UA-67297777-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 3)

VERSION PDF

 

CHAPITRE III.

 

progrès d’Alexis dans la vie chrétienne. — service à terre.
lorient, indret, brest.

 

Revenu en France dans l’été de 1847, Alexis est un autre homme ; témoins d’une transformation si inattendue, ses anciens camarades n’y comprennent rien et n’en peuvent croire leurs yeux. Est-ce bizarrerie d’esprit ? Est-ce un jeu, une gageure ? Est-il vraiment dans son bon sens, et combien de temps cela durera-t-il ?

Mais lui leur déclare que cela est très-sérieux et qu’il ne changera plus, avec la grâce de Dieu. Il a des ardeurs de néophyte qui rappellent l’élan de Polyeucte au sortir du baptême :

Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes

Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes.

Hélas ! dans le Paris du xixe siècle, ce cri : Je suis chrétien ! étonne encore bien des oreilles païennes, il excite la rage des persécuteurs, et Clerc devait un jour en savoir quelque chose. Mais, en attendant, il passait pour fou, ou du moins pour très-original, auprès de gens qui l’avaient vu aussi étranger qu’eux à toute pensée religieuse. La folie, c’était, à ses yeux, de ne pas croire en Jésus-Christ, de ne pas marcher sur ses traces ; il s’en expliquait avec une verdeur d’expression très-propre à déconcerter ceux auxquels sa nouvelle manière d’être paraissait déraisonnable, et qui venaient pour sonder ses dispositions avec plus de curiosité maligne que d’intérêt et de sympathie.

Un jour, il est rencontré par un de ses anciens camarades, devenu depuis capitaine de frégate et répétiteur à l’École polytechnique ; homme de beaucoup d’esprit, mais sceptique et fort intrigué d’un pareil changement. « Qu’est-ce donc qu’on m’a conté, mon cher Clerc, tu es devenu jésuite ? » Clerc ne l’était pas encore, mais on sait ce que ce mot veut dire dans la bouche de ceux qui ne sont pas même chrétiens. — « Oui, certes, je le suis comme tout homme de cœur et d’intelligence doit l’être quand il n’est pas un ignorant [1]. » Telle fut sa réponse, et « le ton, le geste et les yeux de Clerc étaient tels que je vis qu’il n’y avait pas à discuter ; je le quittai en me promettant de n’y plus revenir. »

S’il s’y était toujours pris de la sorte, il n’aurait pas fait beaucoup de conversions. Heureusement, avec le temps, il acquit plus d’empire sur lui-même, non sans effort, mais avec un mérite d’autant plus grand que cette franchise un peu rude était dans son caractère.

Il y eut un petit groupe d’amis, à Paris, où sa conversion si longtemps attendue causa bien de la joie. Le meilleur de ces amis, c’était son frère Jules, devenu en même temps que lui fervent catholique. Tous les deux étaient liés d’enfance avec un vaillant écrivain qui a, de bonne heure, consacré sa plume au triomphe de la religion, et au foyer duquel brillaient les plus douces vertus réunies dans la personne d’une femme distinguée que Dieu avait amenée à la connaissance de sa loi par des voies extraordinaires. Monsieur et madame de S***, que la discrétion nous interdit de désigner plus clairement, étaient des amis du premier degré, et comme ils suivaient en tout les inspirations de la foi, ils fêtèrent de la manière la plus sainte, en prenant part avec lui au banquet sacré, le retour de cet enfant prodigue à la maison de son père.

M. Jules Clerc avait confié le soin de son âme à M. l’abbé de la Bouillerie, alors vicaire général de Paris, depuis successivement évêque de Carcassonne et coadjuteur de Bordeaux. Mais l’un des frères ne pouvait avoir un ami ou un guide qui ne fût en même temps celui de l’autre ; aussi, après un court séjour à Paris, qui lui suffit pour connaître le prix d’une telle amitié, Alexis témoignait-il pour M. de la Bouillerie la même affectueuse et filiale confiance que s’il eût été de tout temps son fils spirituel.

Il n’avait garde d’oublier le fidèle Joubert, son premier guide et son modèle dans le généreux accomplissement de tous les devoirs du christianisme. Qu’était devenu ce cher camarade dont il n’avait plus de nouvelles depuis son départ du Gabon ? Il t’en savait rien et supposait qu’il était toujours dans sa famille, à Pont-de-Vaux [2] (département de l’Ain). C’est là qu’il lui écrivit le 27 août 1847, étant lui-même à Lorient, toujours embarqué sur le Caïman, car il n’avait passé à Paris que fort peu de temps :

« Tous mes efforts tendent maintenant à devenir chrétien et à beaucoup aimer Dieu. J’ai tort de te parler de mes efforts, parce que en vérité je suis bien inerte, sans courage, sans persévérance. Je suis comme un vaisseau désemparé ; mais Dieu, qui a été si bon que de me rappeler à Lui, fera dériver ce pauvre ponton vers le port le plus sûr. Mais je devrais m’aider suivant mes moyens, et je fais bien peu de chose. Il faut que je te raconte ce qu’il vient de faire pour moi tout récemment. Tu me connais, mon cher ami, et tu sais que j’ai un esprit inquiet, assez vif, pas profond du tout et passablement inconstant. Tu sais aussi cette vie du bord, inoccupée et tracassière, qui vous laisse toute la journée à rêvasser. J’étais fort inquiet de cette situation, surtout dans la privation où l’on est de l’église. Je crois qu’elle est réellement dangereuse. J’avais écrit à peu près tous les jours, pendant notre dernière traversée, toutes mes inquiétudes, toutes mes craintes et toutes mes pensées, de telle sorte que je crois que je m’étais peint assez ressemblant. Mon dessein était de donner cela à un prêtre qui m’aurait alors secouru tout de suite et qui m’eût conseillé : notre vie est si incertaine, à nous, qu’il fallait devancer l’occasion. Mais il fallait trouver un prêtre. Mon frère m’a fait rendre visite à son directeur ; je n’ai pas balancé et je lui ai porté mon paquet, et le bon Dieu a fait que c’est un homme des plus intelligents et des meilleurs que je sache ; c’est M. de la Bouillerie, grand vicaire de Mgr de Paris. Je ne le connaissais pas du tout et jamais je n’eusse si bien choisi. Je me sens porté à autant d’affection que de respect pour lui. Je regrette seulement qu’étant aussi occupé qu’il l’est, je n’augmente son fardeau ; mais j’ai une espèce de joie d’égoïste de l’avoir.

« Je ne me sens pas en train de t’entretenir plus longtemps. Regarde ceci comme une simple lettre d’avis de mon arrivée ; informe-moi de ce qui te regarde et compte sur mon empressement à te répondre. Je suis en ce moment à Lorient, embarqué sur le Caïman.

« J’ai besoin, mon cher, de beaucoup de secours. Je me recommande à tes prières.

« A. C. »

Au moment où cette lettre lui parvint, Joubert avait déjà dit adieu au monde et ne résidait plus dans sa famille, mais au séminaire d’Issy, près Paris ; c’est à Issy qu’il avait commencé les études qui, continuées l’année suivante au séminaire de Saint-Sulpice, devaient le préparer à la réception des saints ordres. Qu’on juge de sa joie en voyant Clerc en si bon chemin ! Son ami lui disait en commençant sa lettre : a Tu as contribué à ma conversion, jamais je ne l’oublierai. Tes lettres me feront toujours du bien, ne me les épargne donc pas. » Apprendre à son cher camarade l’heureuse issue de sa vocation, lui parler à plein cœur du bonheur de la retraite, des délices spirituelles de la vie de séminaire, de ses vénérés directeurs, de ses nouvelles études qui nourrissent son âme en éclairant son esprit, si différentes en cela de la science orgueilleuse du siècle ; puis se mettre en devoir de lui procurer à Lorient un nouveau guide et, s’il se peut, un autre M. de la Bouillerie, voilà quelle fut la première inspiration de Claude Joubert, et il réussit à tout au delà de ses espérances. Rendons hommage en passant à ce saint jeune homme que le séminaire de Saint-Sulpice n’a fait qu’entrevoir. Sa mémoire n’y est pas entièrement effacée ; l’un des directeurs actuels, qui fut son condisciple [3], nous dit que, s’il eût vécu, il aurait certainement rempli le ministère d’un prêtre zélé. Humble, modeste, réservé, exact observateur des règles, il parlait peu de son passé, et à peine savait-on, dans le cercle intime où il se renfermait, qu’il eût fait campagne dans les mers du Sud.

Au commencement de septembre, Clerc, enfin débarqué du Caïman, est attaché à la direction du port de Lorient. C’est là sa première station sur les côtes de Bretagne. Pendant les trois années suivantes, il n’eut pas de résidence fixe, son service l’appelant tour à tour à Brest, à Saint-Nazaire, à Paimbœuf et à Indret, sans parler de plusieurs embarquements de courte durée à bord du Caffarelli, de la Caravane et du Duguesclin. Il y aurait peu d’intérêt à suivre le jeune officier dans ces diverses pérégrinations. Le service spécial auquel il fut appliqué sur l’aviso à vapeur le Pélican tire un peu plus à conséquence, et nous en toucherons un mot, le moment venu. Le grand avantage qu’il trouva dans ces diverses situations, ce fut d’avoir le temps de se recueillir et de se vouer, sans distraction mondaine, à la prière, à l’étude et aux bonnes œuvres.

Une lettre, datée de Lorient (17 septembre 1847), et adressée à son frère Jules, nous met pour ainsi dire sous les yeux le premier essor de son zèle, et nous révèle un discernement qu’on n’était guère en droit d’attendre d’un convertisseur si novice. Il s’agit d’un ami, — nommons-le Alphonse, — que son frère et M. de S***, de concert avec lui, travaillaient à remettre dans la bonne voie, et auquel ils avaient conseillé les Pensées de Pascal et le chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts. Alexis désapprouvait le choix de ces lectures, dont il attendait peu d’effet, et il s’efforçait de ramener à son avis les deux auxiliaires de son zèle.

« Il est bien entendu que les Pensées de Pascal, qui m’ont ouvert les premières la route, et le chapitre des Esprits forts, que j’ai lu peu de temps après, sont des livres que je regarde comme très-bons et très-forts ; que je n’entends nullement les attaquer et qu’au contraire je suis prêt à les défendre. Mais les Pensées de Pascal sont difficiles et elles me semblent devoir glisser sur un esprit qui n’est pas recueilli ; et je crois qu’en prenant en bloc celles qu’Alphonse lira et comprendra, celles qu’il lira sans les comprendre, et celles qu’il ne lira pas du tout, — et ayant égard au mouvement dont il est actuellement entraîné, — le tout fera un nuage fort embrumé qui fuira derrière lui sans qu’il y jette de nouveau les yeux. Le chapitre des Esprits forts, — je conviens qu’il pourra le lire tout entier sans en sauter. C’est assez malin et spirituel pour l’entraîner ; mais Alphonse, grâce à Dieu, ne peut pas être rangé dans la catégorie que fait La Bruyère des Esprits forts.

« Alphonse n’est ni un esprit fort, ni un sceptique. Alphonse — et vous pouvez le lui dire de ma part — n’est dans aucune des catégories philosophiques. Sa philosophie consiste à n’en pas avoir parce que c’est gênant, et sa grande affaire c’est de tâcher de prendre le temps du moins mal qu’il peut. Ne vous adressez pas à son esprit pour le convaincre : il est déjà convaincu. Seulement il ne veut pas y penser et il y réussit assez passablement. Supposé même que vous le convainquiez, ne l’avez-vous pas vu cent fois très-convaincu, très-décidé à une résolution qu’il n’a pas même essayé de mettre à exécution ? Mais dites-lui et redites-lui souvent que s’il est sans force, il y a un moyen d’en acquérir, qu’il faut en demander. Il sait où est le bien, mais il n’a pas la force de le vouloir ; dites-lui qu’il la demande. Ce n’est pas son esprit qu’il faut dompter, ce sont ses passions. Obtenez avec persistance de petits sacrifices, soutenez-le quand il fait bien, encouragez-le, ne l’abandonnez pas un long temps tout seul. Ne parlez pas de ce qu’il peut y avoir dans le commencement de triste dans la religion ; soyez le plus gai, le plus aimable possible ; qu’il entrevoie qu’il y a des joies douces, des plaisirs permis, et ayez surtout attention à payer, autant que possible, tout sacrifice que vous en obtiendrez par une récompense. Enfin qu’il sente que ce n’est pas mourir que de se faire chrétien. Vous ne ferez rien à coups d’arguments, vous ferez tout par des égards, par de la persistance, et en lui faisant sentir la douceur des joies légitimes. Enfin, mon cher Jules, rappelle-lui ce que je lui ai dit de graver dans sa mémoire.

« Je ne puis vous dissimuler que je regarde votre tâche comme très-lourde, mais vous avez bon courage et Dieu vous donnera bon aide.

« Tout cela soit dit sans vous fâcher, ce que je ne veux pas le moins du monde ; et si vous ne passez pas de mon côté, il y a toujours cet infortuné M. de la Bouillerie, qui s’est fait en nous autres une bien fâcheuse connaissance pour son repos. »

La lettre d’Alexis à son frère Jules se termine par la recommandation suivante :

« Je dois t’avoir parlé d’un ami à moi, ancien élève de l’École, ancien élève de marine avec moi sur la Charte, qui a déposé la cuirasse et pris la haire. Ce digne garçon est à Saint-Sulpice, et je n’en savais rien. Je regrette fort de ne l’avoir pas vu et je t’engage à faire sa connaissance ; je crois que tu y pourras profiter. Il se nomme Claude Joubert. Il se trouvera à Issy, au séminaire, jusqu’au 10 octobre, et à partir du 10 octobre au séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Tu me feras plaisir de remettre toi-même la lettre à Joubert. »

Voici le contenu de la lettre d’Alexis à son ancien camarade :

« C’est une rude punition du retard que j’ai mis à t’écrire que d’avoir ignoré pendant mon excursion à Paris que je pouvais t’y voir. Les occasions seront peut-être si rares, où nous pourrons nous embrasser, que je regrette beaucoup celle que j’ai laissé échapper. Il m’est doux, il m’eût été utile de te voir dans la paix et dans l’étude. Tu as beaucoup travaillé, les nombreuses citations de ta lettre me le prouvent. Quel travail charmant que celui qui nous initie à de si grands sentiments, à de si grandes idées ! Et ne sommes-nous pas à plaindre d’avoir pâli si longtemps sur des choses inutiles ? Mon cher Joubert, tu m’as précédé dans la voie étroite, tu as eu le bonheur de rompre avec le monde ; garde toujours souvenir et pitié de moi. J’ai bien souvent peur de chercher à servir deux maîtres à la fois ; je voudrais pouvoir à tout jamais rejeter le tyran, me conserver le père. Je voudrais l’impossible, lier à tout jamais ma volonté au bien. En vivant dans le monde, les tentations peuvent se présenter de tant de façons attendues ou inattendues qu’il faut encore plus de secours de la part de Dieu pour ne pas tomber ; et cependant, dans ce mouvement qui nous emporte, qu’il est difficile de trouver le recueillement de la prière ! Le danger est grand surtout, ce me semble, parce qu’il se compose de beaucoup de très-petits dangers qu’on ne redoute pas assez, et la négligence à les éviter nous fait tomber dans un état de langueur où l’on ne sent plus la grâce et où l’on n’en est plus guère digne. La conversation est particulièrement un écueil de ce genre, surtout pour les gens bavards et dont la petite vanité jouit vivement du succès d’un mot bien dit et bien placé. Ceux qui aiment à s’entendre parler et qu’on écoute volontiers sont bien exposés à dire des sottises.

« Je crois t’avoir dit combien la lettre que j’ai reçue de toi au Gabon m’avait rendu service. Cette dernière est aussi arrivée fort à propos ; que cela t’engage à ne pas être paresseux. Je me suis empressé d’aller trouver M. l’abbé Stévant ; j’ai passé près de deux heures avec lui et le temps a été bien employé. Tu remercieras M. l’abbé Pinault [4] de l’excellente connaissance qu’il m’a procurée. Je connais le P. Pinault de nom, à cause d’une petite polémique scientifique que lui a faite Bertrand [5] au sujet d’un chapitre de son Traité de calcul différentiel. Je lui suis bien reconnaissant de ce qu’il a été touché de ma conversion, et du service qu’il vient de me rendre, et je lui demande la permission dont je profiterai quand il plaira à Dieu — d’aller de ma personne le remercier et saluer.

« M. l’abbé Stévant m’a paru bien mériter d’être « saint prêtre, » comme tu me l’as annoncé. Il est touchant de voir ces hommes de Dieu effacer si complètement leur personnalité qu’ils ne parlent jamais d’eux-mêmes directement ou indirectement ; ils sont tout à leur prochain ; on dirait que leur âme ne peut aller se joindre à Dieu que portée par celles qu’ils ont secourues, encouragées et conduites à bonne fin. C’est te dire que j’ai été parfaitement reçu. J’avais précisément un gros embarras, et grâces à M. Stévant, j’en suis quitte. Il ne m’a pas paru, dans ce point que je trouvais scabreux, moins intelligent et moins éclairé que bienveillant et dévoué.

« Je me suis fait raconter une journée de Saint-Sulpice. M. Stévant est tout plein du bon souvenir de cette maison et regarde les jours qu’il y a passés comme les plus heureux de sa vie. Tu me dis aussi que tu n’as jamais goûté tant de bonheur. Je crois très-bien que ce que j’en sais est le bonheur, mais je vous félicite de recevoir la force de résister à une aussi longue tension d’esprit. Une seule heure de repos dans la journée serait insuffisante au milieu d’études si sérieuses et si difficiles, si vous n’aviez pas l’avantage de trouver dans vos fréquentes visites à la chapelle un délassement et un secours pour vous y retremper, comme dit M. Stévant. C’est un grand bonheur de prier par plénitude de son cœur, d’avoir impatience d’en être empêché, de ne pas être obligé pour prier de se dire : c’est l’heure, je dois cette prière. Savoir prier, c’est prier avec attrait, c’est prier avec amour. Il faut aimer pour prier, il faut prier pour aimer, c’est un véritable cercle ; il n’y a ni commencement ni fin, et nous ne pouvons nous y mouvoir que si nous avons reçu une bonne impulsion initiale qui détermine le mouvement, et que si nous subissons la force centripète qui nous le fait décrire. Ma comparaison n’est pas fort heureuse, mais il est très-sûr qu’on ne peut ni aimer ni prier que si Dieu nous le donne. Toutefois, c’est peut-être l’histoire des dix mines qui, avec le bon régisseur, en produisent cent. On nous donne d’abord de prier un peu, et si nous faisons bien valoir notre capital, nous y gagnons d’aimer un peu plus, par suite de prier mieux, et ainsi de suite. Oh ! aimer Dieu, c’est la grande affaire. »

Clerc craignait encore à cette époque de se laisser aller au désespoir s’il avait le malheur de retomber dans ses anciennes fautes ; il le dit franchement à son ami, tout en promettant bien de se souvenir que dans les cas les plus extrêmes il reste toujours au pécheur une planche de salut. Enfin il parle de ses études : il s’est mis à lire saint Thomas d’Aquin. « C’est difficile pour moi, moins parce que c’est écrit en latin qu’à cause de la philosophie d’Aristote dont je ne sais pas un mot et dont le livre est tout rempli. Mais je m’y ferai, j’espère. »

« Pour finir, ajoute-t-il, je t’annonce que j’ai engagé mon frère Jules à t’aller voir ; je suis sûr que tu seras content de lui ; il n’est guère possible de trouver une meilleure créature ; il rend service à tout le monde, aime tout le monde et n’oublie que lui ; il est bon chrétien, d’un peu fraîche date aussi, mais il a joliment employé son temps. C’est un cœur simple et droit, je ne le crois pas fort philosophe, mais il aime beaucoup Dieu et son prochain ; pour moi je trouve qu’il m’aime un peu trop.

« Je serai bientôt privé de l’abbé Stévant, qui part pour Rennes dimanche matin.

« Si tu as envie de renseignements sur ma position, mon frère te les donnera verbalement.

« A Dieu,

« A. C. »

A Lorient, Clerc retrouva un autre camarade, M. C***, appartenant aussi au corps de la marine, mais qui alors, en fait d’idées religieuses, était encore juste au même point que le nouveau converti à sa sortie de l’École.

« Il vint me voir, nous dit M. C*** dont nous avons interrogé les souvenirs, et renouveler ou plutôt faire connaissance avec moi. Dès la première entrevue il m’apprit sa conversion. La nouvelle était si imprévue que je n’y voulais pas croire, prenant cela pour quelque plaisanterie ou mystification, dont je ne trouvais pas le mot. Je finis enfin par me convaincre qu’il parlait sérieusement. Le rapprochement si naturel entre deux camarades de promotion amena bientôt la sympathie et l’amitié, et nous passâmes ensemble, jusqu’à la fin de 1847, quelques mois fort agréables et dont le souvenir nous est toujours resté cher. »

On devine que celui qui parle ainsi est chrétien maintenant, et il attribue cet heureux changement, en grande partie, à son saint ami. Mais sa conversion ne devait s’achever que beaucoup plus tard, et nous verrons avec quel zèle ingénieux, avec quelle ardeur passionnée Clerc y travaillait encore, sans jamais perdre courage, plusieurs années après son entrée dans la compagnie de Jésus.

M. C*** nous initie à la vie solitaire et studieuse dont Clerc faisait ses délices et qui dut paraître contre nature à ceux qui connaissaient son caractère expansif et ses anciennes habitudes de dissipation. « J’avais loué, nous dit ce fidèle témoin, de concert avec un autre camarade, un petit jardin avec une maisonnette dans un faubourg de Lorient. Après le travail du port, nous allions là passer quelques heures et respirer le bon air. Clerc, adjoint à notre société, trouva le jardin agréable, et, n’ayant pas de service, il s’installa dans la maisonnette. Il y consacrait tout son temps à la méditation et à l’étude. A notre grande stupéfaction, il lisait du matin au soir la Somme de saint Thomas ; mais il ne s’en montrait pas moins gai et moins aimable quand nous allions passer quelques heures avec lui. J’admirais beaucoup sa vertu, sa conviction, ses aspirations vers le bien et son mépris des choses de ce monde. Malgré cela, tous les efforts qu’il faisait pour nous ramener ne réussissaient guère, et, en dépit de notre affection pour lui et de l’agrément de son commerce, nous le considérions un peu comme un cerveau dérangé. L’été prit fin, l’hiver vint, on rentra en ville ; nous continuâmes à passer nos soirées ensemble, Clerc toujours gai et charmant, moi intrépide et passionné discuteur sur tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion ; ce qui nous donnait occasion de lui reprocher son intolérance et de ne pas prendre au sérieux ses sermons. Mais sa gaîté et son bon caractère empêchèrent toujours l’aigreur entre nous. »

Qu’importaient à Clerc ces petites railleries ? Il en eût supporté bien d’autres pour la cause qui lui était chère, et d’ailleurs il savait à quoi s’en tenir sur les dispositions de ses amis ; un coup d’œil jeté sur son propre passé lui suffisait pour apprendre à ne pas désespérer de ceux qui se mettent sur la défensive, — et qui deviennent même passablement agressifs, — aussitôt qu’on leur parle de religion.

On aura remarqué ce détail : Clerc étudiait déjà la Somme de saint Thomas. Dans quel but ? Avait-il donc, à peine converti, des idées de vocation ecclésiastique ? Oh ! non, il n’y voyait pas de si loin, et on l’eût fort surpris en lui disant qu’il irait un jour s’asseoir sur les bancs d’une école de théologie. Mais voici quelle était sa pensée. Devenu chrétien, et pour tout de bon, il jugeait tout naturel, sinon nécessaire, de mettre au premier rang, dans la culture de son esprit, la plus belle et la plus importante de toutes les sciences, celle qui a pour objet Dieu et l’âme, nos devoirs ici-bas, les secours que Dieu nous donne pour les remplir et la récompense qu’il réserve à notre fidélité. Mais comment acquérir cette science dont il se sent encore si dépourvu, même après les sérieuses lectures qui ont préparé sa conversion ? Préoccupé de cette pensée, un jour, — c’était avant son départ de Paris, — il rencontre un ecclésiastique dans la rue. Aussitôt il l’aborde et, se découvrant : « Pardon ! monsieur l’abbé, lui dit-il, un mot seulement en passant. Soyez assez bon pour me dire quel est l’auteur qui a le mieux écrit sur la religion. — C’est, lui fut-il répondu, saint Thomas d’Aquin. — Et dans quel ouvrage, s’il vous plaît ? — Dans sa Somme théologique. — Mille remercîments ! » Clerc salue de nouveau et n’a rien de plus pressé que de se procurer la Somme de saint Thomas.

Au commencement il y trouva mainte difficulté ; sa philosophie universitaire l’avait mal préparé à l’intelligence de ce grand et profond scolastique. Cependant il ne se laissa pas décourager et, peu à peu, il se familiarisa avec une langue et une méthode pour lui si nouvelles.

Cela pourra paraître original, mais c’est bien lui ; et tous ceux qui ont vécu avec lui le reconnaîtront à ce trait. Au reste, nous en parlons ici d’après les souvenirs personnels d’un vénérable prêtre qu’il eut pour directeur dès l’année suivante, et qui ajoute en pleine connaissance de cause : a Cette étude assidue de saint Thomas lui servit beaucoup, plus tard, dans les conversions qu’il ébaucha et auxquelles il me fut donné de coopérer. »

Ce n’était pas chose facile de faire accepter à son père cette direction d’idées toute nouvelle, et, en particulier, ces excursions dans le domaine de la théologie, un pays que celui-ci estimait peuplé de chimères, ne le connaissant guère que par les descriptions qu’en faisaient quelquefois les beaux esprits du Siècle, en qui sa confiance était extrême.

M. Clerc se demandait si son fils n’allait pas reprendre le projet, poursuivi avant son voyage au Gabon, d’entrer dans l’instruction publique ou du moins de se ménager l’accès de cette carrière en prenant le degré de docteur ès-sciences. Mis en demeure de s’expliquer, Alexis le fait avec sa franchise ordinaire : « Tu m’as demandé, mon cher père, si je voulais pousser jusqu’au bout le projet de me faire recevoir docteur, que j’avais entamé il y a deux ans. Je n’y pense plus. Tu sais qu’il me resterait pour cela à faire et à soutenir une thèse ; le projet peut donc, sans y gagner et sans y perdre, rester dans le même état tant que je voudrai, et je ne suis pas sollicité à le poursuivre. Beaucoup de raisons qui m’y poussaient se sont évanouies. Ainsi je ne me propose plus de quitter la marine, et je ne le ferais qu’avec répugnance si les circonstances m’y conduisaient presque forcément. Te rappelles-tu quand j’étais chez M. de S*** [6] ? J’essayais de toute sorte de métiers ; je trouvais à tous de si grands inconvénients que je les abandonnais presque aussitôt ; celui-ci est de même, mais le suivant le serait aussi. Décidément, au lieu de changer de condition pour en trouver une qui satisfasse le caractère, il est plus raisonnable, quand on se trouve déjà casé, de se plier à sa position. C’est l’espoir trompeur d’un bonheur qui n’existe pas qui est la source de tant d’agitations inutiles. Tu trouveras peut-être que je suis assez ridicule de regarder comme une heureuse découverte ces bonnes grosses vérités, qui sont si simples qu’elles sont presque du domaine du sens commun. Cependant je n’ai pas trouvé cela tout seul ; c’est un des heureux secrets que j’ai appris depuis un an.

« A quoi bon ne pas te parler ouvertement ? Depuis un an, je suis dévot ; depuis lors, j’ai fait toute mon étude d’apprendre et de pratiquer notre religion. Puisque j’ai tant de temps inoccupé par mes devoirs de soldat, je me regarde comme obligé à m’instruire dans cette matière si importante ; et voilà, mon cher père, comment les x sont laissés parfaitement tranquilles, et comment je vis avec de gros bouquins latins du moyen âge. Je ne te dirai pas que ce soit bien attrayant ; non, c’est même quelque fois fort ennuyeux ; mais toutes les sciences en sont là : les commencements sont fastidieux. Cependant cette étude m’est chère et m’a déjà fait plus goûter de douceurs que toutes celles que j’ai poursuivies. »

Ainsi, des idées de foi, le sentiment du devoir accompli même sans goût et sans attrait, le fixent dans sa carrière de marin à laquelle nous le verrons s’attacher de plus en plus, d’un amour austère et désintéressé, jusqu’au jour où il se sentira impérieusement appelé à une vocation plus sainte. Dominé par ce sentiment de foi, il persévéra dans les études qu’il venait d’entreprendre, non-seulement tant que son service à terre lui assura d’abondants loisirs, mais encore pendant des expéditions lointaines où les soins du commandement auraient suffi pour l’occuper s’il n’avait pris la chose si à cœur. En fait, la Somme de saint Thomas d’Aquin était devenue son livre de chevet. Vingt ans plus tard, il fallait l’entendre parler du docteur angélique ! Avec l’intelligence de sa doctrine, l’attrait était venu, puis l’enthousiasme ; son admiration, en s’éclairant, ne s’était pas refroidie, et rien n’égalait son respect pour les décisions de ce prince des théologiens.

Cependant la lecture de saint Thomas, si attachante qu’elle fût devenue pour lui, ne lui faisait pas perdre terre ; loin de là, il prenait plus d’intérêt que par le passé à son métier de marin, et s’il lui arrivait de rencontrer parmi ses camarades ou ses chefs un officier de mérite dont on pouvait attendre de grandes choses pour le service du pays, la satisfaction qu’il en éprouvait était si vive qu’il ne pouvait la renfermer en lui-même. Il eut cette bonne fortune l’année suivante (1848), à bord du Caffarelli, un navire qui, malgré ses beaux états de service, dut être mis à la réforme à raison de certains vices de construction. Le Caffarelli, frégate à vapeur, était sous les ordres du commandant Mallet, ami et parent de Mme Pagès, très-bien disposé par conséquent à l’égard de notre enseigne de vaisseau, qui était de tout temps lié avec cette famille. Mais il y avait dans l’état-major du Caffarelli un autre officier qui conquit du premier coup l’estime et l’affection de notre Alexis. Comme cet officier a depuis pleinement tenu tout ce qu’il promettait alors, n’étant encore que capitaine de corvette, les quelques lignes où il est parlé de lui, détachées d’une correspondance intime, ne seront peut-être pas sans intérêt ni même sans profit pour les hommes du métier qui viendraient à les lire :

« Nous avons sur le Caffarelli, une véritable pierre précieuse. C’est le capitaine de corvette Didelot, commandant en second [7] ; — un de ces hommes, d’un esprit juste, fin et fort, qui joignent à leur vraie valeur un don de séduction auquel personne ne résiste : dès qu’on les connaît, on les estime et on les aime. Comme le bâtiment est et sera mené par lui, c’est un vrai bonheur pour nous que de l’avoir. Je veux te donner un exemple de la façon dont il entend le service. Tu sais qu’à bord chaque espèce de service est sous la direction particulière d’un officier. C’est l’artillerie pour l’un, la manœuvre pour l’autre, la timonerie pour un troisième, les soins de la coque du bâtiment et de l’arrimage des approvisionnements pour un autre, etc. Mon lot sur le Caffarelli est la machine. Sur beaucoup de bâtiments les choses sont ainsi de nom, mais c’est le second qui fait la besogne de tout le monde. Sur d’autres chaque officier remplit sa charge d’après les ordres du commandant et du second. Il doit en être ainsi à notre bord. Il n’y aurait rien là de particulier si le commandant en second ne m’avait demandé un projet de répartition des hommes pour le service de la machine, un projet pour le service de la machine elle-même et un projet de journal pour la machine. Il est bien clair que cela ne l’engage à rien, et qu’il fera à ces différents égards ce qu’il voudra ; mais il est clair aussi que s’il juge et tranche les questions, ce qui est son droit et son devoir, il ne le fait qu’après avoir pesé les renseignements qu’il peut avoir de toutes parts. Les officiers seront naturellement portés à prendre intérêt à la chose publique, puisqu’on les aura consultés pour la diriger. C’est, à mon avis, une façon d’agir intelligente, qui ne préjudicie en rien à l’autorité et qui a pour résultat le bien de la chose et la satisfaction des officiers. »

Voilà qui n’est pas mal jugé, ce nous semble, et notre enseigne de vaisseau était dans la bonne voie pour commander un jour avec non moins d’autorité que de discernement et de mesure.

Ainsi se formait en lui le marin accompli, l’habile officier connaissant les hommes et sachant son métier, en même temps que croissait de jour en jour le parfait chrétien dont l’unique ambition était de vivre et de mourir pour Jésus-Christ.

Parcourons ses lettres à son frère Jules, où il versait toute son âme, nous laissant ainsi, sans y songer, l’image de son intérieur et l’histoire de sa vie spirituelle ; de la sorte nous assisterons à ses progrès dans la pratique de la perfection chrétienne, et puissions-nous profiter de ses généreux exemples, comme aussi des précieux conseils que lui inspirait, dans l’occasion, l’amitié fraternelle la plus dévouée et la plus tendre.

Son frère vient de subir je ne sais quelle déception tout à fait inattendue et dont il a eu l’âme toute troublée. Alexis le félicite de cette épreuve où il voit une marque de la bonté de Dieu, mais il blâme amicalement son frère de n’avoir pas recouru tout d’abord au vrai médecin et au vrai remède : « Quand on se trouve dans ton cas et que tous les efforts possibles ont été employés ; que l’on échoue par le fait de choses tout à fait étrangères à notre action ; qu’on a parfaitement agi avec toutes les ressources humaines, c’est que le bon Dieu en a décidé ainsi. Il faut bellement se soumettre ; il y a même réellement lieu de se féliciter de ce qu’il daigne nous éprouver, car il proportionne exactement la couronne du triomphe à la difficulté du combat. La seule chose fâcheuse, c’est que tu ne sois pas allé aussitôt chez M. de la Bouillerie, qui t’aurait bien vite soulagé de tes peines. On ne va pas chez le médecin quand on est bien portant, et c’est surtout quand on n’est pas en paix avec soi-même qu’il faut aller trouver les ministres de la paix. Si nous n’y allons que quand nous sommes parfaitement dans la joie, nous n’irons jamais. Si nous fuyons les prêtres dans nos amertumes, c’est donc que nous avons honte de les leur montrer, ou que nous espérons mieux en guérir tout seul. Tout cela sont des niches dont il faut bien se garder. Je ne te dis pas cela parce que je regarde comme grave ton silence avec M. de la Bouillerie, c’est en général. Je saisis par les cheveux l’occasion de faire des discours, comme c’est mon habitude. Je sais bien que tu as été sollicité par mille affaires et que tu n’as pas eu le loisir de bien regarder dans ton cœur. Et puis tu as peur d’ennuyer M. de la Bouillerie. Ça n’a pas le sens commun, d’abord parce que M. de la Bouillerie t’aime bien et que tu ne l’ennuies pas, et puis parce que quand même tu l’ennuierais, il te dirait bien vite qu’il ne s’imagine pas être à son poste pour s’amuser, et qu’il préfère que tu le visites trop que pas assez. »

Voilà l’idée qu’il se formait déjà du saint ministère et des devoirs qu’il impose. Disons-le à l’honneur du clergé français, c’est ainsi que l’entendent tous les bons prêtres, et ils ne sont pas rares, Dieu merci ! Clerc en fit l’expérience pendant tout le temps qu’il passa sur les côtes de Bretagne ; partout il rencontra d’excellents prêtres qui furent à la fois les pères de son âme et ses amis dévoués ; et c’est grâce à l’obligeance de plusieurs d’entre eux, auxquels nous n’avons pas recouru en vain, qu’il nous a été possible de retrouver çà et là la trace de notre héros malgré les fréquents déplacements occasionnés par les nécessités du service.

Vers ce temps-là, probablement en 1848, il fit une retraite à la Trappe de la Meilleraie, et ce fut là sans doute que la possibilité d’une vocation sacerdotale commença pour la première fois à lui apparaître. C’est du moins ce qui nous semble ressortir de ses réflexions sur le choix d’un état de vie, dans une lettre à son frère dont l’avenir n’était pas encore entièrement fixé.

« Mon cher Jules, le choix d’une carrière est une des choses les plus importantes que l’homme soit appelé à faire. Il n’est permis qu’à bien peu de personnes d’en quitter une pour en prendre une autre. Généralement, cependant, il est bien rare que l’on soit content de celle que l’on a choisie d’abord ; je dirai plus, il est rare que l’on ait sujet de l’être. Et si la carrière que vous avez embrassée ne vous convient pas, vous êtes voué à des tribulations stériles, sans allégement et sans issue. Mettons de côté toit ce qui tient à l’inconstance d’humeur ou à des désirs exagérés de bonheur. La cause de ces mauvais choix est que nous les faisons sans Dieu. Au lieu de peser les avantages pécuniaires, les convenances de goût et d’aptitude, choses vaines et passagères, nous devrions n’avoir d’autre but que le but suprême, notre vie éternelle ; celle-ci est le portique, l’autre le temple. Si, nous dépouillant de tout désir d’ambition, de fortune, de toute complaisance envers nous-mêmes, nous regardons notre carrière comme la voie par laquelle nous devons aller à Dieu, comme le moyen de lui plaire en cette vie, de nous prêter au rôle qu’il nous a imposé et qu’il faut que nous remplissions de notre pleine volonté pour l’harmonie de ses éternels desseins, et que, dans notre ignorance de l’attribution qu’il nous a réservée, nous lui demandions avec confiance et abandon de nous la faire connaître, — certainement il le fera. Mon bon Jules, toi et moi avons agi différemment, et bien d’autres avec nous. Ainsi notre choix est certainement mauvais, non pas peut-être que nous ayons ni l’un ni l’autre un autre emploi que celui que Dieu nous réservait ; — car il est de sa providence d’user même de la volonté dépravée des hommes pour ses fins parfaites, et il lui appartient de tirer le bien du mal lui-même ; — mais notre choix est mauvais à cause des motifs qui nous y ont déterminés. »

Après être entré dans des considérations toutes personnelles, il termine en exhortant son frère à servir Dieu à tout prix et à lui demander les moyens d’y réussir. « Cela est tout, et le reste n’est rien. Je n’ai pas besoin de te dire qu’avec quelque énergie qu’on cherche le bonheur, on ne le trouve pas hors de Lui. Sa volonté s’accomplira toujours, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas ; toute notre sagesse, tout notre mérite, c’est de conformer notre volonté à la sienne. Si, ayant bien imploré ses lumières, ce projet s’empare de plus en plus de toi ; si surtout les motifs divins qui peuvent te pousser, augmentent ; si tu te sens obéir à la voix de Dieu, n’hésite pas un moment, et entreprends avec confiance ta nouvelle carrière. Si ces précieux motifs ne te déterminent pas, tu feras une affaire, non pas mauvaise peut-être, mais indifférente. Si enfin ils étaient contraires à tes nouvelles idées, et que tu misses néanmoins celles-ci à exécution, ce serait un grand malheur. »

Pendant un voyage en Allemagne, son frère avait quelque scrupule de laisser passer sans réponse les propos irrévérencieux des protestants contre la religion catholique. Pris au pied de la lettre, le vieil adage : Qui ne dit rien consent, était la condamnation de son silence ; cependant quelque chose lui disait qu’il n’avait pas failli en évitant de s’engager dans des controverses sans issue. Alexis, qui est du même avis, lui suggère à ce sujet des réflexions pleines de sagesse :

« D’abord, ainsi que tu le penses, il t’est tout à fait inutile de soutenir des thèses avec les protestants. Voilà un cas où on ne doit pas se battre, même pour des principes. Que dis-je, se battre ? on ne doit pas même discuter. Si tes protestants veulent ergoter, ne les écoute qu’autant que la bienséance ne te permettra pas de faire autrement. S’ils veulent s’instruire, conseille-leur la lecture de l’Histoire des variations de Bossuet. De la sorte tu auras satisfait à la charité et à la prudence. Mais, dis-moi, est-ce que les protestants d’Allemagne ne sont pas comme les nôtres ? c’est-à-dire, s’ils s’occupent de matières religieuses, de purs déistes, ou, pour parler plus exactement, des sociniens ; et s’ils n’agitent pas les questions dogmatiques, est-ce qu’ils ne sont pas de purs indifférents ? Connais-tu parmi eux des gens qui aient réellement de la religion, qui prient ? Je serais très-intéressé à ton jugement de visu sur l’état religieux du peuple dans ces malheureux pays.

« Il peut être rude pour toi de n’avoir pas toujours le moyen de répondre aux objections, aux attaques que l’on te fait ; ce qu’il en coûte à ton amour-propre, je ne veux pas le diminuer ; mais ce qui peut porter ombrage à ta foi, je veux le dissiper. Crois-tu d’abord que la vivacité de repartie, qui te permettrait d’avoir le dernier mot, soit une qualité de la foi ? Crois-tu qu’un très-habile homme, profond théologien, pût sur-le-champ réfuter toutes les objections ? Saint Thomas d’Aquin dînait une fois à la table de saint Louis ; il s’écria tout d’un coup : Cela conclut contre les Manichéens. Il venait de trouver un argument sans réplique et il s’oubliait comme Archimède. Saint Louis, loin de s’offenser de cette distraction et de cette sortie bizarre, ordonna à son secrétaire de recueillir sur-le-champ ce précieux argument. Tu vois donc qu’il est bien excusable que tu ne puisses répondre à tout. Les conversations sont de plus de très-mauvaises arènes théologiques. Quand on songe à la rapidité avec laquelle la conversation glisse d’un sujet à un autre, combien elle est toujours désordonnée, superficielle, futile, on ne doit pas hésiter à en proscrire des matières aussi compliquées, aussi profondes, aussi nécessaires, que les matières théologiques. Sois donc parfaitement en paix à ce sujet. »

Alexis craint toujours qu’entraîné, comme on dit, par le tourbillon des affaires, son frère n’ait pas le temps nécessaire pour se recueillir, pour vaquer à la méditation et à la prière, pratiques sans lesquelles il ne comprend pas la vie chrétienne. Dans les conseils qu’il lui donne, on sent qu’il parle à bon escient, d’après son expérience personnelle :

« Je veux profiter de cette lettre, qui, je t’assure, s’allonge beaucoup plus que je ne voudrais, pour bien te recommander d’user tous les jours du chapelet que je t’ai donné. Si tu ne l’as plus, je m’engage à t’en fournir un autre ; j’ai une provision. Le chapelet est une admirable dévotion, que les Saints mêmes n’ont pas inventée, mais que la sainte Vierge a révélée elle-même à un de ses serviteurs ; ce n’est pas bon seulement pour les gens qui ne savent pas lire, c’est très-bon, très-profitable aux plus savants.

« Tu n’as pas peut-être le temps de le réciter tout d’un trait. Eh bien ! reviens-y à plusieurs reprises. Si tu ne peux le dire tout entier chaque jour, dis-en ce que tu pourras. Endors-toi en essayant de l’achever quand tu seras en arrière ; ce n’est pas du tout désagréable à la sainte Vierge que l’on s’endorme en murmurant son nom si doux, et elle ne peut manquer de protéger la nuit celui qui s’est recommandé à elle jusque dans son dernier mot. Ne crains pas de faire de la dévotion machinale, Ne dis pas : Je suis si fatigué, que ma voix seule prie ; mon esprit est déjà assoupi. D’abord, si nous ne prions que quand nous nous sentons le cœur enflammé, cela ne nous arrivera pas souvent ; ensuite, c’est en priant d’abord mal, machinalement, avec la voix seule, à moitié endormi, que l’on obtient de pouvoir mieux prier. »

Il a ce point tant à cœur que, deux années plus tard, au moment de partir pour la Chine, il renouvelle encore ses recommandations. Combien elles sont vives et pressantes ! Insta opportune, importune[a], voilà sa devise. « Dans ce Paris, on peut dire que personne ne vit raisonnablement, ni ceux qui ont de la fortune, à cause de leurs mœurs et de leur luxe, ni ceux qui n’en ont pas, par les efforts surhumains qu’ils font pour en acquérir. Toi qui as beaucoup voyagé, ce caractère particulier de Paris ne peut t’avoir échappé. Cet excès est déplorable, j’ai essayé de le montrer dans une lettre que j’ai écrite à mon père et à laquelle il avait adhéré, me disant qu’il tâcherait de te la faire goûter. Il ne paraît pas que j’aie obtenu beaucoup de succès ; c’est, du reste, mon habitude. Cependant réfléchis toi-même, et si tu penses ensuite d’une manière différente, nous verrons. Mais je crois plutôt que c’est la difficulté de résister à cet entraînement général ; et en effet, moi qui, à Paris, n’ai rien à faire, j’ai peine à m’en défendre. D’autre part, il est juste et nécessaire de travailler de toutes ses forces. Il est de plus très-difficile de fixer le temps que l’on donnera au loisir. Enfin un homme dans les affaires n’est pas un chartreux. Il faut néanmoins se garder de cette agitation désordonnée que l’on prend pour un mouvement réfléchi, de ce tumulte d’idées qu’on prend pour un travail d’esprit. Cependant, si, avec la pensée de ne te pas laisser envahir par cette espèce de turbulence, tu veux observer une petite pratique, j’espère que tu t’en tireras sain et sauf.

« C’est de consacrer tous les matins une demi-heure à la méditation. En te levant, que ce soit ta première action, que rien ne puisse empêcher. En t’occupant pendant ce temps des choses spirituelles, tu ne feras que rendre à Dieu le culte que tu lui dois ; mais, par surcroît, tu recevras toutes les grâces dont Dieu récompense une action qui lui est agréable. L’avancement dans la piété est une conséquence assurée de la méditation quotidienne. N’oublie pas que tout bon conseil vient de Dieu, tout, même celui qui a rapport aux choses de ce monde ; il est naturel que Dieu le donne à celui qui le consulte souvent et qui a l’oreille attentive à sa voix : c’est là le fruit de la méditation. Si tu as quelque difficulté à cet exercice, il ne faut pas moins y persévérer. Le démon n’a rien tant à cœur que de nous empêcher de méditer, car rien ne nous donne plus de forces contre lui. Mais il y a telle méthode qui diminue beaucoup les difficultés naturelles que nous y trouvons.

« C’est de lire la veille dans un traité exprès — et il y en a beaucoup — le sujet de la méditation, où l’on trouve les points principaux marqués ; on consacre, le soir, un quart d’heure à prendre cette nourriture toute mâchée ; la nuit la dispose, la méditation du matin la digère et la savoure sans trop de peine. Pour le choix du traité et pour ce procédé consulte plus en détail ton directeur. »

Avait-il donc déjà renoncé au monde, celui qui écrivait de pareilles lettres, où se révèle tant d’expérience de la vie intérieure ? Non, pas encore ; mais, à vrai dire, il ne s’en fallait guère, et il était du nombre de ces chrétiens qui, conformant leur vie aux conseils de l’Apôtre, savent user du monde comme n’en usant pas [8]. Dans ses différentes stations sur les côtes de Bretagne, à Lorient, à Brest, à Indret, partout il a laissé cette impression d’un homme mort au monde, qui porte encore les livrées du siècle, mais qui appartient de cœur et de fait à la vaillante légion des forts d’Israël. Ses anciens camarades, venus pour le voir, constataient de leurs yeux, non sans surprise, ou apprenaient par la voix publique cet admirable changement. L’un d’eux arrive à Indret pendant l’automne de 1849 et demande à visiter les usines. Quand il s’est fait connaître comme ancien élève de l’École polytechnique, on lui ouvre toutes les portes. Mais ce n’est pas tout, il veut voir le petit Clerc, et l’espoir de renouer connaissance avec lui est même le plus vif attrait sinon le but réel de son voyage. Malheureusement Clerc est, pour le moment, occupé, avec le commandant Bourgois, à suivre sur la Loire une série d’expériences relatives aux différentes formes du propulseur à hélice. Grand désappointement du visiteur. Pour le consoler, un ingénieur des constructions navales lui dit : « Attendez jusqu’à dimanche. Il reviendra certainement communier. Alors vous le verrez tout à votre aise. » A son grand regret, ce cher camarade ne pouvait attendre le retour de Clerc ; il n’en partit pas moins fort édifié de ce qu’il avait entendu.

Un autre, à Brest, fréquentant la même chapelle et assistant auprès de lui au saint sacrifice, eut souvent l’occasion de remarquer l’ardeur de sa dévotion qui éclatait surtout au sortir de la sainte table. Revenu à sa place, Clerc se recueillait profondément et cachait son visage dans ses mains. S’il relevait un instant la tête, on voyait ses joues baignées de larmes.

Arrive dans cette même ville un officier de marine, dont Alexis, au moment de quitter Valparaiso, avait réclamé les bons offices pour se mettre en rapport, dès qu’il serait de retour en France, avec quelques amis chrétiens, membres d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Le sachant attaché au port de Brest, cet officier n’a rien de plus pressé que de demander des nouvelles de son ancien camarade. On lui dit qu’il est absent, mais on lui en rend bon compte : « Votre camarade ! mais c’est le plus zélé d’entre nous, notre modèle à tous et la cheville ouvrière de toutes nos œuvres. S’il était ici, ah ! vous l’auriez déjà rencontré escorté d’une légion d’enfants dont il est le maître d’école ou plutôt le père, et auxquels il distribue, avec la nourriture du corps, celle de l’âme. Toujours prêt à payer de sa personne, il ne s’épargne guère, allez ! »

En effet, au témoignage des dignes ecclésiastiques qui connurent alors tous les secrets de son âme, il excellait à faire marcher de front la charité et la mortification, deux vertus dont l’entente réciproque profite ordinairement à l’une et à l’autre. C’est ainsi que M. l’abbé Guillet, son curé et son directeur pendant tout son séjour à Indret [9], nous apprend comment il réglait l’emploi de ses modestes appointements ; chaque mois il en faisait trois parts : la première, pour son vénéré père ; la seconde, pour les pauvres ; la troisième, et c’était la plus faible, — pour son entretien personnel. Encore trouvait-il à retrancher sur cette dernière, au profit de la charité ; et il s’imposait de telles privations que son chef, le commandant Bourgois, craignant pour sa santé, dut y mettre ordre. Son esprit de mortification était si grand, nous assure un autre membre du clergé breton [10], que, pendant le carême, « il se contentait d’une grosse soupe de trappiste par jour. »

Tout autre, à sa place, aurait cru que, n’ayant nulle fortune, la prudence lui commandait de mettre de côté quelques écus et de se ménager une petite épargne pour les cas imprévus qui peuvent aggraver subitement les charges d’un officier ou même l’arrêter court dans sa carrière. Clerc ne raisonnait pas ainsi ; sa générosité ne voulait être entravée par aucun calcul, par aucune prévision d’avenir. « Quant à l’argent dont tu ne veux pas, écrit-il un jour à son frère qui refuse de puiser dans sa bourse, fais bien attention que cet argent ne m’appartient pas, car tu sais que tout absolument, tout notre superflu appartient aux pauvres. » Son superflu à lui, c’était tout ce qui n’était pas rigoureusement nécessaire pour sa subsistance, et Dieu sait s’il vivait de peu ; il se refusait les plus innocents plaisirs, au point d’épargner sur l’approvisionnement de sa tabatière ; un sujet sur lequel il plaisantait agréablement, riant tout le premier de sa pingrerie, comme il appelait l’excès de sa pauvreté volontaire.

« Or, ajoutait-il à propos de l’argent qu’il s’efforçait vainement de faire accepter à son frère, comme je n’en ai pas un besoin immédiat, c’est du superflu ; si vous-mêmes n’en avez pas besoin, je me propose bien formellement de n’en pas profiter, mais de le rendre à d’autres. »

Ainsi, à l’entendre, il ne donnait pas, il rendait aux pauvres, croyant remplir un devoir de justice en leur abandonnant tout ce dont il pouvait se passer. Est-il besoin d’en avertir le lecteur ? La plus sévère morale ne va pas jusque-là et elle ne réclame même pas pour le pauvre, sous le nom de superflu, tout ce qui reste après qu’on a largement pourvu au nécessaire. Clerc dut rectifier ses idées sur l’aumône quand, devenu prêtre, il eut à les appliquer à d’autres ; avouons néanmoins qu’il est beau de se tromper ainsi et que là n’est pas le danger pour les gens du monde, dont le rigorisme n’a de conséquences que pour eux-mêmes.

Il nous a semblé que, Clerc ayant eu alors pour témoin de sa vie un officier distingué, digne appréciateur de tout genre de mérite, il était de notre devoir de recourir à une source d’information si précieuse, et voici ce que M. l’amiral Bourgois, accédant à nos désirs, a bien voulu nous répondre : « Ces souvenirs sont déjà bien éloignés. Je n’ai pas oublié cependant que le jeune enseigne montrait dès cette époque (1849) une maturité d’esprit et un zèle consciencieux et réfléchi qui, joints à une instruction solide et à un caractère des plus honorables, promettaient un très-bon officier à la marine. Déjà perçait en lui le désir d’être utile à ses semblables en les instruisant et les moralisant. Une école élémentaire, comprenant tout l’équipage, avait été établie à bord du Pélican. Tous les soirs, quand la navigation du bâtiment le permettait, les tables étaient montées dans le faux-pont du bâtiment, et l’enseigne Clerc dirigeait l’école avec un zèle patient et éclairé. Il donnait lui-même une instruction plus élevée à ceux des hommes qui visaient à obtenir des brevets de capitaine ou de maître de la marine marchande, ou de l’avancement dans la marine militaire. J’en ai depuis rencontré plusieurs qui avaient profité de cet enseignement pour se faire une carrière, et qui se montraient très-reconnaissants des leçons qui leur en avaient facilité l’accès. »

Ces souvenirs de M. l’amiral Bourgois s’accordent parfaitement avec les premières impressions du même officier, consignées dans les notes qu’il envoyait au ministère de la marine en juillet 1849 ; car voici le jugement qu’il portait alors sur son jeune et habile collaborateur : « Officier plein de zèle et d’instruction. Sorti de l’École polytechnique, il joint à des connaissances théoriques étendues une pratique suffisante du métier de la mer et un attachement à ses devoirs qui en font un officier de tout point remarquable. »

Quant à M. l’abbé Guillet, qui, tout en administrant la paroisse d’Indret, exerçait les fonctions d’aumônier de marine, il se félicitait de posséder dans la personne d’Alexis non-seulement un paroissien exemplaire, mais encore un auxiliaire plein d’ardeur et de ressources, dont la plus grande joie était de s’employer à toute sorte de bonnes œuvres pour le service du prochain et le bien des âmes. Déjà Clerc s’exerçait vaillamment, dans des discussions amicales, à manier les armes de bonne trempe que lui fournissait son inépuisable arsenal, la Somme théologique de saint Thomas. Quand ses camarades lui faisaient des objections contre la religion, il leur répondait : « Est-ce tout ? Vraiment vous n’êtes pas forts, je vous en ferais bien d’autres. » Là-dessus il leur exposait quelques-unes des objections les plus sérieuses de saint Thomas sur les points attaqués et les résolvait comme ce grand docteur. « Tu as raison lui disait-on. — Si j’ai raison, reprenait-il, vous devriez faire comme moi. Croyez-vous donc que la religion catholique ait peur de vos objections ; mais elles ne sont, y compris celles de vos plus fameux philosophes, que des bribes de saint Thomas, et on y a répondu depuis longtemps ! » Si ceux qu’il forçait ainsi à capituler ne se rendaient pas à merci, le coup était porté et la grâce achevait plus tard l’œuvre de la conversion, à laquelle M. l’abbé Guillet avait le bonheur de coopérer. « Je n’avais point encore établi à Indret une conférence de Saint-Vincent-de-Paul, ajoute ce digne prêtre. Un matin Clerc vient me trouver et me dit : « Je ne suis pas tranquille, je crois que ma position actuelle n’est pas celle où Dieu me veut. Je ne suis pas digne d’être prêtre, mais si le Pape formait une armée catholique [11], dès demain j’irais lui porter mes épaulettes, et je lui dirais : Très-saint Père, je suis votre homme. » M. Guillet lui répondit : « Mon cher ami, je crois que vous êtes parfaitement à votre place ; car s’il est nécessaire d’avoir de bons prêtres et de bons religieux, il est nécessaire aussi d’avoir de bons chrétiens dans le monde, qui l’édifient par leurs exemples et lui montrent que, dans toutes les conditions, il est possible d’être véritablement chrétien. Ainsi, dans cette paroisse, vous me valez, à vous seul, toute une conférence de Saint-Vincent-de-Paul ! »

Ces idées de vocation, bien vagues encore, ne prirent consistance que peu à peu, après plusieurs années de service ; cependant les plus intimes amis du jeune officier durent s’apercevoir qu’il répugnait à contracter avec le monde aucun engagement irrévocable, et un jour même la clairvoyance d’un de ses camarades, poursuivi des mêmes pensées, et atteint du même trait de la grâce, pénétra des projets que Clerc se cachait encore à lui-même et qui ne devaient aboutir que beaucoup plus tard.

Il fréquentait à Lorient la maison de M. le commandant Le Bobinnec, un de ces vieux et honnêtes foyers bretons où l’on respire le parfum de toutes les vertus patriarcales. M. Le Bobinnec, alors lieutenant de vaisseau et déjà père de famille, avait rencontré Clerc dans une commission de la marine, dont ils faisaient partie l’un et l’autre. « Dès notre première entrevue, nous dit-il, je trouvai dans ce jeune officier une distinction si rare, jointe à une si grande modestie, que je me sentis sur-le-champ porté à l’aimer. J’avais devant moi non-seulement un chrétien fervent, mais un chrétien profondément instruit. Je le priai de ne pas oublier que ma belle-mère aimait à recevoir tous les officiers que je lui présentais, et que nous nous estimerions heureux qu’il voulût bien nous donner tous les loisirs dont il pourrait disposer. Ma belle-mère, femme d’une grande piété, le distingua et le comprit parmi ceux qu’elle se plaisait à nommer ses enfants.

« Notre cher Clerc accepta avec sa simplicité ordinaire cette adoption et n’hésita pas à en remplir les devoirs avec un naturel qui nous charmait. »

« Ici, ajoute M. Le Bobinnec, devant la publicité d’une biographie, je dois taire bien des détails plus faciles à comprendre qu’à exprimer. Qu’il me suffise de dire que, lorsqu’il m’est donné de passer par la rue de Sèvres, j’entre dans l’église des RR. PP. Jésuites, et, agenouillé sur le marbre qui couvre sa dépouille, je ne puis m’empêcher de dire au cher martyr : « Vous qui avez veillé sur le berceau de mes enfants, continuez à veiller sur eux. »

Clerc aimait tant les enfants ! Il paraissait si heureux de les bercer sur ses genoux ! On pensa qu’il ferait un bon père de famille et l’on s’occupa de lui préparer un avenir en rapport avec ses goûts.

A quelque temps de là il était à Nantes, et frappait à la porte d’un des professeurs du collège royal. Des lettres de Lorient avaient annoncé sa visite. Il trouva un intérieur des plus respectables ; la gravité douce des Rollin et des Lhomond lui parut planer sur cette famille. La dot était d’ailleurs convenable, la jeune personne parfaitement élevée et pleine de mérite. Quoique ces préliminaires n’engageassent à rien, Clerc, en bon fils, crut devoir en écrire à son père pour lequel il n’avait rien de caché. Sa lettre est curieuse par l’espèce d’embarras qui y règne lorsqu’il s’agit d’esquisser le portrait de la personne que son père souhaite sans doute connaître à l’avance, puisqu’elle pourrait bien un jour devenir sa belle-fille. Comme il s’aperçoit qu’il ne réussit guère à cette tâche et qu’il n’a tracé qu’une ébauche fort imparfaite : « Du reste, ajoute-t-il par manière d’excuse, je ne l’ai vue qu’une fois et assez peu, et je n’y vois guère, et je ne regarde pas les femmes sous le nez, encore moins les jeunes. »

Embarras charmant chez un homme peu timide de son naturel et qui avait déjà tant vécu ! Il était moins ingénu à dix-huit ans. Mais Dieu, par l’effusion de sa grâce, lui avait fait un cœur nouveau et avait renouvelé sa jeunesse comme celle de l’aigle [12][a].

Il termine sa lettre par ces mots : « Cependant je ne songe pas à me marier. »

Ce fut un trait de lumière pour son pauvre père, et le sujet d’une inquiétude dont nous retrouverons la trace dans la suite de leur correspondance.

Une année, dix-huit mois se passent ; Clerc est maintenant lieutenant de vaisseau et il habite Brest ; ses confrères de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul lui ont confié les fonctions de secrétaire dont il s’acquitte, à une réunion du soir, avec l’entrain et la vivacité qu’il met à toutes choses. Arrive un nouveau confrère, enseigne de vaisseau. Celui-là est lui-même sollicité à quitter le monde par un puissant attrait dont la victoire ne tardera guère. Il nous a depuis raconté ses impressions sur sa nouvelle connaissance, et les circonstances caractéristiques de cette première rencontre.

Clerc n’était pas beau, du moins dans le sens grec du mot, et son visage aux contours anguleux aurait offert un modèle assez ingrat à la statuaire. L’extrême mobilité de ses traits trahissait sur l’heure toutes ses impressions ; son œil de feu et sa voix vibrante annonçaient une âme aussi enthousiaste qu’énergique. Petit de taille, il était, ce soir-là, affublé d’une longue lévite qui lui descendait à mi-jambe et qui donnait à sa personne je ne sais quoi de clérical. La séance se passa comme à l’ordinaire, à exposer les besoins des pauvres assistés par la conférence et à faire la répartition des secours. Quoi qu’il en soit, nos deux officiers de marine se remarquèrent, et, la prière dite, ils éprouvaient le besoin de se retrouver sans témoins.

Clerc invite son nouveau confrère à venir le lendemain chez lui, afin de faire ensemble quelques visites de pauvres. Le nouveau venu accepte et, à l’heure dite, se trouve au rendez-vous ; il rencontre Clerc à la porte de sa chambre où il rentrait. Ils redescendent et cheminent côte à côte pendant cinq minutes, le temps d’échanger quelques paroles. C’en était assez pour qu’ils se connussent à fond, tant leurs cœurs étaient à l’unisson. « Mais comment se fait-il, demande ex abrupto l’enseigne, qu’avec des idées semblables vous soyez encore dans la marine ? »

A cette apostrophe inattendue, Clerc se retourne brusquement, recule d’un pas, rejette la tête en arrière, et, regardant l’enseigne entre les yeux :

« Et vous ? lui dit-il.

— Tiens ! c’est vrai, » fait l’autre.

A dater de ce moment, ils ne se quittaient plus ; leurs œuvres, leurs exercices de dévotion, leur commun avenir vaguement entrevu, tout les rapprochait. Quelquefois ils s’en allaient ensemble errer dans les champs, au grand air, et là, ils s’en donnaient à cœur-joie, parlant de Dieu tout à leur aise et entonnant même à sa louange quelque chant d’église.

La Providence leur réservait de se connaître et de se voir de plus près encore.

 

oOo

 

[1] Il n’y a pas certes dans l’original.

[2] Pont-de-Vaux est la patrie du général Joubert, et notre Claude Joubert était l’un des neveux de cet illustre homme de guerre.

[3] M. l’abbé Sire.

[4] Directeur au séminaire d’Issy. C’était un mathématicien distingué, autrefois professeur de l’Université et maître de conférences à l’école normale supérieure.

[5] M. Joseph Bertrand, aujourd’hui l’un des secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences.

[6] Ne pas confondre avec l’intime ami désigné par les mêmes initiales. Il s’agit ici d’un chef d’institution.

[7] M. l’amiral baron Didelot est, actuellement, président du conseil des travaux de la marine.

[8] Et qui utuntur mundo, tanquam non utantur. 1 Cor. VIII. 31.

[9] M. l’abbé Guillet est mort tout dernièrement, curé de Saint-Nicolas de Nantes.

[10] M. l’abbé Guéguenou, curé de Saint-Martin de Morlaix. C’est à Brest qu’il fut le directeur spirituel de Clerc.

[11] Notez la date, bien antérieure à la formation d’un corps de zouaves pontificaux.

[12] Renovabitur ut aquilae juventus tua.


Notes additionnelles :

[a] « insistez à temps, à contre-temps » Saint Paul, 2 Tm, 4, 2.

[b] Psaume 103, 5

 

 

21:41 Publié dans Biographie | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.