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23/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 1)

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ALEXIS CLERC

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

alexis clerc, avant sa vingt-septième année. — son entrée
dans la marine et sa première campagne.

 

 

Alexis Clerc naquit à Paris le 12 décembre 1819, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, où il fut baptisé le lendemain.

C’était, de toute façon, un véritable enfant de Paris, appartenant à cette classe moyenne dont le rôle était déjà grand alors, mais l’ambition plus grande encore, et dont l’importance politique atteignit son apogée sous la monarchie de juillet. L’éducation d’Alexis, confiée de bonne heure à l’université, fut ce qu’elle pouvait être sous le régime du monopole, ni pire, ni meilleure que celle de tant d’enfants de la bourgeoisie parisienne, auxquels leurs professeurs inoculaient tous les jours l’indifférence et le doute et qui ne voyaient le prêtre que de loin en loin, comme un fonctionnaire dont on n’a besoin que dans trois ou quatre circonstances de la vie et après la mort.

Disons-le toutefois, Alexis eut pour mère une fervente chrétienne, d’une ancienne famille lyonnaise où la piété était héréditaire ;« une sainte, humble et douce, » — c’est le témoignage qu’il lui rendait plus tard — sur les genoux de laquelle il fut initié à la vie de l’âme en apprenant à connaître Jésus-Christ. Mais il la perdit à l’âge de treize ans.

Combien de temps fut-il encore fidèle à ses exemples et à ses leçons ? Quelques mois, une année peut-être au plus ; après quoi il suivit le grand courant et devint étranger à toute pratique religieuse. Treize années se passèrent ainsi, treize années qu’il devait pleurer avec des larmes amères et pendant lesquelles il avait vécu dans l’oubli de Dieu.

Il n’était pas né pour être incrédule, et il avait même de grandes dispositions — nous l’apprenons encore de lui — à tourner son cœur du côté de l’infini. « Lorsque j’allais à l’école tout petit, racontait-il plus tard à un ami, on lisait dans un grand livre relié en veau, les merveilleuses histoires des Saints. C’était si beau, que j’avais toute sorte d’envie d’en faire autant. Et bien certainement, pour être naïf, mon désir de plaire à Dieu et de faire de grandes choses pour lui n’en était ni moins vrai ni moins raisonnable. »

Comment cette belle ardeur s’éteignit-elle ? Hélas !la chose n’est que trop simple à expliquer, et son histoire est celle de milliers, de millions d’enfants, victimes d’un odieux monopole.

« Le poison du collège, ajoutait-il, eut vite et longtemps raison de ma naïveté et de mon désir de sainteté. » Cela se conçoit de reste ; quel est l’écolier, fréquentant les établissements universitaires, tels qu’ils étaient en ce temps-là, — je ne recherche pas ce qu’ils sont aujourd’hui, et je les suppose notablement améliorés, — quel est, dis-je, l’écolier qui n’eût été bafoué par ses condisciples, et peut-être par ses maîtres, s’il eût fait profession d’imiter de loin, de bien loin, les exemples d’un saint Stanislas ou d’un Berchmans, moins encore, d’aller à confesse et de fréquenter l’église ? On n’en convenait pas, officiellement du moins ; car si athée que fût la loi, l’État enseignant ne pouvait honnêtement se donner pour tel. Mais les professeurs, les chefs de l’instruction publique ne se faisaient pas faute d’attaquer dans leurs leçons ou dans leurs livres l’Église catholique, le clergé, l’épiscopat français tout entier, et tel d’entre eux se faisait applaudir en célébrant les funérailles du christianisme et en écrivant :Comment les dogmes finissent.

Dans la famille, après la mort de sa pieuse mère, Alexis ne trouva plus personne pour lui parler de Dieu, pour le rappeler à l’observation des devoirs du christianisme. Loin de là, son père, homme honorable d’ailleurs, et qui ne manquait ni de culture d’esprit, ni d’élévation de caractère, était un philosophe de la vieille école, un voltairien, pour dire le mot ; ardent patriote, mais d’une façon tant soit peu révolutionnaire, qui ne devait détester ni les chansons de Béranger, ni les pamphlets de Paul-Louis Courier. Si nous en croyons un ami d’enfance de notre Alexis, qui venait à la maison partager ses jeux et pour lequel on n’avait guère de secrets, M. Clerc, entraîné dans le mouvement libéral du temps et très-hostile au gouvernement du roi Charles X, ne resta pas simple spectateur pendant les événements de juillet 1830 ; et quand le trône, sapé par tant de mains, s’écroula pour le malheur de la France, le père de notre Alexis s’applaudit d’un pareil succès, et put se regarder comme l’un des vainqueurs. Ses affaires, car il était à la tête d’un commerce important, n’en allèrent pas mieux ; même il fit pendant la crise des pertes sensibles, dont il ne se releva jamais. Ses convictions politiques n’en furent point ébranlées ; il ne ménagea pas les sacrifices pour ce qu’il estimait être la bonne cause, et quand fut fondé le Siècle, il tint à honneur d’inscrire des premiers son nom sur la liste des actionnaires fondateurs. On voit d’ici dans quels principes Alexis fut élevé et quelles maximes on lui inculqua : de l’honneur, oui, beaucoup d’honneur, un grand désintéressement, un dévouement sans bornes à la patrie et à la sainte cause de la liberté ; mais de religion il n’en était pas question, si ce n’est peut-être pour s’élever contre les empiétements du parti-prêtre.

Alexis épousa-t-il les passions et partagea-t-il les préventions de son père en matière religieuse ? Je ne le crois pas, et je ne vois pas qu’il se le soit reproché après sa conversion, alors qu’il repassait avec amertume sur ses années de jeunesse. Non, il ne haïssait ni les hommes ni les choses d’Église ; indifférence et dédain, voilà tout ce qu’il croyait leur devoir, et sa philosophie, toute négative, n’allait pas plus loin.

Il fit ses études avec succès en partie au collège Henri IV, en partie dans une institution où l’on enseignait d’après la méthode Jacotot. « L’éducation que nous recevions dans cette maison, nous écrit un de ses anciens camarades, était l’idéal de l’éducation sans Dieu. Ce serait calomnier M. de S. que d’en faire un ennemi de la religion. Mais ce serait lui prêter un mérite qu’il n’avait pas que d’en faire même un simple déiste. Je ne croirais pas cet homme-là possible si je ne l’avais connu. Nous avons poussé là comme nous avons pu. »

Voici maintenant une petite esquisse de ce qu’était alors le jeune écolier dont la carrière devait être si laborieuse et semée jusqu’à la fin de tant d’épreuves. C’est toujours le même témoin qui parle.

« Alexis était la paresse même ; mais, grâce à son intelligence, il était l’un des élèves les plus distingués. Pour son caractère, je n’en ai jamais connu de plus facile et de plus aimable. Je ne crois pas lui avoir vu jamais une seule querelle. Il n’était mal avec personne, et nous étions deux ou trois particulièrement bien avec lui. »

Parmi ces intimes, il faut placer au premier rang son frère Jules, plus âgé que lui de deux ans au plus, et qui, le précédant à peu d’intervalle, n’avait pas d’autres camarades, d’autres amis que les siens. Leur mutuelle amitié était des plus tendres ; plus tard la religion, en faisant presque au même jour la conquête de l’un et de l’autre, resserra encore les liens déjà formés parle sang et par la sympathie des caractères.

A dix-sept ans, Alexis était bachelier ès-lettres. Que faire alors ? Le commerce n’était pas son fait ; n’ayant aucun goût à compter et à débattre ses intérêts, il y aurait réussi moins encore que son père. On pensa que la grande industrie ouvrirait un champ assez vaste à son besoin d’agir et de payer de sa personne. M. Clerc comptait parmi ses amis un M. G collet, qui dirigeait une filature de laine et qui, par parenthèse, venait d’acheter le château de Voltaire à Ferney. On fit entrer Alexis dans la filature. Mais les affaires de son patron ne prospéraient pas ; il fallut tout vendre, même Ferney ; et Alexis, rentré chez son père, se trouva de nouveau en quête d’une position, et moins fixé que jamais sur la carrière qu’il lui conviendrait d’embrasser.

« C’est alors, nous dit le témoin fidèle auquel nous empruntons ces détails intimes, et qui s’est mis de la meilleure grâce du monde à notre disposition, en nous faisant part de ses souvenirs, — c’est alors que M. Clerc, ne sachant que faire d’un enfant fort intelligent et qui était l’objet de toute sa tendresse, me fit l’honneur de me consulter, moi enfant plus âgé qu’Alexis de quelques mois à peine. Un de mes parents venait de sortir de l’École polytechnique dans un des premiers rangs. Je parlai de l’École polytechnique. M. Clerc me demanda :« Mais à qui m’adresser pour préparer Alexis ? » Je lui parlai de l’école préparatoire où avait été mon cousin. Il nous envoya, Alexis et moi, trouver le chef de cette institution. C’est ainsi qu’Alexis entra chez M. de Reusse, rue de Vaugirard, au coin de la rue Férou [1] »

Là encore il fut tel qu’il s’était montré pendant tout le cours de ses études classiques ; et nous en recueillons le témoignage de la bouche d’un de ses nouveaux condisciples, qui le suivit, à une année d’intervalle, à l’École polytechnique, et qui devait le retrouver, à trente ans de là, prêtre et jésuite, se préparant aux suprêmes épreuves que la Providence lui réservait. Nous n’avons garde d’enlever à ces quelques lignes leur couleur locale, dont nos lecteurs ne s’offenseront pas, surtout s’il leur est arrivé de fréquenter la jeunesse plus ou moins studieuse dans les rangs de laquelle se recrute la grande et illustre école où voulait entrer notre héros.

« J’ai fait sa connaissance, dit ce condisciple, à l’institution de Reusse, en 1839. La bonté de son caractère, son esprit vif et enjoué le faisaient aimer de tous, en même temps que sa facile intelligence de l’X le mettait en haute considération parmi les taupins (c’est ainsi qu’en argot scolaire on appelle ceux qui, se préparant à l’École polytechnique, font leurs mathématiques spéciales). Il était en même temps très-fort sur les compositions littéraires. Ce sont deux aptitudes qui vont rarement ensemble. Il y avait aussi de l’enthousiasme dans son caractère, et cela n’excluait pas un grand bon sens. »

Ce dernier trait achève de le peindre et tel, en effet, nous l’avons connu jusqu’au dernier jour. Son enthousiasme, loin de s’affaiblir ou de s’éteindre, — comme il arrive trop souvent à mesure que l’on multiplie les expériences, — s’était plutôt avivé en s’épurant au contact des saintes réalités de la foi et des espérances éternelles.

Après une préparation rapide, il fut reçu à l’École polytechnique en fort bon rang, le 26e de sa promotion. Les mêmes qualités aimables et toutes françaises qui l’avaient fait bien venir de ses camarades de pension ou de collège, lui valurent dans cette réunion de jeunes gens, si divers d’origine et de caractère, une véritable popularité qu’il conserva jusqu’à la fin et que nous avons retrouvée encore toute vive dans les souvenirs de plusieurs d’entre eux. Ils ne tarissent pas sur l’enjouement plein de charme, sur l’esprit vif et alerte, sur le caractère serviable et « bon enfant » du petit Clerc ; et si on les en croyait, on se laisserait aller à raconter les jolis tours et les jolis mots, d’ailleurs fort inoffensifs, par lesquels il égayait ses camarades. On sait qu’il existe à l’École un usage, une tradition sur la manière d’accueillir les nouveaux venus et de mettre quelque peu à l’épreuve leur bon caractère. Ce n’est pas chose nouvelle dans la jeunesse des écoles, et dont il y ait tant à rougir ; Athènes, en ce genre, avait devancé et probablement surpassé Paris, où, pendant tout le moyen-âge, les recteurs de l’Université eurent beaucoup de peine à protéger les arrivants dont on mettait la bourse à sec en leur faisant payer leur béjaune. Qu’est-ce auprès du béjaune que la colle d’absorption ? Je lâche le mot sans périphrase. Peut-être un jour ira-t-il rejoindre béjaune dans le Dictionnaire de l’Académie.

Toutefois, il faut l’avouer, la plaisanterie, assez souvent, dépassait les bornes et tournait en véritable vexation. Il n’en fut pas ainsi quand le petit Clerc fut choisi (avec le général Thoumas, nous assure-t-on) pour soumettre à cette épreuve la nouvelle promotion. Tout se passa de la manière la plus agréable pour tout le monde. Nous avons sous les yeux un spécimen des problèmes qu’il proposait, des questions qu’il adressait à ses recrues ; c’est fort drôle ; la subtilité grecque y donne la main à l’esprit gaulois, sans parler de l’agrément obligé des formules mathématiques brochant sur le tout ; mais il n’y a pas un mot dont on puisse s’offenser, et il paraît que ceux qui passaient par ses mains en sortaient légèrement chatouillés mais non froissés.

Aussi avait-il le droit de tout dire, à toute heure, sûr d’être écouté. Un jour qu’on venait de terminer je ne sais quel travail des plus ingrats, on voulut en détruire jusqu’aux dernières traces, et voilà nos grands écoliers amassant au milieu d’une cour des monceaux de papiers ; ils y mettent le feu, puis, se prenant par la main, ils forment autour une ronde effrénée. A un moment, Clerc se détache de la bande et s’approche du brasier : il voulait tout simplement allumer sa cigarette. Mais on prend le change sur son intention et ce cri est lancé :« Clerc veut parler ! » Au même instant la danse s’arrête, chacun fait silence et prête l’oreille. Bon gré mal gré, il dut prendre la parole pour dire qu’il n’avait pas envie de parler.

Il était entré vingt-sixième à l’école ; il en sortit vingt-troisième, preuve qu’il ne s’abandonna pas trop à son penchant pour la paresse. En pareil rang, il avait le droit de choisir entre plusieurs carrières, quelques-unes très-enviées, agréables et même lucratives. Quel ne fut pas l’étonnement de ses camarades quand ils apprirent qu’il avait choisi la marine ? « Un fameux marin, disait celui-ci, qui n’a jamais navigué que sur la Seine, entre Bercy et Charenton ! » — « Il veut faire le tour du monde, ajoutait un autre ; sait-il ce que c’est, lui qui n’est jamais sorti de Paris, si ce n’est pour aller, en coucou, à Versailles ou à Montfermeil ? » Et les quolibets d’aller leur train.

Le fait est que la vocation d’Alexis pour la marine était bien subite et, pour un natif de la rue des Bourdonnais, tout à fait extraordinaire. Il y débuta, sans préparation aucune, par une campagne de quatre ans dans les mers du Sud et par « la conquête des îles Marquises, » nous disait un de ses amis. Comment avait-il pris une résolution si étrange, si inopinée ? Je soupçonne fort, tout d’abord, que tout emploi administratif lui répugnait, et qu’il ne voulait à aucun prix s’enfermer dans un bureau. Il lui fallait de l’air et du soleil, de l’espace, les coudées franches. Puis il avait son ambition à lui, non pas petite, mais fort grande ; ambition de faire quelque chose et de servir son pays en y mettant tout son savoir-faire et même, au besoin, son sang et sa vie. C’est la belle ambition de l’adolescent qui croit à la gloire et aux dévouements magnanimes, celle que Virgile a si noblement exprimée par la bouche de son Nisus :

Aut pugnam aut aliquid jamdudum invadere magnum

Mens agitat mihi, nec placida contenta quiete est. [a]

Après cela, si je regarde aux causes extérieures, j’en découvre une qui agit, paraît-il, sur notre Alexis. Il y avait parmi les amis de sa famille une excellente femme, Mme Pagès, qui lui portait un vif intérêt et dont le nom se retrouve fréquemment dans ses lettres. Elle avait un frère capitaine de corvette, le commandant Baligot, qui se préparait à partir pour les mers du Sud. « Si tu veux te faire marin, dit-elle au jeune homme, mon frère te prendra à son bord et moi je te donnerai ton épée. » — « Je ne demande pas mieux, » répondit-il. Ce qui fut dit fut fait, et l’on ajoute qu’il ne savait en partant ni le but ni la durée de l’expédition.

Il n’y avait pas de temps à perdre ; nommé aspirant de première classe le ier octobre 1841, il dut s’embarquer à Brest, sur la Triomphante, le 22 du même mois, et s’y trouva, lui futur officier, plus novice que le dernier des mousses, ne sachant rien de la manœuvre ni même de la langue du bord. Mais aussi, dès le début, il parut dans tous les avantages de son heureuse nature, plein d’énergie et de ressources, joignant à une grande décision de caractère cet esprit français qui n’y gâte rien, et conquérant par là tous les cœurs.

Admirablement placé pour le juger, le commandant Baligot écrivait, en mer, le 17 décembre :« Quant à Alexis, c’est un brave et courageux jeune homme, qui a fait preuve d’énergie dans les commencements de notre campagne. J’espère trouver l’occasion de lui en tenir compte. »

L’occasion vint bientôt, hélas !tout autre que ne l’attendait cet excellent homme, qui donna au jeune aspirant une marque d’estime et de confiance réservée d’ordinaire à un âge plus mûr et à une plus longue expérience. M. Baligot mourut en mer avant de toucher les côtes d’Amérique, nommant Alexis son exécuteur testamentaire, et celui-ci se trouva privé, dès son entrée dans la carrière, des conseils du vieil officier sans lequel il n’eût jamais songé à se faire marin. « Le commandant Baligot, écrit-il à son père (de Valparaiso, 19 août 1842), était, autant que j’ai pu en juger, de beaucoup le meilleur marin que j’aie vu jusqu’ici. Si c’est une perte pour le bâtiment, quelle perte n’est-ce pas pour moi que la sienne ! » Et il ajoute, nous révélant son caractère alors tant soit peu présomptueux :« Depuis que je crois avoir de la raison, — et c’est longtemps avant que j’en eusse, si toutefois j’en ai, — j’ai toujours jugé moi-même, me suis conduit par mon propre sentiment, ai voulu par ma propre volonté. Ce cher commandant était si sage, si éclairé, si noble, que, sans m’en rendre compte, je lui avais laissé le soin de vouloir pour moi : il m’aimait assez pour le faire. Sa mort me laisse sans intention, sans but, sans volonté. Je me suis laissé aller sans aucune direction. J’avais besoin de sa force. Une de mes opinions était une vérité pour moi s’il la partageait. Personne n’a jamais eu sur moi un pareil empire. »

Voilà bien le jeune homme au cœur enthousiaste et fier, qui se donne sans réserve et sans calcul, heureux, au delà de toute expression, d’avoir enfin rencontré un homme, un caractère, chose rare !

Mais que va-t-il devenir, lui dont la vocation de marin tenait à ce seul homme, et à qui vient à manquer l’appui dont il avait besoin plus que tout autre au début d’une carrière pour lui si nouvelle ?

Le ressort qui était dans sa nature, l’énergie indomptable de sa volonté suffirent à tout ; non qu’il éprouvât la même confiante allégresse qu’au moment du départ ; les épreuves lui furent rudes, et ne lui furent pas épargnées ; il les ressentit très-vivement, mais sans défaillance ; se demandant quelquefois s’il n’avait pas fait fausse route et s’il ne vaudrait pas mieux se raviser à temps et chercher un meilleur emploi de ses forces ; en attendant, faisant bonne contenance, surmontant tous les dégoûts, toutes les difficultés du métier, et ne s’abandonnant jamais lui-même.

Tel nous le montre un ancien officier de marine, son camarade dans cette longue et lointaine expédition, mais plus jeune que lui de quelques années et qui, sorti du vaisseau-école, n’était encore qu’aspirant de deuxième classe, tandis que Clerc, venu de l’École polytechnique, était d’emblée aspirant de première classe. « Il avait sur moi une grande supériorité d’instruction scientifique, nous dit ce digne officier, mais, d’un autre côté, mes connaissances pratiques, acquises au vaisseau-école, étaient supérieures aux siennes ; et, sentant bien que s’il ne demandait pas des explications, il ne connaîtrait jamais le détail de certaines manœuvres qu’il serait obligé de commander aux matelots, il me pria de l’aider dans ce travail. Il venait donc près de moi, la nuit, quand j’étais de service, et je lui expliquais les détails du gréement du navire, la manière de faire les nœuds et amarrages les plus usuels ; je lui apprenais le nom des cordages et leur position. Il fut ainsi en bien peu de temps au courant de tous les détails qu’il aurait toujours ignorés s’il n’avait eu l’humilité d’en demander l’explication à un ami. »

En parlant d’humilité, M. le vicomte de M. sait fort bien et il a soin d’ajouter que la religion de son camarade était alors « à l’état latent. » L’humilité, cette vertu essentiellement chrétienne, ne pouvait donc se greffer sur la foi absente. Mais le jeune marin était préservé, par son seul bon sens, de tout sot orgueil.

Ce genre de mérite, si rare chez un débutant, plaisait singulièrement aux hommes d’expérience et leur paraissait de fort bon augure, « Monsieur, écrivait au père d’Alexis M. Nielly, commissaire de la marine, mon second fils, qui, depuis six mois, habite la même chambre que votre Alexis, et s’en trouve au mieux, me charge de vous prévenir que son ami se portait bien le 10 novembre 1842 ; que leur corvette partait le lendemain de Valparaiso pour les Marquises, où elle stationnerait pendant six mois sur la rade de Nouka-Hiva, pour ne retourner qu’ensuite à Valparaiso ; qu’enfin la caisse contenant le reste des valeurs ayant appartenu à feu M. Baligot, capitaine de corvette, se trouvait en rade de Brest sur la frégate de l’État la Thétis. » Suivent des détails relatifs à la succession du commandant Baligot. M. Nielly termine sa lettre par ces mots qui durent combler de joie M. Clerc :« Je n’ai plus qu’à me féliciter d’avoir eu l’occasion d’adresser quelques mots au père d’un marin qui, tout jeune qu’il est, paraît réunir à l’habileté et au courage la sagesse qui en assure les fruits à ses amis et à soi. »

Sagesse tout humaine, encore une fois ; à l’époque où il s’attirait de tels éloges, ses mœurs étaient loin d’être irréprochables et il ne sentait pas même l’aiguillon du remords. Cependant l’heure de la grâce approche, et bientôt tant d’heureux dons seront transformés en vertus chrétiennes.

La crise intérieure à laquelle il dut son salut commence un peu après son départ de Valparaiso, aux îles Gambier, qu’il rencontra sur sa route en se rendant aux Marquises. Dieu lui ménageait là un spectacle dont son esprit observateur fut singulièrement frappé et qui le fit profondément réfléchir ; le spectacle d’une chrétienté naissante, renouvelant les merveilles de la primitive Église sur les ruines encore fumantes d’une idolâtrie abjecte et sanguinaire.

Le théâtre où éclatait ainsi la vertu de l’Évangile, était bien petit, bien obscur et presque ignoré du reste du monde. On parlait souvent de Tahiti, la nouvelle Cythère, qui devait au capitaine Cook et à d’autres navigateurs aussi peu scrupuleux, une célébrité de mauvais aloi. Mais à part les catholiques, — attentifs aux travaux des missionnaires et tenus au courant par les Annales de la propagation de la foi, — qui donc avait souci de connaître, autrement que de nom, et d’étudier dans cette phase si intéressante de leur histoire, ces petites îles d’origine volcanique, Mangaréva, Taravaï, Aokéna, Akamarou, qui forment l’archipel de Gambier, perdu dans l’immensité de l’Océan Pacifique, à trois cents lieues environ de Tahiti et à même distance des Marquises ? La première fois qu’ils y abordèrent, au péril de leur vie, les missionnaires français, prêtres de la congrégation de Picpus, n’y trouvèrent pour toute population que d’affreux cannibales, allant tout nus, faisant la guerre à leurs voisins pour se repaître de la chair et du sang des vaincus, joignant, en un mot, des appétits de bêtes féroces à des instincts d’enfants dépravés. Pays enchanteur, au reste, et d’une fertilité prodigieuse. L’étroite ceinture de terre qui entoure chaque cratère éteint produit à souhait et sans culture le cocotier, le bananier, l’arbre à pain, qui fournissent aux insulaires non-seulement la nourriture et le vêtement, mais encore la charpente, la toiture et tout le mobilier de leurs humbles cases. Malgré la richesse du sol et la beauté du climat, tout cela était l’empire du démon avant les années 1834, 1835 ; le Soleil de justice n’avait pas encore lui sur ces infortunés, qui dormaient assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort ; pas une âme, dans tout l’archipel, qui ne fût en proie à la superstition, à l’anthropophagie, à la lubricité la plus honteuse, et pas une parole de salut n’avait retenti sur ces plages inhospitalières. En débarquant à Mangaréva, la plus grande des quatre îles, — elle mesure à peu près une lieue d’étendue, — messieurs Caret et Laval virent du premier coup d’œil à quelle sorte d’hommes ils avaient affaire et quelles étaient les mœurs de l’endroit. On leur fit un accueil bienveillant et même empressé, mais qui ne leur inspira nulle confiance. Le chef d’une peuplade assez nombreuse leur ayant offert l’hospitalité vers le coucher du soleil, ils acceptèrent de lui un peu de nourriture, mais ne voulurent pas coucher dans sa case, pensant qu’ils seraient plus en sûreté dans le bois voisin. Vaines précautions ! La nuit venue, ils furent l’objet de poursuites sans nom, et on leur fit (racontent-ils eux-mêmes) « des propositions opposées à la plus sainte des vertus. » Ils s’enfuient ; on les pourchasse à outrance. Ils se cachent et se blottissent dans les roseaux de la plage ; on y met le feu et on les environne d’un cercle de flamme, dont on assiège toutes les issues afin de les faire tomber dans le piège infâme. Ils ne parvinrent à sauver leur honneur et leur vie que par un miracle de la Providence. Voilà ce qu’étaient les insulaires de Mangaréva vers 1834.

Eh bien ! à quelques années de là, ces mêmes insulaires seront de fervents chrétiens et des hommes civilisés, qui doubleront par le travail la fécondité d’un sol déjà si productif, qui cultiveront les arts nécessaires à l’entretien ou à l’ornement de la vie, qui accueilleront l’étranger avec une charité vraie et secourable, qui seront chastes, doux, désintéressés, sincères, reconnaissants, et qui puiseront dans l’amour de Jésus-Christ et de sa sainte Mère l’idéal et l’inspiration de toutes les vertus.

Ce que je dis là, notre jeune aspirant de marine le vit de ses yeux en débarquant aux îles Gambier dans le courant de l’année 1842. On lui montra une église, la première construction en pierre de Mangaréva, bâtie avec d’énormes blocs de corail que les indigènes allaient arracher aux entrailles de la mer, à cinq lieues des côtes, et rapportaient sur des radeaux. Il fit connaissance avec l’ancien grand-prêtre de l’île, Matua, espèce de géant, naguère encore anthropophage et maintenant doux comme un agneau. Matua avait accueilli des premiers la bonne nouvelle et son exemple avait décidé le roi Maputeo, son neveu, à recevoir le baptême. Dans une lettre datée de Valparaiso, où il était de retour après avoir stationné aux îles Marquises, Alexis raconte à son père ces choses si nouvelles dont il vient d’être l’heureux témoin et lui communique, sans beaucoup de commentaires, les premières impressions qu’excite dans son âme le spectacle de cette chrétienté au berceau. Je détache quelques passages de cette lettre.

« Quand nous sommes partis de Valparaiso, nous ne savions pas encore le but de notre voyage. Nous sommes allés aux îles Gambier.

« Il y a dix ans qu’une corvette anglaise y relâcha pour faire de l’eau. Les naturels s’emparèrent du lieutenant et d’un matelot, les tuèrent et les mangèrent. Ils étaient les plus féroces et les plus sauvages de l’Océanie, allaient complètement nus. Voici ce que nous avons vu.

« Ce groupe d’îles en renferme quatre ; nous ne sommes allés que sur les deux principales, Mangaréva et Akéna. L’abord en est très-difficile, il y a beaucoup d’écueils formés par des coraux. Il y va peu de navires, ces îles ne fournissant que des perles et de la nacre.

« Deux missionnaires français s’y établirent, il y a huit ans, avec deux ouvriers. Ils apprirent la langue. Par les bons conseils qu’ils leur donnèrent et par leur conduite, ils s’acquirent l’estime et l’affection des sauvages ; alors ils essayèrent de les convertir et de les civiliser. Il est impossible de concevoir par quels prodiges de dévouement et à quel point ils ont atteint ce but. Les naturels maintenant sont tous chrétiens ; ils sont honnêtes, bons, laborieux et très-religieux.

« Le grand-prêtre, qui avait égorgé les Anglais, fut un des premiers convertis. C’est un grand, gros, bel homme, tout tatoué, qui raconte naïvement les supercheries qu’il employait pour exploiter la crédulité de ses fidèles. Le roi fut plus difficile à baptiser, mais il y vint, puis tout le peuple.

« Maintenant les enfants vont à l’école : il y en a deux, une pour les filles, l’autre pour les garçons. Ils y apprennent à lire, à écrire, à compter ; on leur enseigne la religion, surtout les bons principes. Les garçons y ajoutent le latin.

« Le coton vient en abondance dans ces îles ; on leur a appris à le filer, à le tisser, à s’en faire des habits : tous les habitants sont vêtus.

« La nourriture de tous les naturels de l’Océanie est le fruit de l’arbre à pain, préparé d’une façon tout à fait détestable pour un Européen : cela s’appelle popoi.

« Les missionnaires leur ont appris à la mieux préparer, à conserver le fruit de l’arbre à pain sous terre, pour éviter ces famines épouvantables qu’un orage peut causer tout d’un coup.

« Enfin ces bons Pères ont construit une église, simple, mais plus belle que beaucoup de nos églises de campagne, — avec deux ouvriers. Les sauvages allaient chercher des masses de rochers, à cinq lieues de là, sur des radeaux, apprenaient des ouvriers à les tailler, à les élever et à les mettre en place. Les missionnaires ont trouvé dans les coraux si abondants et si nuisibles à la navigation, une mine inépuisable de la plus belle chaux du monde. Ils se sont élevés, à eux-mêmes et au roi, deux maisons en pierre qui servent de modèles pour les habitants.

« Les missionnaires n’ont pris aucune autorité dans le pays ; ils l’ont régularisée et laissée aux mains du roi. Il faut une piété bien vraie pour inspirer une pareille conduite. Nos missionnaires ont un caractère très-différent de ceux des Anglais. Ceux-ci travaillent pour leur pays, les nôtres pour le pays où ils sont. Les îles où il y a des missionnaires anglais deviendront anglaises ; celles où sont les nôtres se constitueront en petits états.

« Nous passâmes trois jours dans cet heureux pays, entre autres un dimanche qui était une grande fête. Tout l’état-major, officiers, élèves et la compagnie de débarquement en armes, assista à la messe. L’église était pleine d’un peuple immense qui chantait, dans la langue du pays, sur un air qui appartenait à leur ancienne religion, une prière que les missionnaires leur ont composée. Cette harmonie simple, pleine de contrastes, me produisit une impression comme je n’en ai pas ressenti…

« Après la messe, les missionnaires nous firent déjeuner chez eux avec le roi et le grand-prêtre. Un repas très-frugal nous fut offert, mais d’un si bon cœur ! Ces pauvres gens se servent de coquilles pour assiettes ; ils avaient du pain, mais ils ont été souvent réduits à la popoi. Quel beau dévouement, mais quelle récompense dans un pareil résultat ! Je croyais rêver, et voir la réalité d’un chapitre des Natchez.

« Enfin, — chose merveilleuse dans l’Océanie, — .es femmes sont chastes, les mariages respectés.

« Depuis lors la population, qui diminue chez tous les sauvages, s’accroît d’un tiers par an. Mais je veux vous réserver des choses à vous raconter pour mon retour ; car, enfin, je reviendrai peut-être. »

C’est là tout, et l’on soupçonnerait à peine, à lire ce récit entremêlé de rares et courtes réflexions, quelle impression profonde et durable Alexis avait remportée de sa visite à la mission des îles Gambier. Mais on l’a entendu souvent depuis rapporter à cette date le travail longtemps secret de sa conversion, qui aboutira, sur une autre plage, quatre années plus tard. S’il avait communiqué à son père toutes ses pensées, il n’eût pas été compris. Et puis avait-il bien conscience lui-même, à cette date, de ce qui se passait dans les profondeurs de son âme ? Si je ne me trompe, c’est après avoir vu et admiré de fort bonne foi toutes ces merveilles et pendant son second séjour à Valparaiso, qu’il se vit à deux doigts de la mort et que, se croyant perdu, il n’eut pas une seule pensée pour l’éternité.

Comme il l’a plusieurs fois raconté à ses amis et à ses frères, un jour qu’il gravissait une pente escarpée et dangereuse, ayant peut-être entrepris l’ascension de quelque morne du Chili, le pied lui manqua et il se sentit rouler dans l’abîme. Il pouvait y rester, mais on l’en retira vivant quoique fort meurtri. La lettre que je viens de citer parle de deux esquilles sorties sans trop de peine et de l’assurance d’une complète guérison. Or, au moment critique où, perdant tout espoir, il disait en lui-même adieu à la vie, parmi les mille réflexions qui traversèrent son esprit, rapides comme l’éclair, la plus saillante fut celle-ci :« C’était bien la peine, mon pauvre Alexis, d’entrer à l’École polytechnique et de faire un si rude apprentissage du métier de marin, pour aller ensuite te casser le cou si loin des tiens et laisser tes os dans ce misérable trou ! » A cela se bornait encore sa philosophie ; mais patience, la bonne semence est dans son âme, et elle portera ses fruits.

La vie de marin a cela de bon qu’en isolant les hommes elle les mûrit, pour peu qu’ils soient disposes à ne pas écarter par frivolité les graves et sérieuses pensées que doivent éveiller en eux les grands spectacles de la nature. L’homme se sent si petit entre le ciel et l’eau, si faible dans sa lutte sans cesse renouvelée contre les éléments, que, bon gré mal gré, il se souvient qu’il n’est pas maître de sa vie, qu’il ne s’est pas fait lui-même, que sa destinée ne lui appartient pas et qu’il est irrésistiblement poussé vers un rivage lointain sur lequel sa raison n’a que des lumières incertaines. Comment n’accueillerait-il pas, lorsqu’elle se présente à lui dans sa simplicité radieuse et consolante, l’idée d’une révélation et celle d’un Sauveur ? Son oreille est fermée aux mille bruits qui s’élèvent de la fourmilière humaine, et il n’est pas troublé dans sa méditation solitaire par le conflit des opinions et des systèmes ; la Vérité, dont la voix mystérieuse n’est jamais muette, se fait entendre plus facilement à son cœur et elle s’empare de tout son être du moment qu’il consent à l’écouter.

A dater du jour où il reçut aux îles Gambier ce premier trait de lumière, le jeune marin devient plus grave, plus appliqué, et sans avoir rien perdu de l’aménité de son charmant caractère, on sent, dans tout ce qu’il écrit, qu’il commence à envisager la vie par ses côtés sérieux, et à en mieux comprendre les devoirs. Sa tendresse pour son père et pour ses frères, toujours très-vive, s’exalte et s’épanche tantôt en touchants regrets, tantôt en aspirations et en désirs. Comme il comprend, maintenant qu’il en est privé, la douceur et le prix de la vie de famille !

« J’ai devant moi, dans mon secrétaire, écrit-il à son père, ma bibliothèque dont la vue seule me fait un grand bonheur. Qu’il m’est doux et triste à la fois d’avoir sous les yeux ces gages de ton affection et de celle de mes frères et de mes amis.

« Hélas !c’est là le cruel du métier : tout est fini, je ne vous verrai peut-être que trois ou quatre fois jusqu’à ce que j’aie ma retraite.

« Avoir été si près du bonheur, et l’avoir quitté pour toujours ! Où retrouverais-je de pareilles affections, et d’ailleurs pourrais-je briser les liens qui m’attachent aux anciennes ? Non, et je ne le voudrais pas. Ah !mon cher et bon père, combien je comprends que j’ai gaspillé mon bonheur en ne jouissant pas plus que je ni fait de ta tendresse pour moi et en te cachant la mienne ! Stupide caractère qui se révoltait contre les meilleures choses, qui ne voulait rien céder, rien pardonner ! Seuls, isolés des événements extérieurs, sans souci pour les choses matérielles de la vie, nous comprenons mieux combien le vrai bonheur de la vie vient de la famille, et combien des affections partagées et certaines sont délicieuses. Nous en sommes privés pour toujours, vous êtes perdus pour moi. Quel dédommagement peut-il y avoir à cette perte ? Aussi n’y en a-t-il pas, et la destinée de l’officier de marine est de devenir d’une insensibilité de pierre. Il a rompu avec toutes ses affections et ne se trouve plus capable d’en concevoir de nouvelles pour les rompre encore. »

Cette conclusion, que personne ne sera tenté de prendre au sérieux, est tout simplement une boutade. Non, certes, — et Clerc en est lui-même la meilleure preuve, — l’officier de marine n’est, par profession, ni indifférent, ni insensible, et il peut dire avec autant de vérité que n’importe qui :

Homo sum et humani nihil a mealienum puto. [b]

Comme le pauvre Alexis est triste lorsque, rentrant à Valparaiso après une première expédition dans les mers du Sud, il n’y trouve aucune lettre de son père ou de ses frères, aucune nouvelle de sa famille ! Mais aussi quelle effusion de joie lorsque le courrier ne lui a pas fait défaut et qu’il a revu cette chère écriture !« Laisse-moi t’exprimer, écrit-il à son tour, la plus vive reconnaissance, à toi d’abord pour tes lettres si bonnes, si affectueuses. Quelle sollicitude pour moi ! Ah !mon cher père, l’ardeur de mes embrassements pourra seule te donner une idée de la douceur qu’ont pour mon cœur les preuves multipliées d’une si tendre affection. Chère providence qui protège encore un pauvre enfant si éloigné, tes bons conseils me font le plus grand plaisir et je me fais un devoir de les suivre. »

Répondant à ce que son père lui avait dit, qu’il avait à lui rendre des comptes de tutelle et qu’il se reconnaissait son débiteur :« Je suis payé, archipayé, écrit Alexis. Je me sens presque en colère de cette idée qu’un père doive des comptes à ses enfants. Je n’en veux jamais entendre parler. »

Quant aux conseils que le jeune marin sollicitait et qu’il prenait toujours en bonne part, ils avaient pour objet non-seulement la direction générale de sa vie, mais encore le menu détail en matière de convenances et de savoir-vivre. En voici un exemple assez singulier. Après deux années de campagne, le temps de passer officier étant venu pour lui, Alexis avait le désir bien naturel de revenir en France où, après un examen, il aurait été régulièrement promu au grade d’enseigne de vaisseau. Autrement il faisait bien le service d’officier, mais il n’en avait pas le grade, position doublement fausse pour lui que son âge et sa qualité d’ancien élève de l’École Polytechnique mettaient déjà à part des autres aspirants. Si vous joignez à cela le désir non moins vif de revoir son pays, d’embrasser son père et ses frères, vous concevrez sans peine qu’il ait fait une démarche auprès de l’amiral qui commandait la division navale, — c’était, je crois, l’amiral Hamelin, — afin d’obtenir de lui son retour en France à la prochaine occasion. Jusque-là rien que de parfaitement correct et M. Clerc lui-même n’y trouvait rien à redire. Mais il avait couru certain commérage qui, selon la manière de voir de cet excellent père, avait atteint dans son esprit des proportions énormes. Son fils, — la chose est-elle croyable ? — avait demandé audience à l’amiral par écrit. Par écrit !n’était-ce pas oublier toute dignité et se donner fort gratuitement des airs de solliciteur ? Je suppose du moins que c’était là ce qui choquait tant un homme si épris des principes de 89, si chatouilleux en matière d’égalité. Il n’en était rien ; Alexis s’était tout simplement adressé, selon l’usage, à l’aide-de-camp de l’amiral, et sur la demande banale de celui-ci :« Que lui voulez-vous ? » il avait répondu :« Veuillez me nommer, et je présume que cela suffira pour que l’amiral sache de quoi il s’agit. » Comme M. Clerc dut être heureux d’apprendre que son fils n’avait pas commis ce qui lui semblait être une platitude ! Ces susceptibilités, peut-être excessives, feront comprendre, mieux que beaucoup de paroles, ce qu’avait dû être l’éducation d’Alexis, et quel était le niveau des idées et des sentiments dans son honorable famille.

Alexis n’obtint pas son retour au bout de deux ans, ni même de trois, et ce ne fut que la quatrième année qu’il revint en France très-fatigué d’une campagne dont les résultats, à ses yeux, n’étaient pas magnifiques. A la vue de ces rochers dénudés et inhabitables dont se compose presque tout l’archipel des Marquises, songeant au mystère impénétrable dont on avait couvert jusqu’au bout cette expédition et aux grands résultats attendus, il n’avait pu s’empêcher de s’écrier avec sa verve parisienne : « Oh !montagne, quel accouchement ! » Il pensait peut-être en lui-même qu’un aspirant de plus ou de moins dans la flotte n’importait guère aux projets de colonisation dont on s’occupait, tandis qu’il lui importait beaucoup, à lui Alexis Clerc, de ne pas rester indéfiniment simple aspirant de première classe. Il le dit à l’amiral qui, sans aucun succès, essaya de lui persuader que, pour le moment, il valait beaucoup mieux pour lui être aspirant qu’officier, et qui, de plus, eut la maladresse, le mot ne me paraît pas trop dur, d’ajouter :« De tous les anciens élèves de l’École polytechnique que j’ai rencontrés dans la marine de l’État, je n’en connais pas un seul qui soit marin. »

Pour le coup, c’était trop fort et vraiment il s’adressait mal. Si Alexis eût été un de ces jeunes pédants bourrés d’équations qui ne toucheraient pas du bout du doigt le moindre cordage, la leçon, si leçon il y a, eût été peut-être à sa place ; mais on a vu que notre aspirant ne la méritait en aucune façon, et que, par son courage, sa résolution, son désir passionné de s’instruire et d’apprendre son métier même de ses inférieurs, il avait fait concevoir de lui les meilleures espérances. Ainsi cette qualité d’élève de l’École Polytechnique qui, dans le civil, lui eût ouvert toutes les portes, devenait un obstacle à son avancement ; ces études, ces connaissances théoriques, partout ailleurs si appréciées, on en faisait fi et c’était marchandise à jeter par-dessus bord. Cela lui donna fort à réfléchir ; il envisagea de sang-froid sa position et se vit dans l’isolement où l’avait laissé la mort du regretté commandant Baligot. Point de nom, point de fortune, point de notoriété militaire ou maritime dans sa famille, point de ces hautes relations qui aident le mérite à percer quand elles ne tiennent pas lieu de tout mérite. Pouvait-il se fier à la détermination si subite qui avait fait de lui un marin ? S’il s’était trompé, ne valait-il pas mieux revenir sur ses pas, pendant qu’il en était temps encore ? Là-dessus il s’examine, il s’analyse de la tête aux pieds, après quoi il consulte son meilleur ami et son plus sûr conseiller, ce père si éclairé auquel il a recours en toute occasion :

« Je n’ai pas, que je croie, beaucoup d’ambition pour me soutenir dans ces luttes continuelles. Faut-il imposer un peu silence à cet orgueil qui vous réclame à un poste élevé ?ou bien faut-il s’y sacrifier, faut-il à tout prix, sauf celui de l’honneur, prétendre à des grades ?ou faut-il, remplissant tous mes devoirs avec modestie, attendre que la fortune daigne songer à moi ?

« La carrière de l’ambition est difficile, incertaine et irritante par les mécomptes qu’elle rencontre toujours ; elle est bien difficile pour moi qui n’ai pas de guide et qui ne sens que rarement cette espèce de feu sacré qui anime les hommes qui ont une noble ambition. Or, je ne ressentirai jamais l’étroite ambition de certaines gens que je connais, qui ne voient dans l’élévation que l’élévation elle-même, le prestige qui y est attaché et l’argent, mais qui n’y voient pas du tout un poste où ils sont appelés à faire valoir avec importance et succès leurs talents.

« Le système suivant ne serait-il pas le meilleur ? M’occuper tranquillement des idées que j’aime, nourrir les sentiments qui me sont doux, et, remplissant les devoirs du métier le mieux possible, me remettre à l’avenir pour les heureux hasards. »

Noble nature, après tout, qui, même avant d’être transfigurée par la grâce, connaissait tout le prix du désintéressement et n’aspirait jamais à rien de bas.

Ce que répondit son père, nous l’ignorons. Sans doute il réserva ses conseils pour le temps où, son fils étant de retour à Paris, leurs mutuels épanchements seraient plus doux et plus intimes. Ce moment semblait toujours s’éloigner. Alexis disait qu’on le trouverait bien changé et que, parti à vingt-deux ans, il en aurait vingt-six au retour, grand espace de la vie, comme dit Tacite, grande spatium[c], pour les hommes de cet âge.

Dans les premiers jours de janvier 1845, faisant la traversée d’Arica à Islay (Pérou), il écrivait à son père et lui communiquait quelques-unes de ses réflexions mélancoliques. Il terminait sa lettre en disant :« Je me propose de faire à notre arrivée à Callao, qui, j’espère, sera prochaine, de nouvelles tentatives pour débarquer ; mais j’ai peu d’espoir de réussir. Je crois que je pourrai t’en apprendre le résultat par cette lettre que je n’expédierai qu’à Callao. » Cependant il touchait au terme de cette longue et pénible campagne et, contre toute espérance, il put clore sa lettre par ce post-scriptum :« Aujourd’hui 21 janvier la corvette est arrivée à Callao. J’ai obtenu d’embarquer sur la frégate la Charte, commandée par M. Penaud. Elle part demain pour Valparaiso, et de là, pour la France. Ce sera environ le 25 février, de façon que je serai probablement au commencement de juillet à Brest et en août auprès de vous. Mais je n’y suis pas embarqué comme officier. Rien ne m’a arrêté quand il s’est agi de revenir plus vite. » Il se soumettait donc à une dernière épreuve en reprenant, à 26 ans, le rang et le service d’aspirant ; mais il allait enfin revoir la France et embrasser son père.

Quand il débarqua, il comptait quatre années de service à la mer ; il avait visité, en Amérique, les côtes du Brésil, du Chili et du Pérou, et traversé l’Océanie en tout sens, s’arrêtant tour à tour aux îles Gambier, aux Marquises, à Tahiti, aux Nouvelles-Hébrides. Son expérience de marin, nulle au départ, commençait à dépasser celle d’un aspirant de première classe. Nous en avons pour preuve la note que lui donna au retour le capitaine (depuis amiral) Penaud, officier de mérite, mais qui ne péchait pas, nous a-t-on dit, par excès d’indulgence. La voici :« Actif et servant fort bien ; a du goût pour la marine et beaucoup plus d’acquis en pratique qu’on ne pourrait en attendre d’un élève sortant de l’École polytechnique [2]. »

Mais le grand résultat de cette campagne, c’était pour lui le rayon divin qui avait pénétré dans son âme à la vue de la mission de Gambier, rayon dont la clarté toujours croissante allait illuminer sa vie tout entière et lui découvrir la voie droite où Dieu lui-même guide ses élus. Où en était-il de cette merveilleuse transformation à l’expiration de ses quatre années de campagne ? Nous savons de bonne source qu’au moment de partir de Valparaiso pour la France, il découvrit à un officier, dont les sentiments lui étaient connus, son désir de devenir chrétien comme lui, et qu’il le pria de l’adresser à des amis dont l’exemple et les conseils pussent favoriser un si louable dessein. L’indifférence était donc bannie de son âme et on pouvait le regarder comme en pleine voie de retour. Nous serions mieux édifiés sur ses dispositions intérieures, si nous avions pu retrouver une lettre qu’il envoyait à son père pour une tierce personne et sur laquelle il attirait cependant son attention, par les paroles suivantes :« Ce paquet renferme une lettre pour mon oncle Bourgeois, que je te prie de lui faire parvenir. Je désirerais que tu en prisses connaissance sans trop t’étonner et surtout sans croire que je n’y suis pas sincère. Il y a tant de faces dans le cœur de l’homme, que l’on y peut voir les choses les plus contraires. »

Qu’est-ce donc que cet épanchement, dans lequel il se révèle à son oncle sous un jour tout nouveau pour son propre père, et dont il veut avoir ce même père pour témoin ? On le devinera, lorsqu’on saura que l’oncle Bourgeois était un parfait chrétien, esprit distingué d’ailleurs et d’une certaine valeur scientifique. Alexis espérait sans doute faire, par ce moyen, parvenir à son père des réflexions qui, bien nouvelles pour lui-même, seraient accueillies avec bonheur par son oncle, mais qui ne pouvaient sans préparation être adressées à celui des trois qui avait le plus besoin de s’en pénétrer.

On le connaît, ce semble, maintenant, non-seulement par les témoignages si unanimes de ses compagnons d’enfance et de jeunesse, mais encore par la vivante image qu’il a laissée de lui-même dans ces lettres à son père dont nous venons de citer quelques fragments.

Nature transparente, au reste, sans le moindre repli, loyale et généreuse au possible, toute de flamme. Malgré bien des pages perdues et qui ne se retrouveront probablement pas, sa vie nous apparaît déjà comme un livre ouvert où tout le monde peut lire couramment, et où le sens des choses se révèle sans le secours d’aucun commentaire.

En parcourant ses papiers, j’ai rencontré une note singulière, d’une écriture inconnue et qui ne reparaît pas dans les pièces de sa volumineuse correspondance. Est-ce une somnambule qui a griffonné cela ? Est-ce quelqu’un qui se piquait de déchiffrer le caractère des gens et de lire leur destinée dans quelques lignes de leur écriture ? Un honnête homme se prête quelquefois, ne fût-ce que par jeu, à ces tentatives de divination, et si la pièce est réussie, on la jette dans ses cartons et on la garde à titre de curiosité et de souvenir.

Quoi que cela puisse être, voici plusieurs traits qui caractérisent assez bien l’original et qu’on me permettra de citer :

« Actif, énergique, impressionnable, irritable ; très-entreprenant, faisant les choses avec enthousiasme et se décourageant néanmoins. Besoin d’être soutenu par les autres. » — Sans doute, mais sachant aussi se soutenir par lui-même, lorsque tout appui extérieur vient à lui manquer, et luttant avec courage contre le découragement.

« Beaucoup de spontanéité, flottant, ne se décide pas de suite ; passions vives, facile à s’emporter. »Il y a de l’un et de l’autre dans ceci, mais plus de vrai que de faux.

« Voix brève et saccadée par instants. » Fort bien. « Idées excentriques et fantasques. » Vrai encore, avec cette réserve que l’imagination folâtre et fantasque était dominée par un grand bon sens. « Aura des chicanes et procès. » Sur ce point la sagacité de notre devin est tout à fait en défaut ; Alexis ne pouvait avoir de procès par la raison toute simple que sa bourse peu garnie était ouverte à tout le monde, et à qui lui aurait demandé deux, il aurait donné trois et plus encore.

« Franchise accentuée, exagérée quelquefois. » à merveille.

« II a dû voyager beaucoup et des voyages lointains. » Je soupçonne que cela n’a pas été dit par divination pure et simple, mais à l’aide de certaines inductions faciles à saisir.

« Vie agitée, perturbation dans les affaires (pas plus d’affaires que de procès). Chances heureuses parfois, mais n’en tirant pas tout le parti possible.

« Rendant service aux amis et dévoué. »

Oui, et nous en verrons plus d’une preuve.

Enfin, un dernier trait, quasi-prophétique celui-là :

« Courra divers périls violents. » Comment le devin a-t-il su cela ? Probablement par de très-vagues conjectures et qui auraient bien pu ne se réaliser jamais.

Cependant, étant donné le caractère si bien trempé de notre héros, une certaine philosophie chrétienne pouvait amener à conclure que la Providence lui réservait sans doute des épreuves à la hauteur de son énergie et de son courage.

A brebis tondue

Dieu ménage le vent.

C’est un vieux proverbe, et qui a du bon, car il rassure et console ceux qui ne se sentent pas suffisamment armés pour les luttes de la vie.

Mais, en revanche, par une raison toute semblable, aux forts les grandes et fortes épreuves ! A ce compte, notre Alexis devait s’attendre à rencontrer combats et tempêtes.

 

oOo

 

 

[1] L’institution de Reusse, qui n’a pas changé de nom, est actuellement rue du Cardinal Lemoine.

[2] Archives du ministère de la marine.

 

Notes additionnelles

Les notes situées en bas de page sont de l’auteur (par ordre numérique)

Les notes additionnelles situées en fin de chapitre sont de la rédaction du weblog http://alexisclercmartyr.hautetfort.com/ (par ordre alphabétique)

[a] « Depuis longtemps, insatisfait de cette inaction paisible, j'ai l'esprit hanté du désir de me battre ou d'entreprendre une action d'éclat »Virgile, Eneide, chant IX, 186-187.

[b] « Je suis homme et rien de ce qui touche à un homme ne m’est étranger » Térence, L’homme qui se punit lui-même, Acte I, scène 1.

[c] Tacite, Vie d’Agricola, Chap. iii.

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