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01/09/2017

L’œuvre et la chapelle de la rue Haxo (La Croix, 31 mai 1938)

La Croix, 31 mai 1938

Les idées – LA CROIX – Les faits

 

Les massacres des otages

L’œuvre et la chapelle de la rue Haxo

  Le 67e anniversaire du massacre des otages a été commémoré tout récemment 85, rue Haxo.

  Au moment où socialistes et communistes manifestent devant le mur du Père-Lachaise, il n’est pas inutile de rappeler les assassinats de la Commune, dont le mur sanglant de la rue Haxo porte le témoignage indélébile.

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  Le 22 mai 1871, après l’entrée des troupes de Versailles à Paris, Mgr Darboy, archevêque de Paris M. Deguerry, curé de la Madeleine; M. Bonjean, président de la Cour de cassation les PP. Ducoudrav et Clerc, Jésuites; les PP. Pernv et Houillon, des Missions Etrangères, et d’autres otages ecclésiastiques et civils, détenus à Mazas, furent transférés à La Roquette. Les deux fourgons où l’on avait empilé les prisonniers traversèrent le faubourg Saint-Antoine au milieu des cris : « A bas les calotins ! N’allez pas plus loin ! Qu’on les coupe en morceaux ici ! »

  L’abbé Deguerry, toujours droit, malgré ses 74 ans, calme, « aussi peu soucieux que s’il se fût rendu en temps ordinaire chez un de ses amis » (récit du P. Perny), dit à Mgr Darboy, en lui montrant les missionnaires :

— Voyez donc, Monseigneur ces deux Orientaux qui viennent se faire martyriser à Paris ! N’est-ce pas curieux ?

  Un des prêtres demanda à l’archevêque :

— Monseigneur, vous qui avez écrit sur la vie de saint Thomas de Cantorbéry, pensez-vous que, théologiquement parlant, si on nous condamnait à mort, cette mort serait un martyre ?

— On ne nous tuerait pas, répondit le prélat, parce que je suis Mgr Darboy et vous M. Untel, mais parce que je suis archevêque et vous prêtre et à cause de notre caractère religieux notre mort serait donc un martyre.

  Le mercredi 24 mai, à 8 heures du soir, un détachement, composé des « Vengeurs de la commune et de différentes armes, arriva à la Roquette.

— Ah ! cette fois, nous allons les coucher criait leur chef, le capitaine Jean Viricq.

  Extraits de leurs cellules, Mgr Darboy, M. Deguerry, le président Bonjean, les PP. Ducoudray et Clerc, M. Allard, missionnaire et aumônier militaire, furent entraînés dans le chemin de ronde. Comme les assassins vomissaient les injures les plus grossières, un de leurs officiers leur cria :

— Taisez-vous ! Nous sommes ici pour les fusiller et non pour les insulter. Demain, la même chose nous arrivera peut-être, à nous aussi.

Mgr Darboy avait sur sa poitrine la croix de Mgr Affre, tué en juin 1848, et à son doigt l’anneau de Mgr Sicard, archevêque de Paris, assassiné en 1857. Il donnait le bras au président Bonjean, le curé Deguerry, au P. Ducoudray ensuite venaient les PP. Clerc et Allard. Sans une plainte, sans un murmure, ils s’encourageaient mutuellement. Arrivés à l’angle du second mur d’enceinte, ils se mirent à genoux, prièrent quelques secondes, puis se redressèrent et tombèrent sous un feu de file.

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  Le lendemain, à la prison disciplinaire du 9e secteur, 38, avenue d’Italie, eut lieu le massacre des Dominicains d’Arcueil : les PP. Captier, Cotrault, Bourard, Delhorme et Chatagneret, deux professeurs et six serviteurs du collège. Cerisier, colonel de la 13e division, assisté d’une femme, dirigeait l’exécution. On fit croire aux prisonniers qu’on allait les libérer. Bobèche, directeur de la prison, vêtu d’une chemise rouge, tenant par la main son fils âgé de six ans, ouvrait la porte et criait :

— Allons , les calotins, arrivez et sauvez-vous !

  Les malheureux se précipitaient dehors, où ils étaient canardés par les fédérés à l’affût derrière les arbres et sous les portes cochères. Le P. Chatagneret, atteint de 31 coups, remuait encore.

— Tirez donc ! hurla Cerisier, ce gueux-là remue encore !

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  Le 26 mai, vers 4 heures de l’après-midi, 52 prisonniers furent extraits de La Roquette : 10 prêtres : les PP. Olivaint, Caubert, de Bengy, Jésuites ; les PP Radigue, Rouchouze, Tardieu, Tuffier, des Sacrés-Cœurs de Picpus le P. Planchat, des Frères de Saint-Vincent de Paul M. Sabattier, vicaire à Notre-Dame-de-Lorette, et Paul Seigneret, séminariste 36 gardes de Paris et 6 civils. Escorté de 150 gardes nationaux, bientôt renforcés par les « Enfants perdus de Bergeret », précédé de tambours et de clairons, le cortège suit le boulevard de Ménilmontant, longe le Père-Lachaise, remonte la rue de Ménilmontant, la rue de Puelba (actuelle rue des Pyrénées), la rue des Rigoles. Un homme à cheval ouvrait la marche, criant que c’étaient des prisonniers versaillais. Aussitôt la populace se déchaine :

— Mort aux curés ! Mort aux cognes !

 Un gamin de 14 ans, désignant un prêtre qui, exténué, s’appuyait sur son compagnon :

— Je voudrais bien me payer ce vieux-là ! dit-il.

A l’ancienne mairie de Belleville, une cantinière, revolver en main, prit la tête du cortège. La musique jouait une marche de chasseurs. Un spectateur demanda :

— Où les mène-t-on ?

— Au ciel répondit un garde qui jugea prudent de s’éclipser.

 Le cortège, devant lequel un jeune garçon dansait en jonglant avec son fusil, poursuivait, par la rue de Belleville, la montée du calvaire parmi les hurlements, les vociférations, les cris de mort des hommes, des femmes et des enfants.

  On arrive à la cité de Vincennes (85, rue Haxo), séparée de la rue par, une grille et composée de maisonnettes sordides, de misérables baraques, de jardins potagers, de terrains vagues. Au fond, un grand mur, une salle de bal en construction. Dans le pavillon du fond, la Commune avait établi le 2e secteur.

  Les prisonniers sont poussés dans l’enclos. Un brigadier d’artillerie, posté à l’entrée, abat son poing sur chacun d’eux.

— J’ai tant tapé dessus que j’en ai la patte toute bleue, se vantera-t-il à la fin de la journée.

  Prêtres et gendarmes sont collés contre le mur. A ce moment, il se produit quelque hésitation. Dans le pavillon du secteur, une sorte de Conseil de guerre délibère. Deux capitaines essayent de gagner du temps, mais se sauvent sous les menaces de la foule qui a envahi l’enclos.

— Pas de pitié pour les Versaillais ! Pas de calotins ! Pas de gendarmes ! crie la cantinière en déchargeant son revolver.

  C’est le signal du massacre.

  Les prêtres, les uns à genoux, les autres debout, présentent leur poitrine aux balles. Ils sont achevés à coups de pieds, de crosses, de baïonnettes. Les gardes et les civils subissent le même sort.

  Le lendemain, les cadavres, préalablement détroussés, furent jetés dans une fosse, devant le mur sanglant.

 Le même jour, rue de La Roquette, la Commune ajoutait quatre victimes ecclésiastiques au tableau de ses assassinats : Mgr Surat, vicaire général de Paris ; M. Bécourt, curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ; le P. Houillon, missionnaire ; le Frère Sauget, des Ecoles chrétiennes.

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  Un des tueurs de la rue Haxo, le chaudronnier Joseph Rigaud, devant les 52 corps, avait dit :

— Voilà au moins un tas de fumier qui ne se relèvera pas !

  Il se trompait. « Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. » Sur ce terrain sanctifié par leur supplice, il y a une admirable floraison d’œuvres.

  En 1889, pour la première fois, la messe y fut célébrée dans un oratoire minuscule de 3 mètres sur 4, orné de fleurs, ainsi que le mur sanglant. Le 15 août 1892, quelques dames missionnaires s’installèrent dans un des pavillons de la villa des Otages (c’est le nom de l’ancienne cité de Vincennes) ; puis, peu à peu, les pavillons voisins furent achetés les uns après les autres, avant d’être remplacés par de nouvelles constructions. Le petit oratoire, après avoir subi plusieurs agrandissements, pour répondre à l’afflux des fidèles, va être remplacé par une magnifique chapelle dont la construction est fort avancée et qui doit être bénie par le cardinal Verdier le dimanche 23 octobre. C’est le 81e chantier du cardinal ; le premier coup de pioche a été donné en août 1935. Le devis prévu de 850 000 francs atteindra 1 500 000 fr. Nous sommes convaincus que la charité chrétienne permettra d’achever ce sanctuaire[1].

  Lors de la démolition de La Grande Roquette, les cellules qui avaient été occupées par les PP. Olivaint, Ducoudray, Caubert, Clerc et de Bengy furent acquises par l’œuvre et reconstituées, à la villa des Otages, où on peut les visiter chaque jour.

 Le 85, rue Haxo, est devenu un véritable centre d’apostolat, dans ce XXe arrondissement, essentiellement populaire. Sous la direction du R. P. Diffiné, digne successeur des PP. Pitot et Auriault, les œuvres se sont multipliées et développées : catéchismes, Congrégation de Marie-Immaculée, réunion d’hommes, patronages, cercle d’études, foyer pour les soldats des casernes des Tourelles et Mortier, colonies de vacances, etc.

  Voici quelques chiffres qui donneront une idée de l’activité et des résultats de l’œuvre des Otages depuis sa fondation, en 1893, jusqu’en 1937 : 3 606 baptêmes d’enfants, 207 d’adultes, 4 343 communions, 4 855 confirmations, 600 934 communions de fidèles (depuis 1902) ; aux patronages : 7 993 garçons, 8 000 filles aux colonies de vacances : 508 garçons, 1 354 filles ; 42 295 visites aux familles, aux pauvres, aux malades ; 17 abjurations dans les dix dernières années ; 35 vocations.

Qu’il me soit permis, pour terminer, d’adresser à nos nombreux lecteurs un chaleureux appel en faveur de cette admirable œuvre des Otages, si intelligemment dirigée par un véritable homme de Dieu.

de Grandvelle.

 

[1] Les dons sont reçus avec reconnaissance par le R. P. Diffiné, directeur de l’œuvre des Otages, 85, rue Haxo, Paris (XXe). (Chèque postal : Diffiné, Paris 248-18.)

24/03/2017

"Marcher par la route la plus droite" - Recension et témoignage

C'est dans le journal L'Univers du dimanche 24 octobre 1875 qu'est parue cette longue recension du livre du R.P. Charles Daniel, sur la vie d'Alexis Clerc.

Mais l'intérêt de cette recension est qu'elle a été écrite par Alex. de Saint-Albin, qui dit avoir connu le jeune Alexis Clerc [1] et apporte des éléments inédits sur la période de l'engagement d'Alexis dans la Compagnie de Jésus.

D'autre part, l'auteur évoque, en fin de recension, un dialogue tiré d'un livre de Louis Veuillot, dialogue qui, écrit vingt ans avant les événements tragiques de la Commune, semble fort prémonitoire...

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Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune. Simple biographie par le R. P. Charles Daniel, S. J. — Un vol. in-18 jésus. Paris, Albanel et Baltenweck.

A la dernière page de ce livre, après avoir raconté la mort d’Alexis Clerc et ces glorieuses funérailles qui réunirent les cinq jésuites fusillés par la Commune, le P. Daniel ajoute, en parlant d’Alexis : « Depuis sa conversion, il a toujours marché par la route la plus droite. » Les trois premiers mots de ce témoignage sont de trop ; et plus ancien témoin que le P. Daniel, témoin de l’enfance et de la jeunesse d’Alexis, je veux les effacer et dire pour mon compte : « Il a toujours marché par la route la plus droite. »

Le souvenir des pieuses leçons d’une mère chrétienne triomphe difficilement des contradictions qui leur arrivent de toutes parts, quand l’enfant qui les reçut, gagnant sa quatorzième ou quinzième année, exerçant tous les jours les forces de son intelligence, croit trop volontiers à la sûreté de sa raison, qu’il a un père, des maîtres et des condisciples incrédules, et que la pauvre mère est devenue muette. Plus tard, l’expérience de la vie vient faire douter de la sagesse des douteurs, et l’homme se souvient de cette foi simple dont la simplicité même l’avait fait sourire, de cette foi qui fut celle de sa mère. Mais, avant cet heureux retour, il y a des années où la loi chrétienne, encore qu’elle ait été révélée à l’enfant par la bouche sacrée de sa mère, demeure en un oubli profond. En ces années-là, le futur jésuite, le futur martyr, ne connaissait que la loi naturelle ; et il l’aimait, ayant le cœur fait pour aimer la justice et la vérité. « Il a toujours marché par la route la « plus droite. » Et si les égarements dont il est parlé dans sa biographie outrageaient la loi chrétienne, encore une fois, Alexis ne connaissait pas alors la loi chrétienne. La route la plus droite n’était pas encore devenue pour lui cette « voie étroite qui conduit à la vie ». (Matt., VII, 14.)

La droiture naturelle, Alexis la tenait de son père, et il n’y avait pas beaucoup d’autres traits communs entre le père et le fils. Ils s’aimaient fort tendrement : mais ils n’avaient ni le même caractère, ni les mêmes inclinations, ni les mêmes goûts. Le père, voltairien et révolutionnaire passionné, se complaisait dans la lecture des livres qui flattaient ses antipathies ; et pourvu que la conclusion fût contre l’Eglise et contre la monarchie chrétienne, il croyait aveuglément tout ce que ses auteurs lui disaient. Bien autre était Alexis. Vif et ardent, en apparence prêt à se passionner pour tout, il ne se passionnait pour rien. Je n’ai jamais connu de nature qui parût plus portée à l’enthousiasme, et je ne le vis, au temps de sa jeunesse, enthousiaste d’aucun système religieux, politique ou littéraire. Pouvait-il trouver, en effet, dans tous les systèmes dont s’éprenaient alors les jeunes gens élevés comme lui, rien qui fût digne des chastes embrassements de son cœur ?

On a raconté des conversions plus frappantes que la sienne, on n’en a pas raconté de plus touchantes, et ce sera l’avis de tous ceux qui liront le livre du P. Daniel. Dieu s’était préparé cette âme-là dès le commencement. « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie, et il faut que je les amène. Elles écouteront ma voix. » Cette parole n’a pas été dite seulement pour les Gentils que les premiers apôtres devaient convertir et pour les infidèles que nos missionnaires vont toujours chercher aux extrémités de la terre, elle a été dite encore pour ces âmes « naturellement chrétiennes » que Dieu fait naître dans des pays chrétiens sans doute, mais dans des milieux où le nom de Jésus-Christ est méprisé. Âmes dont la douceur charme tous ceux qui ont quelque commerce avec elles, mais qui ne se laissent point charmer par les promesses et les séductions du monde, et qui semblent se garder intactes pour s’abandonner, quand viendra l’heure, aux promesses de Jésus-Christ et aux attraits tout-puissants de sa grâce.

Alexis, cependant, on le verra dans le récit du P. Daniel, n’a pas répondu au premier appel de Dieu. Il a hésité, non pas à confesser loyalement et hautement la vérité connue, mais à y conformer sa vie. A l’entrée de la voie étroite, il avait pressenti les grands sacrifices que Dieu allait lui demander, et son courage avait faibli un moment. Mais bientôt, étouffant les révoltes de la nature, il avait répondu à la grâce d’en haut par un don sans réserve de son cœur, de son esprit, de tout son être.

L’accomplissement des sacrifices suivit de près le consentement. Pour lui, qui avait connu les jésuites dans les missions, la pensée de vivre en chrétien et celle d’entrer dans la Compagnie de Jésus se liaient étroitement l’une à l’autre, sans toutefois se confondre. Devenu chrétien, non encore résolu à se faire jésuite, il ne cessa pas un instant cependant d’aspirer à la vie religieuse, d’y tendre comme à un but marqué d’avance et d’y « marcher par la route la plus droite. » Mais il n’était pas encore jésuite, il n’était pas même novice, il n’était que retraitant et frappait à la porte du noviciat, quand son père lui fit la menace, s’il entrait, de rompre pour toujours avec lui. Alexis entra où Dieu l’appelait. Mais il était le plus tendre des fils et il adressa lettres sur lettres à son père, prières sur prières, supplications sur supplications, pendant neuf années. Rien ne put fléchir cette colère, si cruelle au fils, coupable seulement d’avoir disposé de lui-même à l’âge de trente-cinq ans, si cruelle au père, qu’elle forçait d’étouffer la voix de son cœur.

La mort vint avant le pardon, du moins avant le pardon prononcé par le père et recueilli par l’enfant ; car un doute reste sur les sentiments de M. Clerc aux derniers jours de sa vie, sur ses sentiments envers Dieu et envers Alexis. Ce doute demeura au fils jusqu’à la fin pour qu’il eût à renouveler en quelque sorte chaque jour son sacrifice du premier jour, jusqu’au jour de son sacrifice sanglant, le 24 mai 1871. Il m’a été donne d’assister à une entrevue inoubliable de ce père inflexible et de ce fils à la fois si tendre et si ferme. C’était, je crois, en 1859. Je le rencontrai rue d’Hauteville, au seuil de la maison de son père. En montant l’escalier, il m’annonça qu’il partait le soir même pour Laval, où il allait recevoir la prêtrise. M. Clerc était seul. Alexis lui dit en peu de mots le pas nouveau qu’il allait faire, non dans sa carrière de religieux, mais dans celle de ministre de Jésus-Christ. Avant d’être ordonné prêtre, il voulait recevoir la bénédiction paternelle, et il venait la demander.

Le coup ne pouvait pas être inattendu. M. Clerc le supporta sans éclater en paroles violentes. Cependant, il se dressa, comme soulevé par une indignation mal contenue, et il répondit a son fils : « Vous savez combien est contraire à ma volonté le parti que vous avez pris; vous n’aviez pas besoin de venir me trouver, puisque vous étiez décidé à ne tenir aucun compte de mon opposition... » Et il parla ainsi pendant cinq ou dix minutes, qui me parurent des siècles. Le mot de malédiction ne fut point prononcé, mais le mot seul manqua. Alexis demeurait muet, offrant sans doute à Dieu dans son cœur ce qu’il souffrait à ce moment-là pour lui. Nous regagnâmes ensemble le quartier du Luxembourg, devisant de toutes choses, excepté de sa douleur.

L’entreprise de convertir son père tient une grande place dans la biographie d’Alexis. Lui, qui avait déjà converti tant d’âmes et qui devait en convertir tant d’autres encore, ne put vaincre la funeste obstination de celle-ci. Ô justice de Dieu ! Les idées auxquelles M. Clerc ne voulut jamais renoncer devaient avoir leur dernière conséquence dans le chemin de ronde de la Roquette. Assurément M. Clerc n’admettait pas les théories odieuses que la Commune devait proclamer ; mais M. Clerc était, comme la, plupart des révolutionnaires, rebelle à la logique de l’erreur autant qu’à la vérité de Dieu ; il réprouvait les conséquences de ses principes. Il aurait pu, sans donner un démenti à ses affections de 1848 et de toute sa vie, condamner les hommes de la Commune ; il n’aurait pas pu condamner ceux qui, encore à cette heure, évitent de prononcer une parole de réprobation contre les assassins des otages. Cette leçon, que Dieu a épargnée ici-bas au cœur d’un père, doit être une leçon aux hommes si souvent indifférents entre l’erreur et la vérité. Nous ne pouvons pas trahir celle-ci sans trahir la cause de nos enfants ; nous ne pouvons pas contribuer au succès de l’erreur sans en préparer les conséquences terribles, qui retomberont sur des êtres qui nous sont plus chers que nous-mêmes.

Pour Alexis Clerc, si loin qu’on remonte dans l’histoire de sa vie, on ne lui voit jamais prendre aucune part aux doctrines abominables d’où la Commune est sortie. Tant qu’il ne connaît pas la vérité chrétienne, il semble se réserver pour le jour où il la connaîtra, et il sera ainsi, à l’heure des expiations et des sacrifices, une victime toute pure.

Victime volontaire, car il choisit la compagnie de Jésus pour aller par elle où il est arrivé le 24 mai 1871. Dix-sept ans auparavant, il écrivait parmi ses motifs d’élection : « Elle s’appelle justement la compagnie de Jésus, parce que Jésus est le capitaine qui la conduit au combat et qu’elle souffre avec lui la persécution et les mépris. » Elle souffre, avec lui tout ce qu’il a souffert.

Entrant dans la compagnie de Jésus, Alexis avait les yeux fixés sur la croix où Jésus est mort. Il n’avait pas fait élection de son divin capitaine pour ne pas le suivre jusqu’au bout, pour s’arrêter à mi-chemin comme un soldat de peu de courage. Tandis qu’il suivait les exercices de saint Ignace, Jésus lui avait demandé : « Jusqu’où veux-tu me suivre et m’imiter ? Combien de coups de fouet veux-tu bien recevoir pour moi ? Veux-tu aussi être lié, dépouillé ? Iras tu jusqu’à verser quelques gouttes de sang ? Combien ? Revêtiras-tu le manteau de pourpre ? Veux-tu sentir aussi quelques épines de ma couronne ? » Et Alexis, loin d’être effrayé par ces appels du Dieu crucifié, mais exalté au contraire, avait répondu : « Je veux, Jésus, aller jusqu’où vous m’appellerez. Je veux ne pas détourner un coup, éviter une épine que vous me destinez. Je veux souffrir et être humilié pour vous, autant que vous le voudrez. Vous donnez la force de faire ce que vous demandez. Et aussi je vous demande que vous demandiez beaucoup de moi. »

Il enfermait ainsi dans un seul mot la demande du martyre et la demande de la soumission à la volonté divine. Il fut exaucé. Il fut arrêté, jeté en prison comme un vil criminel. Ce n’était pas encore assez pour son amour de Jésus-Christ, ce n’était pas assez non plus pour son amour de la patrie, si malheureuse et si rudement frappée par la colère de Dieu. Quand Paris, épouvanté par la Commune, attendait sa délivrance de Versailles, Alexis comprenait que tous les secours humains seraient impuissants contre les hommes de Satan qui siégeaient à l’Hôtel de Ville, qu’un sacrifice sanglant comme celui du Calvaire devait encore être offert à Dieu, et trop humble pour se mettre en avant même à ce moment-là, il savait s’offrir sans se nommer. Une dame, qui était venue le visiter rue Lhomond lui demandait : « Mon Père, n’avez-vous point peur pour vos maisons et vos personnes à Paris ? — Si fait, madame, répondit-il, j’ai d’autant plus peur que Paris est plus coupable ; il aurait besoin d’être purifié par le sang... Le bon Dieu devrait bien prendre le sang de quarante d’entre nous. » Le bon Dieu ne devait pas en prendre un aussi grand nombre : mais les victimes qui s’offrent ainsi pour apaiser sa colère, ne connaissent pas leur prix.

Le 21 mai 1871, trois jours avant la mort d’Alexis, M. Louis Veuillot écrivait la dédicace de la nouvelle édition du Lendemain de la Victoire. Dans ce’ livre, écrit vingt ans auparavant, c’est-à-dire à une époque où Alexis n’était encore ni jésuite, ni même novice, mais officier de marine chrétien, l’auteur a placé un Père jésuite qu’il a précisément nommé le P. Alexis. Celui-ci fait, comme Alexis Clerc devait le faire, le sacrifice de sa vie. Et je demande au lecteur la permission de détacher ici une page du livre de M. Louis Veuillot :

VALENTIN. — Mon Père, je cours aux barricades. L’affaire est grave. Songez à votre sûreté.

LE P. ALEXIS. — Mes vieilles résolutions tiennent toujours, mon cher ami. J’irai demeurer dans une maison moins connue, mais je ne quitterai point la ville.

VALENTIN. — Si les socialistes triomphent, ils vous découvriront.

LE P. ALEXIS. — Je n’ai pas l’intention de me cacher beaucoup.

VALETIN. — Ils vous tueront.

LE P. ALEXIS, souriant. — C’est trop juste. Dieu m’a fermé la route des missions, il me doit un dédommagement.

Le jésuite de la fiction ne veut pas se cacher beaucoup ; il ira dans une maison moins connue, mais il ne quittera point la ville menacée. Le jésuite de la réalité, ne veut pas se ca cher du tout ; il ne quittera ni Paris, déjà au pouvoir de la Commune, ni la sainte maison de son ordre : il y attend son dédommagement, il y attend la mort.

Enfermé à Mazas, Alexis renouvela son oblation, il la renouvela jusqu’au moment où la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa prison lui fit espérer qu’elle allait être acceptée. Un jésuite avait su, comme l’a déjà raconté le Père de Ponlevoy, faire passer à ses frères prisonniers de la Commune, des hosties consacrées. Jésus-Christ fut ainsi présent au milieu de ses disciples et de ses confesseurs jusqu’à la fin. Alexis vivait avec Jésus-Christ en attendant de mourir pour lui ; il le portait sur sa poitrine et il était heureux de signer Christophore, c’est-à-dire Porte-Christ, et c’est bien véritablement en compagnie de Jésus qu’il écrivait ces lignes, qui sont ses dernières lignes :

Oh ! dure toujours, ma prison, qui me vaux de porter mon Seigneur sur mon cœur, non pas comme un signe, mais comme la réalité de mon union avec lui ! Dans les premiers jours, j’ai demandé avec une grande instance que Notre-Seigneur m’appelât à un plus excellent témoignage de son nom. Les plus mauvais jours ne sont pas encore passés ; au contraire, ils s’approchent et ils seront si mauvais, que la bonté de Dieu devra les abréger ; mais enfin, nous y touchons. J’avais l’espérance que Dieu me donnerait la force de bien mourir ; aujourd’hui, mon espérance est devenue une vraie et solide confiance. Il me semble que je peux tout en celui qui me fortifie et qui m’accompagnera jusqu’à la mort. Le voudra-t-il ? Ce que je sais, c’est que, s’il ne le veut pas, j’en aurai un regret que la seule soumission à sa volonté pourra calmer.

Le P. Olivaint n’avait-il pas raison de dire : Ibant Gaudentes !

Alexis Clerc n’eut point le regret de ne pas mourir pour Jésus-Christ, son capitaine, pour la France qu’il avait toujours aimée d’un amour si profond et si délicat, pour Paris dont il était l’enfant. Il est mort pour expier les crimes de cette révolution qui n’avait jamais séduit son esprit ni son cœur, mais à laquelle il appartenait cependant par son origine. Parisien, il est mort frappé par les balles de la Commune de Paris ; officier français, il est mort en découvrant sa poitrine à ses assassins ; chrétien, soldat, de Jésus-Christ, il est mort portant l’habit de sa compagnie, la robe de jésuite.

Alex. de Saint-Albin.

source

L’UNIVERS – N° 2952. – Edition quotidienne. – Dimanche 24 Octobre 1875

Note de la rédaction

[1] nous renvoyons à la rubrique nécrologique de M. Alexandre-Denis Huot de Saint-Albin, parue dans la revue Polybiblion, parue en 1879, disponible ici : [Lien]

 

Liens

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k700225m/f3.image.r=...

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k700225m/f4.image.r=...

Un ami du jeune Alexis Clerc: Alexandre-Denis Huot de Saint-Albin

Nous avons proposé récemment une recension du livre de Charles Daniel, signée par Alex. de Saint-Albin [lien]. Or voici que dans la rubrique nécrologique de la revue Polybiblion (1879), il est confirmé que Alexandre de Saint Albin a effectivement connu le jeune Alexis Clerc alors qu'ils étaient tous deux élèves à la pension de Leprez, à Paris - pension qui appliquait la méthode Jacotot. Dans le chapitre I de la biographie du Père Alexis Clerc, le R.P. Charles Daniel, évoque « un de ses anciens camarades » pour rappeler cet épisode: « L’éducation que nous recevions dans cette maison, nous écrit un de ses anciens camarades, était l’idéal de l’éducation sans Dieu. Ce serait calomnier M. de S. que d’en faire un ennemi de la religion. Mais ce serait lui prêter un mérite qu’il n’avait pas que d’en faire même un simple déiste. Je ne croirais pas cet homme-là possible si je ne l’avais connu. Nous avons poussé là comme nous avons pu. » [1] Gageons que cet "ancien camarade" était Alexandre de Saint-Albin.

oOo

— M. Alexandre-Denis Huot de Saint-Albin, écrivain bien connu dans la presse catholique, vient de mourir à Angers, le 31 mars 1879. Il était né le 13 septembre 1818, à Sézanne (Marne,) ou plutôt au milieu de la forêt de la Traconne, pendant une opération forestière. Fils et petit-fils de forestiers, il semblait destiné à suivre la même carrière. Mais, étant venu achever ses études à Paris, dans une institution vouée à la méthode Jacotot, l’institution de Leprez, où il eut pour camarades le compositeur Albert Grisar et Alexis Clerc, qui devint l’un des otages de la Commune, il se sentit pris de goûts littéraires, au service desquels il mit une vive intelligence, un travail facile et patient, et une mémoire surprenante il apprit par cœur, à la suite d’un défi, les douze livres de Télémaque. C’est pour affirmer cette vocation littéraire et en proclamer les charmes et les devoirs que M. de Saint-Albin écrivit, en 1839, un petit drame en deux actes le Courage et la force, œuvre très-juvénile. Il s’essayait en même temps dans quelques revues et journaux de l’époque. Ce qu’il produisit alors fut peu de chose, mais il travailla. Il étudia particulièrement, Dante, Pascal, Bossuet, Corneille et Joseph de Maistre, et il acquit, par la fréquentation de ces écrivains penseurs, une grande pureté de style, beaucoup d’élévation d’idées et un certain charme mystique.

Entré dans l’administration de la préfecture de la Seine, il fut bientôt nommé aide-bibliothécaire à la Bibliothèque de la ville de Paris. Le 4 septembre 1870 le trouva inspecteur des bibliothèques d’arrondissement et le mit à la retraite. On lui offrit alors de collaborer à la Correspondance de Genève ; quelques mois plus tard, il devenait rédacteur du journal l’Etoile d’Angers. Les infirmités, la cécité même n’interrompirent pas ses travaux. Jusqu’au dernier moment, il soutint avec ardeur, soit par ses articles; soit par ses livres, les principes à la défense desquels il avait consacré sa plume, et proclama sa foi de gentilhomme et de chrétien, son espérance dans le triomphe de la bonne cause.

Il avait débuté dans le journalisme, en 1848. Il fut le premier et le dernier rédacteur de l’Assemblée Nationale. Ce journal ayant été supprimé, il continua d’écrire dans l’Université catholique, dans le Correspondant, dans l’Univers, dans l’Union, dans la Revue du monde catholique, etc. Quelques-uns de ses articles ont été tirés à part : Le Socialisme dans la société élégante et polie, extrait du Correspondant (1850) ; – L’Union dans la vérité, extrait de l’Université catholique (1852) ; – Lettre à M. Athanase Coquerel, extraite du Correspondant (1855) ; – L’Oncle d’Amérique, extrait du Correspondant (1856), etc. – Je citerai encore, parmi les brochures de circonstance : De l’idolâtrie de la chair, lettre au Père Enfantin (1858, in-8) ; – Quelques pages d’histoire à propos des droits temporels du Pape (1859, in-8) ; – L’Europe chrétienne en Orient (1860, in-8) ; – De Berlin au Vatican (mai 1870, in-18) ; – Le Sacré-Cœur, salut de la France (1879, in-18), etc.

En 1857, il publia de nouvelles éditions, augmentées de toutes les variantes, de l’Exposition de la doctrine de l’Église, de Bossuet (in-18), et de l’Imitation de Jésus-Christ, de Corneille (in-18). En 1858, il fit une Notice sur le R. P. de Ravignan (in-18).

En 1860, M. de Saint-Albin donna la première édition de son Pie IX (in-18), augmenté dans les éditions successives et complété récemment par la Captivité de Pie IX (1873, in-8). Une édition définitive est actuellement sous presse (3 vol. gr. in-8).

Son ouvrage sur les Francs-Maçons et les sociétés secrètes parut en 1852 (in-18) ; en 1864, il en donnait une édition réduite, sons ce titre, les Mystères de la franc-maçonnerie (in-18) ; en 1867, paraissait l’édition définitive (in-8).

Je citerai encore, par ordre chronologique Madame la duchesse de Parme (1864, in-8) ; – les Portes de l’enfer (1864, in-18) ; – La Chanson de Roland (1865, in-.18) ; – Le R. P. Hyacinthe de l’Immaculée-Conception, carme déchaussé, notice (1865) ; – Le Nouveau Crucifiement de N.-S Jésus-Christ (1866, in-18) ; – Le Pape roi de nos âmes (1866, in-18) ; – Du culte de Satan (1867, in-18) ; – Les Libres penseuses et la ligue de l’enseignement (1868, in-8) ; – La Poésie des livres saints (1870, in-18) ; – Histoire d’Henry V (1874, in-8) ; – Le Chemin de la croix de la sainte Vierge (1878, in-18) ; – L’Ouvrier dans la société chrétienne (1876, in-18), qui, au concours Doudeauville, a remporté le prix décerné par l’Union des œuvres ouvrières au congrès de Reims. Enfin, quand la mort l’a surpris, M. de Saint-Albin venait de donner le dernier bon à tirer d’un petit volume plein d’une foi et d’une sérénité qui semblent déjà du ciel : la Maison de Nazareth (in-18)

M. de Saint-Albin était commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand et chevalier de l’ordre de Pie IX.

 

Source : Polybiblion : revue bibliographique universelle, Paris, E. de Boccard, 1879. [lien]

Note:

[1] R.P. Charles Daniel, Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune. Simple biographie par le R. P. Charles Daniel, S. J., Paris, Albanel et Baltenweck. [lien]

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