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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 5)

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CHAPITRE V.

 

essai de controverse épistolaire.

 

 

Dans le courant de mars 1848, Alexis écrivait à son père :

 

« Mon bien cher père,

« Ta bonne lettre pleine d’affection m’a causé la plus vive joie, je me propose de te la témoigner par une réponse détaillée.

« Il y a déjà longtemps que nous avions deviné que si tu continuais les affaires, c’était uniquement dans le but de nous faire jouir de tes succès ; nous te savions gré de cette tendresse que ne rebutaient pas les revers. Mais il était aussi juste et naturel que notre affection s’occupât de toi qui t’oubliais, et que nous te souhaitions le repos après une vie si laborieuse ; nous savions bien que tu n’étais pas de ces hommes vides, qui, débarrassés des tracas, réduits à eux-mêmes, se trouvent réduits à rien. Ton repos, que tu sauras bien empêcher d’être oisif, te sera doux et utile.

« Il est bien vrai que tu n’auras pas la médiocrité dorée ; permets-moi d’appeler les choses par leur nom : ta grandeur d’âme ne t’en rendra pas la privation cruelle. Puisque la glace est rompue, je veux laisser couler ce que nous avons dans le cœur depuis si longtemps ; l’admiration pour la force, pour l’énergie de ton caractère, pour ta résignation digne et sans vanterie à ta mauvaise fortune. Nous te devons, mon cher père, un des bons exemples de la vraie grandeur d’âme, celle qui n’est ni l’insensibilité du stoïcisme, ni l’orgueil du philosophe qui portait un manteau troué. Si le respect nous a retenus à te dire ce que pensent et tes fils et tes amis, il faut peut-être ne plus le taire si nous voulons nous livrer à plus d’abandon.

« Ce n’est pas sur des chances de fortune que je fonde l’espérance de plus de bonheur dans notre famille, c’est sur nos qualités ; je crois ce fondement meilleur. »

Évidemment le père auquel un pareil fils parle sur ce ton, n’est ni un petit esprit ni une âme vulgaire. Combien Alexis ne doit-il pas regretter que l’entente réciproque, si complète sur tout le reste, n’existe pas en matière de religion ? Très-rarement, jusqu’ici, il a touché ce point délicat, et encore avec mille précautions et un visible embarras, sentant bien qu’entre sa foi et cette âme si chère il y a tout un monde de préjugés. Mais enfin il n’y tient plus et il est décidé à rompre la glace. L’occasion est favorable ; affranchi maintenant du tracas des affaires, son digne père n’est pas homme à rester oisif, et ce qu’il lui faut désormais pour remplir les loisirs de sa vieillesse, c’est une occupation d’esprit qui soit à la hauteur de ses aspirations généreuses. Quel plus noble emploi pourra-t-il faire de son temps, que d’en consacrer la meilleure part à l’étude de la religion, qui, comme dit Bossuet, est « le tout de l’homme. » Là-dessus, son plan est fait, et, sans plus tarder, il passe à l’exécution. Rappelons-nous que l’on est en mars 1848. La situation des esprits à cette époque, l’attitude confiante, trop confiante sans nul doute des catholiques en présence d’une liberté dont l’enivrement va bientôt avoir des effets terribles, sert d’entrée en matière et amène naturellement les réflexions suivantes :

 

« J’espère que l’adhésion cordiale et spontanée du clergé catholique au mouvement populaire, aura calmé les susceptibilités enracinées dont il est trop souvent l’objet. J’espère aussi que les hommes qui ne pensent pas comme nous, cesseront de nous regarder comme des ennemis de l’État et de la liberté. Notre religion de l’État était (singulière contradiction) en suspicion dans l’État ; personne n’ignore combien le législateur a été défiant et craintif à son égard.

« Ces craintes ne doivent-elles pas être calmées depuis que la chaire ne retentit plus que du mot liberté ? A Rome, à Paris [1], dans les discours, dans les écrits, des années avant que vous ne fissiez des révolutions, l’Église semblait avoir pour prédilection ce thème de la liberté dans la religion et par la religion. Ses orateurs, ses écrivains les plus distingués se dévouaient à cette question. Peut-on, en les lisant, ne pas sentir qu’ils sont inspirés du véritable esprit chrétien et ne pas voir se dissiper en fumée ces accusations de tendance au despotisme et à l’abrutissement que l’on faisait à sa doctrine ? Oh !la belle, l’éternellement belle cause que de démontrer que nous sommes redevables de toute liberté, de tout bonheur politique à l’Église, comme nous lui sommes redevables de la vérité surnaturelle et de la vérité morale ! Je n’ai ni les lumières, ni les talents nécessaires pour l’entreprendre : c’est réservé à quelque grand esprit ; mais telle est ma conviction profonde. Je crois, mon cher père, que ce beau, que ce vaste sujet d’études ne te sera pas sans attrait ; permets-moi de t’indiquer quelques ouvrages qu’il te sera facile de te procurer aux bibliothèques publiques et qui te seront les premiers renseignements.

« Il est deux manières d’aborder cette matière. L’une philosophique, qui, prenant les faits dans leur cause, étudie la doctrine chrétienne dans ses rapports avec la constitution civile ; cette façon d’envisager la question de haut a facilement de la majesté, parce qu’elle plane au-dessus des événements et se trouve dégagée des temps, des lieux, des circonstances ; elle a de plus l’avantage d’être brève, aussi les orateurs sacrés l’ont choisie. Tu as déjà goûté les magnifiques oraisons funèbres des Pères Ventura et Lacordaire ; tu ne goûteras pas moins les conférences faites cette année à Notre-Dame par l’abbé Bautain.

« On peut aussi vérifier dans les faits, l’histoire à la main, l’influence de la religion chrétienne sur l’Europe. Cette longue ère de dix-huit siècles se diviserait avantageusement en quatre époques. La première s’étendrait de Jésus-Christ à la chute de l’empire romain ; la seconde irait jusqu’à Luther ; la troisième jusqu’en 89 ; et la dernière jusqu’à nous. Pour la première époque tous les bons historiens prouvent surabondamment l’excellence de l’influence chrétienne ; toutefois, afin que le résultat fût absolument sans réplique, il serait peut-être bon de lire aussi Gibbon, qui, fort opposé au christianisme, cherche à prouver qu’il s’est établi dans le monde par des moyens purement humains.

« La seconde époque est mise en lumière par deux éminents ouvrages qui suffisent amplement, l’Histoire de la civilisation en France de Guizot et le Catholicisme comparé au protestantisme par l’abbé Jacques Balmès ; l’étude sera encore bien impartiale, faite avec un protestant et un catholique. Toutefois le catholique est Espagnol, et il faut quelquefois excuser le zèle qu’il montre pour sa patrie.

« Ces deux ouvrages jetteront aussi un grand jour sur la troisième partie. Il faudrait cependant puiser directement dans l’étude des faits les renseignements sur ce qui n’y est pas traité ; au moins, pour ma part, je ne connais pas d’autres livres où le travail soit tout fait. Enfin, depuis 89, si on veut ne pas lui imputer ce que des amis maladroits ont voulu faire pour elle, la religion sortira sans tache et souvent éclatante de toutes les recherches. Mais la fable de l’Ours et l’amateur de jardins ne doit pas être oubliée pour la Restauration. Après avoir vu tomber ensemble le trône et l’autel, qui duraient depuis si longtemps, on a cru que, s’appuyant l’un sur l’autre, ils se soutenaient mutuellement. Fâcheuse erreur ! le trône avait l’appui de l’autel ; mais l’autel tient par l’institution de Dieu, il n’a besoin d’aucun appui du gouvernement [2]. Que l’État soit monarchique ou républicain, l’autel restera toujours, il est au-dessus et plus fort que toutes les révolutions. Nous avions peut-être besoin de la Restauration pour nous remémorer que l’arbre du Christianisme n’a pas sa racine dans la terre et que nulle puissance du monde ne peut ni le détruire ni le fortifier. »

 

On le voit : il entre par la porte de son père, afin de sortir par la sienne, et il prend mille précautions pour ne pas effaroucher ce libre penseur émérite. C’est évidemment à cette tactique, nécessaire peut-être dans la circonstance, que Gibbon doit de figurer en si bonne compagnie dans un programme d’études apologétiques ; Gibbon, que M. Guizot n’avait pas cru pouvoir publier en français sans l’accompagner de notes qui sont une manière de réfutation. Mais Alexis ne se trompait pas en pensant que les propres ouvrages de M. Guizot, pourvu qu’on y joignît comme correctif ceux de Balmès, étaient une assez bonne préparation évangélique pour un esprit imbu de la philosophie toute négative du XVIIIe siècle. Comment M. Clerc a-t-il accueilli cette ouverture ? Probablement d’assez mauvaise grâce ; et la lettre suivante nous laisse entrevoir avec quelles préventions Alexis avait à compter.

 

« Mon cher papa, voilà déjà plus de huit jours que je suis assis vis-à-vis de cette feuille de papier la plume à la main et que je n’écris rien. L’importance à mes yeux de ce que je veux te dire et la difficulté de le bien faire, sont des motifs suffisants pour expliquer l’appréhension que j’ai à l’entreprendre. Mais je fais effort sur moi-même, et m’abandonnant à la grâce de Dieu, je veux te parler cœur à cœur. Ne m’adressé-je pas à toi, mon bon père, dont l’amour s’est tant sacrifié pour moi, et après tant de preuves hésiterai-je à compter sur ce sentiment pour te faire prendre en bonne part ce que, dans une bonne intention, je pourrais te dire d’inexact ou de déplacé ? Mon but n’est-il pas de rapprocher encore nos cœurs en leur donnant une plus entière conformité ?

« Je te remercie, mon cher père, de ta lettre du 27 septembre, mais permets-moi de te dire que tu ne me parles pas de toi, ou du moins pas assez, et pas comme je le voudrais ; ce que je voudrais, c’est la pensée intime qu’on se dit à soi-même, que l’on dérobe aux yeux des indiscrets et des indifférents, et qu’il est si doux de communiquer à un véritable ami.

« Je cherche en vain autour de toi ; personne ne peut recevoir ces épanchements, mon cher père ; tu n’as que tes fils, mais ils ne sont pas encore tes amis, car tu leur dis les choses du dehors et ne leur dis pas celles du dedans. Eh bien !je te conjure d’user de nous en amis ; va, nous n’oublierons pas pour cela que nous sommes tes fils. Je sais bien que cette confiance ne se commande pas, il faut qu’elle se donne spontanément ; peut-être, cependant, que le premier effort sera le dernier, et que tu trouveras ensuite cette intimité facile et naturelle. Que je voudrais que nous t’en parussions dignes et que nous méritassions à tout égard le beau titre de bâtons de ta vieillesse !

« Verrais-tu de l’indiscrétion à revendiquer cet honneur ? Mais n’avons-nous pas aussi, nous, assez vécu pour pressentir les débats qui s’élèvent dans une âme comme la tienne ?Quelle ambition humaine te reste-t-il ? N’as-tu pas assez expérimenté que tous les calculs ne sauraient conduire l’homme à son but ? Qui plus que toi sait l’instabilité, l’impalpabilité, et, pour parler vrai et français, la vanité de tout ce que nos efforts s’épuisent à atteindre ?

Enfin, quand je songe à ta vie retirée, sans jouissances matérielles et sans distraction, je suis assuré que tu réfléchis profondément à ces grandes questions que les heureux seuls peuvent oublier pour un temps.

« Oui, bien sûr, c’est là ta pensée secrète, ta pensée intime, et c’est cela que je veux de toi ; le reste est de la bonté à laquelle je ne peux répondre que par la reconnaissance ; à cela j’y répondrai par toutes les puissances de mon être.

« La destinée de l’homme et les moyens de l’accomplir, voilà le double problème qui nous accable jusqu’à ce que nous en acceptions la solution que nous donne la religion. Et il n’y a pas moyen d’échapper, de s’abstenir ; si on ignore sa destinée, on la manquera, et aussi si on ignore les moyens de l’accomplir. Dire que l’homme n’a pas de destinée, c’est dire qu’il est fait pour rien, et comme on ne peut imaginer que son Créateur l’ait fait sans but, c’est le supposer créé par le néant ou par le hasard. Ne pas chercher les moyens de remplir sa destinée, c’est supposer que les moyens n’y feront rien ou que nous la remplirons quoi que nous fassions ou forcément, comme la terre tourne autour du soleil ; et si nous sommes créés pour une fin, notre devoir est donc également rempli par le vice ou par la vertu, qui alors sont indifférents.

« Il y a bien quelques hommes qui défendent ces sottises, mais il n’est pas bien avéré qu’ils croient ce qu’ils soutiennent.

« Il ne manque cependant pas de lumière pour éclairer ces questions capitales, et le nombre des preuves qui établissent fermement les solutions est, pour ainsi dire, infini. L’histoire, les livres saints, la tradition, sont l’arsenal où elles sont renfermées ; on n’a qu’à y entrer, chacun trouvera certainement la raison qui déterminera son consentement, à moins qu’il ne se bouche les oreilles de l’âme.

« Je me rappelle toujours que tu me disais, en causant du père Lacordaire, que, malgré la beauté et la force de ses pensées et de sa dialectique, il y aurait bien des objections à lui opposer, mais qu’on ne saurait en faire à un livre non plus qu’à un prédicateur. Il n’est pas étonnant que nous ayons des objections à opposer aux vérités que nous possédons même le mieux ; il n’y en a aucune que nous possédions parfaitement et qui ne prête à des objections par les côtés où nous ne la connaissons pas ; il faut bien nous résigner à cela et user des choses comme nous les avons ; semer le blé bien que nous ignorions comment il pousse, mettre le pain au four bien que nous ignorions comment il cuit, et le manger bien que nous ignorions comment il nous nourrit.

« Cependant, il ne faut pas croire que, par une espèce de prestidigitation, les apologistes escamotent les difficultés et esquivent avec ruse la nécessité d’y répondre. Je suis convaincu de leur naïve bonne foi et ils diront toujours en conscience, quand on le leur demandera, la difficulté telle qu’elle est, leur foi, leur religion étant intéressée à ne pas la dissimuler. Aussi est-ce avec confiance que je te dis que toutes ces objections peuvent être levées et que tu peux facilement voir tout ce qu’il est donné à l’homme de voir. Il te suffira d’aller simplement exposer tes difficultés à un docteur de notre loi.

« L’Église renferme des hommes dont les aptitudes et les qualités diverses s’utilisent pour les besoins de chacun. S’il y a des prêtres peu métaphysiciens, peu orateurs, qui ne savent que bien aimer Dieu et dire aux hommes qui ont déjà la foi comment il faut la faire fructifier et en tirer une charité de plus en plus vive, il en est d’autres aussi plus savants, plus philosophes que nos savants et nos philosophes, qui paraissent faits exprès pour les gens qui cherchent la foi qu’ils n’ont pas et qui souffrent de ne pas croire. Ils savent toutes ces objections et tout ce qu’elles valent. Ne crains pas de leur part cette foi robuste et naïve qui ne cherche pas à voir clair de peur de n’y plus voir du tout. C’est un préjugé tout à fait inexact de s’imaginer que la perfection du chrétien soit de croire sans motifs. Certainement il faut croire, c’est-à-dire, admettre des choses qui ne se démontrent pas ; mais on n’admet rien que par de très-puissants motifs. Si une discussion étourdie est dangereuse, et s’il est au moins inutile d’aller soulever auprès des personnes simples et ignorantes des difficultés que leur simplicité et leur ignorance ne leur permettent pas de résoudre, il n’est peut-être rien de plus utile qu’une foi éclairée, qui se rend bien compte d’elle-même, et c’est ce que l’on trouve chez nombre de prêtres et d’apologistes ; c’est aussi ce qu’il te faut. Je te prie instamment, mon cher père, de lire un ouvrage d’un M. Nicolas, appelé Études philosophiques sur le christianisme, que Jules doit me procurer ; j’espère que tu y verras la solidité des fondements de notre croyance.

« Je ne puis te dire combien je voudrais que tu partageasses notre foi. C’est ce violent désir qui me pousse à aborder, sans que tu m’y invites, ces matières délicates entre nous. Mais pourrais-je ne pas t’exciter de toutes mes forces à chercher le bonheur où il est ? Tu n’imputeras pas tout ceci au vain plaisir de faire le sage et l’habile ; tu croiras, n’est-ce pas, que j’obéis à la voix de mon cœur ? »

C’est évident, le cœur a seul parlé, et son éloquence a dû se faire entendre au vieillard qui avait de si bonnes preuves de la tendresse respectueuse et dévouée de son noble fils. M. Clerc ne refuse pas de se mettre à l’étude, et il affirme qu’il n’a pas de parti pris contre la vérité. A l’entendre, il ne met pas d’obstacle à la grâce.

« Mon cher père, écrit Alexis, tu me dis de prime saut tout ce qu’on peut dire de mieux : que tu es disposé à céder à la grâce, que tu n’y opposes ni mauvaise volonté, ni froideur. Eh !mon Dieu, c’est là tout ce que l’homme peut faire ; c’est Dieu qui fait le reste et qui le fera certainement si tu persistas dans cette disposition ; peut-être, et même probablement, pas par un miracle, mais par un moyen plus doux qui respectera ta volonté et te laissera davantage le mérite d’un pas si difficile. Ton cœur, un jour, docile à son impression, adhérera à la foi, et les objections s’évanouiront comme le brouillard sous les rayons du soleil. »

Mais, en attendant, les objections arrivent de toutes parts. En voici une qu’Alexis écarte doucement. M. Clerc avait-il lu Jean Reynaud ? Je ne sais, mais il s’imaginait comme lui que notre planète n’est pas seule habitée, et la destinée des habitants des autres sphères lui semblait un problème tout à fait insoluble au point de vue du dogme chrétien.

« Ton opinion sur la population des autres globes, lui écrit Alexis, n’est nullement un sacrilège ; c’est une opinion qu’on est très-libre d’avoir ou de ne pas avoir. Mais il existerait alors, entre ces êtres intelligents et nous, des rapports que nous ignorons, mais qu’ils n’ignoreraient pas ; et il n’y aurait là aucune difficulté ; l’ouvrage de Dieu étant un tout, les parties en doivent être coordonnées, et nous connaissons la matière sans que la matière nous connaisse. »

M. Clerc est déiste, la religion naturelle lui suffit, et, quoi qu’en dise le P. Lacordaire, il ne conçoit pas la nécessité d’une révélation.

« J’arrive à ta profession de foi, lui dit Alexis. Je reconnais aussi que cette doctrine est grande autant que vraie, et j’y adhère complètement avec toute l’Église. Je pense avec toi que c’a été et que c’est encore un symbole adopté par une grande partie de l’humanité. Beaucoup de philosophes chrétiens se sont plu à le retrouver dans la tradition de tous les peuples ; ils en ont tiré un puissant argument en faveur d’une doctrine primitive que tous les peuples ont emportée avec eux en se séparant de leur tronc. Si donc le P. Lacordaire entend par cette assertion que cette doctrine est peut-être historiquement celle qui a le moins de consistance et de vitalité, qu’elle est un fait isolé, je ne suis pas de son avis et je me range au tien.

« Mais s’il entend par là qu’elle ne s’est jamais traduite par aucun grand fait historique, qu’elle est incapable de le faire, qu’elle est inefficace et qu’elle n’a en elle aucune fécondité, je me range à son opinion ; je ne vois aucune institution politique ou sociale qui puisse en découler. J’en vois sortir, au contraire, de tous les autres symboles. »

Nous supprimons les développements. Alexis montre les institutions sorties de la théocratie, du catholicisme, etc., et toujours il revient à cette conclusion, d’ailleurs très-conforme à l’histoire : Le déisme est incapable de se traduire par des institutions. D’un autre côté, tel qu’il existe sous nos yeux, le déisme n’est pas le fruit de la seule raison, mais il doit immensément à la révélation chrétienne. On s’abuse donc soi-même si l’on croit pouvoir impunément dédaigner le secours de cette lumière surnaturelle et divine Cependant notre jeune enseigne reçoit une nouvelle destination. Il embarque sur le Pélican, et la petite île d’Indret, sur la Loire, devient sa résidence habituelle.

« Maintenant, écrit-il à son frère, tu me demandes ce que c’est que le Pélican et ce qu’il fait ? Voici l’affaire. Le Pélican est un délicieux petit bâtiment à vapeur en fer, qui n’est pas du tout militaire ; il est aussi bon que joli. Son service est de faire l’essai des hélices employées comme propulseurs. Nous sommes aujourd’hui à Indret et nous disposons à prendre des hélices sur lesquelles nous expérimenterons à Paimbœuf. Le service qui m’est dévolu sur le bâtiment est presque nul, et je n’ai rien autre chose ni rien de mieux à faire que d’étudier pour mon propre compte. »

On verra tout à l’heure s’il perdit son temps. Ce changement amène des réflexions qui, sous air de badinage, cachent une philosophie toute chrétienne.

« Te voilà, je crois, suffisamment au courant ; je n’ai plus rien à te dire, et si tu veux, nous allons causer. J’avais fait mon nid à Brest, j’avais mes habitudes, mes manies peut-être : je sens un peu le vieux garçon. Ma vie s’était remplie peu à peu par toutes sortes d’obligations, et, sans avoir rien à faire, j’étais très-affairé. Mais tu me connais ainsi ; et c’est pourquoi j’admire tant les gens toujours dégagés malgré le fardeau de leurs occupations, telle qu’est Mme Pagès. Enfin donc, que bien, que mal, je me flattais d’être dans une assiette assez convenable, et je vivais tranquille et heureux : pourquoi ne le dirais-je pas ? Heureux à bon marché, si l’on veut, mais néanmoins heureux ; je te raconterais bien les choses en détail, si je pouvais le faire de vive voix. Et voilà que tout d’un coup j’ai fait table rase ; il va falloir reconstruire une nouvelle existence, pour la voir bientôt devenir comme la précédente, rangée dans le magasin où l’on met les lunes du mois passé. Tu vas te moquer de moi si je te dis que j’ai découvert que tout passe bien vite et si je te parle de la fleur des champs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les marins sont à même de vérifier souvent par eux-mêmes ce qu’il en est.

« Il est sûr encore que, quand on se borne à cette conclusion, on n’est guère avancé, et que, pour peu qu’on soit logique, il faut en tirer cette autre conséquence tout aussi neuve : qu’il est sage de se faire une assiette qui ne soit pas ébranlée par tous ces changements. Tout cela va très-bien ; mais le difficile, c’est de s’établir de la sorte !

« J’étais bien à Brest, je suis peut-être mieux ici, cependant je suis tout dérouté ; que serait-ce donc s’il m’était arrivé quelque malheur ? Je ne travaille depuis longtemps qu’à m’avancer vers cet heureux état où tous ces événements ne nous atteignent pas, et je n’y ai guère réussi. »

Il trouva son assiette à Indret sans beaucoup de peine. Il y avait tout à gagner à être le collaborateur d’un chef aussi distingué que M. le lieutenant (aujourd’hui amiral) Bourgois. Clerc apprécia plus encore l’avantage de rencontrer dans cet officier une grande conformité de sentiments sur tous les points essentiels. Après cela, cette petite île d’Indret était un séjour charmant, où il trouvait à souhait de quoi satisfaire tout ensemble son besoin d’activité et son attrait pour la solitude. Sous ses fenêtres se déroulaient les vastes bâtiments affectés à la fonderie, aux forges, aux machines-outils, etc. ; et là, sans autre distraction, il pouvait suivre dans la diversité de leurs travaux sept à huit cents ouvriers occupés du matin au soir, sous la direction d’habiles ingénieurs, à construire de toutes pièces les superbes engins de la navigation à vapeur. Une partie de ces travailleurs formaient la population fixe de l’île ; d’autres, en plus grand nombre, habitaient la rive gauche, reliée à l’île par une chaussée ; tandis qu’une flottille d’embarcations transportait d’un bord du fleuve à l’autre ceux qui avaient leur domicile sur la rive droite, soit à la Basse-Indre, soit à Couëron. Le directeur et les hauts fonctionnaires de l’établissement demeuraient au château, car Indret possède un château qui remonte à l’époque féodale et qui, tombant en ruines, fut rebâti par le duc de Mercœur dans les dernières années du xvie siècle. En 1650, la reine régente Anne d’Autriche en fit don à Abraham Duquesne, qui, avec une flotte armée à ses frais, avait battu les soldats de la Fronde et décidé la reddition de Bordeaux. Mais des souvenirs beaucoup plus anciens et plus précieux se rattachent au séjour d’un saint personnage dans l’île, où il s’était bâti un oratoire. Hermeland, né à Noyon en Picardie vers le milieu du viie siècle, est le fondateur du monastère d’Aindre, situé sur la rive droite de la Loire dans le territoire qu’embrassent de nos jours la paroisse et la commune de la Basse-Indre. Plusieurs fois l’année, particulièrement en carême, ce grand amant de la solitude se retirait dans la petite île d’Aindrette (Indret), pour vaquer en toute liberté à la prière et aux exercices de la pénitence. Telle est l’origine de l’ermitage qu’un fidèle historien décrit comme il suit : « Cette construction est composée de deux tours accolées l’une à l’autre, bâties en pierres brutes, mais admirablement cimentées ; elles sont surmontées d’une plate-forme oblongue, représentant le chiffre 8, à laquelle on monte par un escalier serpentant autour du monument. La plateforme est revêtue, dans un but sans doute de conservation, d’une couche épaisse de mastic de fonte. Les deux tours communiquent ensemble à l’intérieur, mais chacune d’elles a une porte extérieure distincte. De la plate-forme on jouit d’un point de vue magnifique : la Loire, la campagne de la rive gauche et de la rive droite, Couëron, le Pellerin, la Basse-Indre, etc. L’œil embrasse un immense horizon, une vaste étendue de terrain, une superbe nappe d’eau [3]. »

Avant 1844, Indret n’avait pas d’église ; pour assister aux offices, ses habitants devaient traverser le grand bras de la Loire, qui les séparait de leur paroisse de la Basse-Indre, ou bien gagner à grand’peine le bourg de Saint-Jean du Boisseau, à une lieue de là. Enfin on comprit la nécessité de mettre un peu plus à leur portée les secours de la religion ; une forerie hydraulique fut convertie en chapelle, et peu après, érigée en église paroissiale. Elle fut bénite par Monseigneur de Hercé, évêque de Nantes, qui la plaça sous l’invocation de saint Hermeland, patron naturel de l’île, et de sainte Anne, la patronne chérie des Bretons.

Il y avait des écoles à Indret : école professionnelle pour l’instruction des jeunes ouvriers, école élémentaire pour les apprentis, écoles primaires pour les garçons et pour les filles, enfin salle d’asile. Alexis trouvait donc là, aussi bien qu’à Brest, tout ce qu’il lui fallait pour vivre en imitateur de saint Vincent de Paul : des pauvres, des enfants, des ignorants ; ajoutons-y des malades, car les exhalaisons marécageuses des bords de la Loire engendrent des fièvres paludéennes qui règnent, dans ces parages, au printemps et à l’automne. S’étonnera-t-on maintenant que dans ce petit coin de terre il ait su déployer une grande activité de zèle et de charité ?

Mais nous qui avons sous les yeux sa correspondance, nous croirions, à en juger par la longueur et le sérieux de ses lettres, où tant de questions sont abordées tour à tour et parfois traitées ex professo, qu’il a vécu tout ce temps en bénédictin, au fond d’une cellule bien garnie de livres. Dans tous les cas, les excursions sur la Loire ont moins occupé sa pensée que la lecture de saint Augustin et de saint Thomas.

Une fois cependant, apprenant que son père a passé de longues et pénibles heures au chevet de son frère malade, il change de thème et fait une agréable diversion en écrivant ce qui suit : a Madame de S*** m’apprend que Jules est malade. La maladie n’est pas grave et exige surtout qu’on ait soin de se tenir à l’abri du froid. Cependant, mon cher père, j’espère que tu me tiendras au courant. Il n’y a pas bien loin de Nantes à vous, et je pourrais faire mon service de garde-malade. Je me figure toutefois que tu n’es pas assez préoccupé pour ne pas lire les renseignements que tu me demandes sur le Pélican.

« L’hélice est faite absolument comme un tire-bouchon. Suppose qu’un tire-bouchon soit attaché à un vaisseau et que l’eau résiste à l’hélice comme un corps solide ; alors le vaisseau s’avancera par chaque tour’ d’hélice comme s’il était lié à une vis qui pénétrât dans un écrou immobile. Mais l’eau, au lieu de résister à l’hélice comme un écrou immobile, cède un peu à la pression qu’elle en reçoit, et, pour un tour, au lieu d’avancer de tout son pas, l’hélice n’avance que des 80 centièmes, par exemple ; comme si elle eût avancé de tout son pas dans un écrou qui en même temps eût reculé des 20 centièmes des pas de cette vis. Aussi on dirait dans ce cas que cette hélice aurait 20 % de recul. »

Il poursuit bravement sa démonstration, comparant le pas de l’hélice au pas de la vis ; expliquant comment il suffit à l’hélice d’une fraction de pas pour exercer sur l’eau une pression très-efficace. Nous ne le suivrons pas dans cet exposé, où il met la science à la portée des profanes en aimable et toujours gai vulgarisateur. La lettre se termine par des considérations sur les avantages des bâtiments à hélice, particulièrement comme remorqueurs. « C’est, dit-il, ce que viennent de confirmer trois voyages que nous venons de faire à Brest, en y remorquant trois bricks beaucoup plus gros que nous. Le Pélican fait d’une pierre deux coups : il fait une lourde besogne, et en même temps il étudie et annonce des résultats qui sont de la plus haute importance. »

Mais il ne perd pas de vue son but principal et il y revient aussitôt qu’il peut, comme on le voit par la lettre suivante :

« Mon cher père, voilà, j’espère, notre bon Jules non-seulement hors de danger, mais quitte de vives douleurs et en bon train d’une convalescence dont tu lui abrèges les lenteurs. La fidèle compagnie que tu lui tiens me rappelle que tu as été aussi mon garde-malade. Le bon naturel de Jules reconnaîtra, mieux que je ne l’ai fait, tes bons soins. Ce n’est pas une des moindres fatigues du garde-malade que la mauvaise humeur du malade que rien ne satisfait, et qui trouve qu’on n’en fait jamais assez.

« J’ai pensé que je pouvais reprendre notre grave correspondance et que tu n’étais pas assez préoccupé pour ne pas la suivre. J’ai déjà une autre lettre presque achevée et qui partira probablement demain. C’est le commencement d’une apologie des Patriarches, que je te traduis de saint Augustin. Comme ce sera long, j’économise le temps en envoyant la traduction comme elle veut venir, peut-être un peu obscure parfois, faite en français quelconque ; il y viendra bien aussi quelques contresens. Enfin, je fais comme je peux. Il serait mieux que j’eusse tout traduit, puis revu, puis que je l’eusse envoyé tout d’une fois. Mais c’eût été interminable et je ne sais si j’eusse eu le courage de persévérer. Par des envois immédiats et nombreux, je partage ma besogne en petites portions qui ont l’avantage d’abréger ma tâche. Je prends tout cela dans l’ouvrage contre Fauste le manichéen. Tu sais que cette hérésie est la plus criminelle peut-être de toutes, et rien n’est plus légitime que la sévérité avec laquelle saint Augustin flétrit ses sophismes.

« Comme tu es parfaitement loin des erreurs de ces malheureux, bien qu’ils aient fait les mêmes objections à peu près au sujet des Patriarches, il va sans dire que tu laisseras à leur adresse ce que je n’aurais pas le soin de laisser de côté.

« J’ai également commencé une réponse à Jules, dont une longue lettre m’a attesté d’une façon solide l’amélioration sanitaire. »

La traduction de saint Augustin est accompagnée de cette courte préface :

« Quoique au premier abord, mon cher père, le jugement que tu portes sur les Patriarches soit fort naturel, — et j’avoue franchement que je l’ai porté tel aussi pendant longtemps, — je ne crains pas que tu le conserves devant le plaidoyer que je vais te faire, et si je suis si confiant, c’est que je prendrai ce plaidoyer tout fait dans saint Augustin, et que je te donnerai le commentaire et le développement de ce passage des Confessions qui t’a paru obscur. » (L. III, c. vii.)

La discussion est donc engagée à fond : M. Clerc lit les Confessions de saint Augustin ; il lit aussi la Bible ; il a lu, la plume à la main, les Études philosophiques d’Auguste Nicolas ; mais ces lectures, auxquelles il se prête avec une certaine bonne volonté, il les fait néanmoins avec les préjugés invétérés d’un trop fidèle disciple de Voltaire et les objections naissent en foule dans son esprit, ce qui renouvelle à chaque instant la tâche de son fils, qui continue à s’en acquitter du meilleur cœur et de la meilleure grâce du monde. Alexis n’avait pas mal choisi en prenant la réponse dans le grand traité de saint Augustin contre Fauste ; il prouvait ainsi à son père que ce grand docteur était bien capable de se défendre lui-même et que sa pensée, quelquefois obscure par excès de concision, était toujours juste et solide, comme on pouvait le constater en recourant aux écrits où il avait eu le loisir de la développer.

Il va sans dire que nous ne reproduirons pas ici cette traduction, qui remplit plus de trente-deux pages d’une fine écriture et embrasse près de quarante chapitres de l’ouvrage de saint Augustin. M. Clerc est stupéfait d’une telle ardeur de zèle ; il croit qu’on veut lui faire violence et emporter la place d’assaut. Alexis a quelque peine à le rassurer.

« Ce que je désire le plus au monde, lui écrit-il, est certainement de te voir partager notre foi religieuse, et tu connais assez la religion catholique pour savoir que pour qu’il en fût autrement il faudrait que j’eusse perdu cette foi.

« Tu dois trouver alors que je prends un chemin qui ne paraît pas le plus court pour t’y conduire. Je te répète d’abord que je n’ai pas cette prétention. Provoquer de ta part de consciencieuses méditations, voilà ce que je me propose principalement ; et puis, par ci par là, quelques succès sur quelques sujets isolés, c’est à peu près toute mon ambition. Je sais par expérience comment le chemin que tu as à faire se parcourt ; rien n’est plus loin de moi que de vouloir emporter de vive force ta volonté. Si déjà tu la sentais inclinée à croire, alors je tenterais par tous mes efforts de décider ton mouvement ; mais je me réserve pour ce moment, et veux rester, quoique ce soit plus ennuyeux, dans la controverse. Aussi, nous qui avons pendant un temps plus ou moins long rejeté toute foi, nous ne saurions revenir à une foi simple, naïve, qui en quelque sorte s’ignore elle-même et ne connaît pas les difficultés de ce qui lui est proposé à croire ; notre foi doit avoir conscience d’elle-même et ne doit pas craindre d’envisager les plus grandes difficultés. Son mérite doit être d’apprécier ces difficultés et de les surmonter par le ressort de la volonté. Toutes tes objections sont et seront donc bien reçues ; je t’en suggérerais au besoin, afin que ta décision, qui, j’espère bien, arrivera un jour, soit éclairée, ferme, inébranlable. Voir bien clair dans nos mystères, c’est impossible. Que tu n’aies plus d’objections à faire, cela n’arrivera que quand tu auras une foi vive. Mais que, malgré l’obscurité des mystères, malgré les difficultés d’objections non résolues, tu aies un jour dans ton âme assez de lumière pour croire, voilà ce qui arrivera probablement. »

Voici une lettre où il parle un peu de tout : de mariage d’abord ; c’est son moindre souci, et l’on pressent quelle sera la résolution dernière.

« Je n’ai, quant à présent, aucun désir de mariage, et je n’ai fait ici que me prêter à ce qu’une active amitié exigeait de moi. Je n’ai pu aller à Nantes depuis que je t’ai écrit, et je serais fort étonné que ce projet eût une suite, entre autres raisons parce que probablement notre séjour dans la Loire ne se prolongera pas beaucoup. Au sujet de N., il n’y arien à dire, puisque je ne veux pas maintenant contracter des liens indissolubles ; sans que j’en développe les raisons, tu les devines, je crois. Mais si je devais me marier, je crois qu’elle serait un bon choix. »

La grande affaire maintenant, ce sont les livres où il peut étudier la religion :

« Par ma lettre de samedi, tu as vu que pour les livres tu avais pris le bon parti, et bien qu’à mon habitude j’aie agi pour tout embrouiller, puisque je m’étais engagé sans avoir ta réponse, tout se trouve parfaitement arrangé. J’avais remis d’acheter Godescard à une autre fois, mais je suis très-content que tu l’aies acheté. Le prix qu’on m’en demandait ici était de 23 fr. 25 c. ; c’est donc le seul qui fût meilleur marché à Paris ; ainsi tout est bien. Aie la bonté de lui faire donner la demi-reliure qui sera la plus solide. »

Le Godescard, relié ou non, est donc entre les mains de M. Clerc et n’attend qu’une occasion pour faire le voyage d’Indret. Voici justement le commandant Bourgois qui vient faire un tour à Paris et qui offre ses services. « Mais c’est assez lourd, observe Alexis, il serait peut-être mieux de ne pas l’en charger. »

« Du reste, poursuit-il, si tu avais envie de lire ces merveilleuses histoires des Saints, je te prierais de les garder ; je n’en ai aucun besoin pressant. Je serais enchanté aussi de voir le jugement que tu porteras sur des hommes aussi extraordinaires et qui sont bien plus au-dessus des plus grands héros que ceux-ci du reste des hommes. Quelques-uns en particulier ont été l’organe sensible de la Providence dans le siècle où ils ont vécu, et leur vie appartient à l’histoire proprement dite. Ainsi M. Augustin Thierry a fait des livres d’histoire très-recherchés en se bornant à choisir dans saint Grégoire de Tours. La vie de saint Grégoire de Tours, de saint Germain de Paris, de saint Prétextat de Rouen, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Martin de Tours, et des autres évêques, saint Félix, saint Clair, saint Pasquier [4], de Nantes, saint Césaire d’Arles, et de tous les autres dont je ne sais pas les noms, est la substance de l’histoire de France dans ces temps de l’invasion et de la domination mérovingienne ; c’est là où l’on doit mieux étudier l’esprit de cette monarchie faite par les évêques comme les ruches sont faites par les abeilles, suivant l’expression de Gibbon.

« Qui connaît saint Thomas et saint Anselme, etc., connaît toute la science du moyen âge. Saint Louis, saint Bernard, saint Dominique, saint Grégoire VII, résument leurs époques. Enfin si tu en as envie à un titre quelconque, je te prie de les conserver (les Vies des Saints de Godescard) jusqu’à ce que je parte pour un long voyage. »

Les noms étaient cités un peu pêle-mêle, et cités de mémoire, ce qui ne comportait pas une grande exactitude historique. M. Clerc, qui s’en aperçoit, est charmé de prendre son fils en défaut, et l’on devine quel est le sens de sa critique par la réponse suivante d’Alexis :

« Mon cher père, je dois convenir avec toi d’avoir écrit avec légèreté les noms de quelques-uns des Saints dont je t’ai fait mention. J’ignore en effet si l’ouvrage de Godescard leur donne le relief que je leur attribue ; de plus, je ne sais pas toute la vie de chacun, et j’avais principalement en vue cette fécondité de la foi qui a couvert notre chère patrie de Saints à l’époque où son caractère, sa nationalité prenait naissance. Ces grandes figures se présentent peut-être hors de leur point de vue dans un ouvrage qui les offre toutes et qui peut-être n’est point conçu comme il aurait fallu pour te convenir le mieux. J’en connais quelques-uns par leur monographie ; on apprécie mieux ainsi peut-être leur grandeur. Cependant je crois, d’après ce que tu m’en dis, que la principale raison de ton jugement vient de la défiance que t’inspire toujours un fait miraculeux, de sorte que, par contre-coup, tu n’acceptes peut-être pas comme pleinement assuré même ce qui n’est pas miraculeux. Il est de fait que le naturel et le surnaturel se trouvent dans ces histoires rapprochés, mêlés, confondus, de sorte qu’il n’y a plus à les discerner. A cet égard, mon cher père, je m’en réfère à ce que je t’ai déjà dit sur les miracles. J’ai mis, dans le temps, à ces pages toute la consciencieuse étude dont je suis capable ; j’en juge aujourd’hui par un souvenir déjà presque vieux et peut-être me trompé-je en croyant qu’elles répondent à tes doutes actuels. J’ajoute, — ce qui probablement se trouve dans quelque préface ou note de Godescard, — que tous les miracles des Saints ne sont pas articles de foi, mais ceux-là seuls sur lesquels le procès en cour de Rome a prononcé pour la canonisation du Saint [5]. Du reste, les règles de critique peuvent ici s’appliquer en toute rigueur.

« Ton parallèle entre l’abbé Suger et saint Bernard peut être tout à l’avantage du premier, que cependant je ne blâmerais du tout ton jugement ; Suger étant certainement très-éclairé, très-sage, très-prudent, très-pieux et méritant très-fort de très-grands éloges. Mais ce grand homme faisait, je ne dirai pas le plus grand cas de saint Bernard : il le regardait comme un très-grand saint, comme un conseil que Dieu inspirait. Je me rappelle une lettre de Suger à saint Bernard, qui respire ces sentiments. Il accueillit aussi avec humilité et soumission les remontrances de l’abbé de Clairvaux sur son luxe et réforma sa propre maison et son abbaye sur son avis. Si Suger lui-même n’est pas un Saint, je crois qu’il est ce qu’on peut appeler en odeur de sainteté. Il ne voulait pas les croisades. C’est assez naturel de la part d’un ministre qui croit bien faire en exagérant la prudence. Saint Bernard les a prêchées. C’est encore mieux fait de mépriser toute prudence humaine et de ne se confier qu’à Dieu, et c’est un devoir d’agir ainsi quand on est assuré qu’il commande. Mais ce fait immense des croisades est un trop fécond sujet de dissertation et assurément je n’ajouterai pas d’aperçus nouveaux à ceux que tu as. Saint Bernard, Pierre l’Ermite et les Papes ne subirent pas l’influence de l’esprit de leurs contemporains : ils le dirigèrent ; plus encore, ils le suscitèrent, et c’est amoindrir leur rôle que de ne pas les regarder comme les promoteurs de ces héroïques entreprises. Un ministre de paix peut, cependant, exercer de terribles justices. Qui a dit à saint Pierre qu’il était le ministre de la vengeance et non de la paix parce qu’il a frappé de mort Ananie et Saphire ? »

A mesure qu’il avance, les idées viennent à la suite, et presque sans s’en apercevoir, Alexis remplit de sa plus fine écriture encore une douzaine de pages, où, après avoir dit son mot sur les croisades, il fait l’apologie des macérations des Saints ; et il résume toute sa pensée dans cette conclusion finale :« Ce que je veux te dire encore cette fois, c’est que la charité admirable des Vincent de Paul ne constitue pas une autre sainteté que les austérités des Siméon Stylite, que les prédications des Bernard, que les missions des François Xavier : tous ces différents mérites sont les fruits de la même grâce, qui en est la commune sève, et leurs racines sont dans la même terre de bénédiction, qui est l’amour de Dieu. »

Pour un officier de marine, qui a tant d’autres affaires sur les bras, ces essais de controverse ont bien leur prix. On sent une âme nourrie de la moelle du christianisme et qui médite chaque jour sur les vérités éternelles. En outre, bien qu’il ne fasse jamais parade de science, encore moins d’érudition, il laisse deviner dans l’occasion des connaissances aussi variées qu’étendues, puisées avec discernement aux meilleures sources. Avec quelle compétence il parle de saint Bernard ! On en sera moins surpris, en apprenant qu’il avait lu non-seulement la Vie du grand abbé de Clairvaux, mais encore ses œuvres (en partie du moins) dans l’original et nous aurions pu citer telle de ses lettres où, chargeant son père de lui en procurer un exemplaire, il s’explique sur le mérite respectif des différentes éditions, en bibliophile qui sait son métier.

Peut-être ne l’aura-t-on pas oublié, il admirait beaucoup dans La Bruyère ce chapitre des Esprits forts, où le grand penseur du xviie siècle rend un si bel hommage aux lumières et au génie des Léon, des Basile, des Jérôme et des Augustin, et où tout à coup il s’écrie :« Un Père de l’Église, un docteur de l’Église, quels noms !quelle tristesse dans leurs écrits !quelle sécheresse !quelle froide dévotion !et peut-être quelle scolastique ! disent ceux qui ne les ont jamais lus. Mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s’ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse, plus de richesse d’expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l’on n’en remarque dans la plupart des livres de ce temps, qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs !

Quel plaisir d’aimer la religion et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies et par de si solides esprits, surtout lorsque l’on vient à connaître que, pour l’étendue de connaissance, pour la profondeur et la pénétration, pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement, pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la beauté de la morale et des sentiments, il n’y a rien, par exemple, que l’on puisse comparer à saint Augustin, que Platon et Cicéron ! »

Connaître la religion, l’aimer, la faire aimer, et pour la connaître et l’aimer toujours davantage, se complaire à la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies, c’était la passion qui guidait Clerc dans le choix de ses lectures, et voilà pourquoi il ne redouta pas cette austérité, cette sécheresse scolastique dont sont empreints certains écrits des saints Pères et qui en éloignera toujours les esprits frivoles. Il en fut largement récompensé ; non pas qu’il ait pu ainsi acquérir par lui-même des connaissances théologiques exactes et complètes sur tous les points ; il ne caressait pas cette illusion, et lorsqu’il dissertait sur les choses de la foi, il avait grand soin de faire ses réserves sur la valeur de ses idées et d’invoquer en dernier ressort l’intervention d’un juge plus compétent. Quand il croyait la chose possible, il renvoyait aux saints Pères eux-mêmes ; c’est ainsi qu’il avait fait lire à son père les Confessions de saint Augustin, et il écrivait à son frère Jules :« La lecture attentive des Confessions de saint Augustin sera, pour un esprit droit et fort, une sorte de mise en scène des luttes, des progrès et de la victoire, dans un grand cœur et un grand esprit, de la vérité éternelle sur les illusions de la fausse sagesse. » Il en parle d’expérience, la vérité éternelle ayant aussi triomphé chez lui pour toujours. Au fait, après avoir lu avec soin toutes ses lettres et ses notes les plus intimes, celles qu’il n’avait écrites que pour lui-même, je n’ai pu trouver, à dater de sa conversion, aucun indice d’une foi ébranlée, chancelante ou seulement inquiétée par des retours de doute ou des assauts involontaires d’incrédulité. Bien loin de là, il va, suivant le langage du Psalmiste, de clarté en clarté ; le surnaturel et l’invisible, dont il possède par la foi le sentiment intime, sont devenus la lumière et l’aliment de son âme. C’est là, bien certainement, une grande grâce ; c’est le prix des efforts qu’il a faits pour connaître la vérité autant qu’il appartenait à un esprit aussi richement pourvu des plus heureux dons.

A Dieu ne plaise que nous proposions à ses pareils de se livrer, comme lui, à l’étude de la théologie et à la lecture des Pères de l’Église. On n’en ferait rien d’abord, et de ceux qui le tenteraient, la plupart n’auraient ni la constance, ni surtout le loisir nécessaire pour persévérer dans cette voie. Mais nul ne saurait s’exempter d’avoir souci des grandes questions d’avenir, c’est-à-dire d’éternité. Songez donc : nous sommes embarqués sur cet océan du temps, et le navire vogue, vogue toujours, sans qu’il vous soit possible de suspendre ou de retarder un instant sa marche. Où nous mène-t-il au bout du compte, et à quel rivage aborderons-nous ? Devant nous, là où nous allons fatalement, n’y a-t-il vraiment que l’inconnu ? Oui, dit l’incrédule, et il s’endort sur cette réponse si peu rassurante. Mais le croyant dit que ce rivage d’au-delà, invisible à nos regards, nous est connu par la foi, et il affirme que Dieu a envoyé sur la terre son propre Fils pour nous révéler les mystères de la vie future et nous guider sûrement vers le port de salut. Cela vaut bien la peine d’y réfléchir et d’examiner si ceux qui ont cette foi et cette espérance ne seraient pas dans le vrai. Certes, il y à péril à se tromper ; à un moment donné, l’erreur, qui est de conséquence, serait à tout jamais irréparable.

Clerc avait pris le bon parti et ne s’en est jamais repenti. Avis à ceux qui n’ont pas encore le bonheur de croire et auxquels les moyens de s’éclairer ne manqueront pas plus qu’à lui, s’ils veulent se mettre en sûreté contre l’éventualité redoutable d’un naufrage éternel.

 

 



[1] Le père Ventura, le père Lacordaire, etc.

[2] Il y a dans cet énoncé des inexactitudes qu’Alexis corrigera dans la suite. De ce que l’autel peut subsister tout seul par la vertu d’en haut, il ne s’ensuit pas que le gouvernement ne lui doive aucun appui, aucune protection, et que l’accord des deux pouvoirs ne soit pas très-souhaitable. Au reste, il faut bien avouer que, sous la Restauration, l’Église avait des amis maladroits dont les fautes étaient habilement exploitées par le machiavélisme révolutionnaire.

[3]Indret, par M. Babron, inspecteur des services administratifs de la marine. (Les établissements impériaux de la Marine française).

[4]Il n’avait garde d’oublier cet évêque, qui, d’après l’auteur de la vie de saint Hermeland, était le fondateur du monastère d’Aindre et avait placé à sa tête le saint abbé dont on montrait l’ermitage dans l’ile d’Indret.

[5]Erreur : ceux-là même ne sont pas de foi, et, en général aucun miracle rapporté par les historiens n’est de foi ; mais il y aurait grande et coupable témérité à nier ceux qui sont reconnus tels par l’autorité de Saint-Siège.

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