêtre. Un matin Clerc vient me trouver et me dit : « Je ne suis pas tranquille, je crois que ma position actuelle n’est pas celle où Dieu me veut. Je ne suis pas digne d’être prêtre, mais si le Pape formait une armée catholique [11], dès demain j’irais lui porter mes épaulettes, et je lui dirais : Très-saint Père, je suis votre homme. » M. Guillet lui répondit : « Mon cher ami, je crois que vous êtes parfaitement à votre place ; car s’il est nécessaire d’avoir de bons prêtres et de bons religieux, il est nécessaire aussi d’avoir de bons chrétiens dans le monde, qui l’édifient par leurs exemples et lui montrent que, dans toutes les conditions, il est possible d’être véritablement chrétien. Ainsi, dans cette paroisse, vous me valez, à vous seul, toute une conférence de Saint-Vincent-de-Paul ! »

Ces idées de vocation, bien vagues encore, ne prirent consistance que peu à peu, après plusieurs années de service ; cependant les plus intimes amis du jeune officier durent s’apercevoir qu’il répugnait à contracter avec le monde aucun engagement irrévocable, et un jour même la clairvoyance d’un de ses camarades, poursuivi des mêmes pensées, et atteint du même trait de la grâce, pénétra des projets que Clerc se cachait encore à lui-même et qui ne devaient aboutir que beaucoup plus tard.

Il fréquentait à Lorient la maison de M. le commandant Le Bobinnec, un de ces vieux et honnêtes foyers bretons où l’on respire le parfum de toutes les vertus patriarcales. M. Le Bobinnec, alors lieutenant de vaisseau et déjà père de famille, avait rencontré Clerc dans une commission de la marine, dont ils faisaient partie l’un et l’autre. « Dès notre première entrevue, nous dit-il, je trouvai dans ce jeune officier une distinction si rare, jointe à une si grande modestie, que je me sentis sur-le-champ porté à l’aimer. J’avais devant moi non-seulement un chrétien fervent, mais un chrétien profondément instruit. Je le priai de ne pas oublier que ma belle-mère aimait à recevoir tous les officiers que je lui présentais, et que nous nous estimerions heureux qu’il voulût bien nous donner tous les loisirs dont il pourrait disposer. Ma belle-mère, femme d’une grande piété, le distingua et le comprit parmi ceux qu’elle se plaisait à nommer ses enfants.

« Notre cher Clerc accepta avec sa simplicité ordinaire cette adoption et n’hésita pas à en remplir les devoirs avec un naturel qui nous charmait. »

« Ici, ajoute M. Le Bobinnec, devant la publicité d’une biographie, je dois taire bien des détails plus faciles à comprendre qu’à exprimer. Qu’il me suffise de dire que, lorsqu’il m’est donné de passer par la rue de Sèvres, j’entre dans l’église des RR. PP. Jésuites, et, agenouillé sur le marbre qui couvre sa dépouille, je ne puis m’empêcher de dire au cher martyr : « Vous qui avez veillé sur le berceau de mes enfants, continuez à veiller sur eux. »

Clerc aimait tant les enfants ! Il paraissait si heureux de les bercer sur ses genoux ! On pensa qu’il ferait un bon père de famille et l’on s’occupa de lui préparer un avenir en rapport avec ses goûts.

A quelque temps de là il était à Nantes, et frappait à la porte d’un des professeurs du collège royal. Des lettres de Lorient avaient annoncé sa visite. Il trouva un intérieur des plus respectables ; la gravité douce des Rollin et des Lhomond lui parut planer sur cette famille. La dot était d’ailleurs convenable, la jeune personne parfaitement élevée et pleine de mérite. Quoique ces préliminaires n’engageassent à rien, Clerc, en bon fils, crut devoir en écrire à son père pour lequel il n’avait rien de caché. Sa lettre est curieuse par l’espèce d’embarras qui y règne lorsqu’il s’agit d’esquisser le portrait de la personne que son père souhaite sans doute connaître à l’avance, puisqu’elle pourrait bien un jour devenir sa belle-fille. Comme il s’aperçoit qu’il ne réussit guère à cette tâche et qu’il n’a tracé qu’une ébauche fort imparfaite : « Du reste, ajoute-t-il par manière d’excuse, je ne l’ai vue qu’une fois et assez peu, et je n’y vois guère, et je ne regarde pas les femmes sous le nez, encore moins les jeunes. »

Embarras charmant chez un homme peu timide de son naturel et qui avait déjà tant vécu ! Il était moins ingénu à dix-huit ans. Mais Dieu, par l’effusion de sa grâce, lui avait fait un cœur nouveau et avait renouvelé sa jeunesse comme celle de l’aigle [12][a].

Il termine sa lettre par ces mots : « Cependant je ne songe pas à me marier. »

Ce fut un trait de lumière pour son pauvre père, et le sujet d’une inquiétude dont nous retrouverons la trace dans la suite de leur correspondance.

Une année, dix-huit mois se passent ; Clerc est maintenant lieutenant de vaisseau et il habite Brest ; ses confrères de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul lui ont confié les fonctions de secrétaire dont il s’acquitte, à une réunion du soir, avec l’entrain et la vivacité qu’il met à toutes choses. Arrive un nouveau confrère, enseigne de vaisseau. Celui-là est lui-même sollicité à quitter le monde par un puissant attrait dont la victoire ne tardera guère. Il nous a depuis raconté ses impressions sur sa nouvelle connaissance, et les circonstances caractéristiques de cette première rencontre.

Clerc n’était pas beau, du moins dans le sens grec du mot, et son visage aux contours anguleux aurait offert un modèle assez ingrat à la statuaire. L’extrême mobilité de ses traits trahissait sur l’heure toutes ses impressions ; son œil de feu et sa voix vibrante annonçaient une âme aussi enthousiaste qu’énergique. Petit de taille, il était, ce soir-là, affublé d’une longue lévite qui lui descendait à mi-jambe et qui donnait à sa personne je ne sais quoi de clérical. La séance se passa comme à l’ordinaire, à exposer les besoins des pauvres assistés par la conférence et à faire la répartition des secours. Quoi qu’il en soit, nos deux officiers de marine se remarquèrent, et, la prière dite, ils éprouvaient le besoin de se retrouver sans témoins.

Clerc invite son nouveau confrère à venir le lendemain chez lui, afin de faire ensemble quelques visites de pauvres. Le nouveau venu accepte et, à l’heure dite, se trouve au rendez-vous ; il rencontre Clerc à la porte de sa chambre où il rentrait. Ils redescendent et cheminent côte à côte pendant cinq minutes, le temps d’échanger quelques paroles. C’en était assez pour qu’ils se connussent à fond, tant leurs cœurs étaient à l’unisson. « Mais comment se fait-il, demande ex abrupto l’enseigne, qu’avec des idées semblables vous soyez encore dans la marine ? »

A cette apostrophe inattendue, Clerc se retourne brusquement, recule d’un pas, rejette la tête en arrière, et, regardant l’enseigne entre les yeux :

« Et vous ? lui dit-il.

— Tiens ! c’est vrai, » fait l’autre.

A dater de ce moment, ils ne se quittaient plus ; leurs œuvres, leurs exercices de dévotion, leur commun avenir vaguement entrevu, tout les rapprochait. Quelquefois ils s’en allaient ensemble errer dans les champs, au grand air, et là, ils s’en donnaient à cœur-joie, parlant de Dieu tout à leur aise et entonnant même à sa louange quelque chant d’église.

La Providence leur réservait de se connaître et de se voir de plus près encore.

 

oOo

 

[1] Il n’y a pas certes dans l’original.

[2] Pont-de-Vaux est la patrie du général Joubert, et notre Claude Joubert était l’un des neveux de cet illustre homme de guerre.

[3] M. l’abbé Sire.

[4] Directeur au séminaire d’Issy. C’était un mathématicien distingué, autrefois professeur de l’Université et maître de conférences à l’école normale supérieure.

[5] M. Joseph Bertrand, aujourd’hui l’un des secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences.

[6] Ne pas confondre avec l’intime ami désigné par les mêmes initiales. Il s’agit ici d’un chef d’institution.

[7] M. l’amiral baron Didelot est, actuellement, président du conseil des travaux de la marine.

[8] Et qui utuntur mundo, tanquam non utantur. 1 Cor. VIII. 31.

[9] M. l’abbé Guillet est mort tout dernièrement, curé de Saint-Nicolas de Nantes.

[10] M. l’abbé Guéguenou, curé de Saint-Martin de Morlaix. C’est à Brest qu’il fut le directeur spirituel de Clerc.

[11] Notez la date, bien antérieure à la formation d’un corps de zouaves pontificaux.

[12] Renovabitur ut aquilae juventus tua.


Notes additionnelles :

[a] « insistez à temps, à contre-temps » Saint Paul, 2 Tm, 4, 2.

[b] Psaume 103, 5

 

 

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