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23/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 2)

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CHAPITRE II.

 

séjour en france. — nouvelle campagne.

conversion.

 

 

Nous savons peu de chose sur le séjour d’Alexis en France du 14 octobre 1845 au 26 mai 1846, date d’un nouvel embarquement.

Dès qu’il est au milieu ou à proximité des siens, sa correspondance nous fait défaut. Néanmoins, aux détails près, nous pourrons dire comment il remplit cet intervalle d’environ sept mois. A en juger par les résultats et par les souvenirs consignés ultérieurement dans ses lettres, ce ne fut pas un temps perdu, au double point de vue de sa carrière et de son acheminement vers la vie chrétienne.

A Toulon, ayant pu enfin passer son examen, il fut promu au grade d’enseigne de vaisseau. Puis il vint à Paris et n’y resta pas oisif, comme on va le voir.

Être enseigne de vaisseau à vingt-six ans, ce n’était pas un succès enivrant, et, d’après ce qu’il venait d’éprouver, notre jeune officier ne pouvait se promettre un avancement rapide. Ses doutes, à l’endroit de sa carrière, subsistaient donc tout entiers. Nous ne saurions dire si ce fut par les conseils de son père ou de quelque ami de la famille, toujours est-il qu’il crut devoir se ménager, à tout événement, l’entrée d’une autre carrière, peut-être mieux en rapport avec ses antécédents, celle de l’instruction publique. Il se remit donc courageusement à l’étude des mathématiques et se fit même l’élève d’un de ses anciens camarades de l’École, M. Joseph Bertrand, alors professeur au collège Saint-Louis. En trois mois il avait obtenu les diplômes de bachelier et de licencié ès-sciences mathématiques, et il se préparait à devenir docteur, lorsque la perspective d’une nouvelle campagne le rengagea pour longtemps dans la marine.

Mais la préparation de ses examens fut loin de l’absorber tout entier, et il entreprit alors des études d’un bien autre intérêt, qui devaient imprimer à sa vie une direction toute nouvelle.

Nous l’avons dit, il n’était pas systématiquement incrédule et le voltairianisme de son père n’avait jamais déteint sur lui. Encore moins s’était-il laissé entamer par les bizarres doctrines de Fourier, qui comptaient alors de nombreux adeptes à l’École polytechnique.

Plus sage, en ce seul point, que tant d’autres, il n’avait pas fait de pacte avec l’erreur. Mais, depuis l’âge de quatorze ans, ne mettant jamais le pied à l’église, il n’entendait plus parler de Dieu ; il n’avait rien lu, rien de ce qui éclaire l’homme sur sa destinée future et son avenir éternel ; à cet égard, il était redevenu un pur païen. C’était donc une éducation à refaire. Il le comprit et se mit résolument à l’œuvre.

Il lui arriva comme à Marceau, ce grand chrétien, bien ignorant, lui aussi, et même d’une impiété quelque peu agressive, jusqu’au jour où les écailles lui tombèrent des yeux. Poussé par je ne sais quelle curiosité, ou plutôt obéissant à une première et mystérieuse impulsion de la grâce, le capitaine Marceau demanda un jour à un ecclésiastique de Toulon [1] un livre sur la religion catholique où la question fût traitée à fond. Ce digne prêtre lui donna la Démonstration évangélique de Duvoisin. Marceau la lut d’un bout à l’autre, d’abord avec une certaine défiance, puis avec un intérêt passionné, la lumière pénétrant de plus en plus vive dans son âme ; et tel fut, au rapport de son historien, le commencement de son admirable conversion qui précéda de quelques années celle d’Alexis Clerc.

Par quelles mains le même livre fut-il remis à notre jeune marin ? Je l’ignore, mais ce que je sais c’est qu’il le lut avec le même fruit que Marceau, et que, plus tard, il l’indiquait à ses amis comme un remède dont il avait éprouvé sur lui-même l’efficacité. Fort bon livre en effet, doué de toutes les qualités sérieuses qui distinguent la vieille école française. Né vers le milieu du xviiie siècle, Duvoisin avait professé en Sorbonne avant la Révolution ; le concordat fit de lui un évêque et il administra avec sagesse le diocèse de Nantes, mais pour son malheur il devint, en 1811, membre de la commission ecclésiastique présidée par le cardinal Fesch et dans cette occasion mémorable, hélas !il ne fut pas héroïque. IL en rejaillit sur son nom une flétrissure qui ne doit pas atteindre le remarquable traité apologétique dont il est l’auteur. Tout homme désireux de s’instruire de ce qu’il n’est pas permis d’ignorer, trouvera là, en quelques pages écrites sans prétention, mais non sans chaleur, — quoique d’un style toujours contenu et discret, — tous les éléments d’une conviction solide et réfléchie.

« La religion chrétienne est-elle révélée ? Voilà l’état de la question. Question de fait qui ne peut être décidée que par des faits, c’est-à-dire par celles de toutes les preuves qui sont les plus convaincantes, les plus frôles à saisir, les plus analogues aux principes et aux sentiments qui nous dirigent dans le cours ordinaire de la vie. L’auteur du christianisme s’est dit l’envoyé de Dieu. Ses disciples prétendent qu’il a justifié sa mission par des prodiges évidemment surnaturels, et ils apportent en preuve non-seulement leur témoignage, mais encore des prodiges tout semblables, opérés par eux-mêmes au nom de leur maître. Jésus-Christ et ses apôtres ont-ils fait les miracles qui leur sont attribués ?et ces miracles ont-ils à notre égard un degré de certitude qui ne permette pas à un homme raisonnable de les révoquer en doute ? [2] »

Voilà en effet toute la question ; elle est nettement posée et l’on doit ajouter consciencieusement résolue ; si bien, qu’en arrivant à la conclusion de son livre, l’apologiste est en droit de s’adresser à Dieu lui-même et de lui dire avec Richard de Saint-Victor : « Dieu de vérité ! je crois fermement tout ce que vous m’avez révélé par Jésus votre fils. Lui seul a les paroles de la vie éternelle, et il n’est pas sous le ciel d’autre nom par lequel nous puissions être sauvés. Je ne crains pas de m’égarer à la suite d’un tel guide. Mais si, par impossible, ma foi était une erreur, ce serait vous qui m’auriez trompé en permettant que le christianisme fût marqué à des caractères où je reconnais l’empreinte de votre toute-puissance [3]. »

Cela soit dit en passant pour signaler à l’attention du lecteur, un livre qu’Alexis Clerc avait en très-haute recommandation, d’après son expérience personnelle confirmée depuis par des études plus approfondies.

Alexis lut aussi les Pensées de Pascal, et comme il était très-sensible non-seulement à la portée philosophique des idées, mais encore à la beauté du langage, il goûta infiniment l’illustre penseur qui est sans conteste l’un de nos plus grands écrivains. Soit qu’il compare l’entreprise de Jésus-Christ à celle de Mahomet et qu’il arrive à conclure que, a puisque Mahomet a réussi, le christianisme devait périr s’il n’eût été soutenu par une force toute divine ; » soit qu’il dise tout simplement, avec l’autorité d’une conviction inébranlable, qu’il croit « des témoins qui se font égorger, a Pascal, qui, dans des conditions différentes, aurait été peut-être le plus puissant des apologistes, abonde en mots frappés au coin du génie qui sont comme autant de médailles commémoratives de ces grands faits divins dont se compose toute l’histoire du christianisme. Moins exact, cependant, moins vrai, lorsque, étalant comme à plaisir la misère de l’homme déchu, il s’acharne sur cette grande ruine et prend à tâche de dépouiller l’image de Dieu de tout ce qui rappelle encore son origine. Si la raison humaine était aussi infirme qu’il le prétend, aussi fatalement entraînée sur la pente de l’erreur, il faudrait désespérer d’elle et renoncer à lui faire accepter les préliminaires de la foi. Aussi, quoi qu’on ait pu dire, dans cette partie de sa sublime ébauche, Pascal est plus janséniste que catholique, et le douloureux scepticisme, qui s’exhale si souvent de ses pages immortelles, n’est pas toujours sans danger. Chose remarquable ! Clerc, si novice en ces matières, eut un sentiment confus de ce côté faible d’un écrivain de génie, et l’on verra, dans une lettre que nous citerons tout à l’heure, qu’il ne regardait pas le livre des Pensées comme très-propre à éclairer une certaine nature d’esprits.

Je ne saurais dire si ce fut alors ou depuis, mais il lut aussi et goûta singulièrement l’éloquent chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts ; et comme son admiration était on ne peut plus communicative, nous la verrons partagée par ses amis en ce qui concerne ce remarquable morceau, dont la valeur apologétique n’est certainement pas à dédaigner.

Ainsi, dès le début, guidé par son seul amour du vrai et du beau, Alexis entrait de plain pied dans le commerce des grands esprits chrétiens du xviie siècle, et il s’y trouvait passablement à son aise pour un enfant du xixe siècle, formé à une tout autre école. Plus tard on le verra faire mieux encore, aborder de front saint Augustin et saint Thomas, leur consacrer ses loisirs, devenir leur disciple et, au besoin, leur interprète ; résolution rare chez un homme de sa profession, et qui ne tenait en rien du caprice.

Cependant tout n’était pas fait, et la conversion du cœur était singulièrement en retard sur celle de l’esprit. En dépit des promesses qu’il s’était faites à lui-même, il ne profita pas de son séjour à Paris pour obéir à la voix qui lui disait comme autrefois au pauvre lépreux :Ostende te sacerdoti.[a] S’il vit des prêtres, ce fut de loin.

Il y en avait alors d’illustres — plus tard il devait les mieux connaître — dont l’éloquence attirait dans la nef de Notre-Dame un immense auditoire, jeune et passionné pour le bien. En descendant de chaire, à l’issue du carême de 1845, le P. de Ravignan avait dit :« Levez-vous donc, messieurs, au milieu des sociétés malades, et dites-leur votre force et votre bonheur ; qu’on vous rencontre, qu’on vous voie partout où le mal a besoin de remède, le bien de consolation et d’appui. Montrez le courage des convictions catholiques aux postes les plus avancés de la lutte, dans les combats de la science, de la philosophie, des lettres, de l’industrie, des arts et de la liberté. Faites entendre la grande voix du christianisme parmi ce chaos confus d’opinions et de doctrines. Dites que vous voulez, que nous voulons la gloire et la grandeur de la patrie, le développement des institutions, le libre essor du génie et des grandes pensées. Pensez vous-mêmes bien haut, apprenez à ceux qui l’ignorent votre langue et votre foi ; rétablissez par la conscience chrétienne l’empire de la justice, de la vérité et d’une sainte indépendance. Croyez-le !vous avez reçu plus de puissance et de durée que tous les essayeurs épuisés des théories humaines. »

Telle était la note à cette date ; et la voix grave et austère du P. de Ravignan ne la rendait pas encore aussi vibrante que celle, plus sympathique à la jeunesse, du P. Lacordaire. Quelles années que celles-là !quels hommes ! A la Chambre des pairs, Montalembert était tous les jours sur la brèche, champion infatigable de toutes les grandes causes catholiques. La lutte se poursuivait depuis deux ans avec une ardeur sans pareille ; et si, d’un côté, on était attristé par une recrudescence d’impiété qui éclatait dans la presse périodique, et jusque dans les chaires de l’enseignement supérieur, on reprenait courage en voyant l’épiscopat tout entier guider aux combats de la guerre sainte les fils des croisés. La compagnie de Jésus était proscrite ; elle dut s’effacer et faire la morte par ménagement pour les timidités du pouvoir ; mais elle venait d’affirmer son existence comme elle ne l’avait pas encore fait depuis le commencement du siècle, dans l’éloquent plaidoyer du P. de Ravignan : De l’existence et de l’Institut des Jésuites. La liberté que revendiquait le P. de Ravignan au nom du droit commun, un peu auparavant le P. Lacordaire l’avait prise. Il était monté dans la chaire de Notre-Dame revêtu de la robe blanche des dominicains ; et personne n’avait osé lui demander de quel droit il portait l’habit de son ordre.

La France entière avait les yeux fixés sur ces deux illustres religieux qui, dans tout l’éclat de la plus pure renommée, ne rivalisaient que d’éloquence, de zèle apostolique et de charité fraternelle. Après l’apparition du beau livre du P. de Ravignan, dans une séance solennelle du cercle catholique, présidée par l’Archevêque de Paris, le P. Lacordaire s’écria : « Si nous étions en Angleterre, je proposerais trois salves en l’honneur du P. de Ravignan. » Ces paroles furent suivies d’unanimes applaudissements, trois fois répétés [4].

S’imagine-t-on que Clerc, revenu en France avec l’intention de faire profession de christianisme, soit resté insensible à ces grands spectacles ? On me le dirait que je n’en croirais rien, tant cette indifférence était peu dans sa nature. Cependant, quels que fussent ses sentiments, il ne fit pas alors le pas décisif. Bien plus, se retrouvant en présence des mêmes séductions auxquelles il avait succombé tant de fois, il éprouva les mêmes défaillances que par le passé et se sentit plus éloigné du but auquel tendaient pourtant toutes les convictions de sa raison devenue chrétienne.

J’en trouve l’aveu dans des notes manuscrites qui portent la date d’une grande retraite faite à Saint-Acheul après son entrée dans la Compagnie de Jésus.

Qu’on me permette de soulever ce voile. Je le ferai, bien entendu, avec tout le respect dû à sa mémoire vénérée et à sa mort glorieuse, mais avec la sincérité dont il aurait usé lui-même, si, nouvel Augustin, il nous eût laissé le livre de ses confessions. Eh bien !oui, j’en crois les notes accusatrices de sa retraite de Saint-Acheul, et je ne crains pas de divulguer ici les égarements de sa jeunesse, qui seront plus tard le triomphe de l’infinie miséricorde.

Comme tant d’autres enfants du siècle, dans cette atmosphère empestée de Paris, de bonne heure il connut le mal et n’en eut point horreur. Les maisons d’éducation qui le reçurent doué d’une précocité dangereuse, protégèrent mal son innocence, et il prêta une oreille complaisante à la voix de ses passions. Une fois, — probablement pour s’exempter de toute pratique religieuse, — il eut le triste courage de se dire protestant, et s’il s’imposait alors quelque contrainte, ce n’était pas vertu, car il se qualifie de sépulcre blanchi. Mais la dissimulation répugnait trop à sa nature ; il secoua de nouveau le frein et ne voulut plus paraître autre qu’il n’était ; l’École Polytechnique, Brest, les îles Marquises, Valparaiso, enfin Paris, qu’il revoyait après avoir reçu les premières impressions de la grâce, chacun de ces noms excite son repentir en lui remettant devant les yeux les dérèglements et les scandales de sa jeunesse.

Saint Augustin, qui en savait quelque chose, nous peint éloquemment cet état de lutte, où, l’esprit étant convaincu et aux trois quarts soumis, le cœur hésite encore et n’a pas le courage de briser les liens qui le retiennent captif sous le joug des sens [5]. Ses inclinations mauvaises et frivoles venaient à l’envi le tirer par la robe de sa chair et lui murmurer à l’oreille : Quoi !tu nous quittes ? C’en est donc fait !et la séparation sera éternelle ! Le moment est donc venu où tu ne jouiras plus de toute ta liberté ?

Tel était l’état d’âme d’Alexis, de retour à Paris après sa campagne dans les mers du Sud, et voilà comment il put, lui qui croyait déjà et qui désirait pratiquer, assister à ces grandes manifestations de foi catholique qui réveillaient les plus endormis, sans y prendre part autrement que par ses regrets joints au sentiment de son indignité. Tant il est vrai que la force de caractère ne suffit pas à tout et que les âmes les mieux trempées succombent là où les petits et les faibles remportent la victoire avec la grâce de Dieu.

Nous le retrouvons à Toulon dans le courant du mois de mai, en activité de service et se préparant à une nouvelle campagne. Là sa correspondance, interrompue par son séjour à Paris, se rouvre et nous donne jour sur son intérieur à une époque déjà très-voisine de sa conversion.

« Mon cher père, écrit-il le dimanche 3o mai, je pars demain lundi à bord de la corvette à vapeur le Caïman, pour la station du Sénégal. Je n’ai reçu cet ordre que mercredi. Les occupations d’un départ si précipité et plus encore la certitude de n’avoir pas de réponse à ma lettre m’a fait tarder jusqu’à ce jour pour t’en informer. J’aurais très-vivement désiré recevoir des nouvelles de Paris, principalement au sujet de la dernière lettre que je t’ai envoyée, et comme j’avais l’espoir de jour en jour d’en recevoir, j’ai remis au dernier jour les derniers mots que je t’écris de France. Cet embarquement, auquel je ne songeais pas le moins du monde, est évité autant que possible par chacun ; aussi m’est-il revenu de droit. Je regrette de n’avoir pas été embarqué sur un vaisseau. Mais le plus fâcheux, c’est que me voilà encore au loin et peut-être pour longtemps. Je compte sur une campagne au moins d’une année, mais il est impossible de rien prévoir maintenant. Malgré tous les inconvénients de cette campagne, je crois que je m’y suis résigné assez philosophiquement. Je suis très-convaincu qu’on ne peut avoir assez de sagacité pour prévoir à l’avance et pour si longtemps. Cependant je ne saurais dire que j’aie bon espoir. Je compte sur de la tranquillité et de la paix à bord, et voilà tout. Moyennant cela, j’aurai, j’espère, de quoi m’entretenir à bord pendant la campagne. »

Il emportait des livres, comme toujours ; mais sa bibliothèque de campagne s’était renouvelée et les ouvrages religieux y tenaient une large place. Il ne savait guère où Dieu le menait ; par un pressentiment instinctif, il se dérobait à l’aiguillon dont il allait sentir les plus vives atteintes.

Autre lettre, commencée en mer le 22 juin et terminée le 27, devant la barre du Sénégal.

« Nous avons, ce matin 22 juin, mon cher père, dépassé les îles Canaries sans y toucher, et nous aurons demain le soleil dans le nord. Madame Pagès t’aura probablement communiqué une lettre que j’ai envoyée de Cadix, et il ne me reste à te mettre au courant de mes affaires que depuis ce moment. Tu sais par conséquent qu’avant d’aller à Cadix nous avions déposé à Tanger le consul de Mogador. Nous devions l’aller reprendre après qu’il se serait abouché avec le consul général de France et le conduire à sa destination. Nous quittâmes donc Cadix le 13 pour l’aller prendre. Mais nous trouvâmes à l’entrée du détroit un vent d’est très-violent et le commandant jugea prudent de retourner à Cadix. Nous y fûmes mouillés dans la soirée. Le lendemain dimanche 14, j’étais de garde, et je m’étais déjà consolé de ne pouvoir partager le plaisir d’aller à terre. C’est que la chose en valait la peine : il s’agissait d’une course de taureaux à Cadix. Mais ne voilà-t-il pas que le commandant m’engage à y aller et me propose de faire la garde pour moi. Moi, pas fier, j’accepte, et me voilà de la partie. Il n’y a, décidément, que l’absurde de raisonnable, que l’impossible qui se réalise. Où a-t-on jamais vu, même dans les contes de fées, des commandants qui font la garde pour leurs officiers afin de les laisser aller à des courses de taureaux ? C’est absurde et c’est impossible. »

Il assiste donc à ce sanglant spectacle, à cette boucherie dont les apprêts ne lui inspiraient d’abord qu’un insurmontable dégoût. Puis il s’étonne d’être gagné par la curiosité, par l’émotion du drame, et il subit l’espèce de frénésie qui s’est emparée de tous les spectateurs.

« Aux deux premiers chevaux horriblement éventrés, j’étais baigné de sueur, le cœur me gonflait dans la poitrine. J’aurais bien voulu avoir conservé ma garde à bord. Et cependant je suis resté jusqu’à huit heures du soir, j’ai vu tuer huit taureaux, éventrer une dizaine de chevaux et emporter deux picadors à moitié morts. Cela aurait duré vingt-quatre heures, que j’y serais resté, je crois, sans boire ni manger. Enfin, le croirais-tu ?au second taureau, j’applaudissais les beaux coups soit de la bête, soit des hommes ; je huais les maladroits, je demandais les chiens quand le taureau me semblait trop pacifique. On se dit :« Les chevaux sont des rosses qu’on mène au cirque au lieu de les mener à l’abattoir ; quant aux picadors, ils valent à peu près autant que leurs montures. » Oh !que je comprends bien à présent les prouesses des gladiateurs ! Quelle gloire de transporter d’admiration par son adresse ; sa force et son courage un peuple tout entier ! Quel enivrement que celui d’une telle victoire et de tels applaudissements en plein soleil !Il y avait un matador maladroit : à sa place, je me serais fait tuer par le taureau, ou je l’aurais tué d’un seul coup.

« Que de cruauté et de folie dorment cependant à notre insu dans un recoin ignoré de notre cœur !Aurais-je jamais cru que je dusse sentir et penser de la sorte ? Imaginez-vous donc que vous vous connaissez, quand de pareilles épreuves viennent vous donner de pareils démentis !

« Malgré tout cela, je retournerais sur-le-champ revoir tuer des taureaux, éventrer des chevaux et fracasser des picadors, ou tout au moins ne voudrais-je pas pour beaucoup ne l’avoir pas vu. »

A Tanger, il va passer la soirée chez le consul français, qui avait réuni pour la circonstance tous ses collègues européens. Là il danse, il valse et il s’abandonne à une franche gaieté, tout en observant du coin de l’œil cette société cosmopolite et en faisant à part soi de piquantes réflexions sur l’aimable concorde qui règne entre les représentants des différentes puissances, grâce à la nécessité où ils sont de frayer ensemble pour ne pas vivre comme des hiboux.

Encore un trait qu’il lance à tout hasard en s’éloignant de Tanger :« Nous avons fait à ce très-aimable empereur de Maroc la gracieuseté de lui transporter à Mogador une demi-douzaine de petits négrillons, esclaves et eunuques destinés à son sérail. Et nous allons au Sénégal pour empêcher la traite ! Mais il est défendu de voir et de prendre aucun négrier, à ce qu’on dit. La suite me permettra d’affirmer ou de nier cette singulière consigne. Je crois que tout le clabaudage de M. Billault avec son droit de visite est la cause de la présence dans cette affreuse station de vingt-six bâtiments de l’État. Si on m’envoyait quelquefois payer de leurs personnes tous ces palabreurs, cela produirait, je crois, un bon effet. Mais attendons à voir pour être bien sûr. »

Il avait raison de ne pas précipiter son jugement. A quelques jours de là le Caïman, ayant rencontré un négrier, fit son devoir en conscience. Quant à sa mauvaise humeur contre M. Billault et les orateurs négrophiles, intraitables sur le droit de visite dont ils parlaient fort à leur aise, c’était un sentiment très-répandu parmi les marins et autres gens avisés qui soupçonnaient la philanthropie anglaise de n’être pas désintéressée dans la revendication d’un droit extrêmement onéreux au pavillon français.

Chemin faisant, il esquisse le portrait des officiers du bord, dont il a généralement à se louer. Le commandant, capitaine Rousse, est un provençal, déjà sur le retour, qui regrette un peu les figuiers et les oliviers de sa bastide, mais bon, indulgent pour ses inférieurs et fort bien disposé en faveur de l’enseigne Clerc, auquel il apprend son métier. « Hier soir, il m’a tenu une longue conversation, où il m’a indiqué les meilleurs et les plus dignes moyens de faire son avancement, c’est-à-dire le sommaire des matières dont la connaissance est utile, la manière de les étudier et de les employer à son profit. Tout cela sentait l’expérience et la bienveillance. Tu vois, mon cher père, que je suis bien tombé. Il fait, il est vrai, profession d’un positivisme très-prosaïque ; mais (ajoute-t-il judicieusement), comme ce sont les excès des sentiments contraires qui l’ont ainsi transformé et que c’est maintenant un homme très-bon, je me félicite de l’avoir pour maître. Le second du bâtiment est M. Esmangard, lieutenant de vaisseau, gracieux dans sa personne et dans son esprit. Dès le premier jour nous nous sommes donné dans l’œil, et si le diable ne s’en mêle, j’aurai un jour en lui un ami. »

En effet, ils devinrent amis. Si je suis bien informé, ce jeune officier se réclamait de l’école de Fourier, qui comptait alors beaucoup d’adeptes, comme on put le voir en 1848. La conversion de Clerc, dont Esmangard fut témoin, laissa leur affection entière, sans qu’il s’opérât entre eux de rapprochement sur le terrain des croyances.

Cependant Alexis ne perd pas son temps ; il réfléchit, il étudie tantôt les mathématiques, tantôt l’économie politique, mais plus souvent encore la religion, et l’on sent bien que c’est là au fond sa grande affaire.

Un jour il écrit à son frère Jules ces lignes singulières, dont le visible embarras trahit la pensée qui l’obsède et le domine bien malgré lui.

« Il y a un quart d’heure que je tourne ma plume dans mes mains sans oser rien écrire. C’est très-ennuyeux à la fin de parler toujours de soi. Je te jure que si tu ne me renvoies pas la monnaie de ma pièce, et avec les intérêts, c’est fini, je ne t’écris plus.

Cela posé, je continue. Le peu de temps qui échappe au jeu, au sommeil ou au service, je lis J.-B. Say et l’Histoire des Variations. C’est un contraste assez frappant ; l’un ne s’occupe que des biens matériels et ne s’imagine pas qu’il y en ait d’autres, et l’autre n’en a guère souci. Mais il y a des livres qu’il faut connaître ; on doit y prendre ce qu’il y a de bon et laisser le reste. Notre métier, d’ailleurs, nous oblige à apprendre dans les livres ce que, vous autres citadins, vous apprenez malgré vous. Il faut que nous sachions à quoi nous en tenir sur les questions douanes, commerce, industrie, colonie, traités de commerce. Nous pouvons avoir à y intervenir, et il serait alors trop tard pour commencer à les étudier ; et voilà le pétrin où je me suis fourré pour quelque temps. Il est minuit passé, mon quart aussi. Bonsoir : je m’en vais prendre Bossuet. Il a le privilège de me tenir compagnie jusqu’au moment du sommeil, »

Prenant de nouveau la plume, il ajoute :« Je fais toute sorte d’efforts pour devenir plus sage et plus religieux ; mais c’est difficile, et mon voyage à Paris a contribué à augmenter les obstacles. J’espère que, de ton côté, tu es dans la même voie et je ne doute pas que tu n’y marches plus vite que moi. Je te recommande les Méditation s et les Élévations de Bossuet ; ce sont deux excellents livres. »

Les deux frères avaient puisé aux mêmes sources le germe de l’indifférence religieuse. Mais la grâce agissait simultanément sur leurs cœurs et l’heure approchait où la joie de chacun d’eux, en revenant à Dieu, allait être doublée par le retour et la réconciliation accomplie d’un frère bien-aimé.

Un peu avant d’arriver au Gabon, Alexis écrit encore à son père ; il faut lire entre les lignes pour deviner ce qui se passe dans son âme.

« Mon cher père, nous avons rencontré ce matin un pauvre diable de négrier. Nous nous rendions tranquillement à la voile au Gabon. Nous avons allumé les feux des chaudières et, une heure après, le bâtiment recevait un de nos canots [6]. Il va partir, je lui confie cette feuille.

« Tu sais fort bien, cher père, que ce n’est que dans les romans que les marins mènent une vie aventureuse. En réalité rien n’est si uni, si régulier ; c’est une vie presque monastique et, en vérité, je n’ai absolument rien à te raconter, car il ne s’est rien passé que du temps. Mais il est assez reçu de parler sans rien dire. Donc, je me porte très-bien ; je ne m’ennuie pas et je ne sens pas encore ce besoin terrible de Paris qui me tourmentait si fort il y a à peine une année. Cela ne m’empêche pas de le désirer et de le regretter, mais ce n’est pas une souffrance.

« Je suis toujours au mieux à mon bord, et je désire cependant le quitter pour aller avec Esmangard sur un bâtiment à voiles.

« Le départ de l’officier qui commande notre prise de ce matin me laisse, après le lieutenant, le plus ancien officier du bord, de sorte que la prochaine prise pourrait, si je le voulais, m’échoir et par suite me ramener en France. Qu’en penses-tu ?— Mais ne vendons pas la peau de l’ours…

« J’espère trouver des lettres au Gabon, où nous serons dans quelques jours. Je n’en ai point encore reçu. On ne sait pas à Paris le bien que cela fait à un pauvre exilé. Vous restez ensemble, vous !

« Ne trouves-tu pas qu’il y a eu une sorte de fatalité pour me faire embrasser ce métier ? Je ne m’en plains pas, je suis à peu près aussi heureux que possible ; mais il me semble qu’il y a eu quelque chose d’étranger à ma volonté qui m’a poussé, il y a cinq ans, à cette résolution. Cinq ans !j’ai été obligé de recompter plusieurs fois. Oui, il y a cinq ans que je vous ai quittés ; cinq ans !j’en ai vingt-sept à présent. Comme le temps passe vite même lorsqu’on est malheureux ! Mais le malheur passé est un bonheur présent ; il est doux de s’en souvenir.

« Je fais tous mes efforts pour devenir sage, mon cher père, c’est-à-dire religieux, car il n’y a pas de sagesse hors de la religion. J’aurais bien besoin de conseils ; j’en suis tout à fait privé ; j’en trouverais de si bons en France !

« Charge-toi, mon cher père, d’embrasser Jules, ce bon et honnête homme ; dis-lui, sans blesser sa modestie, qu’on ne saurait rencontrer un cœur aussi intelligent et aussi dévoué que le sien.

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« Adieu, cher père, je t’embrasse de tout cœur ; porte-toi bien. Se je pouvais te souhaiter du repos ! Mais tu regardes ton travail comme un devoir. On te comprend, mais on préférerait te voir vivre pour toi un peu, à la fin. Adieu, cher père ! »

Enfin il a vu le Gabon, cette terre promise d’un nouveau genre, côte aride et montagneuse située juste sous l’équateur. Là pourtant coula pour lui le lait et le miel ; là il goûta la joie de se sentir en paix avec Dieu et avec sa conscience, et lorsqu’il quitta le rivage africain pour revenir en France, il avait commencé une vie nouvelle.

Nous avons sous les yeux une lettre à son frère, datée de Wydah, le 25 janvier 1847. « Wydah, nous dit un missionnaire qui avait pris passage à Gorée sur le Caïman, est une ville du puissant royaume de Dahomey. Le roi de ce pays est célèbre dans la Guinée par son palais aux murs garnis d’ossements humains, et par sa fameuse garde noble, composée de femmes armées de pied en cap et d’un courage à toute épreuve [7]. »

Dans cette lettre, pleine d’effusions cordiales, éclate la joie de l’enfant prodigue rentré en grâce avec son père. Alexis vient d’apprendre, par des amis qui lui ont écrit de Paris, que son frère, touché comme lui de la grâce, remplit maintenant tous les devoirs d’un fervent chrétien. Il l’en félicite chaudement, en homme qui sait le prix d’une conversion sincère et qui est en train d’en faire l’expérience : « Que ce royaume est éloigné de celui du monde !que la bonté y surabonde !que les fondements en sont stables ! Il ne m’a pas été donné de voir ton bonheur, de m’y associer ; cette joie nous est peut-être réservée, nous prierons tous les deux pour l’obtenir. »

Alors aussi lui apparaît, non plus comme un reproche, mais comme un motif d’espérer beaucoup, la pureté de sa première enfance, protégée par une bonne et pieuse mère. Quoi de plus touchant que cet élan du cœur au moment où il se sent renaître à la foi et à la vertu !a Il nous faut aller tous vers une pauvre sainte femme qui nous tend les bras là-haut. Elle nous appelle, pour sûr, de tous ses efforts. »

Toutes les perspectives de la vie sont agrandies et embellies par celles de l’éternité où il aspire, et il ne se lasse pas de bénir l’infinie miséricorde qui l’appelle à une si grande félicité, lui si coupable !

« Que je serai heureux s’il m’est accordé de me trouver encore au milieu de vous ! Quel heureux changement dans notre société ! Quel déplorable égarement n’a pas été le nôtre, et combien plus déplorables ceux qui ont fait tant d’efforts pour rendre aimable ce qui est si odieux ! Quelle clémence a pu -endurer si longtemps cet orgueil et cette corruption ! Combien mon compte est lourd dans tout cela ! »

Les vertus chrétiennes, qui sont sœurs, ont pris toutes à la fois possession de son âme : humilité, défiance de soi-même, respect sans bornes pour l’autorité de l’Église représentée par ses ministres, crainte salutaire de s’égarer en s’en rapportant trop à ses propres lumières.

Il écrit le ier février : « Je regrette beaucoup de ne pas être à Paris. J’ai le plus grand besoin de conseils. Ma vie — c’est mon ardent désir — doit désormais suivre des voies nouvelles. Je n’ai pas encore de route tracée. Le contact d’un homme pieux et éclairé serait pour moi, comme homme et comme chrétien, de l’influence la plus salutaire. La solitude peut être profitable, mais elle peut aussi être dangereuse, et avec ma Bible latine, que je comprends mal peut-être plus souvent que je ne crois, pour tout entretien, je suis exposé à beaucoup de périls. J’ai des craintes et des incertitudes continuelles, et sans compter les mille erreurs de doctrine dans lesquelles je puis tous les jours tomber à mon insu, je n’ose m’imposer certaines obligations qui pourraient être inutiles ou nuisibles, et je n’ose ne pas me les imposer.

« Il faut, dit saint Paul, nous contenter de la mesure de grâce accordée à chacun de nous. Je ne sais jamais si, par une ambition coupable, je veux aller au-delà, ou si, par lâcheté, je reste en deçà.

« Peut-être, dans une position si différente de la mienne, ne comprendras-tu pas ces sollicitudes, et je t’en félicite. Je ne puis m’empêcher de m’imaginer que tu jouis de la paix promise aux hommes de bonne volonté. Je pense bien que ce n’est pas sans quelques troubles passagers. Mais j’arrête sur toi ma pensée avec bonheur ; il me semble alors que c’est un reflet qui m’arrive. »

Le changement était complet, il fut sans retour. Comment s’était-il opéré ? Nous l’ignorions, lorsque tout récemment, nous avons rencontré un digne témoin de cette grande et consolante conversion. Un fils du R.P.Libermann, un missionnaire de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, est revenu du Gabon, ce semble, tout exprès pour nous apprendre ce que nous avions tant à cœur de savoir ; aujourd’hui, rendu à sa chère mission, il continue à évangéliser les pauvres nègres de la côte africaine.

« O malheureuse Guinée ! s’écriait le vénéré P. Libermann, il me semble que je l’ai tout entière dans mon cœur ! Les malheurs de ces pauvres âmes m’oppressent et m’accablent. » Au mois de septembre 1843, il y avait envoyé sept missionnaires qui abordèrent au cap des Palmes le 29 novembre suivant. Trois d’entre eux furent emportés en quelques jours par la fièvre ou l’apoplexie, et le reste fut dispersé par la fureur des nègres. C’est pour remplir ces vides, ou plutôt recommencer à nouveau une entreprise si difficile que les PP. Briot de la Mallerie et Leberre montèrent à bord du Caïman en rade de Gorée. Le P. Leberre, qui a seul survécu et que j’ai pu voir pendant son séjour à Paris, se rappelle très-bien le commandant Rousse et son second M. Esmangard, intimement lié avec l’enseigne Clerc. Esmangard était fouriériste, et les autres officiers faisaient profession d’indifférence, sinon d’incrédulité. Après quelques jours de traversée, l’on se mit à discuter avec les missionnaires. L’un d’eux, M. Briot de la Mallerie, avait été dans la marine, ce qui, joint à l’ascendant de son caractère, lui donnait quelque chance d’être écouté. Nul ne prêtait à ses discours une oreille plus attentive et plus sympathique que l’enseigne Alexis Clerc, toujours prêt à faire honneur à ses convictions. Un jour, engagé lui-même dans la lutte, il rompit en visière à son camarade Esmangard, et, au carré du bâtiment, devant tout l’état-major et tous les passagers, il fit, avec une certaine solennité, la déclaration suivante :« Après tout, messieurs, ce sont encore les principes qu’une mère chrétienne a déposés dans le cœur de son enfant, qui y restent le plus profondément gravés, et ce sont eux aussi qui sont les meilleurs. »

« A partir de ce moment, ajoute le R. P. Leberre, il parut entrer dans une véritable voie de conversion. Il demanda un catéchisme à M. Briot, sans doute pour se remémorer les principales vérités de notre sainte religion et se préparer à la pratiquer. Il fit, à l’établissement de Sainte-Marie du Gabon, une confession générale et y reçut la sainte communion. Un autre officier du Caïman suivit son exemple. »

Enfin une dernière révélation nous arrive inopinément et nous permet de saisir Clerc en pleine lutte, à la veille de son dernier combat, puis encore tout frémissant des angoisses qu’il a traversées avant de remporter cette grande victoire.

Il avait dans la marine un ami chrétien, Claude Joubert, simple enseigne de vaisseau, avec lequel il s’était lié sur la frégate la Charte qui les avait ramenés tous les deux en France après leur première campagne faite dans les mers du Sud. Depuis, Joubert avait quitté le service, non pour se reposer, mais dans la pensée de recevoir les saints ordres et de se vouer un jour aux saintes fatigues de l’apostolat. Apôtre, il l’était déjà, et il pressait son cher camarade de ne pas opposer plus longue résistance à la grâce. C’était, du reste, un de ces amis sûrs auxquels on peut tout confier. Il est mort à vingt-neuf ans, diacre, emportant dans la tombe le secret des entretiens intimes qui lui avaient fait voir un vase d’élection dans cette âme encore asservie à la chair et au sang, qu’il cherchait à conquérir à Jésus-Christ.

Mais les lettres qu’il avait reçues du Gabon, et d’autres encore, il les a gardées ; et voilà qu’après trente ans, elles tombent entre nos mains, pleines de lumière, — d’une lumière qui éclaire la profondeur de l’abîme d’où notre nouveau converti sort avec une joie mêlée de crainte et d’étonnement.

Clerc écrit une première fois à son ami en vue du Gabon, le 8 décembre 1846. Après quelques détails sans intérêt pour le lecteur : a J’arrive enfin, lui dit-il, à te remercier de ta bonne lettre. Qu’elle est arrivée à propos !qu’elle est affectueuse et qu’elle touche au point précis où je sens le mal ! O mon cher ami, écris-moi souvent, je t’en conjure, quand même tu ne recevrais pas de réponse. L’éloignement, tu le vois, peut en être la cause, et je suis bien affligé de penser que tu ne m’as pas écrit depuis le 3o mai, et que tu ne m’écriras qu’après avoir reçu cette lettre. Ne fais plus ainsi à l’avenir, cher ami ; c’est l’utilité de tes lettres qui t’oblige à m’en envoyer souvent. Montre-moi ton cœur, tes luttes, tes succès. Tu me précèdes dans la bonne voie, tu me dois l’exemple et l’encouragement.

« Je suis à bord de la corvette à vapeur le Caïman, station des côtes occidentales d’Afrique. Je suis aussi heureux que possible. Le bâtiment est dans une paix profonde. Je suis au mieux avec le capitaine, et le lieutenant, qui s’appelle Esmangard, est pour moi un ami. Les hommes sont doucement et justement conduits par le lieutenant. C’est un ancien ami de Desmarets. Il ne croit pas ; mais je ferai tant, il a de si belles qualités... il y viendra. Mon cher Joubert, c’est maintenant la paresse qui est mon ennemi. Ce bonheur tranquille m’engourdit. Je suis tourmenté cependant, je ne suis pas dans ma paresse sans remords, mais je ne trouve pas la force de vouloir la surmonter et je suis toujours dans ce dilemme [8] cruel de ne pas oser me former une règle de conduite de peur qu’elle ne soit extravagante ou que je ne la suive que par orgueil, et de vouloir m’en faire une afin que mes efforts vers le bien soient récompensés. J’ai besoin de secours, je suis abandonné, sans conseils ; je te prie, fais-moi une règle, je te promets que je tâcherai de la suivre exactement… Tu as pitié d’une telle faiblesse, mais voilà mon état. Le respect humain me tient aussi. Si j’étais sûr de persévérer, je sens que je ne m’en soucierais pas ; mais je suis si faible que je crains mille rechutes, et mes démarches ostensibles seraient alors bien ridicules. Et puis, aujourd’hui, on feint la piété par ambition, et je mourrais de honte, si une faute, hélas !trop probable, venait justifier l’opinion que j’ai été à la recherche d’une épaulette chez les missionnaires. Tout cela est bien petit, n’est-ce pas ?mais c’est comme cela. Tu vois que j’ai besoin de toi. Je prierai, et peut-être que demain j’aurai la force d’aller chez les missionnaires. Mais envoie-moi tout de même une règle à suivre, compatible avec mon métier. Jésus-Christ a promis de se trouver là où plusieurs seraient réunis en son nom. Mais moi, je le cherche seul ; viendra-t-il ? Peut-être m’égaré-je dans les voies de l’orgueil au lieu de m’avancer dans la voie de la charité. »

Là s’arrêtent les premières confidences de notre jeune marin ; elles trahissent toutes les hésitations de sa volonté en présence d’un devoir qu’il regarde comme certain et qu’il serait heureux d’accomplir s’il était plus sûr de lui-même. Il y a longtemps que cet état dure ; l’on peut craindre que la grâce, après avoir vainement frappé à la porte de son cœur, ne se lasse et ne l’abandonne à une fausse et mortelle sécurité. Mais non, il n’en sera pas ainsi ; Dieu veille sur cette âme généreuse au fond, mais endormie, et il ne se privera pas de la gloire qu’elle saura lui rendre une fois qu’elle se sera pour toujours attachée à son service.

Un mois tout entier se passe, et Clerc, revenant du Gabon, prend de nouveau la plume pour écrire à son ami, le 11 janvier 1847.

« Mon cher Joubert, au moment où je finissais le dernier mot de la feuille précédente, j’ai entendu armer un canot. Je ne sais si j’en ai le mérite, mais sans me consulter je me suis sauvé à terre. J’ai été chez les prêtres et je me suis confessé le 11 décembre. J’ai reçu l’absolution, presque moment pour moment, vingt-sept ans après ma naissance [9] et le même jour nous sommes partis. Félicite-toi avec moi ; voilà un pas difficile de fait et c’est peut-être ta lettre qui m’a décidé. J’ai fait depuis beaucoup d’efforts pour bien vivre, mais tu sais combien c’est difficile et combien il nous faut pour cela de secours. Cependant on est, à la mer, à l’abri de bien des dangers ; les sens sont dans un assoupissement presque forcé. En vérité, l’homme est comme une pierre sur le haut d’une montagne ; elle est ferme sur sa base ; mais, si on l’ébranlé peu à peu et qu’on la fasse à la fin et à grand’peine rouler d’un seul tour, elle continuera à rouler toute seule, lentement d’abord, et peut-être pourrait-on encore l’arrêter ; mais bientôt sa course est impétueuse, les obstacles ne sauraient l’arrêter, elle les franchit par des bonds prodigieux qui augmentent encore sa vitesse ; elle brise, elle entraîne tout ce qu’elle rencontre, elle se précipite, comme avec une fureur toujours croissante, jusque dans la profondeur des abîmes. Oh !mon Joubert, que ma déplorable expérience te serve d’exemple ; puisse-t-elle m’en servir à moi-même ! Je sens que je n’ai pas la force cependant de résister à telle épreuve que mon esprit imagine ; je prie ardemment pour recevoir du secours et je m’efforce de détourner mon esprit de ces fantômes.

« Une jeunesse passée dans les excès de toute sorte est un bien grand malheur ! Tu ignores ces fantômes qui m’ont si longtemps poursuivi ; c’est bien à la grâce seule de Dieu que je dois d’en être moins souvent obsédé. Quand je jette les yeux en arrière, je suis bientôt obligé de les détourner. Ce que je demande le plus souvent et le plus vivement à Dieu, c’est d’avoir horreur du mal, c’est de pleurer sur ce passé ; je ne l’ai point encore obtenu.

« Tu vois, mon cher Joubert, quel état digne de pitié est le mien. Il me semble que s’il fallait mourir pour mon salut, je n’hésiterais pas, et je vis avec appréhension. Quelle créature est l’homme ? Il lui est donc plus facile de sacrifier sa vie que de contrarier ses passions ? La solitude est souvent funeste, la société presque toujours. Croirais-tu qu’il m’est impossible de passer une journée sans dire du mal de quelqu’un ? Je sais combien c’est défendu, mais c’est un thème si fréquent que la médisance qu’il faudrait se condamner à un silence absolu pour ne pas l’aborder.

« Je ne peux pas comprendre la charité. Je ne sais comment faire pour aimer un homme rempli de défauts ; il est difficile de détester les défauts et d’aimer l’homme qui s’y complaît. Le remède serait de ne juger personne, mais c’est encore plus impraticable. Je cherche bien, mais en moi je ne puis trouver à cela aucune solution possible. Comment faire pour ne pas juger des actions qui nous frappent, des sentiments qu’on se plaît à vous développer ? Je sais que je suis moi-même plein de défauts, que je nourris une foule de sentiments coupables où je me complais ; mais cela n’influe pas sur le jugement que je fais des autres ; que cela me rende indulgent s’il fallait condamner, c’est sûr, et je crois que je ne condamnerais personne ; mais juger et penser :c’est bien ou c’est mal, cela est plus fort que moi, je ne saurais m’en empêcher, ni non plus de penser :cet homme est méchant, est sensuel, est injuste, etc. Oh !si le joug est suave et le poids léger, il est bien vrai aussi que la voie est âpre et étroite. »

Enfin le 20 janvier, avant de clore sa lettre, Clerc ajoute encore ces quelques mots :

« Je profite d’une occasion imprévue pour t’expédier cette lettre ; elle laisse encore une foule de choses à te dire. Depuis le 11 il m’est arrivé des lettres de France. La main de Dieu, mon cher Joubert, se révèle pour moi. Mon frère est rentré dans le sein de l’Église et a communié... J’ai éprouvé une contrariété maritime des plus vives. Je ne suis pas fixé. Si cette persévérance de contrariété est un avis de Dieu de quitter le métier, je suis prêt ; mais je ne veux pas le quitter en lâche, c’est-à-dire par des motifs humains. Éclaire-moi et prie pour moi.

« Adieu, cher et fidèle ami, prie pour un malheureux qui est bien souvent ballotté par les choses, bien tourmenté par son cœur. Je t’embrasse. A. C. »

Chose admirable !une fois entré dans cette voie étroite dont il n’approchait qu’en tremblant, Clerc n’éprouva pas les défaillances qu’il redoutait tant et qui semblaient inévitables à n’envisager que sa faiblesse dont il venait de faire, tout récemment encore, une triste mais dernière expérience. Les funestes images de son passé, les odieux fantômes dont il était obsédé s’évanouirent à la clarté du Soleil de justice, et il reconnut avec une joie indicible la vérité des paroles du divin Maître :« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes : car mon joug est doux et mon fardeau léger [10]. »

 

oOo

 

[1] M. l’abbé Gilbert, vicaire à Sainte-Marie.

[2]Démonstration évangélique, p. 4. Paris, 1818.

[3] Domine, si error est quem credimus, a te decepti sumus ; quoniam iis signis prœdita est religio, quae nonnisi a te esse potuerunt. — Richard de Saint-Victor, cité par Duvoisin. Démonstration évangélique, p. 360.

[4]Vie du P. de Ravignan, par le P. de Ponlevoy, t. l, p. 289.

[5] Confessions, livre viii, chap. xi.

[6] Le négrier était donc capturé, et le commandant du Caïman avait rempli son devoir en s’opposant au transport des pauvres victimes de la traite.

[7] Lettre de M. Briot, missionnaire apostolique de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, à M. Libermann, supérieur de la même Congrégation. — Annales de la propagation de la foi. T. XX, p. 324.

[8] Nous laissons ce mot quoique impropre.

[9] Clerc croyait être né le 11 décembre et c’est ce jour qu’il a fait inscrire, comme date de sa naissance, sur le Catalogue de la Province de France. Mais nous voyons, par son acte de baptême et par son état de service. Qu’il était né le 12.

[10] S. Matthieu, XI, 28-30.

 

Notes additionnelles

[a] « Va te montrer aux prêtres » - Matthieu, 8, 4 ; Marc, 1 ; Luc, 5, 14

 

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