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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 6)

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CHAPITRE VI.

 

préludes de vocation. — préparatifs d’un nouvel
embarquement
.

 

Le ier  janvier 1850, Clerc fut promu au grade de lieutenant de vaisseau.

Il venait d’entrer dans sa trente-et-unième année. Désormais, grâce à l’expérience d’homme de mer qu’il avait acquise depuis dix ans, et grâce aussi aux connaissances mathématiques dont il venait de trouver l’emploi dans les usines d’Indret et à bord du Pélican, la carrière qui lui restait à parcourir était belle, facile et assurée, et rien ne lui manquait, humainement parlant, pour être satisfait de son sort.

Mais son cœur avait des aspirations qui réclamaient quelque chose de plus et qu’il croyait devoir écouter. Dieu exigeait-il de lui qu’il quittât la marine pour s’attacher plus étroitement à son service ? Cela ne lui apparaissait pas encore dans une pleine évidence ; mais il était trop franc pour dissimuler les pensées qui l’agitaient, trop fidèle à la grâce pour ne pas être prêt à tout.

Venu à Paris au printemps de 1850, il passa en retraite la semaine du Bon Pasteur, sous la direction du P. de Ravignan. Après un mûr examen, il sollicita dès lors son entrée dans la Compagnie de Jésus, qu’il connaissait depuis longtemps et vers laquelle il se sentait attiré. Mais le P. de Ravignan n’était pas homme à brusquer ces sortes de décisions. Quand il s’était agi de sa propre vocation, qui brisait une brillante carrière à peine commencée, vivement combattu par sa famille, il avait temporisé sans que sa résolution fût un instant ébranlée. Il pensa que Clerc pouvait faire de même ; et, malgré l’ardeur impatiente de ses désirs, Clerc dut attendre [1].

Nous avons sous les yeux quelques notes de sa main, portant la date de cette retraite. D’abord des réflexions sur l’Immaculée Conception, croyance catholique sur laquelle on attendait encore la définition solennelle qui devait, quatre années plus tard, réjouir le cœur de tous les fidèles serviteurs et enfants de Marie. Puis des considérations d’un caractère dogmatique sur le sort éternel des réprouvés, sur l’expiation infinie de Jésus-Christ, patrimoine commun de tous les hommes.

Plus loin, au beau milieu d’une page consacrée à plusieurs sujets , cette invocation qui tranche sur le reste :« Sainte Marguerite de Cortone, priez pour moi ! »

Sans doute Clerc a lu pendant sa retraite la Vie de cette sainte, qui, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, fut une grande pécheresse ; et dans la sincérité de sa pénitence, reconnaissant qu’il a commencé comme elle, il veut aussi finir comme elle et la réclame pour patronne.

Les dernières lignes roulent sur ces mots :amour et souffrance, - il a compris que sans douleur on ne peut vivre dans l’amour de Dieu : sine dolore, non vivitur in amore[a]. Et ce noble amour a, chez lui, tous les effets dont parle en termes si éloquents le pieux auteur de l’Imitation :« Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis [2]. »

De retour à Brest, où le fixe de nouveau son service, il reprend avec plus d’ardeur que jamais sa vie d’austérité et de bonnes œuvres. Il en use avec le monde en homme qui n’attend rien de lui et qui a brûlé ses vaisseaux. Arrive la fête du Saint-Sacrement ; Clerc juge que sa place est à la procession sur les pas de son Dieu, et il escorte le dais en uniforme, un cierge à la main. Cela ne plut pas à tout le monde et le bruit en alla jusqu’à Paris.

Qu’on se figure la stupéfaction de M. Clerc, persuadé que la religion doit se renfermer dans l’enceinte des temples et s’interdire rigoureusement toute manifestation extérieure. D’autres que lui, parmi lesquels de fervents chrétiens, étaient tout à fait de cet avis, et il a fallu de bien dures leçons pour qu’on accordât enfin au culte catholique une petite place au soleil. Ceux qui la voudraient grande sont bien hardis !

Naturellement Alexis est taxé d’exagération. Il en s’en défend que faiblement, pensant qu’il a ses défauts, qu’il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme et qu’il peut gâter, en y mettant du sien, le bien pour lequel il se sent une si vive passion. Mais il ne passera pas condamnation sur des reproches qui atteindraient du même coup les pratiques les plus autorisées de l’Église, ou les exemples des Saints qu’il ne perd jamais de vue. Être un peu fou aux yeux du monde ne lui déplaît pas, car il sait qu’on sauve son âme et qu’on gagne le cœur de Dieu en embrassant généreusement la folie de la croix.

On reconnaîtra ces sentiments dans une lettre adressée de Brest à son père.

« Quant à moi, mon cher père, je ne puis qu’approuver ce que tu dis : J’ai le défaut de vouloir toujours aller plus avant que les autres dans la voie où je m’engage, et je reconnais avec toi qu’il faut tâcher de s’en corriger. Que la voie soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, il est toujours mauvais de vouloir y primer. Mais tu sens bien que mon embarquement ne changera rien à cela ; que je sois à Paris, à Brest ou en Chine, j’y serai toujours avec ce détestable esprit de vanité. Il faut le combattre partout où je serai, à terre ou à bord, et je suis encore mieux pour cela à terre, car j’ai tous les secours spirituels qui me manqueraient au large. Ce n’est malheureusement pas une petite affaire que de se vaincre soi-même, surtout dans ce qui touche à l’orgueil.

« II est bien possible que ce détestable sentiment ait inspiré un grand nombre de mes actions, bonnes par conséquent seulement en apparence ; mais s’il faut purifier l’intention, il faut persévérer dans ce qui sera très-bon quand l’intention sera purifiée.

« Je dois te dire aussi que si je n’ai pas d’occupations serviles et nécessaires, j’en ai cependant passablement et que je ne suis pas oisif. On croit volontiers que les dévots se font une espèce de far niente, de paresseuse oisiveté où, comme le rat, ils se retirent loin des tracas ; et puis, dans cet agréable détachement des choses du monde, les uns, — les moines, qui mangent bien, dorment bien et ne chantent que par l’organe de chantres gagés, — engraissent à vue d’œil ; les autres ont leur pensée toujours fixée sur une même idée, ou mieux à la recherche d’un être qui n’existe pas, ils sont enfoncés comme les faquirs dans les ténèbres d’une abstraction qui détruit toute réalité. On me fait l’honneur de me classer dans la seconde espèce, celle des pauvres fous qui prennent la chose au sérieux. Mais tout cela n’est pas la vérité. Il y a quelques êtres ignobles qui se font litière des choses saintes ; il y a quelques fous de religion ; il y a quelques esprits vagues et obstinés qui se perdent dans les abstractions ; s’ils ont quelque force naturelle et quelque orgueil, c’est la matière dont se font les hérésiarques ; il y a enfin quelques songe-creux qui ne songent à rien et qui croient presque voir la substance de la Trinité. Avec la grâce de Dieu et la soumission à mes guides, j’espère éviter ces dangers à l’avenir comme je crois les avoir évités jusqu’ici.

« Certainement la méditation est recommandée, mais rien n’est moins vague ; il faut toujours en tirer quelque conclusion pratique, et il faut beaucoup plus chercher une affection, un mouvement du cœur vers Dieu, que les conceptions les plus sublimes de l’esprit. Quoi de plus sage, de plus prudent, de plus éloigné de l’état condamnable du songe-creux, de l’hérésiarque, du fou ? Notre religion est positive ; elle n’est pas une abstraction. Notre Dieu n’est pas vague et indéterminé ; il est inaccessible et infini dans son essence ; il n’est pas bon de vouloir scruter le mystère dont il se couvre à nos yeux ; mais, en Jésus-Christ, il est accessible et à notre portée, surtout à celle de nos cœurs ; et toute notre religion, c’est d’imiter Jésus-Christ et de l’aimer.

« Quant à l’ascétisme beaucoup trop exagéré, je cherche ce que j’ai pu faire pour inspirer cette opinion. Ce ne peut être que des conversations ; il ne faut pas trop s’en préoccuper ; comme tu le sais, sans parler absolument sans réflexion, je ne pèse toutefois pas assez mes paroles pour être assuré que je ne les désavouerai pas avec un peu plus de réflexion. Je ne me souviens pas actuellement de ce qui a pu faire porter ce jugement.

 

« Que le monde blâme ma conduite, c’est fort naturel, et je ne lui suis en reste de rien ; car, s’il me blâme de ne rechercher ni mon intérêt ni mon plaisir, je le blâme précisément de chercher l’un et l’autre. Ici, il n’y a pas moyen de s’entendre : l’un dit blanc, l’autre noir ; il n’y a qu’à choisir et mon choix est fait ; mais assurément ce n’est pas là ce que tu blâmes, toi qui es si peu du monde. Reste donc l’exagération ; je ne dis ni oui ni non, car je ne sais ce dont tu veux parler et je voudrais savoir où prendre ce nouvel ennemi. C’est très-vague de dire que l’on est exagéré, mais si tu veux bien préciser ce qui te paraît tel, je te promets d’y faire une sérieuse attention. Je pense que ma conduite pendant mon voyage et mon voyage lui-même témoignent que je suis en défiance contre mes idées propres, quand même elles sont dirigées vers le bien le plus pur. L’excès n’est pas un bien, c’est même un mal ; je veux le fuir comme un autre. L’excès en cette matière vient d’une présomption qui fait embrasser plus que ses prinses[b], comme dit Montaigne ; elle ne peut rien étreindre, et elle jette bientôt dans un dégoût, un découragement qui rend incapable des choses les plus faciles. Mais s’il ne faut pas de présomption, il ne faut pas de lâcheté, et il faut, sous peine des plus grands dangers, entreprendre, avec notre confiance fermement établie en Dieu, tout ce qui nous est possible. L’exagération a quelque chose de personnel, d’humain, qu’il est facile (au moins aux autres) d’apercevoir ; le zèle pur a quelque chose de saint qui révèle sa divine origine. Mais laissons.»

Cependant une nouvelle perspective commence à poindre dans le lointain. Clerc, embarqué sur le Duguesclin qu’on est occupé à désarmer, écrit à son père dans les premiers jours du mois d’août : « Je prévois aussi un autre embarquement plus sérieux et qui me ferait naviguer peut-être beaucoup et longtemps. Mais, comme il n’y a rien d’arrêté, je remettrai à t’en parler plus explicitement, que j’aie quelque chose de précis à t’apprendre. »

Mais en même temps, chose singulière !les idées de vocation vont leur train et prennent de plus en plus consistance. Voilà ce qui désole M. Clerc, qui voit son Alexis repousser d’un côté tout projet d’établissement et de l’autre ne poursuivre sa carrière qu’avec la résolution, déjà peut-être irrévocable, de l’abandonner au moment où elle lui sourit plus que jamais. Cruelle prévision pour un père qui a placé sur la tête d’un fils tendrement aimé ses plus chères espérances et qui voit ainsi s’écrouler l’édifice de son bonheur !

Mais il n’y a encore rien de fait et il espère bien détourner le coup. Il commence donc par attaquer son fils sur ses résolutions présentes et sur cette espèce de mur invisible qu’il a mis entre lui et le monde, évidemment dans l’espoir d’arriver un jour à une séparation définitive.

Alexis, serré de près, se défend vivement, et l’on sent qu’il ne cédera pas un pouce de terrain.

« C’est avec chagrin, écrit-il à son père, que j’ai lu dans ta lettre du 3 que ce qui te paraissait exagération de dévotion me paraissait à moi peut-être de la tiédeur à cause des points de vue différents où nous sommes placés.

« Je ne puis en effet rien changer à ma conduite en ce qu’elle a de conforme à ma foi. J’eusse bien préféré que tu eusses trouvé à reprendre autre part ; je t’eusse prouvé combien j’ai à cœur de te donner satisfaction. C’est peut-être dans la prévision qu’il y avait là pour moi une impossibilité de concession que tu as entrepris de me montrer qu’en te plaçant par supposition dans mon point de vue, tu verrais les choses autrement. Ainsi tu rappelles tes observations au sujet de la recherche que je faisais à Paris pour quitter le monde. Je les ai encore relues avec grande attention ainsi que celles de la présente lettre. Elles se réduisent à deux chefs, le premier que le célibat est un état contre nature, le second que j’ai une carrière faite que j’abandonne. Comme je ne me souviens pas d’y avoir fait réponse, tu me pardonneras celle-ci ; si elle n’a pas le mérite de la persuasion, elle aura peut-être pour toi celui de la nouveauté.

« Le mariage est pour l’espèce ce que la nourriture est pour l’individu ; c’est son moyen de conservation, de sorte qu’il est pour l’espèce une loi naturelle, et c’est, comme le dit ta note, le commandement que Dieu a posé en disant à nos premiers parents : Croissez et multipliez. Ainsi, tu aurais très-fortement établi que le mariage est un devoir naturel pour l’espèce et que, par suite, il est bon. Mais ce qui regarde l’espèce n’impose pas obligation à tous les individus. De même que dans une armée, où il faut des tambours, des porte-drapeaux, il ne faut pas que tous soient tambours ou porte-drapeaux ; de même, dans l’entretien et la conservation de l’espèce, etc. »

Le lecteur voit d’ici la conséquence : il n’est pas nécessaire que tous soient pères de famille. Mais là-dessus qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse.

On sait le commerce assidu qu’Alexis entretenait avec saint Thomas et l’habitude où il était de recourir à lui pour résoudre les objections qui lui arrivaient de tous côtés. Ici nous le prenons sur le fait, et au moment où il écrit ces lignes assez originales et même empreintes d’une certaine gaîté, il a son saint Thomas ouvert devant lui, soit sa Somme théologique (2a 2æ. q. 152. a. 2. ad primum), soit la Somme contre les Gentils (1. iii, c. cxxxvi) ; car c’est là que nous trouvons la distinction des choses nécessaires à la conservation de l’individu et des choses nécessaires à la conservation de l’espèce ; distinction qui donne lieu à un raisonnement identique à celui d’Alexis, en ce qui concerne le mariage, bien que saint Thomas n’ait parlé ni de porte-drapeaux, ni de tambours.

Cette argumentation est, du reste, irréfutable ; et, chose curieuse, quelques années plus tard, M. Jules Simon devait l’employer aussi dans un livre où il se plaçait exclusivement au point de vue de la morale naturelle. Il ne cite pas saint Thomas, mais évidemment il l’a lu et il écrit en propres termes : « Malgré tout ce qu’on peut dire du vœu de la nature, la nature, n’ayant pas besoin que tous les individus se reproduisent, peut permettre que la continence soit non-seulement possible, mais facile. » D’où il conclut qu’il n’est ni juste ni philosophique de condamner l’état de célibat [3].

M. Clerc, qui se disait philosophe, avait donc affaire à forte partie ; on prenait à tâche de le poursuivre sur son terrain et de le battre par ses propres armes.

« Voilà la raison philosophique, ajoute Alexis, mais la pratique et le jugement de l’Église sont bien plus concluants, et tu ne peux douter qu’elle ne fasse du célibat un très-grand cas. Il n’est pas de précepte, il est vrai, car autrement elle défendrait le mariage, et, au contraire, elle déclare que le mariage est un état saint ; mais il est de conseil, et meilleur que le mariage. Assurément tu sais que tel a toujours été et sera le sentiment de l’Église en cette matière. Cependant tu t’y confirmeras encore en lisant dans la première Épître aux Corinthiens le chapitre VII.

« Ce n’est pas pour le plaisir de faire de la controverse que je te dis ces choses, mais je ne voudrais pas que tu te méprisses sur mes sentiments. Nous sommes tombés tous d’accord qu’il me fallait attendre. Cette décision t’a paru sage, et il faut la suivre.

« Combien je voudrais te communiquer les magnifiques espérances qu’elle me laisse entrevoir ! Mais je heurterais ton sentiment, et loin de te remplir le cœur de joie, je n’y causerais que du trouble et de la douleur. Cependant tu dois, d’après la prudence que je me flatte d’avoir montrée, compter que je continuerai à m’en inspirer. Il est probable que je suivrai la marche naturelle des événements, que je laisserai à Dieu de me mettre, pour ainsi dire, de sa propre main où il me veut, si je ne dois pas rester où je suis. Mais je ne compte pas m’ingérer de quitter ma place par un effet de ma propre volonté.

« Cela me mène à répondre à ta seconde observation : que j’abandonne ma carrière. Si je l’abandonne, c’est que je n’y tiens pas ; dès lors que cet abandon serait volontaire et spontané, il ne serait pour moi aucunement malheureux. Et je reste marin avec la disposition de ne l’être plus demain s’il plaît à Dieu. Je t’assure que cela ne me paraît pas un sacrifice. »

Mais M. Clerc ne se tient pas pour battu et il revient à la charge assez vigoureusement, paraît-il, ce qui lui vaut toute une lettre sur le célibat des prêtres. Cependant il s’abstient pour le moment d’attaquer directement la résolution de son fils, car celui-ci ajoute, après avoir vaillamment défendu sa thèse : « Nous sommes restés en dehors de la question personnelle et nous sommes bien d’accord sur ce qu’il y a maintenant à faire pour moi : c’est de rester garçon, tu le trouves toi-même très-sage. Au retour du voyage, il aura bien passé de l’eau sous le pont, et je ne pense pas si loin dans l’avenir. A chaque jour suffit son mal. »

Ce n’est donc qu’une trêve, mais à laquelle le voyage de long cours dont il est ici question promet une durée assez étendue ; chacun des combattants compte bien d’ailleurs reprendre en temps utile les hostilités, avec plus de succès que par le passé.

Mais quel est donc ce voyage vaguement annoncé et qui sourit à notre Alexis, bien qu’il regarde sa carrière de marin comme à peu près terminée et que l’ambition même la plus légitime semble n’avoir plus sur lui aucune prise ? Évidemment ce projet doit être non-seulement dans ses goûts, mais de nature à satisfaire aux secrètes aspirations de son cœur et à n’apporter aucun obstacle à sa vocation. En effet, Dieu avait disposé toutes choses à souhait, de manière à lui donner toute sécurité sur ce point essentiel, sans qu’il eût à s’en occuper et à imaginer des combinaisons qui très-probablement n’eussent jamais présenté les mêmes avantages.

Une amitié récente encore, mais sur laquelle il pouvait entièrement compter, amitié fondée sur la conformité des vues, des sentiments et des principes religieux, consacrée — vingt années plus tard — par les mêmes vœux prononcés au pied des mêmes autels, voilà ce qui intervint providentiellement dans sa vie et lui fournit le moyen de poursuivre son généreux dessein avec une ardeur toujours égale, par un chemin en apparence assez détourné et qui semblait même fait pour l’éloigner du but.

Ce fut à Brest, en 1848, que Clerc rencontra le commandant Robinet de Plas, capitaine de frégate, son aîné, son ancien dans la marine et son supérieur en grade, mais son égal par la charité qui les attirait l’un vers l’autre. Ils faisaient tous les deux partie d’un club (c’était le langage du temps), ouvert aux officiers des divers corps de la marine afin de les soustraire aux dangers de la vie de café. Clerc, alors enseigne de vaisseau, était membre du bureau et rendit comme secrétaire d’importants services attestés par son ami, qui nous recommande le silence sur la part qu’il prenait lui-même à cette bonne œuvre. Le commandant ayant été appelé à Paris, dans le courant de la même année, pour siéger au conseil d’amirauté, Alexis s’empressa de le mettre en rapport avec son père et avec son frère Jules, et il écrivait au premier avec sa cordialité expansive : « Tu dois avoir vu M. de Plas, capitaine de frégate. Tu auras été content de ce marin ; c’est le plus bel échantillon que nous puissions envoyer à Paris ; il ne serait pas prudent d’acheter toute la partie en bloc sur ce spécimen. Je suis bien seul ici depuis que je ne l’ai plus, et j’ai besoin à chaque instant de penser au bien qu’il peut faire dans sa nouvelle et importante position pour me consoler de l’avoir perdu. »

La position du commandant ‘devint encore plus importante et son influence plus étendue, lorsque le brave amiral Romain Desfossés le nomma chef du cabinet au ministère de la marine. L’heure était aux généreux projets et à une politique plus chrétienne que celle qu’on avait vue à l’œuvre et dont on avait éprouvé la faiblesse sous la monarchie de 1830. Qu’on se rappelle ce retour triomphant de Pie IX à Rome, préparé par l’épée de la France et applaudi dans les deux mondes non-seulement par les catholiques, mais par tous les vrais amis de la justice et du droit. Comme nous nous sentions forts alors ! Peu de temps avait suffi, au lendemain d’une révolution insensée, pour relever notre ascendant et nous rendre notre rang parmi les puissances de l’Europe. Ni notre trésor ni nos armements n’étaient accrus par la chute de Louis-Philippe ; mais nous marchions les premiers au chemin de l’honneur, et jamais notre drapeau ne fut plus respecté que le jour où il s’inclina sous la bénédiction du Pontife-Roi.

On ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du ministre de la marine le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins, suivant une tradition vraiment nationale, devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué sous le dernier règne. M. de Plas, désigné pour cette mission si honorable, désirait avoir Alexis à son bord. On devine comment celui-ci accueillit l’ouverture qui lui fut faite ; en attendant qu’il pût s’enrôler de sa personne dans la sainte milice, il ne souhaitait rien tant que d’être, n’importe à quel titre, l’auxiliaire du prêtre et surtout du missionnaire. La chose étant revenue à M. Clerc par le P. de Ravignan, Alexis fut mis en demeure de s’expliquer avec son père et voici ce qu’il lui écrivit (lettre du 5 septembre 1850) :

« J’arrive maintenant au projet de voyage. De Plas m’a en effet proposé cette expédition, et comme tu penses bien, j’ai accepté de tout cœur. Rien ne pouvait en effet mieux satisfaire mes vœux. Si je dois rester marin, rien ne peut m’y plaire autant que d’y servir, le plus directement possible, l’Église.

« Puisque tu as appris la même chose par le P. de Ravignan, il faut qu’elle soit regardée comme très-décidée. Quant à moi, je n’ai pas de nouvelles à ce sujet depuis fort longtemps. De Plas est parti pour Rome le 8 août et je n’ai rien reçu de lui depuis lors. Il a entrepris ce voyage pour prendre les instructions et les ordres du Saint-Père ; mais il n’en est encore aucunement question et tous l’ignorent, si ce n’est ceux à qui j’ai fait des ouvertures pour avoir leur concours. Le choix du bâtiment n’est même pas arrêté. Cependant je crois très-fort que l’expédition se fera. Si je ne mérite pas l’honneur d’en faire partie, malgré la grande satisfaction que j’y trouverais, je me crois très-disposé à m’y résigner. Comme tu me dis, il ne faut pas se fier aux espérances les plus flatteuses, et cela devient facile à celui qui est intimement convaincu que la Providence conduit tous les événements pour le plus grand bien de ses enfants.

« Que je serais heureux, mon cher père, si tu t’unissais à moi pour apprécier ce beau projet ! L’histoire de notre chère patrie la montre comme étant toujours dans les siècles passés le bouclier et l’épée de l’Église. Clovis a défait l’arianisme ; Charles Martel, le mahométisme ; Montfort, le manichéisme ; la ligue, le protestantisme. Depuis les croisades, où les plus illustres étaient les Français, le nom de Franc s’employait partout chez les barbares pour signifier chrétien, et la France, acceptant cette naturalisation, avait toujours pris en main la défense de tous les chrétiens opprimés à l’étranger.

« C’est ainsi que nos forces protégeant toujours la vertu, le dévouement et la faiblesse, le nom de la France était béni par toute la terre. Elle était proclamée la nation généreuse et chevaleresque. Oh !que ces temps reviennent ! Que nous comprenions quelle est notre mission, que notre destinée est la plus grande que Dieu ait faite à une nation ! En nous donnant d’être les défenseurs de l’Église, des Papes, des apôtres qui vont porter son Évangile aux confins de la terre, il a fait de la France le bras droit, la puissance temporelle de son royaume spirituel. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plus grande destinée pour un État. Notre autorité doit être universelle comme celle du Pape ; il nous appartient de protéger partout les chrétiens et les missionnaires. »

Quand il eut reçu l’assurance que l’expédition se ferait et qu’il en serait, il tressaillit de joie, et empruntant à la Vierge Marie son chant d’actions de grâces, il s’écria : Magnificat anima mea Dominum. Il est vrai, là comme toujours, il ne vit pas son idéal pleinement réalisé ; le projet de visiter les missions catholiques subit des atténuations et des retouches qui lui ôtaient, à ses yeux, un peu de sa grandeur et de sa portée au point de vue religieux. Mais il en restait assez pour qu’il y trouvât un noble emploi de ses forces et qu’il eût lieu de se féliciter, en attendant mieux, d’être associé à une entreprise dont on pouvait bien augurer pour la prospérité de plusieurs importantes chrétientés situées sur les côtes d’Afrique et sur les différentes plages de l’extrême Orient.

« Je crois prochain, écrivait-il (lettre du 19 octobre), le terme de mon attente, et d’un jour à l’autre je peux recevoir l’ordre d’embarquer. Il paraît que l’on s’est arrêté au choix d’un bateau à vapeur, le Cassini, qui est à Lorient, et c’est là que nous irons en faire l’armement. La campagne ne serait pas non plus telle que nous l’aurions voulu ; elle se bornerait peut-être à l’Inde et à la Chine au lieu d’embrasser tout l’univers. Il est probable aussi que le commandant ne pourra choisir ni son équipage, ni tout son état-major. Enfin je crains, pour ma part, sans avoir à ce sujet rien de positif, que l’on ne donne à l’expédition un air trop diplomatique ; je préférerais marcher plus carrément et dire tout bêtement que nous allons secourir et protéger les Jésuites. Il est vrai que, pour la France, la diplomatie et la protection de la religion catholique sont, pour ceux qui ont un peu vu le monde, une seule et même chose. J’aurais voulu cependant qu’on ne craignît pas de proclamer notre intention. La circonspection, la prudence n’est peut-être pas mon fort ; j’avoue que je n’aime pas ces concessions à l’opinion publique égarée. Toutefois je me rassure en songeant au chef qui doit nous commander et avec lequel je suis sûr que cette prudence du siècle n’ira jamais jusqu’à la faiblesse.

« Le bâtiment est, dit-on, fort avantageux sous beaucoup de rapports ; il est à peu près neuf, les chaudières en sont à terre en réparation ; après ces travaux le Cassini sera en état de faire une longue campagne. Mais cela demandera quelque temps, et je me suis laissé dire qu’il faudrait environ trois mois avant qu’il pût prendre la mer.

« Je ne sais trop quel sera l’emploi de ce temps et si je le donnerai à l’armement ou à acquérir les connaissances qui permettent de rapporter d’un beau voyage des documents qui intéressent la science. Je suis disposé à tout ce que voudra de Plas ; en tout cas, je vois arriver avec joie le moment de m’utiliser. Je ne crains pas trop le désœuvrement, et l’ennui ne me tourmente guère ; mais mon inutilité me pèse et je suis un peu honteux de vivre avec si peu de peine. »

Dieu sait pourtant s’il avait à faire ; et, quant à la peine, s’il en était exempt par la modération de ses désirs, il savait s’en donner pour autrui autant et plus que ne le font généralement ceux qui sont stimulés par leur propre intérêt. Mais ce n’était rien au prix de ce qu’il souhaitait faire, étant de ceux qui, après s’être acquittés de leur tâche en conscience, savent se rendre justice en disant : Nous sommes des serviteurs inutiles [4].

Voici une première tentative de Clerc, d’accord avec le commandant du Cassini, pour donner à l’expédition projetée un caractère aussi catholique que possible. Alexis connaît le R. P. Rubillon, provincial de la Compagnie de Jésus à Paris, le même que l’on a vu depuis assistant de France à Rome ; plein de confiance dans le zèle et la charité de ce digne supérieur, il lui écrit, le 19 octobre :

 

« Mon Révérend Père,

« Je vous remercie du fond du cœur de votre lettre si affectueuse ; j’embrasse aujourd’hui cette longue campagne avec une parfaite sécurité, et dans l’espoir que Dieu la fera servir à sa gloire et à notre profit spirituel. Le commandant de Plas, à Rome, a offert de transporter à bord du Cassini un délégué du Saint-Père qui pût examiner et apprécier l’état et les besoins du royaume universel. Le ministère a fait lui-même la même ouverture au nonce à Paris. Il est probable qu’un projet qui paraît si avantageux à l’Église sera accepté ; cependant cela n’est pas sûr. Quoi qu’il en soit, ce délégué, qui peut-être ne serait pas Français, pourrait avoir des visites à faire qui le tiendraient longtemps absent du bord, le bâtiment ne serait pour lui qu’un moyen de transport ; et vous comprenez, mon cher Père, que nous voulons un prêtre pour nous. Aussi nous avons recours à vous.

« La loi relative aux aumôniers n’en attribue pas aux bâtiments comme le nôtre ; nous nous réjouirions de ce malheur si nous pouvions en profiter pour avoir un Jésuite. Puisque le gouvernement n’interviendrait pour rien dans ce choix, il ignorerait volontiers ce qui ne le regarderait pas.

« Le Père serait nourri avec et par le commandant ; nous réclamons les dépenses de toute autre espèce, et nous tâcherons de le rendre en aussi bon état qu’on nous l’aura livré. Dans la difficulté de faire davantage et de constituer à notre aumônier des émoluments comme s’il était légalement et administrativement embarqué, il n’y a qu’un prêtre ayant fait vœu de pauvreté et que son ordre recevra de nouveau dans son sein après l’expédition, qui puisse convenir. Cette considération fera peut-être que l’évêque de Vannes, de qui les aumôniers qui embarquent dans ce port reçoivent leurs pouvoirs, se départira du droit de choisir un prêtre de son diocèse, et voudra bien accorder à un Père Jésuite ce qui ne pourrait être accepté par un prêtre séculier.

« Mais si les difficultés extérieures paraissent faciles à lever, il faut cependant des raisons de poids pour décider votre Compagnie à consacrer pendant trois ans un Père à un aussi petit nombre de fidèles que l’équipage du Cassini (130 hommes).

« D’abord, le bâtiment remplira d’autant mieux son importante mission que les hommes en seront plus religieux, et il est certain que leur avancement ne sera pas utile à eux seuls. Mais la raison principale est que le bâtiment doit en effet, comme il avait été dit d’abord, faire le tour du monde, et que, par conséquent, vous pouvez avoir comme un visiteur général qui fasse pour toutes vos maisons voisines du littoral ce qui, je crois, se fait dans vos diverses provinces de l’Europe De telle sorte que la Compagnie trouverait quelque avantage à ce qui nous serait si avantageux à nous-mêmes.

« Mon Révérend Père, c’est de la part du commandant de Plas que je vous adresse cette demande ; il sera lui-même à Paris le 28 octobre et vous verra pour cette affaire ; mais comme elle peut être longue à décider, il a désiré que je vous écrivisse, pour ne pas perdre de temps. Nous comptons que le bâtiment sera prêt à partir à la fin de décembre.

« Mon cher et vénéré Père, soyez-nous favorable dans ce projet, où nous sommes aussi jaloux de notre bien que de celui de la Compagnie. Il est clair que le choix d’un Père convenant à ces doubles fonctions d’aumônier et de visiteur appartient exclusivement à votre Très-Révérend Père Général ; mais de Plas m’a dit de vous citer le nom du P. de Sainte-Angèle, qui est, croit-il, à Dôle, sans toutefois insister aucunement.

« Je prierai Dieu qu’il vous rende favorable à nos desseins.

« Votre très-respectueux et soumis fils en N.-S. J.-C.

« A. CLERC. »

 

Quel esprit de foi et quel cœur d’apôtre !quel respect de toutes les convenances, en particulier des convenances de la vie religieuse ! On sent que la soumission filiale de Clerc à son vénérable correspondant n’est pas un vain mot, et que, sans être lié par des vœux, il y trouve un avant-goût de l’obéissance religieuse. Tout, pourtant, ne devait pas marcher au gré du commandant de Plas si bien secondé par son lieutenant. Le Cassini ne fit pas le tour du monde et aucun Jésuite n’y fut embarqué. Mais ce double mécompte fut compensé par la présence de deux vénérables évêques, accompagnés de plusieurs prêtres, et par les services que l’expédition, une fois parvenue en Chine, rendit à l’une des plus intéressantes missions de la Compagnie de Jésus dans cet extrême Orient.

Les préparatifs furent longs et laborieux. Les officiers se recrutaient à petit bruit, sans prosélytisme affiché, et le choix fut aussi heureux qu’on pouvait raisonnablement le souhaiter, en tenant compte des entraves administratives.

« Le Cassini n’est pas encore prêt à partir, écrivait Alexis à son frère Jules au commencement de novembre (1850) ; ses chaudières sont à terre et il faut encore un mois avant qu’elles ne soient à bord ; le départ ne me paraît guère possible que dans le commencement de janvier. C’est un bâtiment très-semblable au Caïman ; il est déjà éprouvé par une campagne qui n’a rien usé et a fait l’essai de toutes choses. La machine est bonne et elle est revue d’un bout à l’autre et comme mise à neuf.

« Nous devons avoir en partant force passagers de toute robe, même des religieuses et des évêques : le nouvel évêque de Bourbon, où jusqu’ici il n’y avait pas eu d’évêché, et Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, qui a déjà souffert pour la foi.

« La campagne séduit beaucoup les officiers de marine, et il paraîtrait que l’ombre des soutanes, comme dit M. Hugo, n’obscurcit pas assez l’avenir du Cassini pour le faire redouter. Malgré notre petit parfum de jésuitisme, on paraît assez disposé à devenir nos collègues ; c’est, du reste, un parfum qui se répand tout seul, car nous vivons fort tranquilles, mon collègue Bernaert et moi, et on pourrait même dire dans une réserve diplomatique, si ce n’était l’effet de nos goûts personnels. »

Ce lieutenant Bernaert, second du Cassini, était un marin expérimenté et un vaillant chrétien. Alors âgé de cinquante ans, il avait demandé à partir comme officier en supplément, c’est-à-dire à prendre le dernier rang ; mais une décision du préfet maritime, qu’il n’avait nullement provoquée, lui rendit son droit d’ancienneté. Non moins généreux que modeste, quoiqu’il fût sans fortune, il donnait largement du peu qu’il avait ; ainsi, à son arrivée en Chine, il donna au procureur des Missions étrangères, pour l’œuvre de la propagation de la foi, une somme de 600 francs, disant qu’il n’était pas venu dans ce pays-là pour faire des économies. C’était, nous dit-on, un officier auquel l’occasion seule manqua pour s’élever jusqu’à l’héroïsme et qui vivait en saint. Une fois rendu à la vie privée, il se retira dans un bourg du département du Nord (Steenvoorde), où il mourut, il y a peu d’années, laissant la réputation d’un grand homme de bien, et des exemples que n’ont pas oubliés ses confrères des conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Un tel homme était fait pour s’entendre avec Alexis. Avant le départ, on les voyait chaque matin assister ensemble à la première messe de la paroisse, ensemble s’approcher de la sainte table ; digne préparation à cette sorte de croisade maritime à laquelle ils s’étaient consacrés de si grand cœur. Clerc allait tous les jours à bord suivre les travaux et proposer les installations, mettant à profit l’expérience qu’il possédait de vieille date, grâce à son embarquement sur un bâtiment du même genre, le Caïman.

Contraste piquant et instructif. Lorsque, en 1847, il parcourait la côte occidentale d’Afrique sur cette corvette à vapeur, qui avait à effectuer de nombreux transports dans l’intérêt de nos établissements du Sénégal, il se sentait peu de goût pour ce genre de service, dont le terre-à-terre répondait mal à ses aspirations guerrières et chevaleresques, et, confondant dans une même réprobation la vapeur et les transports, il écrivait à son père avec un enjouement tant soit peu caustique ; a En somme, depuis que je suis à bord, nous avons fait du charbon, puis chargé des foules de bagages, brûlé notre charbon, rechargé, rebrûlé le charbon, etc., toujours et toujours. Ça ressemble à un métier d’officier, si l’on veut ; mais nous voilà débarrassés, je crois, pour quelque temps des chargements, car il n’y a plus rien à charger. Si tu avais, depuis mon départ, conquis l’oreille de quelqu’un d’influent, je te dirais combien cet emploi de la marine de guerre est vicieux ; que les bâtiments à vapeur exigent des marins pour les conduire, mais qu’on ne saurait rien apprendre, à bord, du métier ; que les jeunes officiers ne devraient pas y être embarqués, que l’emploi qu’on fait des vapeurs comme transports fait, des officiers, des charretiers, etc. » Il avait la plus noble idée de la marine militaire, et sa prédilection était, en ce temps-là, pour la navigation à voiles ; témoin certain mémoire sur la chasse des vaisseaux, qui s’est retrouvé dans ses papiers. C’est, nous assure-t-on, une belle et ingénieuse théorie mathématique, mais dont l’application est impossible dans la navigation à vapeur. Quoi qu’il en soit, chargé sur le Cassini des détails de la machine, il utilisa dans cet emploi des connaissances d’une nature toute différente, celles qu’il avait acquises sur le Caïman, pour ainsi dire, à son corps défendant ; et contrairement à toutes ses prévisions, brûler et rebrûler du charbon, pour l’honneur de la France et dans l’intérêt des missions catholiques, devint la grande joie et comme le couronnement de sa carrière maritime.

Aussi, dans les derniers jours de 1850, nous le trouvons uniquement occupé à réunir des renseignements techniques précis et circonstanciés sur les différentes qualités de combustible qu’on pourra employer dans la campagne du Cassini. L’école des Mines offrant pour cette étude les plus abondantes ressources, Alexis voulut les mettre à profit et vint à Paris. Ce voyage lui procura la connaissance d’un homme dont l’amitié, bien que tardive, lui fut infiniment précieuse et fit époque dans sa vie. Qui n’a entendu parler du commandant Marceau, ce grand chrétien avec lequel notre jeune lieutenant avait tant de traits de ressemblance ?Tous les deux entrés dans la marine par l’École polytechnique, revenus de loin, étrangers qu’ils étaient à toute foi et à toute pratique religieuse ; tous les deux aussi, depuis leur conversion, aspirant sans cesse au plus parfait et n’ayant d’autre ambition que de procurer à Dieu des adorateurs en esprit et en vérité. On sait l’histoire de Marceau, elle est simple et belle comme son caractère. Neveu du général Marceau et seul héritier d’un nom qui figure avec tant d’éclat dans nos fastes militaires, il songeait, au sortir de l’École, à prendre rang dans l’armée de terre où son goût l’appelait et où les antécédents de son oncle lui assuraient, semblait-il, un brillant avenir. Mais il ne fut pas libre, en quelque sorte, de suivre ses inclinations. « Comment pouvez-vous songer, lui dit un officier supérieur, à entrer dans une carrière où s’est distingué un parent du même nom que vous ? Vous devez viser à une gloire indépendante et personnelle. » Poussé de tous côtés dans la marine, il céda. « Et voilà vingt ans, disait-il en 1849 à un digne prêtre, que je cours les mers sans goût comme sans répugnance. La Providence avait ses desseins. Je n’aurais pu rendre aux missions les petits services qu’il m’a été permis de leur rendre, si je n’eusse été marin [5]. »

Les petits services dont il parle avec une humilité toute chrétienne, passeraient pour grands aux yeux de tout autre que lui, et, si l’on considère ce qu’ils lui ont coûté, ils sont tout simplement héroïques.

Pour se dévouer à cette œuvre dont il comprenait toute la grandeur, il sacrifia son avenir, son repos, sa santé et, jusqu’à un certain point, la considération dont il jouissait dans la marine militaire. Quand on sut qu’il avait donné sa démission pour prendre le commandement d’un bâtiment de commerce, et cela au moment où il allait recevoir les épaulettes de capitaine de corvette, on douta qu’il fût dans son bon sens. « Mais tu as perdu la tête ? lui dit un de ses amis. — Oui, répondit-il, humainement parlant, j’ai perdu la tête ; mais j’espère que par la foi, ma folie deviendra sagesse, car je travaille par la foi et pour la foi. » Quelles victoires n’eut-il pas à remporter sur sa fierté naturelle, lorsqu’il se fit mendiant et quêteur au profit de la Société française de l’Océanie, s’exposant à être traité, ou peu s’en faut, comme un chevalier d’industrie, et ne se faisant d’ailleurs aucune illusion sur les mille chances contraires au succès de l’entreprise. Mais il y avait des millions d’âmes à sauver ; sans lui, sans la campagne qu’on lui proposait de faire sur l’Arche d’alliance, les pauvres insulaires de l’Océanie attendraient longtemps encore la visite des missionnaires et plusieurs chrétientés naissantes seraient en souffrance. Il n’hésita point ; parti en 1846, il ne revint en France qu’en 1849, et quand Clerc le rencontra à Paris, il y avait déjà près d’un an que, malade, épuisé, vieilli avant le temps et abreuvé de dégoûts de toute espèce, il était, pour ceux qui se connaissent en sainteté, l’un des plus grands exemples offerts à l’admiration et au respect de notre siècle. Animé des mêmes sentiments et tout disposé aux mêmes sacrifices, combien Alexis ne dut-il pas goûter l’entretien du noble marin qui venait de réaliser, dans une certaine mesure, l’idéal qu’il poursuivait lui-même en ce moment avec le commandant du Cassini ? La grande idée de Marceau, c’était la création d’une marine religieuse. Chose impossible ! dira-t-on. Sans doute, si le gouvernement refuse tout concours, la difficulté sera presque insurmontable. Mais, s’il voulait, les hommes de bonne volonté ne manqueraient assurément pas pour entreprendre, tous les deux ou trois ans, une campagne semblable à celle dont nous allons esquisser le tableau ; et si le pavillon français parcourait ainsi tour à tour toutes les plages de l’univers, apparaissant partout comme un signe de concorde et de paix et portant dans ses plis la bonne nouvelle, on peut croire que sa gloire n’en serait pas amoindrie. Marceau se mourait ; il venait de dépenser le reste de ses forces languissantes dans une retraite faite à Notre-Dame de Liesse, sous la direction du R. P. Fouillot. Encore un rapprochement inattendu. Ce sera dans cette même communauté (transférée à Laon) que Clerc, vingt années plus tard, passera la dernière année de sa vie (1869-70) dans les exercices de la troisième Probation, qui le prépareront au martyre. Dieu ne les a réunis qu’un instant sur terre, mais il leur réservait mieux que cela et il avait fait l’un pour l’autre ces deux grands cœurs. Oh !comme Marceau a dû faire bon accueil à notre Alexis en le voyant aborder à son tour aux rivages de l’éternité, décoré des stigmates de la victoire !

A la fin de janvier 1851, Marceau partit pour Tours avec sa mère, et quelques jours après Alexis apprit la mort de son ami. Il s’empressa de consoler, en partageant ses regrets, la pauvre mère que cette cruelle séparation plongeait dans le deuil. C’était une femme d’une grande foi, mais qui n’avait pas toujours été telle : par une rare et touchante interversion des rôles, elle avait reçu de son fils ce que la plupart des fils doivent aux leçons et aux exemples d’une mère chrétienne. Voici sa réponse, que Clerc avait gardée comme une relique et que nous avons retrouvée avec bonheur :

« Ce 18 février 51,

J. M. J.

« C’est hier, mon cher monsieur, que j’ai reçu votre bonne lettre, et d’avance j’avais deviné tout ce qu’elle contiendrait. Votre souvenir, celui de M. de Plas et du bon docteur Montargis m’ont pour ainsi dire été constamment présents depuis le coup fatal qui m’a frappée. J’avais vu dans les courts instants où j’ai eu le bonheur de faire votre connaissance toute l’affection qu’il vous portait et n’avais pu douter de la sympathie qu’il trouvait en vous, et je trouvais une sorte de consolation à penser que vos larmes s’unissaient aux miennes. Hélas !ce n’est pas sur ce cher et bon fils que je pleure, car j’ai bien la douce confiance qu’il jouit dans le sein de Dieu de toutes les félicités qu’il a promis à ses bons serviteurs ; mais c’est sur moi, pauvre vieille mère qui avais encore tant besoin de ses conseils et de ses exemples. Néanmoins je ferai tous mes efforts pour mettre en pratique celui qu’il nous a donné dans sa soumission à la sainte et adorable volonté de Dieu ; et chaque jour, je demande cette grâce à Dieu comme le plus précieux héritage que je puisse recueillir de mon excellent fils.

« Comme je pense bien, mon cher monsieur, que cette lettre sera la dernière que vous pourrez recevoir de moi avant votre départ, je vais réunir quelques-uns des détails qui ont précédé la fin de mon Auguste, en vous demandant qu’ils soient communs entre vous et M. de Plas. Vous êtes désormais tous deux réunis dans mes souvenirs, et mes vœux vous accompagneront dans la longue et pénible campagne que vous allez entreprendre.

« C’est le mardi, comme vous le savez, que nous avons quitté Paris. Ce cher ami supporta assez bien la route ; seulement il commença à souffrir du froid à 15 lieues d’ici. Enfin nous arrivâmes, et le sentiment de bonheur qu’il éprouva en se retrouvant au milieu de nous parut lui faire oublier les fatigues du voyage [6]. Le mercredi il se trouvait très-faible, ce qui me paraissait une suite inévitable. Quelques aliments furent gardés, d’autres rejetés. Le jeudi fut moins mauvais ; il garda presque tous les aliments qu’il prit ; seulement la faiblesse augmentait et il s’en apercevait. La nuit du jeudi au vendredi lut mauvaise ; il avait fréquemment de ces vomissements remplis de sang. Le vendredi fut d’autant plus pénible qu’il souffrait beaucoup d’étouffement et que le médecin que j’avais appelé le mercredi avait remis de le revoir le vendredi, et que ce fut le soir, très-tard, et après que j’eus envoyé deux fois chez lui, qu’il nous arriva. Oh !combien j’ai regretté alors de n’avoir pas demandé à ce bon docteur Montargis de nous accompagner ; il ne m’eût pas refusé. Je sais qu’il ne pouvait le guérir, mais il aurait bien certainement adouci ses souffrances. Enfin, Dieu en avait ordonné autrement, et je veux, à l’exemple de ce cher fils, répéter : « Que son saint nom soit béni ! » La nuit du vendredi au samedi fut moins mauvaise que la précédente. Il reposa assez bien et garda le peu d’aliments qu’il prit vers le matin, et se plaignit d’étouffement. Sur les huit heures, cela augmenta ; il se mit sur son séant. Je lui proposai alors de le lever pour faire son lit et le rafraîchir ; il y consentit, mais sans paraître pressé. Je disposai tout et pendant ce temps nous causions, sa sœur était avec nous. Je lui dis que j’allais écrire au docteur pour lui demander de venir. Cela parut lui faire plaisir. Il me dit : « Tu vas aussi écrire au P. Fouillot. C’est lui qui m’a mis dans cet état, il faut bien qu’il prie et fasse prier pour moi. » Il était alors près de 9 heures. Il me dit qu’il était prêt. Je m’approchais de la cheminée pour prendre la chemise que j’avais mise chauffer, lorsque ma fille jeta un cri. Je me retourne et vois ce pauvre ami pris d’une horrible convulsion. Je veux lui faire respirer des sels, avaler de l’eau de la Salette ; ma fille envoie vite chercher le médecin ; je lui dis de faire aussi chercher le prêtre, qui ne se fit pas attendre. La supérieure des Dames de la Présentation, dont il est aumônier, le suivit et donna à mon Auguste tous les secours spirituels et corporels en son pouvoir. La convulsion se passa, on lui administra l’Extrême Onction ; à chaque onction ce cher ami demandait pardon à Dieu. Après la communion la sœur lui nettoya la bouche, il se moucha lui-même, puis elle lui fit prendre deux petites cuillerées de gelée de viande, qui parurent lui faire plaisir. Ensuite, avec cette douceur et cette bonté que vous lui connaissez, il regarda la sœur de charité et lui dit : « Merci, ma sœur, merci. » Ce mieux si marqué a duré environ une demi-heure. Je vous l’avouerai, mon cher monsieur, ce bon garçon m’avait tant de fois répété que le bon Dieu ferait un miracle en sa faveur et le guérirait, que, dans ce moment, j’ai cru qu’il allait avoir lieu. Mais cet espoir m’a été promptement enlevé. Une seconde convulsion, bien plus affreuse que la première, est arrivée et à 11 heures et demie sa belle âme était devant Dieu.

« Dans ce moment, le sourire est revenu sur ses lèvres, et sa figure, contractée par les horribles souffrances, est redevenue calme et belle. Je l’ai revu encore le lendemain plus de 24 heures après ; il n’était pas du tout changé et semblait en méditation. Je l’ai embrassé en lui disant au revoir, car je compte sur sa protection pour m’obtenir les grâces dont j’ai tant besoin pour mériter de le rejoindre un jour.

« Je ne doute pas que ces détails ne vous soient précieux, à vous et à M. de Plas, et j’ai trouvé, dans la pensée que je pouvais vous témoigner ma reconnaissance pour l’affection que l’un et l’autre vous portiez à mon Auguste, la force de vous les transmettre. Pour moi, cher monsieur, bien que le bon Dieu m’ait frappée dans ce que j’avais de plus cher, je ne saurais assez le remercier de toutes les grâces qu’il a daigné me faire, non-seulement en me préparant au plus grand des sacrifices par une retraite, mais encore en permettant que ce cher et bon fils, qui mène depuis son retour une vie si errante, soit venu mourir près de nous, que j’aie pu lui donner les derniers soins, et qu’enfin j’aie la douce et précieuse consolation de pouvoir aller prier sur sa tombe. Là, je n’en doute pas, j’obtiendrai de grandes grâces ; en priant pour moi je prierai pour vous, chers messieurs ; je lui dirai de vous obtenir toutes les grâces dont vous avez besoin, de vous mettre sous la protection de notre bonne Mère, qu’il aimait tant, de vous ramener un jour, si cela entre dans les décrets de la Providence, prier avec moi sur sa tombe.

« Comme je n’ai rien de plus pressé que de satisfaire à votre pieux désir, je vous envoie, pour vous et M. de Plas, deux livres, deux médailles, quatre images, un morceau de la cravate qu’il portait dans les derniers jours ; j’ai choisi ces objets dans les plus fanés, comme lui ayant le plus servi et pensant qu’ils vous en deviendraient plus précieux. J’ajoute un exemplaire de cantiques du mois de Marie et une Litanie de la volonté de Dieu, que nous devons, à son exemple, nous efforcer de mettre en pratique ; enfin vous trouverez ci-jointe une petite mèche de cheveux.

« Je ne puis terminer sans vous parler du bon, de l’excellent M. Montargis, qui, après lui avoir donné tant de soins du corps, s’est mis en quatre la semaine dernière pour lui procurer messes et prières.

 

« Adieu, bons amis de mon fils. Priez pour la vieille et malheureuse mère qui vous a voué une affection sincère.

« Tout à vous dans les saints Cœurs de Jésus et de Marie.

« MARCEAU,          

« Servante de Marie. »

 

La mère de Marceau signe servante de Marie, parce qu’elle faisait partie du tiers-ordre de la Société de Marie. Si Marceau eût vécu, il eût lui-même terminé ses jours au sein de cette Société, lié par les vœux de religion et engagé dans les saints ordres. C’était là, du moins, son ambition, lorsqu’il plut à Dieu de mettre fin à son exil et de couronner des mérites qui l’emportaient de beaucoup sur les résultats appréciables de l’œuvre à laquelle s’était sacrifié cet homme de désirs.

 

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Notes additionnelles :

[a] « dans l’amour, on ne vit point sans douleur », in L’imitation de Jésus-Christ, Livre iii, Chapitre V. § 7.

[b] la phrase ne se retrouve pas dans les Essais. Par contre, on en trouve une très similaire dans le Livre III, chapitre 12 (De la Physionomie) : « En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. » Il est plus que probable que, dans sa lettre, Alexis Clerc citait de mémoire. 



[1]Avant de quitter la maison de la rue de Sèvres, où il avait fait sa retraite, il fut présenté à la communauté et prit congé d’elle en des termes qui répondaient bien au désir qu’il aurait eu d’y rester, si on le lui eût permis. Le P. Ministre a écrit sur son journal ou Diarium : « 24 avril. Notre jeune officier de marine, M. Clerc, sort de sa retraite et prend congé de nous après nous avoir beaucoup édifiés. Il exprime vivement sa reconnaissance pour l’édification qu’il a reçue lui-même et le bien qu’il croit avoir retiré de sa retraite. » C’est le seul exemple que nous offre le Diarium d’une mention si spéciale, qui contraste avec son laconisme habituel.

[2]Imit., 1. III, c. 5. De Mirabili effectu divini amoris.

[3]Le Devoir, première édition, p. 122.

[4]Servi inutiles sumus ; quod debuimus facere, fecimus. Luc, XVII, io.

[5]Voyez Auguste Marceau, capitaine de frégate, commandant de l’Arche d’alliance, par un de ses amis.

[6]La sœur de Marceau habitait Tours avec sa mère.

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