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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 7)

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CHAPITRE VII.

 

Alexis Clerc, lieutenant à bord du cassini.
de lorient a chang-haï

 

 

Le 6 mars 1851, à sept heures du matin, le Cassini quittait la rade de Lorient, et renouvelant un antique usage tombé en désuétude depuis la grande révolution, il saluait de toute son artillerie le sanctuaire de Notre-Dame de l’Armor. En même temps, les missionnaires qui avaient pris passage à son bord entonnaient l’Ave maris Stella, que l’équipage chanta avec un entrain merveilleux ; prêtres et marins, unis dans une même pensée de foi, suppliaient l’Étoile de la mer d’être propice à leur traversée et de bénir les entreprises si diverses qui les éloignaient de la patrie, ceux-ci pour plusieurs années, ceux-là, ou du moins la plupart d’entre eux, pour le reste de leur vie, qu’ils avaient vouée tout entière au salut des âmes.

C’était un spectacle auguste et touchant. On voyait sur le pont deux évêques : l’un, Mgr Vérolles, illustré par de longs travaux, regagnait son vicariat apostolique de la Mantchourie ; l’autre, Mgr Desprez (actuellement archevêque de Toulouse), allait introniser l’évêché de Saint-Denis (île Bourbon), c’est-à-dire prendre possession de ce siège dont il était le premier évêque. Deux grands-vicaires, trois missionnaires des Missions étrangères, un aumônier attaché au Cassini et enfin trois religieuses de Saint-Joseph, destinées elles aussi à porter au loin le nom et la bonne odeur de Jésus-Christ, attestaient hautement par leur présence le caractère tout catholique de l’expédition. L’état-major, d’une composition parfaite, dépassait quelque peu le chiffre strictement réglementaire et comprenait cinq lieutenants de vaisseau, un officier d’administration, deux médecins et six aspirants de marine, dont quatre avaient été choisis parmi les meilleurs sujets du vaisseau-école.

Le Cassini, corvette à roues de 200 chevaux, était armé de six canons et comptait 120 hommes d’équipage, état-major compris, ce qui lui permettait de déployer au besoin une force militaire assez respectable. Il était destiné pour Bourbon et la Chine.

Les fonctions d’aumônier y étaient exercées, sans titre officiel, par M. l’abbé Cambier, du clergé de Paris, qui avait quitté, pour s’attacher en volontaire à l’expédition, la paroisse de Saint-Pierre du Gros-Caillou, dont il était alors vicaire. Devenu depuis quelques années curé de Saint-Jacques et Saint-Christophe de la Villette, c’est de la meilleure grâce du monde qu’il nous a confié son journal de voyage écrit pendant la traversée uniquement pour épancher son cœur dans le sein de l’amitié.

Muni des pouvoirs que Mgr l’évêque de Vannes lui avait conférés pour toute la traversée et installé du mieux qu’on avait pu dans sa paroisse flottante, M. Cambier, après avoir fait connaissance avec ses nouvelles ouailles, recueillait ses premières impressions et les consignait ainsi dans son journal : « Les marins qui composent l’équipage paraissent, il est vrai, jeunes et inexpérimentés en marine, mais ils seront vite formés et les choses en iront mieux pour peu que la divine Providence daigne nous favoriser. Du reste, tous ces marins ont bon visage. Bretons pour la plupart, le prêtre ne les effraie pas ; ils sont habitués à le voir de près, à l’entendre et à suivre ses conseils. Je puis donc attendre de la sympathie de leur part. Les mousses ne sont qu’au nombre de six, ce sera mon petit troupeau. Ces pauvres enfants ne sont-ils pas trop laissés à eux-mêmes et trop mêlés aux hommes de l’équipage ? A cet âge, les conversations libres qu’ils entendent peuvent leur être funeste. Isoler les mousses le plus possible, les surveiller avec une scrupuleuse attention, les instruire, me semblerait chose nécessaire ; il est à croire qu’on ne les néglige pas, l’expérience sans doute me l’apprendra. Les hommes sont au nombre de cent vingt ; ce sera là ma moisson ; puisse-t-elle être bonne ! A n’en pas douter, je puis dire qu’elle le sera, n’en aurais-je comme gage et garantie que l’exemple du commandant et des officiers. N’eussé-je pas été jusqu’à présent convaincu de la puissance du bon exemple, je n’aurais pas tardé à l’être sur le Cassini. J’ai dit que M. de Plas était un bon chrétien ; il sait qu’il a sous ses ordres non pas seulement des corps, mais des âmes, et il fait de la marine beaucoup moins un moyen d’avancement pour lui-même qu’un moyen d’exercer son zèle éclairé en faveur de ceux qu’il est appelé à commander. »

Puis M. Cambier dit un mot de chacun des officiers. « Son second, c’est-à-dire celui que l’on nomme le lieutenant chargé, parce qu’il a la haute main sur tout le détail du bâtiment, son second, dis-je (on sait que c’était le lieutenant Bernaert), est également un fidèle de bonne et vieille roche.

Son corps est brisé par de longs et pénibles services, mais son cœur est jeune et vigoureux. Il n’a entrepris la campagne de Chine que pour offrir ses services aux missionnaires ; ses caisses sont pleines d’objets religieux qu’il leur destine ; une de ses intentions est aussi de propager la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, d’en former une à bord, si cela est possible. Quand on va à six mille lieues de son pays avec de pareilles pensées, et qu’on est âgé et infirme, n’est-ce pas aller droit en Paradis ? Que l’on dise que la religion rapetisse les idées et les sentiments ! Comme preuve très-évidente du contraire, je citerai l’exemple de M. Bernaert, lieutenant chargé du Cassini. »

M. Cambier n’a garde d’oublier celui dont nous écrivons l’histoire, et voici en quels termes il s’exprime à son sujet : « Enfin, il me reste à dire quelques mots sur le plus jeune lieutenant, M. Clerc, élève de l’École polytechnique. Officier choisi par le commandant, il justifie ce choix par sa piété et ses talents. S’il reste dans la marine, l’avenir sera, je pense, avantageux pour lui. Il n’a que vingt-six ans [1], et il est déjà lieutenant. La carrière est longue devant lui ; il a pour la bien parcourir la santé, la jeunesse, le mérite. Je ne serais pas surpris s’il venait à laisser le frac pour le froc : sa ferveur est celle d’un religieux. Les épaulettes sans doute sont très-honorables ; l’habit du prêtre l’est beaucoup plus encore ; mais il faut que ce soit Dieu qui le donne avec la vocation… »

Le digne aumônier nous apprend comment il exerçait à bord un ministère tout de paix et de persuasion, qui n’imposait aux hommes de l’équipage aucune gêne, aucune contrainte : « Le matin, après le lever de 6 heures en mer et de 5 heures en rade, je disais la prière : Notre Père, Je vous salue, Marie, et une oraison que j’avais composée pour les matelots. Quand les fourneaux étaient allumés, je descendais dans la machine et j’y faisais aussi les mêmes prières. Le soir, après la lecture des punitions du jour et la prise des hamacs, je disais la prière du soir au milieu des hommes tous debout et la tête découverte. Le mardi à i heure 1/4, il y avait catéchisme pour les mousses ; le dimanche, la messe était célébrée à 10 heures 1/4 ; elle commençait par l’aspersion de l’eau bénite et, en rade, il y avait instruction à l’Évangile. La dimanche soir, en mer, à 2 heures, je faisais une instruction aux hommes de l’équipage. Pour tous ces exercices, on tintait quelques coups de cloche, et venait qui voulait, même pour la prière du matin et du soir. » Non-seulement la vie chrétienne était ainsi librement pratiquée à bord du Cassini, mais Jésus-Christ lui-même y avait son trône dressé, comme il convient, à la place d’honneur. « Oui, dit M. l’abbé Cambier, nous avions une chapelle véritable sur notre bâtiment ; une chapelle parfaitement installée avec autel, tabernacle, crucifix, armoires pour les ornements ; une chapelle où nous avions le bonheur de posséder le Saint-Sacrement. Si vous avez parfois visité quelque bâtiment dans un de nos ports, vous devez en connaître la partie qu’on appelle dunette. C’est une ou plusieurs chambres placées sur le pont, soit à l’avant, soit, et plus souvent, à l’arrière. Cette dunette, sur les vaisseaux et sur les frégates, sert de salon et de cabinet de travail au commandant ; sur le Cassini elle était divisée en trois parties : à droite et à gauche étaient les deux évêques ; au milieu se trouvait la chapelle, fermée par une porte à deux battants que l’on ouvrait pour la célébration des offices. L’intérieur était en sapin plaqué de citronnier verni. On avait appliqué sur le devant de l’autel quelques ornements symboliques en palissandre. Le crucifix qui surmontait le tabernacle était en bois de noyer ; ce n’était pas un sculpteur qui l’avait taillé, mais un simple ouvrier menuisier du port. Ce n’en était pas moins un petit chef-d’œuvre, ainsi que la chapelle tout entière. Les ouvriers de Lorient y avaient mis tous leurs soins et la réussite avait couronné leurs efforts.

« Si j’avais affaire, ajoute le bon et digne prêtre, à un chrétien sans foi et sans intelligence des choses de la foi, je n’insisterais pas sur ces détails ; mais je sais que ce sera pour vous un plaisir de les entendre et que mes paroles auront de l’écho dans votre cœur.

N’était-ce pas pour nous tous, sur le Cassini, un bonheur insigne que de posséder le Très-Saint Sacrement ? Autour de nous, la mer, le ciel, nous montraient la puissance de Dieu ; auprès de nous l’Eucharistie nous révélait sa bonté et sa charité. Est-il étonnant que les flots se soient pour ainsi dire abaissés devant notre bâtiment pour lui laisser une marche facile et rapide ? Est-il étonnant que la paix ait constamment régné parmi nous, et que de nombreuses bénédictions nous aient été réservées ? Le Cassini portait en son sein le Dieu de l’univers, Celui qui marcha sur la mer de Galilée et qui par un seul mot apaisa les tempêtes.

Aussi la traversée fut-elle, d’un bout à l’autre, des plus heureuses. Il est vrai, au départ, la mer, qui était assez grosse, éprouva quelques passagers ; mais le temps fut ensuite très-supportable pour la saison, et après six jours de mer, le 12 mars, le bâtiment jetait l’ancre devant Funchal, île Madère. La relâche dura trois jours ; le charbon se fit rapidement, et des provisions fraîches permirent de gagner le Cap de Bonne-Espérance dans les meilleures conditions. « Le jour de Pâques [2] la corvette était assez près du Cap pour autoriser une dépense extraordinaire de charbon. L’ordre fut donc donné de chauffer à toute vapeur, et le Cassini atteignit environ dix milles à l’heure. La mer était unie comme un lac ; rien ne s’opposait donc à ce que le projet d’avoir la grand’messe fût mis à exécution. Mgr Desprez voulut bien officier ; des mousses bien vêtus et intelligents furent désignés comme enfants de chœur, et, grâce aux missionnaires, aux religieuses passagères et à un lieutenant de vaisseau bon musicien, le chant ne laissa rien à désirer. »

Alexis Clerc écrivait de Cap-Town à son père : « Nous sommes arrivés au Cap le 22 avril, à 2 heures de la nuit, après une très-heureuse traversée où nous avons échappé à tous les mauvais temps et à presque toutes les autres misères de la vie maritime. Le jour de Pâques a été pour le bâtiment une fête complète ; le temps et la mer étaient parfaitement beaux. Il n’est pas bien difficile de toucher le cœur simple de ces bons Bretons ; mais il est plus doux de se rappeler ces heureux moments que d’en parler. »

La préparation des marins avait été parfaite et les efforts de leur aumônier couronnés d’un plein succès : « Je leur dis, raconte celui-ci, que la confession était pour eux la planche du salut après le naufrage ; une fois le mot dit, je le répétai ; ils s’habituèrent à l’entendre, il finit par sonner moins dur à leurs oreilles et bientôt après il entra dans leurs cœurs. Quand la pensée de la confession est dans le cœur et qu’elle y est telle qu’elle doit être comprise, on ne tarde pas à venir à la pratique. C’est précisément ce qui arriva sur notre bâtiment. Les marins commencèrent par blaguer, et finirent par se confesser. Notre semaine sainte se passa tout entière dans la piété. »

Au Cap les attendait une autre solennité religieuse. Mgr Griffith allait faire la bénédiction de son église ; il avança de quelques jours la cérémonie, afin que l’éclat en fût rehaussé par la présence des deux évêques et du nombreux clergé du Cassini.

Le commandant et son état-major furent aussi invités et se montrèrent une fois de plus franchement catholiques.

« Avant-hier, lundi, écrit Alexis à son père [3], l’évêque du Cap a fait la bénédiction de son église. Le Cassini a été de la fête ; il y a été représenté par son clergé et par une députation des maîtres et des matelots. Nos deux évêques et nos sept prêtres ont beaucoup contribué à relever la pompe de la cérémonie, et l’on a chanté un Regina cœli et un O Salutaris d’un assez bon effet. La place du consul français, dans cette cérémonie, est la première ; les officiers du Cassini se sont joints à lui. C’est ainsi que partout, excepté chez nous, nous sommes catholiques. Mais qu’il est préférable de ne pas l’être comme par nécessité et par intérêt politique, — comme les Anglais sont protestants, — et d’apporter au véritable sens naturel de notre race cette adhésion du cœur qui nous permet de nous réclamer comme fils de ceux qui ont fondé la puissance et la gloire de la France !

« Les Anglais établissent actuellement un service de communications régulières entre le Cap et l’Angleterre. Elles seront d’une grande célérité : trente-trois ou trente-quatre jours ; déjà quelques paquebots ont exécuté la traversée dans ce temps. Ce sort des bâtiments à hélice qu’on y emploie. Le Cap ne sera par la suite qu’une station et les paquebots poursuivront jusqu’à Maurice, puis Ceylan ; d’autres doivent aller à la Nouvelle-Hollande. On ne saurait se défendre d’envier cette puissance et cette habileté, et si la fin de l’Angleterre n’était pas, au prix de tant d’efforts, de placer du calicot, il faudrait s’incliner devant une supériorité justifiée dans son but comme dans ses moyens. Que le commerce soit, non un moyen de grandeur, mais la grandeur d’un pays, c’est impossible, et ce sera un jour le point de vue auquel on jugera ce peuple qui applique à de si petits intérêts une puissance si considérable. »

Le Cassini quitta le Cap le 3 mai. On était donc au mois de Marie, ce qu’on n’eut garde d’oublier. Chaque soir, quand le soleil avait disparu dans les flots, on se rassemblait en famille devant l’autel de Marie, dressé dans la chapelle de la dunette, et là on priait de tout cœur et l’on chantait à pleine voix des cantiques à la louange de l’auguste Mère. Marins et passagers affectionnaient beaucoup un refrain en harmonie avec leur situation :

Exilés de notre patrie,

Nous voguons au milieu des flots ;

Soyez notre étoile, ô Marie,

Soyez aussi notre repos.

On arriva ainsi à Bourbon le 21 mai. Mgr Desprez débarqua le 22 au matin ; salué par le canon du Cassini, il fut reçu à terre par le commandant des troupes de la garnison, lieutenant-colonel de Cendrecourt ; après quoi on le conduisit processionnellement à sa cathédrale, où il prit possession de son siège dans les formes canoniques. « La cérémonie, écrit Alexis, a été fort belle, tant par la pompe auguste qui est le propre de nos solennités religieuses, que par le concours d’un grand peuple qui accueillait une autorité nouvelle dont il pressentait, sans la comprendre, la tendresse paternelle et la tutélaire sollicitude. Mais l’allocution de Monseigneur, dans laquelle il a tracé son plan de conduite et son but, était le chef-d’œuvre de la fête, parce qu’on y voyait toute sa charité sous une forme simple, et qu’il s’est montré en peu de mots tel que notre commerce continuel du bord nous l’a fait connaître. » Il y avait bien quelque ombre au tableau. A propos d’un article de journal « qui eût été parfaitement à sa place dans le National, » Alexis ajoute : « Quel triste spectacle de voir encore aujourd’hui ce qui est le plus élevé dans la société donner l’exemple non pas seulement de l’indifférence, mais de l’agression contre notre sainte religion ! Un pays où le gouvernement, la justice, l’enseignement sont antichrétiens, n’est-il pas bien près d’être un état païen ? »

Une autre lettre roule sur la mission de Madagascar et sur les espérances de colonisation qu’elle fait concevoir. On sent vibrer très-fort la fibre française dans cette causerie intime et familière.

« Il paraîtrait qu’on y essaie (à Madagascar) un nouveau système de colonisation, ou, pour mieux dire, sans système, on suit une marche que la nature des choses indique, mais qui est nouvelle. Ainsi, il ne s’agit ni de réduire les indigènes en servitude, ni de les détruire par la guerre, parce qu’ils sont belliqueux ; il faut les enseigner et les rendre colons de leur terre. Il y a dans ces différents points des missionnaires jésuites, ouvriers infatigables, qui sont le moyen de cette fondation nouvelle. On n’a pas, je le répète, adopté systématiquement cette méthode ; elle est suivie parce qu’elle est possible. Aujourd’hui le gouverneur de Mayotte, qui a autorité sur les autres possessions, est un homme distingué qui paraît bien comprendre la position. Le climat de Madagascar est meurtrier aux Européens ; les missionnaires ont fait de Bourbon leur hôpital ; ils s’y rallient, fatigués et fiévreux, y réparent leurs forces et leur santé, et retournent au combat jusqu’à la mort. Leur hôpital est en même temps un collège ; ils ont là une quarantaine de jeunes Malgaches, petits nègres qui, malgré leur couleur, ont l’air d’être de bons enfants. On leur apprend à lire, à écrire, la religion et un métier, et puis, une fois hommes, on les établit chez eux. Et si ceux-là n’aiment pas un pays qui leur envoie des maîtres si dévoués, — qui, au prix de leur vie, car on finit toujours par y laisser ses os, leur apprennent à vivre au physique et au moral, — ils seraient bien ingrats. Mais s’ils savaient quels sont les moyens ordinaires de colonisation, que ne diraient-ils pas à notre louange ?

« Cependant, près de ce collège, les sœurs de Saint-Joseph élèvent dans le travail et la vertu une quarantaine de petites filles malgaches, épouses probables de nos gamins. Le coup est bien monté, et ces pauvres Malgaches, qui n’y entendent pas malice, sont capables de se laisser tous prendre comme des enfants, quand ils verront les fruits de la civilisation chrétienne. Pourquoi, hélas ! y a-t-il en France tant de lieux où le spectacle en serait aussi nouveau qu’à Madagascar ?

« Je m’arrête avec douceur sur cette idée. Puisque les enfants sont encore entre les mains de leurs maîtres et maîtresses, je ne parle que de mes désirs, de mes espérances, si l’on veut de mes rêves. Mais quand le succès ne répondrait pas à l’espérance, cela ne diminuerait pas le mérite de l’entreprise. C’est là où j’aime notre généreuse patrie ; elle emploie sa supériorité à protéger, non à asservir. L’échelle est petite ici, il est vrai, mais ce n’en est pas moins un noble usage de sa puissance. Les autres peuples peuvent être et sont la plupart du temps plus habiles colonisateurs ; ils ne sauraient être, comme nous le sommes, de vrais civilisateurs. »

Vers le milieu du mois de juin, le Cassini dut songer à reprendre sa course vers l’Inde et la Chine. M. l’abbé Cambier n’était embarqué que pour Bourbon ; un instant pourtant, il espéra pouvoir retarder une séparation qui lui brisait le cœur. Si la corvette l’Eurydice était arrivée quelques jours plus tard, le digne aumônier suivait le Cassini jusqu’en Chine. Le départ était bien proche, lorsqu’on signala au mât de la direction du port un bâtiment de guerre français ; une heure après un second signal indiqua son numéro : c’était l’Eurydice.

« Je vis de loin s’approcher cette corvette, écrit-il dans son journal, et cette vue me troubla le cœur. Que va-t-il arriver ? Mon Dieu, me disais-je, n’exigerez-vous pas de moi un nouveau sacrifice ? Donnez-moi la force de l’accomplir ! »

« Le 15 juin, poursuit M. l’abbé Cambier, vers les 10 heures, une embarcation vint de l’Eurydice au Cassini. Un élève monta à bord et remit au commandant un pli du commandant de la station. Ce pli n’était rien moins qu’un ordre de débarquement du Cassini pour passer sur l’Eurydice en qualité d’aumônier de la station navale de la Réunion, et cela dans les vingt-quatre heures. Toute réclamation était inutile. Dieu me demandait un sacrifice, je devais lui obéir ; puissé-je l’avoir fait d’une manière méritoire pour le ciel ! Des larmes furent versées de part et d’autre ; pour moi, je pleurai le plus… Et quand vint le moment de la séparation, ce n’étaient plus seulement des pleurs, mais des sanglots que mon cœur déchiré ne put retenir.

« Le surlendemain, le Cassini levait l’ancre et quittait la rade de Saint-Denis. Je n’eus pas assez de courage pour le voir partir. Quand je montai sur le pont de l’Eurydice, on apercevait encore à l’horizon une colonne de fumée qui se perdait dans le lointain. Cette fumée venait de la machine du Cassini, il n’en fallut pas davantage pour faire couler de nouveau mes larmes. Je descendis dans ma chambre, et cette journée tut une des plus tristes que j’aie jamais passées depuis que j’ai pu savoir ce que c’est que la douleur et les peines du cœur. »

Ces lignes, que nous avons tenu à citer, sont le plus bel éloge du Cassini, et on ne les lira pas sans éprouver une respectueuse sympathie pour celui qui les a écrites et qui savait aimer les âmes d’une affection si tendre et si pure dans le Seigneur.

Le 14 juillet, le Cassini mouillait devant Achem (Achin), capitale d’un royaume du même nom situé à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra. Il s’agissait d’obtenir satisfaction pour l’accueil peu hospitalier fait à un navire napolitain, la Clémentine, dont le capitaine, le second et le lieutenant avaient été victimes d’un affreux guet-apens, le tout avec accompagnement de vol et de pillage [4]. Clerc fut envoyé en corvée, à la recherche du sultan et de sa capitale. Les géographes parlent d’une ville de 20,000 âmes, d’une flotte de 5oo voiles, d’une armée de 60,000 hommes qui ont fait, de moitié avec les Hollandais, le siège de Malacca. De tout cela il n’aperçut aucun vestige et se demandait si ce n’étaient pas des contes faits à plaisir. Cependant, rien n’est plus certain, les sultans d’Achem furent assez forts au xvie siècle pour chasser les Portugais de l’île, et ils recevaient à cette époque des ambassades de tous les États de l’Europe. Il y a plus : depuis la visite du Cassini, cette puissance déchue a relevé l’honneur de son drapeau, et, tout récemment, les Hollandais ont dû s’y reprendre à deux fois et renforcer leurs bataillons pour ne pas reculer devant elle. Ce que virent nos compatriotes en 1851, ne faisait nullement pressentir un pareil retour d’énergie et d’humeur guerrière.

Le premier soin de Clerc, arrivé à terre, est de se procurer un interprète ; il en trouve un qui sait quelques mots de français et s’en contente faute de mieux. Ensuite il se met à la recherche du sultan, découvre son palais, non sans peine, et obtient une audience. A peine a-t-il exposé le but de sa mission que le monarque malais fait tirer d’un coffre un étui, et de cet étui un papier attestant la bonne amitié qui règne entre le sublime sultan et l’empereur de France, Louis-Philippe. « Ne sachant pas trop, dit Clerc, comment témoigner du respect pour cette pièce souveraine, j’ai baisé le papier solennel. Et aux demandes qu’on me fit au sujet du roi, j’ai été très-heureux de pouvoir répondre qu’il était mort ; car, de faire comprendre à ce digne sultan que nous congédions nos rois, comme on ne fait pas un domestique, cela m’a paru trop difficile ; il eût cru avoir été mystifié et que son papier n’avait aucune valeur. »

Le lendemain, audience solennelle donnée au commandant du Cassini, qui vient accompagné d’un nombreux état-major. Quand on demande au sultan ce qu’il fera pour punir les coupables, qui sont des hommes de Dahia, après avoir décliné toute participation aux faits qui leur sont reprochés, il répond qu’il n’y peut absolument rien. L’interprète étant incapable et le sultan mal disposé, on se sépare peu satisfait. Le jour suivant, après échange de cadeaux, le Cassini part pour Poulo-Pinang ; là il se procure un interprète plus habile et complète sa provision de charbon ; puis, retournant à Sumatra, il passe devant Achem sans s’arrêter et s’en va mouiller en vue de Clouang.

« Il n’est pas, dit Clerc, de pays plus beau que celui-ci ; il est très-fortement accidenté et la végétation la plus riche couvre toutes les montagnes jusqu’à leur cime ; les arbres y poussent pour ainsi dire jusqu’à la mer. Nous avons défilé tout cela à très-petite distance. Clouang en particulier est remarquable pour sa beauté. Le mouillage est entre une île escarpée et un gros morne couvert d’arbres ; en face est une plage basse et fertile, où se trouve une rivière qui, ainsi que l’île et le pays, porte le nom de Clouang. D’autres mornes, sur un p !an peu reculé, ressortent sur cette plaine et font concevoir les avantages d’un pays fertile et bien arrosé.

De Clouang, on se rend à Dahia ; et là l’interprète est envoyé à terre, avec sept hommes de l’équipage, pour présenter au rajah une lettre par laquelle le commandant déclare qu’il veut atteindre les coupables sans frapper les innocents. Les deux coupables se trouvant effectivement à Dahia, une fois l’interprète revenu à bord, on arme deux canots en guerre et Clerc, à la tête de la compagnie de débarquement forte de cinquante hommes, est chargé de s’emparer du chef malais qui a commis le meurtre. Laissons-le nous raconter lui-même cette petite expédition :

« Nous trouvons à la barre de la rivière un courant d’une extrême rapidité ; les eaux étaient grossies par les pluies (occasionnées par la mousson sud - ouest). Pendant deux heures entières nous avons lutté sans succès contre cet obstacle inattendu, à portée de pistolet de terre ; mais j’avais déjà vu assez les Malais à Achem pour n’être pas effrayé de cela, d’autant plus que ce courant nous eût bientôt dérobés à leurs coups, si nous eussions voulu les éviter. Dans cette longue lutte, j’ai une fois échoué mon canot sur un banc de corail qui forme la barre et qui rend le courant si rapide : j’étais déjà au-dessus ; nous avons couru le plus grand danger de nous remplir et de nous briser : le canot était jeté d’un bord sur l’autre. Mais les matelots sont restés calmes à leur place, et la main qui protège le Cassini, a, par une petite lame, soulevé le canot qui, poussé par le courant, a franchi cette digue et est revenu à l’assaut de la rivière. Enfin nous mettons pied à terre. J’envoie six hommes avec un élève en embuscade, et ayant pourvu à la garde des canots, je me dirige avec le reste sur le fort de Kerjéroun-Siadom. Il ne nous en coûte que d’ouvrir ou d’enfoncer les portes : personne. Nous allons à son habitation : personne. Mais alors j’entends des coups de fusil ; ma recherche est finie, je reviens inquiet au rivage et je rencontre mon embuscade qui, malgré des ordres formels de ne faire feu qu’en cas d’attaque, avait tiré sur des fuyards. Heureusement personne n’a été atteint. Nous avons passé la rivière et fait une visite aussi infructueuse chez l’autre coupable, Etadji-Malot. Puis nous sommes revenus à bord. Le lendemain, avant de partir, nous avons brûlé les maisons de ces deux hommes. » Pour le faire court, dès qu’il sut ce qui se passait à Dahia, le sultan se montra plus traitable, et peu de temps après il s’engageait, dans une convention par écrit avec le commandant du Cassini, à poursuivre, par les moyens en son pouvoir, les lâches agresseurs de la Clémentine.

Le gouvernement napolitain, informé de ce qu’on avait fait pour infliger aux coupables un châtiment exemplaire, envoya la décoration de Saint-Georges de la Réunion à M. de Plas et la croix du Mérite de Naples à son lieutenant. Alexis ne porta jamais cet insigne d’honneur, qui lui arriva en France au moment où il quittait l’uniforme pour se revêtir des livrées de Jésus-Christ.

Après avoir touché de nouveau à Poulo-Pinang et fait relâche à Singapour, le Cassini entrait enfin dans la mer de Chine et, vers la fin du mois d’août, il venait mouiller devant Macao, ville déjà presque toute chinoise et porte du Céleste Empire. Jusque-là Clerc avait bien rencontré sur sa route un assez grand nombre de Chinois ; il en avait vu à Bourbon et à Sumatra comme à Poulo-Pinang et à Singapour, et il avait admiré leur aptitude remarquable à s’établir selon leurs convenances et à porter partout la Chine avec eux. Mais à Macao il les voyait en masse et chez eux, et son esprit observateur promenant sur eux un regard curieux, il était frappé de leur physionomie originale et tant soit peu grotesque. Il faut pardonner cette faiblesse à un franc Parisien comme lui, mais il eut tout d’abord une véritable explosion d’hilarité et son rire alla retentir jusqu’à Paris.

« Je veux te dire quelques mots du Céleste Empire, à la porte duquel nous sommes. Je n’en ai pas vu grand’chose, mais j’ai vu des gens qui connaissent mieux la Chine que les Chinois eux-mêmes, le P. Hue, dont tu as lu l’ouvrage, et d’autres missionnaires qui ont eu des aventures analogues.

« D’abord, le plus exact modèle du Chinois, c’est le Chinois connu sous le nom de Chinois de paravent. C’est à en pouffer de rire quand on rencontre les originaux de ces portraits si cocasses. Les voyageurs ne sont pas tous véridiques, on s’en aperçoit de reste quand on visite les pays lointains leurs descriptions à la main ; mais heureusement ils n’ont pas inventé la queue des Chinois. Il est très vrai, pour désopiler la rate des étrangers, qu’ils portent tous ce meuble singulier. Notez bien que ce n’est pas une de ces petites queues de rat comme on en portait avec les ailes de pigeons ; celles-ci sont des queues d’un magnifique développement et pendent jusqu’à la cheville. Les Chinois sont très-capables de frauder ; aussi je crois qu’il y a bien des queues qui ornent un autre chef que celui qui les a nourries ; mais ils ont en général de beaux cheveux. Enfin, à eux ou non, ils en tirent le parti de s’en faire une cravate quand ils en sont embarrassés.

« Mais tout grotesque qu’il est, c’est un marchand fin, actif et économe que le Chinois, et aussi un ouvrier que l’on ne peut surpasser. Ce caractère est très-remarquable. Le Chinois vit avec un peu de riz, il porte des vêtements de très-peu de valeur et l’on peut dire qu’il réunit les contrastes : il est paresseux et aussi très-actif, très-sobre et très-gourmand, très-ingénieux et très-borné, mais il est surtout fin et insinuant. On fait grand bruit de l’établissement que les Anglais ont fondé à Hong-Kong ; je crains que le bénéfice n’en soit pas pour eux. A coup sûr, les gros mandarins qui, après s’être enrichis, courent la chance presque certaine d’être au moins exilés et dépouillés, sinon pis, feraient que sage de sauter à Hong-Kong, qui est si près, et d’y acheter quelque palais.

« Les Anglais entendent, il est vrai, parfaitement la colonisation, et ils ont découvert que la première condition était que les colons pussent vivre de la recherche de ce qu’ils appellent le confort ; tandis que nous sommes campés dans nos colonies, eux son établis, et ils ont grandement raison : ces climats n’arrivent que trop vite à nous énerver. Mais à Hong-Kong ils ont dépassé, je crois, ce qui est bien, et bâti une ville de palais. Telle maison de commerce a, par exemple, dépensé pour la construction de ses bureaux 150,000 piastres (la piastre vaut ici 6 fr. 25). Il faut faire beaucoup de marchés pour couvrir de telles avances et des frais généraux à l’avenant. Aussi les étrangers anglais et américains — ce sont à peu près les seuls — font-ils seulement le grand négoce, et tout le reste est fait par les Chinois. Mais je crois que ce sont les fourmis blanches de la ville, et qu’elles la mineront. »

Ce qui le frappe par-dessus tout, c’est la supériorité des Chinois dans le commerce de détail et la petite industrie : « Les épiciers de Paris, à qui de mauvais plaisants ont fait une réputation drolatique, ne sont que des écoliers au prix. L’habileté des Chinois aux ouvrages des artisans est très-remarquable ; il est étonnant de voir le bon marché de certains travaux en bambous »

Mais le jugement d’ensemble est moins favorable : « Toutes ces petites qualités ne font pas une petite vertu et, en somme, c’est un misérable peuple qui, d’artisan, n’a jamais pu et ne pourra jamais devenir artiste ; qui n’a et n’aura jamais la vertu, le courage militaire ou civil, et qui, de la mesquine érudition où il s’élève, n’atteindra jamais à la science ; qui vit dans l’abaissement du paganisme le plus matériel, le plus étroit, le plus sot, pendant que, depuis plus de deux cents ans, il n’a pas cessé d’être évangélisé par des prêtres catholiques. »

A ce portrait peu flatté, Clerc ajoute certains traits moins déplaisants dans la lettre suivante, également datée de Macao (29 novembre 1851) : « S’il est un spectacle extraordinaire pour nous, qui poussons l’ardeur de l’aventure, la soif de la nouveauté jusqu’à l’horreur de la tradition, c’est, à coup sûr, ce peuple immobile qui en est à la stupide adoration de l’usage quand même il le sent et le reconnaît mauvais. Politiquement et philosophiquement, c’est le trait caractéristique de ce peuple. C’est aussi le secret de sa vie, et, sans contredit, la Chine est une éclatante démonstration de la grande importance de la fixité dans les institutions. Telle a été la cause de la conquête que la Chine a faite de tous ses conquérants. Pour certaines personnes, — pour qui le mot de patrie ne signifie guère que le sol que nous foulons, et qui conçoivent la patrie indépendante des gloires et des institutions du passé, — cet exemple remarquable serait la meilleure preuve que c’est précisément là qu’est la source de la longévité des nations. »

La vie que menait Clerc à Macao n’était pas tout à fait oisive ; il savait trouver de l’occupation partout, et il avait avec lui ses livres, ses chers livres, sa Somme de saint Thomas, les œuvres de saint Bernard en latin, que sais-je enfin ? certainement une partie des œuvres de Bossuet ; témoin un cahier couvert de son écriture, portant cette indication : à bord du Cassini, et contenant une analyse très-détaillée de la Connaissance de Dieu et de soi-même.

« Le Cassini, écrivait-il, est depuis ma dernière lettre en mouillage à Macao. Les événements que tu désires que je te marque sont donc très-peu importants. C’est la vie ordinaire d’un bâtiment : des exercices de toutes sortes. Cependant je dois dire, car j’en ai une grande joie, que tu partageras, j’espère, que tous ces travaux ne sont pas stériles, et que le bâtiment commence, à bon droit, à être fier de lui. Il peut se flatter que tout autre ennemi de même force n’aurait pas beau jeu à s’y attaquer. Je le dis d’autant plus volontiers que tout (ce mot est souligné par lui) l’honneur en revient au commandant, qui est le plus accompli des chefs. »

En bon chrétien, le commandant de Plas renvoyait à son lieutenant Clerc une grande partie de l’honneur. Nous n’avons pas compétence pour décider cette question entre eux, et nous constatons seulement qu’ils vivaient en parfaite harmonie de vues et d’action, ce qui, sans doute, était pour beaucoup dans le résultat si satisfaisant dont chacun d’eux attribuait généreusement le mérite à l’autre.

Le zèle religieux de Clerc trouvait amplement à s’exercer sur un bâtiment dont le personnel était parfaitement choisi, mais où plusieurs, particulièrement parmi les jeunes officiers et les élèves de marine, avaient besoin d’être raffermis dans la foi et doucement attirés à la pratique. Avant tout, notre lieutenant prêchait d’exemple, et la grande charité dont il usait envers ses camarades leur inspirait une sympathie qui devait ajouter beaucoup d’efficace aux insinuations de son zèle. « Dès que nous avions jeté l’ancre dans un port, racontent des officiers de marine, qui ont navigué avec lui, et quand la permission d’aller à terre était donnée, M. Clerc avait l’habitude de s’offrir pour remplacer l’officier de quart, afin de lui laisser la liberté de profiter immédiatement d’une permission si agréable à tous les marins. Et lorsque M. Clerc descendait lui-même à terre, si nous le suivions à quelques pas de distance, nous étions assurés de le voir bientôt entrer dans une église, car sa première visite était toujours pour le bon Dieu [5]. »

Sa piété fut servie à souhait pendant son séjour à Macao, car MM. les Lazaristes y avaient leur procure et les Sœurs de Charité y étaient établies depuis quelque temps. Il y avait aussi dans cette ville deux Pères Dominicains, faisant les fonctions de procureurs pour les missions de leur ordre en Cochinchine. Alexis ne tarda pas à se lier avec les missionnaires espagnols et français. Pendant un second séjour qu’il fit à Macao, les Lazaristes étant partis pour Ning-po (juin 1852), il entra dans une plus grande intimité avec les Pères espagnols Ferrando et Fuixa, et il eut la satisfaction de trouver en eux des hommes qui joignaient une rare instruction à une solide piété.

L’un de ces religieux, le P. Ferrando, voulait bien se rendre à bord du Cassini pour y célébrer le saint sacrifice de la messe. Il y venait par tous les temps, bons et mauvais, et même lorsque la mer était fort grosse. Le lieutenant Clerc servait la messe en uniforme, après avoir fait défiler la compagnie de débarquement qu’il commandait. Il garda cette habitude pendant toute la campagne, alors même qu’il y avait parmi les passagers des Frères des écoles chrétiennes tout disposés à le remplacer dans cet emploi pour lequel leur habit semblait mieux fait que le sien. Sur quoi le commandant du Cassini ajoute avec beaucoup d’à-propos : a L’esprit fin et la charité sans mesure d’Alexis Clerc, toujours prêt à obliger ses camarades, rendaient possible chez lui ce qui, chez d’autres, aurait été peut-être l’occasion de taquineries, sinon de querelles de la part des officiers. Mais il n’en fut jamais ainsi. »

On soupçonnera, et à bon droit, le commandant de Plas d’être tant soit peu partial pour son cher lieutenant. C’est pourquoi nous invoquerons le témoignage d’un marin beaucoup plus jeune, alors simple élève de marine. A cet âge, on est très-observateur et l’on ne pêche guère par excès d’indulgence.

« Dès que je fus à même de connaître M. Clerc, nous dit ce dernier témoin, je le vis ce qu’il a été toute la campagne : actif et vigilant au service, simple et aimable dans ses relations, maître de lui-même, fidèle à la pratique de ses devoirs religieux sans ostentation comme sans respect humain. Sa démarche avait dès lors contracté quelque chose de ses dispositions intérieures. Il avait le pas ferme de l’homme qui a un grand but à atteindre et un long chemin à parcourir. Ses yeux étaient le plus souvent modestement baissés. »

Ce qui suit anticipe sur le séjour en Chine, mais il importe assez peu ; ce que nous cherchons ici, c’est l’homme, son caractère, l’unité de ses sentiments et de sa vie.

« Durant nos tournées, quand, à notre arrivée, il y avait quelque dîner ou quelque soirée, M. Clerc les évitait en tant que faire se pouvait. Toutefois, s’il y avait là un devoir à remplir, un service à rendre, il le faisait de bonne grâce, avec cette gaîté et cette amabilité qui ne l’ont même pas abandonné dans le triste séjour de Mazas. Il ne descendait que rarement à terre par distraction ; il était le plus souvent dans sa cabine, travaillant et lisant. C’est ainsi qu’il s’essayait à la vie nouvelle de renoncement qu’il voulait embrasser. »

Ces lignes nous viennent de la chartreuse de Reposoir, en Savoie, où M. S. de G***, qui nous les adresse, achève sa carrière parmi les enfants de saint Bruno, après avoir atteint lui-même le grade de lieutenant de vaisseau. Rare et singulière rencontre ! Ces trois marins, d’âge et de grade différents, M. de Plas, commandant du Cassini, Alexis Clerc, son lieutenant, et M. de G***, l’élève de marine, tous les trois, un peu plus tôt, un peu plus tard, devaient dépouiller les livrées du siècle et se consacrer à Dieu dans l’état religieux. Deux Jésuites et un Chartreux, ce n’est pas mal pour un seul état-major ! Clerc était alors le seul des trois à peu près fixé sur sa vocation. Il se trouvait là, comme on voit, en bonne et digne compagnie, et ne s’était pas trompé en disant à qui voulait l’entendre, avant de s’embarquer sur le Cassini, qu’il allait y faire un premier noviciat.

Pendant plus d’une année, le Cassini ne put s’éloigner de Macao, où il avait son mouillage, que pour y revenir stationner longuement, sans utilité pour la mission qu’il avait reçue au départ. Cette inaction si contraire à tout ce qu’on s’était promis, à tout ce qu’on était encore résolu à faire, fut pour le commandant de Plas et ses généreux compagnons la plus rude de toutes les épreuves. Les nouvelles qui leur arrivaient de l’intérieur n’étaient pas faites pour calmer leur impatience. La Chine, ils ne pouvaient en douter, était en pleine révolution, en proie à tous les maux de la guerre civile. Les insurgés, favorisés par un certain réveil d’esprit national, non-seulement tenaient en échec les troupes impériales, mais gagnaient tous les jours du terrain et menaçaient d’une ruine complète la dynastie tartare. De leur côté, les impériaux ne respectaient nullement les garanties tant de fois stipulées en faveur des chrétiens, et nous avions tout sujet de leur demander compte de graves et récentes infractions aux derniers traités. Quelle que fût l’issue de la lutte, la France, qui protégeait surtout des intérêts moraux, pouvait être l’arbitre de la situation. Ce que l’Angleterre avait fait, peu d’années auparavant, dans l’intérêt de son commerce, — le commerce immoral de l’opium, — une grande nation catholique ne pouvait-elle pas le faire avec cent fois plus d’honneur pour ses missionnaires et leurs néophytes ? Si nous évitions d’intervenir dans la politique intérieure du Céleste Empire, il nous restait à remplir un devoir d’humanité compatible avec la plus stricte neutralité, et personne au monde ne pouvait nous empêcher de faire la police du littoral où refluait toute l’écume des provinces voisines et où, dans le piteux désarroi des autorités locales, régnait un brigandage effréné qui pouvait se promettre toute espèce d’impunité.

Monter un navire de guerre armé de bons canons, être en mesure de débarquer d’excellentes troupes, dont la seule vue suffirait pour mettre en fuite les malfaiteurs, et avec cela être réduit, par ordre, à l’immobilité, avouez que pour des marins français qui avaient le cœur bien placé c’était un cruel contre-temps.

Le commandant du Cassini n’y pouvait rien, car, depuis qu’il était dans les eaux de Macao, tous ses mouvements dépendaient du commandant de la station, son supérieur hiérarchique. Celui-ci avait-il lui-même toute liberté d’action et ses instructions lui laissaient-elles les coudées franches ? Nous n’en savons rien. Notons seulement ceci en passant. Trop souvent nos braves marins, après avoir pris d’urgence un parti énergique dicté par l’honneur et le devoir, ont été mal récompensés de leur zèle et le gouvernement ne leur a pas toujours épargné les plus pénibles désaveux. Quoi d’étonnant qu’ils déclinent, dans l’occasion, une responsabilité toujours onéreuse et qui n’est pas sans danger ? Et puis, — autre cause de faiblesse, — nos révolutions perpétuelles, nos changements à vue de gouvernements et de ministères sont la chose du monde la plus propre à déconcerter ceux qui ont l’honneur de représenter la France et de gérer ses intérêts à quelque mille lieues de Paris. Tout à l’heure, on l’a vu, le lieutenant Clerc était dans un grand embarras en présence du sultan d’Achem qui mettait sous ses yeux un traité d’alliance portant la signature du roi Louis-Philippe, et il n’avait garde de lui apprendre que Louis-Philippe, renvoyé comme on renvoie un domestique, était mort en exil, laissant derrière lui la république. Eh bien ! du petit au grand, c’est toujours la même chose chaque fois que nous nous passons l’envie de faire une révolution, et le Cassini l’éprouvait une fois de plus pendant ce long mouillage de Macao ; car la république de 1848, vaincue à son tour, cédait déjà la place à l’empire, préparé par le coup d’état du 2 décembre. Pour des gens qui avaient reçu leur mission d’un ministère sérieux et honnête après tout, celui dont faisait partie le noble amiral Romain Desfossés, la nouvelle de ce qui se passait à Paris n’avait rien d’encourageant et la première impression dut être des plus pénibles. Un exemple entre beaucoup d’autres. On fondait de grandes espérances, à Canton et à Chang-haï, sur l’action d’un diplomate expérimenté, M. de Bourboulon, qui devait, d’après ses instructions, réclamer l’exécution des traités passés entre la France et la Chine et très-probablement obtenir quelque chose de plus. Mais, à l’annonce du coup d’état, ce haut personnage s’exprima en des termes tels que tout le monde regarda sa démission comme certaine. Heureusement, quand la situation fut éclaircie, tout s’arrangea pour le mieux ; M. de Bourboulon resta à son poste et reçut, avec le titre de ministre plénipotentiaire, de nouveaux pouvoirs dont il sut faire un usage excellent. Mais la diplomatie française n’en avait pas moins été, pour un temps, complètement paralysée.

La première lettre d’Alexis après la nouvelle du coup d’état porte la date du 2 février 1852. Voici comment il s’exprime à ce sujet.

« Nous avons appris la nouvelle du coup d’état du président de la République par les journaux étrangers, qui nous paraissent fort mal informés, probablement à cause de la suppression des journaux de Paris. Aucune lettre ni journal ne nous est arrivée. Tous nos paquets nous attendent à notre centre de station, Macao, et nous irons incessamment les recevoir.

« Je ne voudrais pas avoir fait partie de l’armée de Paris pendant cette audacieuse usurpation. Quant au suffrage universel, qui vient absoudre de telles prétentions, je n’ai pas attendu jusqu’ici pour le juger un déplorable critérium du droit ; cependant il faudra bien s’en rapporter à lui, si la grande majorité se prononce. Dans le chaos et l’anarchie où nous nous débattons, ce suffrage me paraît, tant qu’il n’attentera pas à la loi divine, le seul point, non pas de droit, mais de fait, qui puisse indiquer où réside le gouvernement de la France. Mais tout cela, comme le gouvernement de février, ou la république qui en est sortie, c’est, à mon avis, des gouvernements de fait, à qui l’on doit obéissance sous bénéfice d’inventaire, je veux dire tant qu’il n’y aura rien de mieux, sans cependant me reconnaître, si leurs actes n’y forcent pas, le droit de désobéissance et le devoir de quitter le service. Je resterais donc au service, même en supposant que je fusse en France, où ma démission serait possible, au lieu d’être ici. Mais je ne prêterai aucun serment de fidélité à ce nouveau personnage.

« L’habitude où Jules se trouve d’être en Allemagne au mois de décembre me laisse espérer, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, que vous êtes l’un et l’autre sains et saufs.

« Je n’accorde pas beaucoup de crédit aux récits que nous connaissons, et ils sont trop écourtés pour que l’on puisse en juger ; mais, d’après eux, je suis assez en peine de savoir avec quels hommes le président va gouverner.

« A mon sentiment, ce prince sera bien l’héritier de la politique de son oncle et leurs destinées auront quelque chose de très-comparable ; le premier a été la réaction contre les jacobins, celui-ci est pris pour combattre les socialistes. Il y a encore pour lui un beau rôle à jouer. Je n’ai pas la confiance qu’il ait ni la volonté ni la force de le remplir. » C’était voir de loin et juste. Malheureusement cette clairvoyance était peu commune. La France, affamée d’autorité, ne mesura pas sa confiance à un prince dont le passé n’avait rien de rassurant ; théoricien hardi autant que creux, toujours prêt à recommencer sa vie d’aventure en risquant non plus seulement sa liberté, ou sa tête, mais la fortune, mais l’existence même du pays qui l’avait pris pour chef et acclamé comme un homme providentiel !

Une lettre du 27 mars contient les lignes suivantes : « Mon cher père, nous allons arriver à Macao pour profiter du départ du courrier. Ma dernière lettre est de Batavia. Nous y avons reçu des nouvelles d’Europe jusqu’au 26 décembre, et l’espèce de consentement que le suffrage universel est venu donner comme sanction au coup d’état du président. Les étrangers que nous avons vus depuis ont tous l’air de croire que c’est là un mieux dans notre état. Pour nous il y aura, quand même nous en tirerions profit, une sorte de honte d’être tombés si bas qu’il ne faille pas un César d’un plus noble aloi pour nous dominer. »

Et une lettre du 13 avril : « Tu me parles avec douleur des proscriptions présidentielles. Sans plaindre beaucoup les soi-disant victimes : je déplore cette sévérité dictée par les sept millions cinq cent mille suffrages. Mais je suis dégoûté de l’espèce de curée que lui donnent certains journaux. Il n’est plus besoin d’exciter le pouvoir à la rigueur ; il est assez armé pour n’avoir pas besoin de ce faible appui de la voix d’un journaliste. »

Une réflexion glissée dans la lettre suivante n’est pas sans valeur, au moins comme argument ad hominem. « Je vois, par tes lettres, que tu regrettes beaucoup le gouvernement républicain. En réservant mon opinion personnelle, qui est de nul poids dans l’affaire, il me semble que sa base est le suffrage universel, et que les plus républicains sont ceux qui, après ces votes répétés de décembre et des élections à l’assemblée législative, doivent le plus regarder le nouveau gouvernement comme légitime. »

Au moment où il écrivait ces lignes, Clerc revenait d’un voyage à Manille, enchanté de tout ce qu’il avait vu et en particulier d’un régime colonial qui, pour n’avoir rien de républicain, n’en était pas moins civilisateur.

« C’est ici, je crois, le type de toutes les colonies faites ou à faire. Les Espagnols ont infusé aux Tagals leurs qualités dominantes, l’attachement à la foi et l’esprit militaire. Si on ne voyait la couleur un peu foncée de la peau, à la manœuvre des troupes, à leur démarche assurée, on croirait voir des soldats européens. Leur bravoure a été souvent éprouvée et n’a jamais fait défaut lorsqu’ils ont été conduits par des officiers espagnols. Par une coïncidence qui peut paraître singulière, les Espagnols ont retrouvé ici pour ennemis les musulmans et ils se battent contre les Moros comme ils faisaient chez eux du temps de la fameuse Isabelle. » Les Moros en question ne sont autres que les Malais des îles Soloo (ou Solo, comme disent les Espagnols), brigands de mer qui exercent la piraterie sur toutes les côtes et emmènent en captivité des populations entières. Dans la dernière expédition des Philippins contre ces forbans, on avait vu se joindre aux troupes régulières des volontaires levés, instruits, disciplinés, conduits et commandés par leur curé, le P. Hanez, de l’ordre des Augustins. « Ils montaient, raconte Clerc, une flottille qui s’est réunie à San-José, à celle du général Urbiztondo. Je m’imagine facilement l’allégresse qu’a dû causer cette réunion et la confiance que le général devait prendre dans l’exécution d’un projet auquel ce peuple s’associait si chaudement. Cette petite croisade, grâce à la simplicité des croisés, — qui ne se doutaient pas du beau titre que je leur donne et qu’ils méritent, — et à la vigilance du pasteur, donna le modèle d’une armée chrétienne. Ils rem plissaient tous leurs devoirs de religion comme s’ils eussent été dans leur pays. Le jour de l’action venu, le P. Hanez, qui les commandait toujours, les conduisit à l’assaut en même temps que M. Garnier (officier français d’un rare mérite) ; il y reçut un coup mortel et expira peu après. »

Enfin, après une longue attente, Clerc va être soulagé du poids de son inutilité. Le Cassini ira à Chang-haï, de conserve avec la Capricieuse, corvette à voiles à laquelle il servira de remorqueur. A bord de la Capricieuse, commandée par M. de Rocquemaurel, chef de la station, s’installe la légation française, composée du ministre, de sa femme, de son secrétaire et d’un interprète. Quant au Cassini, il porte le procureur des Lazaristes et dix Sœurs de Charité, pieuse colonie que l’on débarquera à Ning-po. L’horizon s’est donc éclairci, et une douce joie brille à bord ; on en retrouve les reflets dans la lettre suivante : « Cette traversée, par le charme des vertus aimables de nos passagères, a été la plus agréable que nous ayons faite. Ce parfum de sainteté que les communautés religieuses conservent précieusement et que le monde ignore, nous était offert, et rien n’est doux et touchant comme ce dévouement si complet et si simple des filles de la Charité. Cette absence de tout petit manège féminin, ce désir de s’employer pour rendre service et non pour paraître utile, cette gaîté si douce et si égale, ce sont là des qualités qui faisaient de leur commerce un plaisir pour chacun de nous. Quant à leur piété profonde, leur dévotion éclairée, il ne m’appartient pas d’en faire l’éloge ; c’est cependant là le secret de toutes leurs autres qualités, la source d’où s’écoulent ces ruisseaux limpides et, plus exactement, la souche qui nourrit ces rameaux féconds. »

Clerc satisfait ici lui-même « ce désir de s’employer pour rendre service, et non pour paraître utile, » qu’il admirait dans les filles de la Charité. Il ne nous dit pas, et pour cause, comment leur débarquement s’est effectué. Mais le commandant du Cassini, qui n’a pas les mêmes raisons de se taire, nous raconte ainsi le fait en détail : « Alexis Clerc rendit d’immenses services au commandant du Cassini durant toute la campagne. Je n’en indiquerai que quelques-uns des plus marquants. En juin 1852 le Cassini dut recevoir à bord le R. P. Guillet, Lazariste, supérieur des Sœurs de la Charité, ainsi que dix Sœurs destinées pour Ning-po. Le bâtiment ne se prêtait guère à cette destination ; mais, grâce à la simplicité des bonnes Sœurs et à la courtoisie pleine de convenance de l’état-major, les choses se passèrent aussi bien que possible, et le Cassini put débarquer son précieux chargement à Ning-po. Ce n’était pas facile de mettre à terre des femmes européennes dans une grande ville très-peuplée [6]. On pouvait même craindre une sorte d’émeute lorsque les autorités et la population sauraient que ces femmes étaient des religieuses. Il fut donc décidé que leur débarquement aurait lieu la nuit dans un lieu peu fréquenté, où des chaises à porteurs pourraient les soustraire tout de suite aux regards des curieux. Alexis Clerc se chargea de l’opération et fut secondé par M. Joyant de Couesnongle, son ami, officier d’administration. Tout réussit à point. Le temps pluvieux fut même regardé comme une circonstance favorable, et vers 10 heures du soir les Sœurs étaient installées dans la maison qui leur avait été destinée. »

 

Après une navigation laborieuse, on arrive à Chang-haï. Alexis annonce à son père cette bonne nouvelle : « Nous sommes arrivés le 28 (juin) à Chang-haï, le port le plus au nord de ceux qui sont ouverts aux Européens, et celui par lequel la Chine sera probablement le plus entamée par l’Europe. D’abord, l’importance commerciale de ce point, déjà très-grande, est dans une voie d’accroissement dont on ne peut apprécier le terme. La ville de Chang-haï est du second ordre ; elle est située sur le Wam-pou, affluent du Yang-tsé-Kiang. C’est un pays parfaitement plat et formé par les alluvions du fleuve. Du haut d’une pagode à neuf étages, à deux lieues de Chang-haï, on voit quelques buttes qui sont un lieu de promenade pour les Anglais. Ces plaines immenses sont sillonnées par un nombre infini de canaux. Les canaux sont les vrais chemins de la Chine ; nous n’avons aucune idée en Europe de la profusion avec laquelle ils sont répandus ; ils servent beaucoup pour l’irrigation. Les champs sont bien cultivés et il n’est aucun terrain perdu que celui des tombeaux. »

 

 

Voilà tout ; de la mission des Jésuites, pas un mot. Alexis a sans doute ses raisons pour ne pas attirer prématurément son père sur ce terrain brûlant ; car déjà il doit pressentir que son séjour dans cette mission, terme heureux et béni d’un si long voyage, ne sera pas sans résultat pour la grande affaire de sa vocation.

 

 



[1] Clerc avait alors trente et un ans passés ; sa petite taille et son enjouement habituel le faisaient probablement paraître plus jeune.

[2] Ici je suis, ou plutôt je transcris fidèlement les notes du commandant de Plas, que j’ai sous les yeux.

[3] Une fois pour toutes, la plupart des lettres d’Alexis pendant ce voyage étant adressées à son père, nous ne le répéterons pas chaque fois ; ayant soin néanmoins d’avertir le lecteur lorsqu’elles seront adressées à quelque autre personne.

[4] Les pillards avaient fait main basse sur une valeur métallique de 22,000 piastres, dont le commandant du Cassini réclamait la restitution.

[5] Témoignage recueilli par le P. Thébault, de la bouche de deux officiers, à bord de l’Erigone, en 1855.

[6] La population de Ning-po, ou mieux Ning-po-fou (car c’est une ville de première classe), s’élève à cinq cent mille âmes.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 6)

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CHAPITRE VI.

 

préludes de vocation. — préparatifs d’un nouvel
embarquement
.

 

Le ier  janvier 1850, Clerc fut promu au grade de lieutenant de vaisseau.

Il venait d’entrer dans sa trente-et-unième année. Désormais, grâce à l’expérience d’homme de mer qu’il avait acquise depuis dix ans, et grâce aussi aux connaissances mathématiques dont il venait de trouver l’emploi dans les usines d’Indret et à bord du Pélican, la carrière qui lui restait à parcourir était belle, facile et assurée, et rien ne lui manquait, humainement parlant, pour être satisfait de son sort.

Mais son cœur avait des aspirations qui réclamaient quelque chose de plus et qu’il croyait devoir écouter. Dieu exigeait-il de lui qu’il quittât la marine pour s’attacher plus étroitement à son service ? Cela ne lui apparaissait pas encore dans une pleine évidence ; mais il était trop franc pour dissimuler les pensées qui l’agitaient, trop fidèle à la grâce pour ne pas être prêt à tout.

Venu à Paris au printemps de 1850, il passa en retraite la semaine du Bon Pasteur, sous la direction du P. de Ravignan. Après un mûr examen, il sollicita dès lors son entrée dans la Compagnie de Jésus, qu’il connaissait depuis longtemps et vers laquelle il se sentait attiré. Mais le P. de Ravignan n’était pas homme à brusquer ces sortes de décisions. Quand il s’était agi de sa propre vocation, qui brisait une brillante carrière à peine commencée, vivement combattu par sa famille, il avait temporisé sans que sa résolution fût un instant ébranlée. Il pensa que Clerc pouvait faire de même ; et, malgré l’ardeur impatiente de ses désirs, Clerc dut attendre [1].

Nous avons sous les yeux quelques notes de sa main, portant la date de cette retraite. D’abord des réflexions sur l’Immaculée Conception, croyance catholique sur laquelle on attendait encore la définition solennelle qui devait, quatre années plus tard, réjouir le cœur de tous les fidèles serviteurs et enfants de Marie. Puis des considérations d’un caractère dogmatique sur le sort éternel des réprouvés, sur l’expiation infinie de Jésus-Christ, patrimoine commun de tous les hommes.

Plus loin, au beau milieu d’une page consacrée à plusieurs sujets , cette invocation qui tranche sur le reste :« Sainte Marguerite de Cortone, priez pour moi ! »

Sans doute Clerc a lu pendant sa retraite la Vie de cette sainte, qui, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, fut une grande pécheresse ; et dans la sincérité de sa pénitence, reconnaissant qu’il a commencé comme elle, il veut aussi finir comme elle et la réclame pour patronne.

Les dernières lignes roulent sur ces mots :amour et souffrance, - il a compris que sans douleur on ne peut vivre dans l’amour de Dieu : sine dolore, non vivitur in amore[a]. Et ce noble amour a, chez lui, tous les effets dont parle en termes si éloquents le pieux auteur de l’Imitation :« Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis [2]. »

De retour à Brest, où le fixe de nouveau son service, il reprend avec plus d’ardeur que jamais sa vie d’austérité et de bonnes œuvres. Il en use avec le monde en homme qui n’attend rien de lui et qui a brûlé ses vaisseaux. Arrive la fête du Saint-Sacrement ; Clerc juge que sa place est à la procession sur les pas de son Dieu, et il escorte le dais en uniforme, un cierge à la main. Cela ne plut pas à tout le monde et le bruit en alla jusqu’à Paris.

Qu’on se figure la stupéfaction de M. Clerc, persuadé que la religion doit se renfermer dans l’enceinte des temples et s’interdire rigoureusement toute manifestation extérieure. D’autres que lui, parmi lesquels de fervents chrétiens, étaient tout à fait de cet avis, et il a fallu de bien dures leçons pour qu’on accordât enfin au culte catholique une petite place au soleil. Ceux qui la voudraient grande sont bien hardis !

Naturellement Alexis est taxé d’exagération. Il en s’en défend que faiblement, pensant qu’il a ses défauts, qu’il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme et qu’il peut gâter, en y mettant du sien, le bien pour lequel il se sent une si vive passion. Mais il ne passera pas condamnation sur des reproches qui atteindraient du même coup les pratiques les plus autorisées de l’Église, ou les exemples des Saints qu’il ne perd jamais de vue. Être un peu fou aux yeux du monde ne lui déplaît pas, car il sait qu’on sauve son âme et qu’on gagne le cœur de Dieu en embrassant généreusement la folie de la croix.

On reconnaîtra ces sentiments dans une lettre adressée de Brest à son père.

« Quant à moi, mon cher père, je ne puis qu’approuver ce que tu dis : J’ai le défaut de vouloir toujours aller plus avant que les autres dans la voie où je m’engage, et je reconnais avec toi qu’il faut tâcher de s’en corriger. Que la voie soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, il est toujours mauvais de vouloir y primer. Mais tu sens bien que mon embarquement ne changera rien à cela ; que je sois à Paris, à Brest ou en Chine, j’y serai toujours avec ce détestable esprit de vanité. Il faut le combattre partout où je serai, à terre ou à bord, et je suis encore mieux pour cela à terre, car j’ai tous les secours spirituels qui me manqueraient au large. Ce n’est malheureusement pas une petite affaire que de se vaincre soi-même, surtout dans ce qui touche à l’orgueil.

« II est bien possible que ce détestable sentiment ait inspiré un grand nombre de mes actions, bonnes par conséquent seulement en apparence ; mais s’il faut purifier l’intention, il faut persévérer dans ce qui sera très-bon quand l’intention sera purifiée.

« Je dois te dire aussi que si je n’ai pas d’occupations serviles et nécessaires, j’en ai cependant passablement et que je ne suis pas oisif. On croit volontiers que les dévots se font une espèce de far niente, de paresseuse oisiveté où, comme le rat, ils se retirent loin des tracas ; et puis, dans cet agréable détachement des choses du monde, les uns, — les moines, qui mangent bien, dorment bien et ne chantent que par l’organe de chantres gagés, — engraissent à vue d’œil ; les autres ont leur pensée toujours fixée sur une même idée, ou mieux à la recherche d’un être qui n’existe pas, ils sont enfoncés comme les faquirs dans les ténèbres d’une abstraction qui détruit toute réalité. On me fait l’honneur de me classer dans la seconde espèce, celle des pauvres fous qui prennent la chose au sérieux. Mais tout cela n’est pas la vérité. Il y a quelques êtres ignobles qui se font litière des choses saintes ; il y a quelques fous de religion ; il y a quelques esprits vagues et obstinés qui se perdent dans les abstractions ; s’ils ont quelque force naturelle et quelque orgueil, c’est la matière dont se font les hérésiarques ; il y a enfin quelques songe-creux qui ne songent à rien et qui croient presque voir la substance de la Trinité. Avec la grâce de Dieu et la soumission à mes guides, j’espère éviter ces dangers à l’avenir comme je crois les avoir évités jusqu’ici.

« Certainement la méditation est recommandée, mais rien n’est moins vague ; il faut toujours en tirer quelque conclusion pratique, et il faut beaucoup plus chercher une affection, un mouvement du cœur vers Dieu, que les conceptions les plus sublimes de l’esprit. Quoi de plus sage, de plus prudent, de plus éloigné de l’état condamnable du songe-creux, de l’hérésiarque, du fou ? Notre religion est positive ; elle n’est pas une abstraction. Notre Dieu n’est pas vague et indéterminé ; il est inaccessible et infini dans son essence ; il n’est pas bon de vouloir scruter le mystère dont il se couvre à nos yeux ; mais, en Jésus-Christ, il est accessible et à notre portée, surtout à celle de nos cœurs ; et toute notre religion, c’est d’imiter Jésus-Christ et de l’aimer.

« Quant à l’ascétisme beaucoup trop exagéré, je cherche ce que j’ai pu faire pour inspirer cette opinion. Ce ne peut être que des conversations ; il ne faut pas trop s’en préoccuper ; comme tu le sais, sans parler absolument sans réflexion, je ne pèse toutefois pas assez mes paroles pour être assuré que je ne les désavouerai pas avec un peu plus de réflexion. Je ne me souviens pas actuellement de ce qui a pu faire porter ce jugement.

 

« Que le monde blâme ma conduite, c’est fort naturel, et je ne lui suis en reste de rien ; car, s’il me blâme de ne rechercher ni mon intérêt ni mon plaisir, je le blâme précisément de chercher l’un et l’autre. Ici, il n’y a pas moyen de s’entendre : l’un dit blanc, l’autre noir ; il n’y a qu’à choisir et mon choix est fait ; mais assurément ce n’est pas là ce que tu blâmes, toi qui es si peu du monde. Reste donc l’exagération ; je ne dis ni oui ni non, car je ne sais ce dont tu veux parler et je voudrais savoir où prendre ce nouvel ennemi. C’est très-vague de dire que l’on est exagéré, mais si tu veux bien préciser ce qui te paraît tel, je te promets d’y faire une sérieuse attention. Je pense que ma conduite pendant mon voyage et mon voyage lui-même témoignent que je suis en défiance contre mes idées propres, quand même elles sont dirigées vers le bien le plus pur. L’excès n’est pas un bien, c’est même un mal ; je veux le fuir comme un autre. L’excès en cette matière vient d’une présomption qui fait embrasser plus que ses prinses[b], comme dit Montaigne ; elle ne peut rien étreindre, et elle jette bientôt dans un dégoût, un découragement qui rend incapable des choses les plus faciles. Mais s’il ne faut pas de présomption, il ne faut pas de lâcheté, et il faut, sous peine des plus grands dangers, entreprendre, avec notre confiance fermement établie en Dieu, tout ce qui nous est possible. L’exagération a quelque chose de personnel, d’humain, qu’il est facile (au moins aux autres) d’apercevoir ; le zèle pur a quelque chose de saint qui révèle sa divine origine. Mais laissons.»

Cependant une nouvelle perspective commence à poindre dans le lointain. Clerc, embarqué sur le Duguesclin qu’on est occupé à désarmer, écrit à son père dans les premiers jours du mois d’août : « Je prévois aussi un autre embarquement plus sérieux et qui me ferait naviguer peut-être beaucoup et longtemps. Mais, comme il n’y a rien d’arrêté, je remettrai à t’en parler plus explicitement, que j’aie quelque chose de précis à t’apprendre. »

Mais en même temps, chose singulière !les idées de vocation vont leur train et prennent de plus en plus consistance. Voilà ce qui désole M. Clerc, qui voit son Alexis repousser d’un côté tout projet d’établissement et de l’autre ne poursuivre sa carrière qu’avec la résolution, déjà peut-être irrévocable, de l’abandonner au moment où elle lui sourit plus que jamais. Cruelle prévision pour un père qui a placé sur la tête d’un fils tendrement aimé ses plus chères espérances et qui voit ainsi s’écrouler l’édifice de son bonheur !

Mais il n’y a encore rien de fait et il espère bien détourner le coup. Il commence donc par attaquer son fils sur ses résolutions présentes et sur cette espèce de mur invisible qu’il a mis entre lui et le monde, évidemment dans l’espoir d’arriver un jour à une séparation définitive.

Alexis, serré de près, se défend vivement, et l’on sent qu’il ne cédera pas un pouce de terrain.

« C’est avec chagrin, écrit-il à son père, que j’ai lu dans ta lettre du 3 que ce qui te paraissait exagération de dévotion me paraissait à moi peut-être de la tiédeur à cause des points de vue différents où nous sommes placés.

« Je ne puis en effet rien changer à ma conduite en ce qu’elle a de conforme à ma foi. J’eusse bien préféré que tu eusses trouvé à reprendre autre part ; je t’eusse prouvé combien j’ai à cœur de te donner satisfaction. C’est peut-être dans la prévision qu’il y avait là pour moi une impossibilité de concession que tu as entrepris de me montrer qu’en te plaçant par supposition dans mon point de vue, tu verrais les choses autrement. Ainsi tu rappelles tes observations au sujet de la recherche que je faisais à Paris pour quitter le monde. Je les ai encore relues avec grande attention ainsi que celles de la présente lettre. Elles se réduisent à deux chefs, le premier que le célibat est un état contre nature, le second que j’ai une carrière faite que j’abandonne. Comme je ne me souviens pas d’y avoir fait réponse, tu me pardonneras celle-ci ; si elle n’a pas le mérite de la persuasion, elle aura peut-être pour toi celui de la nouveauté.

« Le mariage est pour l’espèce ce que la nourriture est pour l’individu ; c’est son moyen de conservation, de sorte qu’il est pour l’espèce une loi naturelle, et c’est, comme le dit ta note, le commandement que Dieu a posé en disant à nos premiers parents : Croissez et multipliez. Ainsi, tu aurais très-fortement établi que le mariage est un devoir naturel pour l’espèce et que, par suite, il est bon. Mais ce qui regarde l’espèce n’impose pas obligation à tous les individus. De même que dans une armée, où il faut des tambours, des porte-drapeaux, il ne faut pas que tous soient tambours ou porte-drapeaux ; de même, dans l’entretien et la conservation de l’espèce, etc. »

Le lecteur voit d’ici la conséquence : il n’est pas nécessaire que tous soient pères de famille. Mais là-dessus qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse.

On sait le commerce assidu qu’Alexis entretenait avec saint Thomas et l’habitude où il était de recourir à lui pour résoudre les objections qui lui arrivaient de tous côtés. Ici nous le prenons sur le fait, et au moment où il écrit ces lignes assez originales et même empreintes d’une certaine gaîté, il a son saint Thomas ouvert devant lui, soit sa Somme théologique (2a 2æ. q. 152. a. 2. ad primum), soit la Somme contre les Gentils (1. iii, c. cxxxvi) ; car c’est là que nous trouvons la distinction des choses nécessaires à la conservation de l’individu et des choses nécessaires à la conservation de l’espèce ; distinction qui donne lieu à un raisonnement identique à celui d’Alexis, en ce qui concerne le mariage, bien que saint Thomas n’ait parlé ni de porte-drapeaux, ni de tambours.

Cette argumentation est, du reste, irréfutable ; et, chose curieuse, quelques années plus tard, M. Jules Simon devait l’employer aussi dans un livre où il se plaçait exclusivement au point de vue de la morale naturelle. Il ne cite pas saint Thomas, mais évidemment il l’a lu et il écrit en propres termes : « Malgré tout ce qu’on peut dire du vœu de la nature, la nature, n’ayant pas besoin que tous les individus se reproduisent, peut permettre que la continence soit non-seulement possible, mais facile. » D’où il conclut qu’il n’est ni juste ni philosophique de condamner l’état de célibat [3].

M. Clerc, qui se disait philosophe, avait donc affaire à forte partie ; on prenait à tâche de le poursuivre sur son terrain et de le battre par ses propres armes.

« Voilà la raison philosophique, ajoute Alexis, mais la pratique et le jugement de l’Église sont bien plus concluants, et tu ne peux douter qu’elle ne fasse du célibat un très-grand cas. Il n’est pas de précepte, il est vrai, car autrement elle défendrait le mariage, et, au contraire, elle déclare que le mariage est un état saint ; mais il est de conseil, et meilleur que le mariage. Assurément tu sais que tel a toujours été et sera le sentiment de l’Église en cette matière. Cependant tu t’y confirmeras encore en lisant dans la première Épître aux Corinthiens le chapitre VII.

« Ce n’est pas pour le plaisir de faire de la controverse que je te dis ces choses, mais je ne voudrais pas que tu te méprisses sur mes sentiments. Nous sommes tombés tous d’accord qu’il me fallait attendre. Cette décision t’a paru sage, et il faut la suivre.

« Combien je voudrais te communiquer les magnifiques espérances qu’elle me laisse entrevoir ! Mais je heurterais ton sentiment, et loin de te remplir le cœur de joie, je n’y causerais que du trouble et de la douleur. Cependant tu dois, d’après la prudence que je me flatte d’avoir montrée, compter que je continuerai à m’en inspirer. Il est probable que je suivrai la marche naturelle des événements, que je laisserai à Dieu de me mettre, pour ainsi dire, de sa propre main où il me veut, si je ne dois pas rester où je suis. Mais je ne compte pas m’ingérer de quitter ma place par un effet de ma propre volonté.

« Cela me mène à répondre à ta seconde observation : que j’abandonne ma carrière. Si je l’abandonne, c’est que je n’y tiens pas ; dès lors que cet abandon serait volontaire et spontané, il ne serait pour moi aucunement malheureux. Et je reste marin avec la disposition de ne l’être plus demain s’il plaît à Dieu. Je t’assure que cela ne me paraît pas un sacrifice. »

Mais M. Clerc ne se tient pas pour battu et il revient à la charge assez vigoureusement, paraît-il, ce qui lui vaut toute une lettre sur le célibat des prêtres. Cependant il s’abstient pour le moment d’attaquer directement la résolution de son fils, car celui-ci ajoute, après avoir vaillamment défendu sa thèse : « Nous sommes restés en dehors de la question personnelle et nous sommes bien d’accord sur ce qu’il y a maintenant à faire pour moi : c’est de rester garçon, tu le trouves toi-même très-sage. Au retour du voyage, il aura bien passé de l’eau sous le pont, et je ne pense pas si loin dans l’avenir. A chaque jour suffit son mal. »

Ce n’est donc qu’une trêve, mais à laquelle le voyage de long cours dont il est ici question promet une durée assez étendue ; chacun des combattants compte bien d’ailleurs reprendre en temps utile les hostilités, avec plus de succès que par le passé.

Mais quel est donc ce voyage vaguement annoncé et qui sourit à notre Alexis, bien qu’il regarde sa carrière de marin comme à peu près terminée et que l’ambition même la plus légitime semble n’avoir plus sur lui aucune prise ? Évidemment ce projet doit être non-seulement dans ses goûts, mais de nature à satisfaire aux secrètes aspirations de son cœur et à n’apporter aucun obstacle à sa vocation. En effet, Dieu avait disposé toutes choses à souhait, de manière à lui donner toute sécurité sur ce point essentiel, sans qu’il eût à s’en occuper et à imaginer des combinaisons qui très-probablement n’eussent jamais présenté les mêmes avantages.

Une amitié récente encore, mais sur laquelle il pouvait entièrement compter, amitié fondée sur la conformité des vues, des sentiments et des principes religieux, consacrée — vingt années plus tard — par les mêmes vœux prononcés au pied des mêmes autels, voilà ce qui intervint providentiellement dans sa vie et lui fournit le moyen de poursuivre son généreux dessein avec une ardeur toujours égale, par un chemin en apparence assez détourné et qui semblait même fait pour l’éloigner du but.

Ce fut à Brest, en 1848, que Clerc rencontra le commandant Robinet de Plas, capitaine de frégate, son aîné, son ancien dans la marine et son supérieur en grade, mais son égal par la charité qui les attirait l’un vers l’autre. Ils faisaient tous les deux partie d’un club (c’était le langage du temps), ouvert aux officiers des divers corps de la marine afin de les soustraire aux dangers de la vie de café. Clerc, alors enseigne de vaisseau, était membre du bureau et rendit comme secrétaire d’importants services attestés par son ami, qui nous recommande le silence sur la part qu’il prenait lui-même à cette bonne œuvre. Le commandant ayant été appelé à Paris, dans le courant de la même année, pour siéger au conseil d’amirauté, Alexis s’empressa de le mettre en rapport avec son père et avec son frère Jules, et il écrivait au premier avec sa cordialité expansive : « Tu dois avoir vu M. de Plas, capitaine de frégate. Tu auras été content de ce marin ; c’est le plus bel échantillon que nous puissions envoyer à Paris ; il ne serait pas prudent d’acheter toute la partie en bloc sur ce spécimen. Je suis bien seul ici depuis que je ne l’ai plus, et j’ai besoin à chaque instant de penser au bien qu’il peut faire dans sa nouvelle et importante position pour me consoler de l’avoir perdu. »

La position du commandant ‘devint encore plus importante et son influence plus étendue, lorsque le brave amiral Romain Desfossés le nomma chef du cabinet au ministère de la marine. L’heure était aux généreux projets et à une politique plus chrétienne que celle qu’on avait vue à l’œuvre et dont on avait éprouvé la faiblesse sous la monarchie de 1830. Qu’on se rappelle ce retour triomphant de Pie IX à Rome, préparé par l’épée de la France et applaudi dans les deux mondes non-seulement par les catholiques, mais par tous les vrais amis de la justice et du droit. Comme nous nous sentions forts alors ! Peu de temps avait suffi, au lendemain d’une révolution insensée, pour relever notre ascendant et nous rendre notre rang parmi les puissances de l’Europe. Ni notre trésor ni nos armements n’étaient accrus par la chute de Louis-Philippe ; mais nous marchions les premiers au chemin de l’honneur, et jamais notre drapeau ne fut plus respecté que le jour où il s’inclina sous la bénédiction du Pontife-Roi.

On ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du ministre de la marine le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins, suivant une tradition vraiment nationale, devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué sous le dernier règne. M. de Plas, désigné pour cette mission si honorable, désirait avoir Alexis à son bord. On devine comment celui-ci accueillit l’ouverture qui lui fut faite ; en attendant qu’il pût s’enrôler de sa personne dans la sainte milice, il ne souhaitait rien tant que d’être, n’importe à quel titre, l’auxiliaire du prêtre et surtout du missionnaire. La chose étant revenue à M. Clerc par le P. de Ravignan, Alexis fut mis en demeure de s’expliquer avec son père et voici ce qu’il lui écrivit (lettre du 5 septembre 1850) :

« J’arrive maintenant au projet de voyage. De Plas m’a en effet proposé cette expédition, et comme tu penses bien, j’ai accepté de tout cœur. Rien ne pouvait en effet mieux satisfaire mes vœux. Si je dois rester marin, rien ne peut m’y plaire autant que d’y servir, le plus directement possible, l’Église.

« Puisque tu as appris la même chose par le P. de Ravignan, il faut qu’elle soit regardée comme très-décidée. Quant à moi, je n’ai pas de nouvelles à ce sujet depuis fort longtemps. De Plas est parti pour Rome le 8 août et je n’ai rien reçu de lui depuis lors. Il a entrepris ce voyage pour prendre les instructions et les ordres du Saint-Père ; mais il n’en est encore aucunement question et tous l’ignorent, si ce n’est ceux à qui j’ai fait des ouvertures pour avoir leur concours. Le choix du bâtiment n’est même pas arrêté. Cependant je crois très-fort que l’expédition se fera. Si je ne mérite pas l’honneur d’en faire partie, malgré la grande satisfaction que j’y trouverais, je me crois très-disposé à m’y résigner. Comme tu me dis, il ne faut pas se fier aux espérances les plus flatteuses, et cela devient facile à celui qui est intimement convaincu que la Providence conduit tous les événements pour le plus grand bien de ses enfants.

« Que je serais heureux, mon cher père, si tu t’unissais à moi pour apprécier ce beau projet ! L’histoire de notre chère patrie la montre comme étant toujours dans les siècles passés le bouclier et l’épée de l’Église. Clovis a défait l’arianisme ; Charles Martel, le mahométisme ; Montfort, le manichéisme ; la ligue, le protestantisme. Depuis les croisades, où les plus illustres étaient les Français, le nom de Franc s’employait partout chez les barbares pour signifier chrétien, et la France, acceptant cette naturalisation, avait toujours pris en main la défense de tous les chrétiens opprimés à l’étranger.

« C’est ainsi que nos forces protégeant toujours la vertu, le dévouement et la faiblesse, le nom de la France était béni par toute la terre. Elle était proclamée la nation généreuse et chevaleresque. Oh !que ces temps reviennent ! Que nous comprenions quelle est notre mission, que notre destinée est la plus grande que Dieu ait faite à une nation ! En nous donnant d’être les défenseurs de l’Église, des Papes, des apôtres qui vont porter son Évangile aux confins de la terre, il a fait de la France le bras droit, la puissance temporelle de son royaume spirituel. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plus grande destinée pour un État. Notre autorité doit être universelle comme celle du Pape ; il nous appartient de protéger partout les chrétiens et les missionnaires. »

Quand il eut reçu l’assurance que l’expédition se ferait et qu’il en serait, il tressaillit de joie, et empruntant à la Vierge Marie son chant d’actions de grâces, il s’écria : Magnificat anima mea Dominum. Il est vrai, là comme toujours, il ne vit pas son idéal pleinement réalisé ; le projet de visiter les missions catholiques subit des atténuations et des retouches qui lui ôtaient, à ses yeux, un peu de sa grandeur et de sa portée au point de vue religieux. Mais il en restait assez pour qu’il y trouvât un noble emploi de ses forces et qu’il eût lieu de se féliciter, en attendant mieux, d’être associé à une entreprise dont on pouvait bien augurer pour la prospérité de plusieurs importantes chrétientés situées sur les côtes d’Afrique et sur les différentes plages de l’extrême Orient.

« Je crois prochain, écrivait-il (lettre du 19 octobre), le terme de mon attente, et d’un jour à l’autre je peux recevoir l’ordre d’embarquer. Il paraît que l’on s’est arrêté au choix d’un bateau à vapeur, le Cassini, qui est à Lorient, et c’est là que nous irons en faire l’armement. La campagne ne serait pas non plus telle que nous l’aurions voulu ; elle se bornerait peut-être à l’Inde et à la Chine au lieu d’embrasser tout l’univers. Il est probable aussi que le commandant ne pourra choisir ni son équipage, ni tout son état-major. Enfin je crains, pour ma part, sans avoir à ce sujet rien de positif, que l’on ne donne à l’expédition un air trop diplomatique ; je préférerais marcher plus carrément et dire tout bêtement que nous allons secourir et protéger les Jésuites. Il est vrai que, pour la France, la diplomatie et la protection de la religion catholique sont, pour ceux qui ont un peu vu le monde, une seule et même chose. J’aurais voulu cependant qu’on ne craignît pas de proclamer notre intention. La circonspection, la prudence n’est peut-être pas mon fort ; j’avoue que je n’aime pas ces concessions à l’opinion publique égarée. Toutefois je me rassure en songeant au chef qui doit nous commander et avec lequel je suis sûr que cette prudence du siècle n’ira jamais jusqu’à la faiblesse.

« Le bâtiment est, dit-on, fort avantageux sous beaucoup de rapports ; il est à peu près neuf, les chaudières en sont à terre en réparation ; après ces travaux le Cassini sera en état de faire une longue campagne. Mais cela demandera quelque temps, et je me suis laissé dire qu’il faudrait environ trois mois avant qu’il pût prendre la mer.

« Je ne sais trop quel sera l’emploi de ce temps et si je le donnerai à l’armement ou à acquérir les connaissances qui permettent de rapporter d’un beau voyage des documents qui intéressent la science. Je suis disposé à tout ce que voudra de Plas ; en tout cas, je vois arriver avec joie le moment de m’utiliser. Je ne crains pas trop le désœuvrement, et l’ennui ne me tourmente guère ; mais mon inutilité me pèse et je suis un peu honteux de vivre avec si peu de peine. »

Dieu sait pourtant s’il avait à faire ; et, quant à la peine, s’il en était exempt par la modération de ses désirs, il savait s’en donner pour autrui autant et plus que ne le font généralement ceux qui sont stimulés par leur propre intérêt. Mais ce n’était rien au prix de ce qu’il souhaitait faire, étant de ceux qui, après s’être acquittés de leur tâche en conscience, savent se rendre justice en disant : Nous sommes des serviteurs inutiles [4].

Voici une première tentative de Clerc, d’accord avec le commandant du Cassini, pour donner à l’expédition projetée un caractère aussi catholique que possible. Alexis connaît le R. P. Rubillon, provincial de la Compagnie de Jésus à Paris, le même que l’on a vu depuis assistant de France à Rome ; plein de confiance dans le zèle et la charité de ce digne supérieur, il lui écrit, le 19 octobre :

 

« Mon Révérend Père,

« Je vous remercie du fond du cœur de votre lettre si affectueuse ; j’embrasse aujourd’hui cette longue campagne avec une parfaite sécurité, et dans l’espoir que Dieu la fera servir à sa gloire et à notre profit spirituel. Le commandant de Plas, à Rome, a offert de transporter à bord du Cassini un délégué du Saint-Père qui pût examiner et apprécier l’état et les besoins du royaume universel. Le ministère a fait lui-même la même ouverture au nonce à Paris. Il est probable qu’un projet qui paraît si avantageux à l’Église sera accepté ; cependant cela n’est pas sûr. Quoi qu’il en soit, ce délégué, qui peut-être ne serait pas Français, pourrait avoir des visites à faire qui le tiendraient longtemps absent du bord, le bâtiment ne serait pour lui qu’un moyen de transport ; et vous comprenez, mon cher Père, que nous voulons un prêtre pour nous. Aussi nous avons recours à vous.

« La loi relative aux aumôniers n’en attribue pas aux bâtiments comme le nôtre ; nous nous réjouirions de ce malheur si nous pouvions en profiter pour avoir un Jésuite. Puisque le gouvernement n’interviendrait pour rien dans ce choix, il ignorerait volontiers ce qui ne le regarderait pas.

« Le Père serait nourri avec et par le commandant ; nous réclamons les dépenses de toute autre espèce, et nous tâcherons de le rendre en aussi bon état qu’on nous l’aura livré. Dans la difficulté de faire davantage et de constituer à notre aumônier des émoluments comme s’il était légalement et administrativement embarqué, il n’y a qu’un prêtre ayant fait vœu de pauvreté et que son ordre recevra de nouveau dans son sein après l’expédition, qui puisse convenir. Cette considération fera peut-être que l’évêque de Vannes, de qui les aumôniers qui embarquent dans ce port reçoivent leurs pouvoirs, se départira du droit de choisir un prêtre de son diocèse, et voudra bien accorder à un Père Jésuite ce qui ne pourrait être accepté par un prêtre séculier.

« Mais si les difficultés extérieures paraissent faciles à lever, il faut cependant des raisons de poids pour décider votre Compagnie à consacrer pendant trois ans un Père à un aussi petit nombre de fidèles que l’équipage du Cassini (130 hommes).

« D’abord, le bâtiment remplira d’autant mieux son importante mission que les hommes en seront plus religieux, et il est certain que leur avancement ne sera pas utile à eux seuls. Mais la raison principale est que le bâtiment doit en effet, comme il avait été dit d’abord, faire le tour du monde, et que, par conséquent, vous pouvez avoir comme un visiteur général qui fasse pour toutes vos maisons voisines du littoral ce qui, je crois, se fait dans vos diverses provinces de l’Europe De telle sorte que la Compagnie trouverait quelque avantage à ce qui nous serait si avantageux à nous-mêmes.

« Mon Révérend Père, c’est de la part du commandant de Plas que je vous adresse cette demande ; il sera lui-même à Paris le 28 octobre et vous verra pour cette affaire ; mais comme elle peut être longue à décider, il a désiré que je vous écrivisse, pour ne pas perdre de temps. Nous comptons que le bâtiment sera prêt à partir à la fin de décembre.

« Mon cher et vénéré Père, soyez-nous favorable dans ce projet, où nous sommes aussi jaloux de notre bien que de celui de la Compagnie. Il est clair que le choix d’un Père convenant à ces doubles fonctions d’aumônier et de visiteur appartient exclusivement à votre Très-Révérend Père Général ; mais de Plas m’a dit de vous citer le nom du P. de Sainte-Angèle, qui est, croit-il, à Dôle, sans toutefois insister aucunement.

« Je prierai Dieu qu’il vous rende favorable à nos desseins.

« Votre très-respectueux et soumis fils en N.-S. J.-C.

« A. CLERC. »

 

Quel esprit de foi et quel cœur d’apôtre !quel respect de toutes les convenances, en particulier des convenances de la vie religieuse ! On sent que la soumission filiale de Clerc à son vénérable correspondant n’est pas un vain mot, et que, sans être lié par des vœux, il y trouve un avant-goût de l’obéissance religieuse. Tout, pourtant, ne devait pas marcher au gré du commandant de Plas si bien secondé par son lieutenant. Le Cassini ne fit pas le tour du monde et aucun Jésuite n’y fut embarqué. Mais ce double mécompte fut compensé par la présence de deux vénérables évêques, accompagnés de plusieurs prêtres, et par les services que l’expédition, une fois parvenue en Chine, rendit à l’une des plus intéressantes missions de la Compagnie de Jésus dans cet extrême Orient.

Les préparatifs furent longs et laborieux. Les officiers se recrutaient à petit bruit, sans prosélytisme affiché, et le choix fut aussi heureux qu’on pouvait raisonnablement le souhaiter, en tenant compte des entraves administratives.

« Le Cassini n’est pas encore prêt à partir, écrivait Alexis à son frère Jules au commencement de novembre (1850) ; ses chaudières sont à terre et il faut encore un mois avant qu’elles ne soient à bord ; le départ ne me paraît guère possible que dans le commencement de janvier. C’est un bâtiment très-semblable au Caïman ; il est déjà éprouvé par une campagne qui n’a rien usé et a fait l’essai de toutes choses. La machine est bonne et elle est revue d’un bout à l’autre et comme mise à neuf.

« Nous devons avoir en partant force passagers de toute robe, même des religieuses et des évêques : le nouvel évêque de Bourbon, où jusqu’ici il n’y avait pas eu d’évêché, et Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, qui a déjà souffert pour la foi.

« La campagne séduit beaucoup les officiers de marine, et il paraîtrait que l’ombre des soutanes, comme dit M. Hugo, n’obscurcit pas assez l’avenir du Cassini pour le faire redouter. Malgré notre petit parfum de jésuitisme, on paraît assez disposé à devenir nos collègues ; c’est, du reste, un parfum qui se répand tout seul, car nous vivons fort tranquilles, mon collègue Bernaert et moi, et on pourrait même dire dans une réserve diplomatique, si ce n’était l’effet de nos goûts personnels. »

Ce lieutenant Bernaert, second du Cassini, était un marin expérimenté et un vaillant chrétien. Alors âgé de cinquante ans, il avait demandé à partir comme officier en supplément, c’est-à-dire à prendre le dernier rang ; mais une décision du préfet maritime, qu’il n’avait nullement provoquée, lui rendit son droit d’ancienneté. Non moins généreux que modeste, quoiqu’il fût sans fortune, il donnait largement du peu qu’il avait ; ainsi, à son arrivée en Chine, il donna au procureur des Missions étrangères, pour l’œuvre de la propagation de la foi, une somme de 600 francs, disant qu’il n’était pas venu dans ce pays-là pour faire des économies. C’était, nous dit-on, un officier auquel l’occasion seule manqua pour s’élever jusqu’à l’héroïsme et qui vivait en saint. Une fois rendu à la vie privée, il se retira dans un bourg du département du Nord (Steenvoorde), où il mourut, il y a peu d’années, laissant la réputation d’un grand homme de bien, et des exemples que n’ont pas oubliés ses confrères des conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Un tel homme était fait pour s’entendre avec Alexis. Avant le départ, on les voyait chaque matin assister ensemble à la première messe de la paroisse, ensemble s’approcher de la sainte table ; digne préparation à cette sorte de croisade maritime à laquelle ils s’étaient consacrés de si grand cœur. Clerc allait tous les jours à bord suivre les travaux et proposer les installations, mettant à profit l’expérience qu’il possédait de vieille date, grâce à son embarquement sur un bâtiment du même genre, le Caïman.

Contraste piquant et instructif. Lorsque, en 1847, il parcourait la côte occidentale d’Afrique sur cette corvette à vapeur, qui avait à effectuer de nombreux transports dans l’intérêt de nos établissements du Sénégal, il se sentait peu de goût pour ce genre de service, dont le terre-à-terre répondait mal à ses aspirations guerrières et chevaleresques, et, confondant dans une même réprobation la vapeur et les transports, il écrivait à son père avec un enjouement tant soit peu caustique ; a En somme, depuis que je suis à bord, nous avons fait du charbon, puis chargé des foules de bagages, brûlé notre charbon, rechargé, rebrûlé le charbon, etc., toujours et toujours. Ça ressemble à un métier d’officier, si l’on veut ; mais nous voilà débarrassés, je crois, pour quelque temps des chargements, car il n’y a plus rien à charger. Si tu avais, depuis mon départ, conquis l’oreille de quelqu’un d’influent, je te dirais combien cet emploi de la marine de guerre est vicieux ; que les bâtiments à vapeur exigent des marins pour les conduire, mais qu’on ne saurait rien apprendre, à bord, du métier ; que les jeunes officiers ne devraient pas y être embarqués, que l’emploi qu’on fait des vapeurs comme transports fait, des officiers, des charretiers, etc. » Il avait la plus noble idée de la marine militaire, et sa prédilection était, en ce temps-là, pour la navigation à voiles ; témoin certain mémoire sur la chasse des vaisseaux, qui s’est retrouvé dans ses papiers. C’est, nous assure-t-on, une belle et ingénieuse théorie mathématique, mais dont l’application est impossible dans la navigation à vapeur. Quoi qu’il en soit, chargé sur le Cassini des détails de la machine, il utilisa dans cet emploi des connaissances d’une nature toute différente, celles qu’il avait acquises sur le Caïman, pour ainsi dire, à son corps défendant ; et contrairement à toutes ses prévisions, brûler et rebrûler du charbon, pour l’honneur de la France et dans l’intérêt des missions catholiques, devint la grande joie et comme le couronnement de sa carrière maritime.

Aussi, dans les derniers jours de 1850, nous le trouvons uniquement occupé à réunir des renseignements techniques précis et circonstanciés sur les différentes qualités de combustible qu’on pourra employer dans la campagne du Cassini. L’école des Mines offrant pour cette étude les plus abondantes ressources, Alexis voulut les mettre à profit et vint à Paris. Ce voyage lui procura la connaissance d’un homme dont l’amitié, bien que tardive, lui fut infiniment précieuse et fit époque dans sa vie. Qui n’a entendu parler du commandant Marceau, ce grand chrétien avec lequel notre jeune lieutenant avait tant de traits de ressemblance ?Tous les deux entrés dans la marine par l’École polytechnique, revenus de loin, étrangers qu’ils étaient à toute foi et à toute pratique religieuse ; tous les deux aussi, depuis leur conversion, aspirant sans cesse au plus parfait et n’ayant d’autre ambition que de procurer à Dieu des adorateurs en esprit et en vérité. On sait l’histoire de Marceau, elle est simple et belle comme son caractère. Neveu du général Marceau et seul héritier d’un nom qui figure avec tant d’éclat dans nos fastes militaires, il songeait, au sortir de l’École, à prendre rang dans l’armée de terre où son goût l’appelait et où les antécédents de son oncle lui assuraient, semblait-il, un brillant avenir. Mais il ne fut pas libre, en quelque sorte, de suivre ses inclinations. « Comment pouvez-vous songer, lui dit un officier supérieur, à entrer dans une carrière où s’est distingué un parent du même nom que vous ? Vous devez viser à une gloire indépendante et personnelle. » Poussé de tous côtés dans la marine, il céda. « Et voilà vingt ans, disait-il en 1849 à un digne prêtre, que je cours les mers sans goût comme sans répugnance. La Providence avait ses desseins. Je n’aurais pu rendre aux missions les petits services qu’il m’a été permis de leur rendre, si je n’eusse été marin [5]. »

Les petits services dont il parle avec une humilité toute chrétienne, passeraient pour grands aux yeux de tout autre que lui, et, si l’on considère ce qu’ils lui ont coûté, ils sont tout simplement héroïques.

Pour se dévouer à cette œuvre dont il comprenait toute la grandeur, il sacrifia son avenir, son repos, sa santé et, jusqu’à un certain point, la considération dont il jouissait dans la marine militaire. Quand on sut qu’il avait donné sa démission pour prendre le commandement d’un bâtiment de commerce, et cela au moment où il allait recevoir les épaulettes de capitaine de corvette, on douta qu’il fût dans son bon sens. « Mais tu as perdu la tête ? lui dit un de ses amis. — Oui, répondit-il, humainement parlant, j’ai perdu la tête ; mais j’espère que par la foi, ma folie deviendra sagesse, car je travaille par la foi et pour la foi. » Quelles victoires n’eut-il pas à remporter sur sa fierté naturelle, lorsqu’il se fit mendiant et quêteur au profit de la Société française de l’Océanie, s’exposant à être traité, ou peu s’en faut, comme un chevalier d’industrie, et ne se faisant d’ailleurs aucune illusion sur les mille chances contraires au succès de l’entreprise. Mais il y avait des millions d’âmes à sauver ; sans lui, sans la campagne qu’on lui proposait de faire sur l’Arche d’alliance, les pauvres insulaires de l’Océanie attendraient longtemps encore la visite des missionnaires et plusieurs chrétientés naissantes seraient en souffrance. Il n’hésita point ; parti en 1846, il ne revint en France qu’en 1849, et quand Clerc le rencontra à Paris, il y avait déjà près d’un an que, malade, épuisé, vieilli avant le temps et abreuvé de dégoûts de toute espèce, il était, pour ceux qui se connaissent en sainteté, l’un des plus grands exemples offerts à l’admiration et au respect de notre siècle. Animé des mêmes sentiments et tout disposé aux mêmes sacrifices, combien Alexis ne dut-il pas goûter l’entretien du noble marin qui venait de réaliser, dans une certaine mesure, l’idéal qu’il poursuivait lui-même en ce moment avec le commandant du Cassini ? La grande idée de Marceau, c’était la création d’une marine religieuse. Chose impossible ! dira-t-on. Sans doute, si le gouvernement refuse tout concours, la difficulté sera presque insurmontable. Mais, s’il voulait, les hommes de bonne volonté ne manqueraient assurément pas pour entreprendre, tous les deux ou trois ans, une campagne semblable à celle dont nous allons esquisser le tableau ; et si le pavillon français parcourait ainsi tour à tour toutes les plages de l’univers, apparaissant partout comme un signe de concorde et de paix et portant dans ses plis la bonne nouvelle, on peut croire que sa gloire n’en serait pas amoindrie. Marceau se mourait ; il venait de dépenser le reste de ses forces languissantes dans une retraite faite à Notre-Dame de Liesse, sous la direction du R. P. Fouillot. Encore un rapprochement inattendu. Ce sera dans cette même communauté (transférée à Laon) que Clerc, vingt années plus tard, passera la dernière année de sa vie (1869-70) dans les exercices de la troisième Probation, qui le prépareront au martyre. Dieu ne les a réunis qu’un instant sur terre, mais il leur réservait mieux que cela et il avait fait l’un pour l’autre ces deux grands cœurs. Oh !comme Marceau a dû faire bon accueil à notre Alexis en le voyant aborder à son tour aux rivages de l’éternité, décoré des stigmates de la victoire !

A la fin de janvier 1851, Marceau partit pour Tours avec sa mère, et quelques jours après Alexis apprit la mort de son ami. Il s’empressa de consoler, en partageant ses regrets, la pauvre mère que cette cruelle séparation plongeait dans le deuil. C’était une femme d’une grande foi, mais qui n’avait pas toujours été telle : par une rare et touchante interversion des rôles, elle avait reçu de son fils ce que la plupart des fils doivent aux leçons et aux exemples d’une mère chrétienne. Voici sa réponse, que Clerc avait gardée comme une relique et que nous avons retrouvée avec bonheur :

« Ce 18 février 51,

J. M. J.

« C’est hier, mon cher monsieur, que j’ai reçu votre bonne lettre, et d’avance j’avais deviné tout ce qu’elle contiendrait. Votre souvenir, celui de M. de Plas et du bon docteur Montargis m’ont pour ainsi dire été constamment présents depuis le coup fatal qui m’a frappée. J’avais vu dans les courts instants où j’ai eu le bonheur de faire votre connaissance toute l’affection qu’il vous portait et n’avais pu douter de la sympathie qu’il trouvait en vous, et je trouvais une sorte de consolation à penser que vos larmes s’unissaient aux miennes. Hélas !ce n’est pas sur ce cher et bon fils que je pleure, car j’ai bien la douce confiance qu’il jouit dans le sein de Dieu de toutes les félicités qu’il a promis à ses bons serviteurs ; mais c’est sur moi, pauvre vieille mère qui avais encore tant besoin de ses conseils et de ses exemples. Néanmoins je ferai tous mes efforts pour mettre en pratique celui qu’il nous a donné dans sa soumission à la sainte et adorable volonté de Dieu ; et chaque jour, je demande cette grâce à Dieu comme le plus précieux héritage que je puisse recueillir de mon excellent fils.

« Comme je pense bien, mon cher monsieur, que cette lettre sera la dernière que vous pourrez recevoir de moi avant votre départ, je vais réunir quelques-uns des détails qui ont précédé la fin de mon Auguste, en vous demandant qu’ils soient communs entre vous et M. de Plas. Vous êtes désormais tous deux réunis dans mes souvenirs, et mes vœux vous accompagneront dans la longue et pénible campagne que vous allez entreprendre.

« C’est le mardi, comme vous le savez, que nous avons quitté Paris. Ce cher ami supporta assez bien la route ; seulement il commença à souffrir du froid à 15 lieues d’ici. Enfin nous arrivâmes, et le sentiment de bonheur qu’il éprouva en se retrouvant au milieu de nous parut lui faire oublier les fatigues du voyage [6]. Le mercredi il se trouvait très-faible, ce qui me paraissait une suite inévitable. Quelques aliments furent gardés, d’autres rejetés. Le jeudi fut moins mauvais ; il garda presque tous les aliments qu’il prit ; seulement la faiblesse augmentait et il s’en apercevait. La nuit du jeudi au vendredi lut mauvaise ; il avait fréquemment de ces vomissements remplis de sang. Le vendredi fut d’autant plus pénible qu’il souffrait beaucoup d’étouffement et que le médecin que j’avais appelé le mercredi avait remis de le revoir le vendredi, et que ce fut le soir, très-tard, et après que j’eus envoyé deux fois chez lui, qu’il nous arriva. Oh !combien j’ai regretté alors de n’avoir pas demandé à ce bon docteur Montargis de nous accompagner ; il ne m’eût pas refusé. Je sais qu’il ne pouvait le guérir, mais il aurait bien certainement adouci ses souffrances. Enfin, Dieu en avait ordonné autrement, et je veux, à l’exemple de ce cher fils, répéter : « Que son saint nom soit béni ! » La nuit du vendredi au samedi fut moins mauvaise que la précédente. Il reposa assez bien et garda le peu d’aliments qu’il prit vers le matin, et se plaignit d’étouffement. Sur les huit heures, cela augmenta ; il se mit sur son séant. Je lui proposai alors de le lever pour faire son lit et le rafraîchir ; il y consentit, mais sans paraître pressé. Je disposai tout et pendant ce temps nous causions, sa sœur était avec nous. Je lui dis que j’allais écrire au docteur pour lui demander de venir. Cela parut lui faire plaisir. Il me dit : « Tu vas aussi écrire au P. Fouillot. C’est lui qui m’a mis dans cet état, il faut bien qu’il prie et fasse prier pour moi. » Il était alors près de 9 heures. Il me dit qu’il était prêt. Je m’approchais de la cheminée pour prendre la chemise que j’avais mise chauffer, lorsque ma fille jeta un cri. Je me retourne et vois ce pauvre ami pris d’une horrible convulsion. Je veux lui faire respirer des sels, avaler de l’eau de la Salette ; ma fille envoie vite chercher le médecin ; je lui dis de faire aussi chercher le prêtre, qui ne se fit pas attendre. La supérieure des Dames de la Présentation, dont il est aumônier, le suivit et donna à mon Auguste tous les secours spirituels et corporels en son pouvoir. La convulsion se passa, on lui administra l’Extrême Onction ; à chaque onction ce cher ami demandait pardon à Dieu. Après la communion la sœur lui nettoya la bouche, il se moucha lui-même, puis elle lui fit prendre deux petites cuillerées de gelée de viande, qui parurent lui faire plaisir. Ensuite, avec cette douceur et cette bonté que vous lui connaissez, il regarda la sœur de charité et lui dit : « Merci, ma sœur, merci. » Ce mieux si marqué a duré environ une demi-heure. Je vous l’avouerai, mon cher monsieur, ce bon garçon m’avait tant de fois répété que le bon Dieu ferait un miracle en sa faveur et le guérirait, que, dans ce moment, j’ai cru qu’il allait avoir lieu. Mais cet espoir m’a été promptement enlevé. Une seconde convulsion, bien plus affreuse que la première, est arrivée et à 11 heures et demie sa belle âme était devant Dieu.

« Dans ce moment, le sourire est revenu sur ses lèvres, et sa figure, contractée par les horribles souffrances, est redevenue calme et belle. Je l’ai revu encore le lendemain plus de 24 heures après ; il n’était pas du tout changé et semblait en méditation. Je l’ai embrassé en lui disant au revoir, car je compte sur sa protection pour m’obtenir les grâces dont j’ai tant besoin pour mériter de le rejoindre un jour.

« Je ne doute pas que ces détails ne vous soient précieux, à vous et à M. de Plas, et j’ai trouvé, dans la pensée que je pouvais vous témoigner ma reconnaissance pour l’affection que l’un et l’autre vous portiez à mon Auguste, la force de vous les transmettre. Pour moi, cher monsieur, bien que le bon Dieu m’ait frappée dans ce que j’avais de plus cher, je ne saurais assez le remercier de toutes les grâces qu’il a daigné me faire, non-seulement en me préparant au plus grand des sacrifices par une retraite, mais encore en permettant que ce cher et bon fils, qui mène depuis son retour une vie si errante, soit venu mourir près de nous, que j’aie pu lui donner les derniers soins, et qu’enfin j’aie la douce et précieuse consolation de pouvoir aller prier sur sa tombe. Là, je n’en doute pas, j’obtiendrai de grandes grâces ; en priant pour moi je prierai pour vous, chers messieurs ; je lui dirai de vous obtenir toutes les grâces dont vous avez besoin, de vous mettre sous la protection de notre bonne Mère, qu’il aimait tant, de vous ramener un jour, si cela entre dans les décrets de la Providence, prier avec moi sur sa tombe.

« Comme je n’ai rien de plus pressé que de satisfaire à votre pieux désir, je vous envoie, pour vous et M. de Plas, deux livres, deux médailles, quatre images, un morceau de la cravate qu’il portait dans les derniers jours ; j’ai choisi ces objets dans les plus fanés, comme lui ayant le plus servi et pensant qu’ils vous en deviendraient plus précieux. J’ajoute un exemplaire de cantiques du mois de Marie et une Litanie de la volonté de Dieu, que nous devons, à son exemple, nous efforcer de mettre en pratique ; enfin vous trouverez ci-jointe une petite mèche de cheveux.

« Je ne puis terminer sans vous parler du bon, de l’excellent M. Montargis, qui, après lui avoir donné tant de soins du corps, s’est mis en quatre la semaine dernière pour lui procurer messes et prières.

 

« Adieu, bons amis de mon fils. Priez pour la vieille et malheureuse mère qui vous a voué une affection sincère.

« Tout à vous dans les saints Cœurs de Jésus et de Marie.

« MARCEAU,          

« Servante de Marie. »

 

La mère de Marceau signe servante de Marie, parce qu’elle faisait partie du tiers-ordre de la Société de Marie. Si Marceau eût vécu, il eût lui-même terminé ses jours au sein de cette Société, lié par les vœux de religion et engagé dans les saints ordres. C’était là, du moins, son ambition, lorsqu’il plut à Dieu de mettre fin à son exil et de couronner des mérites qui l’emportaient de beaucoup sur les résultats appréciables de l’œuvre à laquelle s’était sacrifié cet homme de désirs.

 

————

Notes additionnelles :

[a] « dans l’amour, on ne vit point sans douleur », in L’imitation de Jésus-Christ, Livre iii, Chapitre V. § 7.

[b] la phrase ne se retrouve pas dans les Essais. Par contre, on en trouve une très similaire dans le Livre III, chapitre 12 (De la Physionomie) : « En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. » Il est plus que probable que, dans sa lettre, Alexis Clerc citait de mémoire. 



[1]Avant de quitter la maison de la rue de Sèvres, où il avait fait sa retraite, il fut présenté à la communauté et prit congé d’elle en des termes qui répondaient bien au désir qu’il aurait eu d’y rester, si on le lui eût permis. Le P. Ministre a écrit sur son journal ou Diarium : « 24 avril. Notre jeune officier de marine, M. Clerc, sort de sa retraite et prend congé de nous après nous avoir beaucoup édifiés. Il exprime vivement sa reconnaissance pour l’édification qu’il a reçue lui-même et le bien qu’il croit avoir retiré de sa retraite. » C’est le seul exemple que nous offre le Diarium d’une mention si spéciale, qui contraste avec son laconisme habituel.

[2]Imit., 1. III, c. 5. De Mirabili effectu divini amoris.

[3]Le Devoir, première édition, p. 122.

[4]Servi inutiles sumus ; quod debuimus facere, fecimus. Luc, XVII, io.

[5]Voyez Auguste Marceau, capitaine de frégate, commandant de l’Arche d’alliance, par un de ses amis.

[6]La sœur de Marceau habitait Tours avec sa mère.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 5)

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CHAPITRE V.

 

essai de controverse épistolaire.

 

 

Dans le courant de mars 1848, Alexis écrivait à son père :

 

« Mon bien cher père,

« Ta bonne lettre pleine d’affection m’a causé la plus vive joie, je me propose de te la témoigner par une réponse détaillée.

« Il y a déjà longtemps que nous avions deviné que si tu continuais les affaires, c’était uniquement dans le but de nous faire jouir de tes succès ; nous te savions gré de cette tendresse que ne rebutaient pas les revers. Mais il était aussi juste et naturel que notre affection s’occupât de toi qui t’oubliais, et que nous te souhaitions le repos après une vie si laborieuse ; nous savions bien que tu n’étais pas de ces hommes vides, qui, débarrassés des tracas, réduits à eux-mêmes, se trouvent réduits à rien. Ton repos, que tu sauras bien empêcher d’être oisif, te sera doux et utile.

« Il est bien vrai que tu n’auras pas la médiocrité dorée ; permets-moi d’appeler les choses par leur nom : ta grandeur d’âme ne t’en rendra pas la privation cruelle. Puisque la glace est rompue, je veux laisser couler ce que nous avons dans le cœur depuis si longtemps ; l’admiration pour la force, pour l’énergie de ton caractère, pour ta résignation digne et sans vanterie à ta mauvaise fortune. Nous te devons, mon cher père, un des bons exemples de la vraie grandeur d’âme, celle qui n’est ni l’insensibilité du stoïcisme, ni l’orgueil du philosophe qui portait un manteau troué. Si le respect nous a retenus à te dire ce que pensent et tes fils et tes amis, il faut peut-être ne plus le taire si nous voulons nous livrer à plus d’abandon.

« Ce n’est pas sur des chances de fortune que je fonde l’espérance de plus de bonheur dans notre famille, c’est sur nos qualités ; je crois ce fondement meilleur. »

Évidemment le père auquel un pareil fils parle sur ce ton, n’est ni un petit esprit ni une âme vulgaire. Combien Alexis ne doit-il pas regretter que l’entente réciproque, si complète sur tout le reste, n’existe pas en matière de religion ? Très-rarement, jusqu’ici, il a touché ce point délicat, et encore avec mille précautions et un visible embarras, sentant bien qu’entre sa foi et cette âme si chère il y a tout un monde de préjugés. Mais enfin il n’y tient plus et il est décidé à rompre la glace. L’occasion est favorable ; affranchi maintenant du tracas des affaires, son digne père n’est pas homme à rester oisif, et ce qu’il lui faut désormais pour remplir les loisirs de sa vieillesse, c’est une occupation d’esprit qui soit à la hauteur de ses aspirations généreuses. Quel plus noble emploi pourra-t-il faire de son temps, que d’en consacrer la meilleure part à l’étude de la religion, qui, comme dit Bossuet, est « le tout de l’homme. » Là-dessus, son plan est fait, et, sans plus tarder, il passe à l’exécution. Rappelons-nous que l’on est en mars 1848. La situation des esprits à cette époque, l’attitude confiante, trop confiante sans nul doute des catholiques en présence d’une liberté dont l’enivrement va bientôt avoir des effets terribles, sert d’entrée en matière et amène naturellement les réflexions suivantes :

 

« J’espère que l’adhésion cordiale et spontanée du clergé catholique au mouvement populaire, aura calmé les susceptibilités enracinées dont il est trop souvent l’objet. J’espère aussi que les hommes qui ne pensent pas comme nous, cesseront de nous regarder comme des ennemis de l’État et de la liberté. Notre religion de l’État était (singulière contradiction) en suspicion dans l’État ; personne n’ignore combien le législateur a été défiant et craintif à son égard.

« Ces craintes ne doivent-elles pas être calmées depuis que la chaire ne retentit plus que du mot liberté ? A Rome, à Paris [1], dans les discours, dans les écrits, des années avant que vous ne fissiez des révolutions, l’Église semblait avoir pour prédilection ce thème de la liberté dans la religion et par la religion. Ses orateurs, ses écrivains les plus distingués se dévouaient à cette question. Peut-on, en les lisant, ne pas sentir qu’ils sont inspirés du véritable esprit chrétien et ne pas voir se dissiper en fumée ces accusations de tendance au despotisme et à l’abrutissement que l’on faisait à sa doctrine ? Oh !la belle, l’éternellement belle cause que de démontrer que nous sommes redevables de toute liberté, de tout bonheur politique à l’Église, comme nous lui sommes redevables de la vérité surnaturelle et de la vérité morale ! Je n’ai ni les lumières, ni les talents nécessaires pour l’entreprendre : c’est réservé à quelque grand esprit ; mais telle est ma conviction profonde. Je crois, mon cher père, que ce beau, que ce vaste sujet d’études ne te sera pas sans attrait ; permets-moi de t’indiquer quelques ouvrages qu’il te sera facile de te procurer aux bibliothèques publiques et qui te seront les premiers renseignements.

« Il est deux manières d’aborder cette matière. L’une philosophique, qui, prenant les faits dans leur cause, étudie la doctrine chrétienne dans ses rapports avec la constitution civile ; cette façon d’envisager la question de haut a facilement de la majesté, parce qu’elle plane au-dessus des événements et se trouve dégagée des temps, des lieux, des circonstances ; elle a de plus l’avantage d’être brève, aussi les orateurs sacrés l’ont choisie. Tu as déjà goûté les magnifiques oraisons funèbres des Pères Ventura et Lacordaire ; tu ne goûteras pas moins les conférences faites cette année à Notre-Dame par l’abbé Bautain.

« On peut aussi vérifier dans les faits, l’histoire à la main, l’influence de la religion chrétienne sur l’Europe. Cette longue ère de dix-huit siècles se diviserait avantageusement en quatre époques. La première s’étendrait de Jésus-Christ à la chute de l’empire romain ; la seconde irait jusqu’à Luther ; la troisième jusqu’en 89 ; et la dernière jusqu’à nous. Pour la première époque tous les bons historiens prouvent surabondamment l’excellence de l’influence chrétienne ; toutefois, afin que le résultat fût absolument sans réplique, il serait peut-être bon de lire aussi Gibbon, qui, fort opposé au christianisme, cherche à prouver qu’il s’est établi dans le monde par des moyens purement humains.

« La seconde époque est mise en lumière par deux éminents ouvrages qui suffisent amplement, l’Histoire de la civilisation en France de Guizot et le Catholicisme comparé au protestantisme par l’abbé Jacques Balmès ; l’étude sera encore bien impartiale, faite avec un protestant et un catholique. Toutefois le catholique est Espagnol, et il faut quelquefois excuser le zèle qu’il montre pour sa patrie.

« Ces deux ouvrages jetteront aussi un grand jour sur la troisième partie. Il faudrait cependant puiser directement dans l’étude des faits les renseignements sur ce qui n’y est pas traité ; au moins, pour ma part, je ne connais pas d’autres livres où le travail soit tout fait. Enfin, depuis 89, si on veut ne pas lui imputer ce que des amis maladroits ont voulu faire pour elle, la religion sortira sans tache et souvent éclatante de toutes les recherches. Mais la fable de l’Ours et l’amateur de jardins ne doit pas être oubliée pour la Restauration. Après avoir vu tomber ensemble le trône et l’autel, qui duraient depuis si longtemps, on a cru que, s’appuyant l’un sur l’autre, ils se soutenaient mutuellement. Fâcheuse erreur ! le trône avait l’appui de l’autel ; mais l’autel tient par l’institution de Dieu, il n’a besoin d’aucun appui du gouvernement [2]. Que l’État soit monarchique ou républicain, l’autel restera toujours, il est au-dessus et plus fort que toutes les révolutions. Nous avions peut-être besoin de la Restauration pour nous remémorer que l’arbre du Christianisme n’a pas sa racine dans la terre et que nulle puissance du monde ne peut ni le détruire ni le fortifier. »

 

On le voit : il entre par la porte de son père, afin de sortir par la sienne, et il prend mille précautions pour ne pas effaroucher ce libre penseur émérite. C’est évidemment à cette tactique, nécessaire peut-être dans la circonstance, que Gibbon doit de figurer en si bonne compagnie dans un programme d’études apologétiques ; Gibbon, que M. Guizot n’avait pas cru pouvoir publier en français sans l’accompagner de notes qui sont une manière de réfutation. Mais Alexis ne se trompait pas en pensant que les propres ouvrages de M. Guizot, pourvu qu’on y joignît comme correctif ceux de Balmès, étaient une assez bonne préparation évangélique pour un esprit imbu de la philosophie toute négative du XVIIIe siècle. Comment M. Clerc a-t-il accueilli cette ouverture ? Probablement d’assez mauvaise grâce ; et la lettre suivante nous laisse entrevoir avec quelles préventions Alexis avait à compter.

 

« Mon cher papa, voilà déjà plus de huit jours que je suis assis vis-à-vis de cette feuille de papier la plume à la main et que je n’écris rien. L’importance à mes yeux de ce que je veux te dire et la difficulté de le bien faire, sont des motifs suffisants pour expliquer l’appréhension que j’ai à l’entreprendre. Mais je fais effort sur moi-même, et m’abandonnant à la grâce de Dieu, je veux te parler cœur à cœur. Ne m’adressé-je pas à toi, mon bon père, dont l’amour s’est tant sacrifié pour moi, et après tant de preuves hésiterai-je à compter sur ce sentiment pour te faire prendre en bonne part ce que, dans une bonne intention, je pourrais te dire d’inexact ou de déplacé ? Mon but n’est-il pas de rapprocher encore nos cœurs en leur donnant une plus entière conformité ?

« Je te remercie, mon cher père, de ta lettre du 27 septembre, mais permets-moi de te dire que tu ne me parles pas de toi, ou du moins pas assez, et pas comme je le voudrais ; ce que je voudrais, c’est la pensée intime qu’on se dit à soi-même, que l’on dérobe aux yeux des indiscrets et des indifférents, et qu’il est si doux de communiquer à un véritable ami.

« Je cherche en vain autour de toi ; personne ne peut recevoir ces épanchements, mon cher père ; tu n’as que tes fils, mais ils ne sont pas encore tes amis, car tu leur dis les choses du dehors et ne leur dis pas celles du dedans. Eh bien !je te conjure d’user de nous en amis ; va, nous n’oublierons pas pour cela que nous sommes tes fils. Je sais bien que cette confiance ne se commande pas, il faut qu’elle se donne spontanément ; peut-être, cependant, que le premier effort sera le dernier, et que tu trouveras ensuite cette intimité facile et naturelle. Que je voudrais que nous t’en parussions dignes et que nous méritassions à tout égard le beau titre de bâtons de ta vieillesse !

« Verrais-tu de l’indiscrétion à revendiquer cet honneur ? Mais n’avons-nous pas aussi, nous, assez vécu pour pressentir les débats qui s’élèvent dans une âme comme la tienne ?Quelle ambition humaine te reste-t-il ? N’as-tu pas assez expérimenté que tous les calculs ne sauraient conduire l’homme à son but ? Qui plus que toi sait l’instabilité, l’impalpabilité, et, pour parler vrai et français, la vanité de tout ce que nos efforts s’épuisent à atteindre ?

Enfin, quand je songe à ta vie retirée, sans jouissances matérielles et sans distraction, je suis assuré que tu réfléchis profondément à ces grandes questions que les heureux seuls peuvent oublier pour un temps.

« Oui, bien sûr, c’est là ta pensée secrète, ta pensée intime, et c’est cela que je veux de toi ; le reste est de la bonté à laquelle je ne peux répondre que par la reconnaissance ; à cela j’y répondrai par toutes les puissances de mon être.

« La destinée de l’homme et les moyens de l’accomplir, voilà le double problème qui nous accable jusqu’à ce que nous en acceptions la solution que nous donne la religion. Et il n’y a pas moyen d’échapper, de s’abstenir ; si on ignore sa destinée, on la manquera, et aussi si on ignore les moyens de l’accomplir. Dire que l’homme n’a pas de destinée, c’est dire qu’il est fait pour rien, et comme on ne peut imaginer que son Créateur l’ait fait sans but, c’est le supposer créé par le néant ou par le hasard. Ne pas chercher les moyens de remplir sa destinée, c’est supposer que les moyens n’y feront rien ou que nous la remplirons quoi que nous fassions ou forcément, comme la terre tourne autour du soleil ; et si nous sommes créés pour une fin, notre devoir est donc également rempli par le vice ou par la vertu, qui alors sont indifférents.

« Il y a bien quelques hommes qui défendent ces sottises, mais il n’est pas bien avéré qu’ils croient ce qu’ils soutiennent.

« Il ne manque cependant pas de lumière pour éclairer ces questions capitales, et le nombre des preuves qui établissent fermement les solutions est, pour ainsi dire, infini. L’histoire, les livres saints, la tradition, sont l’arsenal où elles sont renfermées ; on n’a qu’à y entrer, chacun trouvera certainement la raison qui déterminera son consentement, à moins qu’il ne se bouche les oreilles de l’âme.

« Je me rappelle toujours que tu me disais, en causant du père Lacordaire, que, malgré la beauté et la force de ses pensées et de sa dialectique, il y aurait bien des objections à lui opposer, mais qu’on ne saurait en faire à un livre non plus qu’à un prédicateur. Il n’est pas étonnant que nous ayons des objections à opposer aux vérités que nous possédons même le mieux ; il n’y en a aucune que nous possédions parfaitement et qui ne prête à des objections par les côtés où nous ne la connaissons pas ; il faut bien nous résigner à cela et user des choses comme nous les avons ; semer le blé bien que nous ignorions comment il pousse, mettre le pain au four bien que nous ignorions comment il cuit, et le manger bien que nous ignorions comment il nous nourrit.

« Cependant, il ne faut pas croire que, par une espèce de prestidigitation, les apologistes escamotent les difficultés et esquivent avec ruse la nécessité d’y répondre. Je suis convaincu de leur naïve bonne foi et ils diront toujours en conscience, quand on le leur demandera, la difficulté telle qu’elle est, leur foi, leur religion étant intéressée à ne pas la dissimuler. Aussi est-ce avec confiance que je te dis que toutes ces objections peuvent être levées et que tu peux facilement voir tout ce qu’il est donné à l’homme de voir. Il te suffira d’aller simplement exposer tes difficultés à un docteur de notre loi.

« L’Église renferme des hommes dont les aptitudes et les qualités diverses s’utilisent pour les besoins de chacun. S’il y a des prêtres peu métaphysiciens, peu orateurs, qui ne savent que bien aimer Dieu et dire aux hommes qui ont déjà la foi comment il faut la faire fructifier et en tirer une charité de plus en plus vive, il en est d’autres aussi plus savants, plus philosophes que nos savants et nos philosophes, qui paraissent faits exprès pour les gens qui cherchent la foi qu’ils n’ont pas et qui souffrent de ne pas croire. Ils savent toutes ces objections et tout ce qu’elles valent. Ne crains pas de leur part cette foi robuste et naïve qui ne cherche pas à voir clair de peur de n’y plus voir du tout. C’est un préjugé tout à fait inexact de s’imaginer que la perfection du chrétien soit de croire sans motifs. Certainement il faut croire, c’est-à-dire, admettre des choses qui ne se démontrent pas ; mais on n’admet rien que par de très-puissants motifs. Si une discussion étourdie est dangereuse, et s’il est au moins inutile d’aller soulever auprès des personnes simples et ignorantes des difficultés que leur simplicité et leur ignorance ne leur permettent pas de résoudre, il n’est peut-être rien de plus utile qu’une foi éclairée, qui se rend bien compte d’elle-même, et c’est ce que l’on trouve chez nombre de prêtres et d’apologistes ; c’est aussi ce qu’il te faut. Je te prie instamment, mon cher père, de lire un ouvrage d’un M. Nicolas, appelé Études philosophiques sur le christianisme, que Jules doit me procurer ; j’espère que tu y verras la solidité des fondements de notre croyance.

« Je ne puis te dire combien je voudrais que tu partageasses notre foi. C’est ce violent désir qui me pousse à aborder, sans que tu m’y invites, ces matières délicates entre nous. Mais pourrais-je ne pas t’exciter de toutes mes forces à chercher le bonheur où il est ? Tu n’imputeras pas tout ceci au vain plaisir de faire le sage et l’habile ; tu croiras, n’est-ce pas, que j’obéis à la voix de mon cœur ? »

C’est évident, le cœur a seul parlé, et son éloquence a dû se faire entendre au vieillard qui avait de si bonnes preuves de la tendresse respectueuse et dévouée de son noble fils. M. Clerc ne refuse pas de se mettre à l’étude, et il affirme qu’il n’a pas de parti pris contre la vérité. A l’entendre, il ne met pas d’obstacle à la grâce.

« Mon cher père, écrit Alexis, tu me dis de prime saut tout ce qu’on peut dire de mieux : que tu es disposé à céder à la grâce, que tu n’y opposes ni mauvaise volonté, ni froideur. Eh !mon Dieu, c’est là tout ce que l’homme peut faire ; c’est Dieu qui fait le reste et qui le fera certainement si tu persistas dans cette disposition ; peut-être, et même probablement, pas par un miracle, mais par un moyen plus doux qui respectera ta volonté et te laissera davantage le mérite d’un pas si difficile. Ton cœur, un jour, docile à son impression, adhérera à la foi, et les objections s’évanouiront comme le brouillard sous les rayons du soleil. »

Mais, en attendant, les objections arrivent de toutes parts. En voici une qu’Alexis écarte doucement. M. Clerc avait-il lu Jean Reynaud ? Je ne sais, mais il s’imaginait comme lui que notre planète n’est pas seule habitée, et la destinée des habitants des autres sphères lui semblait un problème tout à fait insoluble au point de vue du dogme chrétien.

« Ton opinion sur la population des autres globes, lui écrit Alexis, n’est nullement un sacrilège ; c’est une opinion qu’on est très-libre d’avoir ou de ne pas avoir. Mais il existerait alors, entre ces êtres intelligents et nous, des rapports que nous ignorons, mais qu’ils n’ignoreraient pas ; et il n’y aurait là aucune difficulté ; l’ouvrage de Dieu étant un tout, les parties en doivent être coordonnées, et nous connaissons la matière sans que la matière nous connaisse. »

M. Clerc est déiste, la religion naturelle lui suffit, et, quoi qu’en dise le P. Lacordaire, il ne conçoit pas la nécessité d’une révélation.

« J’arrive à ta profession de foi, lui dit Alexis. Je reconnais aussi que cette doctrine est grande autant que vraie, et j’y adhère complètement avec toute l’Église. Je pense avec toi que c’a été et que c’est encore un symbole adopté par une grande partie de l’humanité. Beaucoup de philosophes chrétiens se sont plu à le retrouver dans la tradition de tous les peuples ; ils en ont tiré un puissant argument en faveur d’une doctrine primitive que tous les peuples ont emportée avec eux en se séparant de leur tronc. Si donc le P. Lacordaire entend par cette assertion que cette doctrine est peut-être historiquement celle qui a le moins de consistance et de vitalité, qu’elle est un fait isolé, je ne suis pas de son avis et je me range au tien.

« Mais s’il entend par là qu’elle ne s’est jamais traduite par aucun grand fait historique, qu’elle est incapable de le faire, qu’elle est inefficace et qu’elle n’a en elle aucune fécondité, je me range à son opinion ; je ne vois aucune institution politique ou sociale qui puisse en découler. J’en vois sortir, au contraire, de tous les autres symboles. »

Nous supprimons les développements. Alexis montre les institutions sorties de la théocratie, du catholicisme, etc., et toujours il revient à cette conclusion, d’ailleurs très-conforme à l’histoire : Le déisme est incapable de se traduire par des institutions. D’un autre côté, tel qu’il existe sous nos yeux, le déisme n’est pas le fruit de la seule raison, mais il doit immensément à la révélation chrétienne. On s’abuse donc soi-même si l’on croit pouvoir impunément dédaigner le secours de cette lumière surnaturelle et divine Cependant notre jeune enseigne reçoit une nouvelle destination. Il embarque sur le Pélican, et la petite île d’Indret, sur la Loire, devient sa résidence habituelle.

« Maintenant, écrit-il à son frère, tu me demandes ce que c’est que le Pélican et ce qu’il fait ? Voici l’affaire. Le Pélican est un délicieux petit bâtiment à vapeur en fer, qui n’est pas du tout militaire ; il est aussi bon que joli. Son service est de faire l’essai des hélices employées comme propulseurs. Nous sommes aujourd’hui à Indret et nous disposons à prendre des hélices sur lesquelles nous expérimenterons à Paimbœuf. Le service qui m’est dévolu sur le bâtiment est presque nul, et je n’ai rien autre chose ni rien de mieux à faire que d’étudier pour mon propre compte. »

On verra tout à l’heure s’il perdit son temps. Ce changement amène des réflexions qui, sous air de badinage, cachent une philosophie toute chrétienne.

« Te voilà, je crois, suffisamment au courant ; je n’ai plus rien à te dire, et si tu veux, nous allons causer. J’avais fait mon nid à Brest, j’avais mes habitudes, mes manies peut-être : je sens un peu le vieux garçon. Ma vie s’était remplie peu à peu par toutes sortes d’obligations, et, sans avoir rien à faire, j’étais très-affairé. Mais tu me connais ainsi ; et c’est pourquoi j’admire tant les gens toujours dégagés malgré le fardeau de leurs occupations, telle qu’est Mme Pagès. Enfin donc, que bien, que mal, je me flattais d’être dans une assiette assez convenable, et je vivais tranquille et heureux : pourquoi ne le dirais-je pas ? Heureux à bon marché, si l’on veut, mais néanmoins heureux ; je te raconterais bien les choses en détail, si je pouvais le faire de vive voix. Et voilà que tout d’un coup j’ai fait table rase ; il va falloir reconstruire une nouvelle existence, pour la voir bientôt devenir comme la précédente, rangée dans le magasin où l’on met les lunes du mois passé. Tu vas te moquer de moi si je te dis que j’ai découvert que tout passe bien vite et si je te parle de la fleur des champs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les marins sont à même de vérifier souvent par eux-mêmes ce qu’il en est.

« Il est sûr encore que, quand on se borne à cette conclusion, on n’est guère avancé, et que, pour peu qu’on soit logique, il faut en tirer cette autre conséquence tout aussi neuve : qu’il est sage de se faire une assiette qui ne soit pas ébranlée par tous ces changements. Tout cela va très-bien ; mais le difficile, c’est de s’établir de la sorte !

« J’étais bien à Brest, je suis peut-être mieux ici, cependant je suis tout dérouté ; que serait-ce donc s’il m’était arrivé quelque malheur ? Je ne travaille depuis longtemps qu’à m’avancer vers cet heureux état où tous ces événements ne nous atteignent pas, et je n’y ai guère réussi. »

Il trouva son assiette à Indret sans beaucoup de peine. Il y avait tout à gagner à être le collaborateur d’un chef aussi distingué que M. le lieutenant (aujourd’hui amiral) Bourgois. Clerc apprécia plus encore l’avantage de rencontrer dans cet officier une grande conformité de sentiments sur tous les points essentiels. Après cela, cette petite île d’Indret était un séjour charmant, où il trouvait à souhait de quoi satisfaire tout ensemble son besoin d’activité et son attrait pour la solitude. Sous ses fenêtres se déroulaient les vastes bâtiments affectés à la fonderie, aux forges, aux machines-outils, etc. ; et là, sans autre distraction, il pouvait suivre dans la diversité de leurs travaux sept à huit cents ouvriers occupés du matin au soir, sous la direction d’habiles ingénieurs, à construire de toutes pièces les superbes engins de la navigation à vapeur. Une partie de ces travailleurs formaient la population fixe de l’île ; d’autres, en plus grand nombre, habitaient la rive gauche, reliée à l’île par une chaussée ; tandis qu’une flottille d’embarcations transportait d’un bord du fleuve à l’autre ceux qui avaient leur domicile sur la rive droite, soit à la Basse-Indre, soit à Couëron. Le directeur et les hauts fonctionnaires de l’établissement demeuraient au château, car Indret possède un château qui remonte à l’époque féodale et qui, tombant en ruines, fut rebâti par le duc de Mercœur dans les dernières années du xvie siècle. En 1650, la reine régente Anne d’Autriche en fit don à Abraham Duquesne, qui, avec une flotte armée à ses frais, avait battu les soldats de la Fronde et décidé la reddition de Bordeaux. Mais des souvenirs beaucoup plus anciens et plus précieux se rattachent au séjour d’un saint personnage dans l’île, où il s’était bâti un oratoire. Hermeland, né à Noyon en Picardie vers le milieu du viie siècle, est le fondateur du monastère d’Aindre, situé sur la rive droite de la Loire dans le territoire qu’embrassent de nos jours la paroisse et la commune de la Basse-Indre. Plusieurs fois l’année, particulièrement en carême, ce grand amant de la solitude se retirait dans la petite île d’Aindrette (Indret), pour vaquer en toute liberté à la prière et aux exercices de la pénitence. Telle est l’origine de l’ermitage qu’un fidèle historien décrit comme il suit : « Cette construction est composée de deux tours accolées l’une à l’autre, bâties en pierres brutes, mais admirablement cimentées ; elles sont surmontées d’une plate-forme oblongue, représentant le chiffre 8, à laquelle on monte par un escalier serpentant autour du monument. La plateforme est revêtue, dans un but sans doute de conservation, d’une couche épaisse de mastic de fonte. Les deux tours communiquent ensemble à l’intérieur, mais chacune d’elles a une porte extérieure distincte. De la plate-forme on jouit d’un point de vue magnifique : la Loire, la campagne de la rive gauche et de la rive droite, Couëron, le Pellerin, la Basse-Indre, etc. L’œil embrasse un immense horizon, une vaste étendue de terrain, une superbe nappe d’eau [3]. »

Avant 1844, Indret n’avait pas d’église ; pour assister aux offices, ses habitants devaient traverser le grand bras de la Loire, qui les séparait de leur paroisse de la Basse-Indre, ou bien gagner à grand’peine le bourg de Saint-Jean du Boisseau, à une lieue de là. Enfin on comprit la nécessité de mettre un peu plus à leur portée les secours de la religion ; une forerie hydraulique fut convertie en chapelle, et peu après, érigée en église paroissiale. Elle fut bénite par Monseigneur de Hercé, évêque de Nantes, qui la plaça sous l’invocation de saint Hermeland, patron naturel de l’île, et de sainte Anne, la patronne chérie des Bretons.

Il y avait des écoles à Indret : école professionnelle pour l’instruction des jeunes ouvriers, école élémentaire pour les apprentis, écoles primaires pour les garçons et pour les filles, enfin salle d’asile. Alexis trouvait donc là, aussi bien qu’à Brest, tout ce qu’il lui fallait pour vivre en imitateur de saint Vincent de Paul : des pauvres, des enfants, des ignorants ; ajoutons-y des malades, car les exhalaisons marécageuses des bords de la Loire engendrent des fièvres paludéennes qui règnent, dans ces parages, au printemps et à l’automne. S’étonnera-t-on maintenant que dans ce petit coin de terre il ait su déployer une grande activité de zèle et de charité ?

Mais nous qui avons sous les yeux sa correspondance, nous croirions, à en juger par la longueur et le sérieux de ses lettres, où tant de questions sont abordées tour à tour et parfois traitées ex professo, qu’il a vécu tout ce temps en bénédictin, au fond d’une cellule bien garnie de livres. Dans tous les cas, les excursions sur la Loire ont moins occupé sa pensée que la lecture de saint Augustin et de saint Thomas.

Une fois cependant, apprenant que son père a passé de longues et pénibles heures au chevet de son frère malade, il change de thème et fait une agréable diversion en écrivant ce qui suit : a Madame de S*** m’apprend que Jules est malade. La maladie n’est pas grave et exige surtout qu’on ait soin de se tenir à l’abri du froid. Cependant, mon cher père, j’espère que tu me tiendras au courant. Il n’y a pas bien loin de Nantes à vous, et je pourrais faire mon service de garde-malade. Je me figure toutefois que tu n’es pas assez préoccupé pour ne pas lire les renseignements que tu me demandes sur le Pélican.

« L’hélice est faite absolument comme un tire-bouchon. Suppose qu’un tire-bouchon soit attaché à un vaisseau et que l’eau résiste à l’hélice comme un corps solide ; alors le vaisseau s’avancera par chaque tour’ d’hélice comme s’il était lié à une vis qui pénétrât dans un écrou immobile. Mais l’eau, au lieu de résister à l’hélice comme un écrou immobile, cède un peu à la pression qu’elle en reçoit, et, pour un tour, au lieu d’avancer de tout son pas, l’hélice n’avance que des 80 centièmes, par exemple ; comme si elle eût avancé de tout son pas dans un écrou qui en même temps eût reculé des 20 centièmes des pas de cette vis. Aussi on dirait dans ce cas que cette hélice aurait 20 % de recul. »

Il poursuit bravement sa démonstration, comparant le pas de l’hélice au pas de la vis ; expliquant comment il suffit à l’hélice d’une fraction de pas pour exercer sur l’eau une pression très-efficace. Nous ne le suivrons pas dans cet exposé, où il met la science à la portée des profanes en aimable et toujours gai vulgarisateur. La lettre se termine par des considérations sur les avantages des bâtiments à hélice, particulièrement comme remorqueurs. « C’est, dit-il, ce que viennent de confirmer trois voyages que nous venons de faire à Brest, en y remorquant trois bricks beaucoup plus gros que nous. Le Pélican fait d’une pierre deux coups : il fait une lourde besogne, et en même temps il étudie et annonce des résultats qui sont de la plus haute importance. »

Mais il ne perd pas de vue son but principal et il y revient aussitôt qu’il peut, comme on le voit par la lettre suivante :

« Mon cher père, voilà, j’espère, notre bon Jules non-seulement hors de danger, mais quitte de vives douleurs et en bon train d’une convalescence dont tu lui abrèges les lenteurs. La fidèle compagnie que tu lui tiens me rappelle que tu as été aussi mon garde-malade. Le bon naturel de Jules reconnaîtra, mieux que je ne l’ai fait, tes bons soins. Ce n’est pas une des moindres fatigues du garde-malade que la mauvaise humeur du malade que rien ne satisfait, et qui trouve qu’on n’en fait jamais assez.

« J’ai pensé que je pouvais reprendre notre grave correspondance et que tu n’étais pas assez préoccupé pour ne pas la suivre. J’ai déjà une autre lettre presque achevée et qui partira probablement demain. C’est le commencement d’une apologie des Patriarches, que je te traduis de saint Augustin. Comme ce sera long, j’économise le temps en envoyant la traduction comme elle veut venir, peut-être un peu obscure parfois, faite en français quelconque ; il y viendra bien aussi quelques contresens. Enfin, je fais comme je peux. Il serait mieux que j’eusse tout traduit, puis revu, puis que je l’eusse envoyé tout d’une fois. Mais c’eût été interminable et je ne sais si j’eusse eu le courage de persévérer. Par des envois immédiats et nombreux, je partage ma besogne en petites portions qui ont l’avantage d’abréger ma tâche. Je prends tout cela dans l’ouvrage contre Fauste le manichéen. Tu sais que cette hérésie est la plus criminelle peut-être de toutes, et rien n’est plus légitime que la sévérité avec laquelle saint Augustin flétrit ses sophismes.

« Comme tu es parfaitement loin des erreurs de ces malheureux, bien qu’ils aient fait les mêmes objections à peu près au sujet des Patriarches, il va sans dire que tu laisseras à leur adresse ce que je n’aurais pas le soin de laisser de côté.

« J’ai également commencé une réponse à Jules, dont une longue lettre m’a attesté d’une façon solide l’amélioration sanitaire. »

La traduction de saint Augustin est accompagnée de cette courte préface :

« Quoique au premier abord, mon cher père, le jugement que tu portes sur les Patriarches soit fort naturel, — et j’avoue franchement que je l’ai porté tel aussi pendant longtemps, — je ne crains pas que tu le conserves devant le plaidoyer que je vais te faire, et si je suis si confiant, c’est que je prendrai ce plaidoyer tout fait dans saint Augustin, et que je te donnerai le commentaire et le développement de ce passage des Confessions qui t’a paru obscur. » (L. III, c. vii.)

La discussion est donc engagée à fond : M. Clerc lit les Confessions de saint Augustin ; il lit aussi la Bible ; il a lu, la plume à la main, les Études philosophiques d’Auguste Nicolas ; mais ces lectures, auxquelles il se prête avec une certaine bonne volonté, il les fait néanmoins avec les préjugés invétérés d’un trop fidèle disciple de Voltaire et les objections naissent en foule dans son esprit, ce qui renouvelle à chaque instant la tâche de son fils, qui continue à s’en acquitter du meilleur cœur et de la meilleure grâce du monde. Alexis n’avait pas mal choisi en prenant la réponse dans le grand traité de saint Augustin contre Fauste ; il prouvait ainsi à son père que ce grand docteur était bien capable de se défendre lui-même et que sa pensée, quelquefois obscure par excès de concision, était toujours juste et solide, comme on pouvait le constater en recourant aux écrits où il avait eu le loisir de la développer.

Il va sans dire que nous ne reproduirons pas ici cette traduction, qui remplit plus de trente-deux pages d’une fine écriture et embrasse près de quarante chapitres de l’ouvrage de saint Augustin. M. Clerc est stupéfait d’une telle ardeur de zèle ; il croit qu’on veut lui faire violence et emporter la place d’assaut. Alexis a quelque peine à le rassurer.

« Ce que je désire le plus au monde, lui écrit-il, est certainement de te voir partager notre foi religieuse, et tu connais assez la religion catholique pour savoir que pour qu’il en fût autrement il faudrait que j’eusse perdu cette foi.

« Tu dois trouver alors que je prends un chemin qui ne paraît pas le plus court pour t’y conduire. Je te répète d’abord que je n’ai pas cette prétention. Provoquer de ta part de consciencieuses méditations, voilà ce que je me propose principalement ; et puis, par ci par là, quelques succès sur quelques sujets isolés, c’est à peu près toute mon ambition. Je sais par expérience comment le chemin que tu as à faire se parcourt ; rien n’est plus loin de moi que de vouloir emporter de vive force ta volonté. Si déjà tu la sentais inclinée à croire, alors je tenterais par tous mes efforts de décider ton mouvement ; mais je me réserve pour ce moment, et veux rester, quoique ce soit plus ennuyeux, dans la controverse. Aussi, nous qui avons pendant un temps plus ou moins long rejeté toute foi, nous ne saurions revenir à une foi simple, naïve, qui en quelque sorte s’ignore elle-même et ne connaît pas les difficultés de ce qui lui est proposé à croire ; notre foi doit avoir conscience d’elle-même et ne doit pas craindre d’envisager les plus grandes difficultés. Son mérite doit être d’apprécier ces difficultés et de les surmonter par le ressort de la volonté. Toutes tes objections sont et seront donc bien reçues ; je t’en suggérerais au besoin, afin que ta décision, qui, j’espère bien, arrivera un jour, soit éclairée, ferme, inébranlable. Voir bien clair dans nos mystères, c’est impossible. Que tu n’aies plus d’objections à faire, cela n’arrivera que quand tu auras une foi vive. Mais que, malgré l’obscurité des mystères, malgré les difficultés d’objections non résolues, tu aies un jour dans ton âme assez de lumière pour croire, voilà ce qui arrivera probablement. »

Voici une lettre où il parle un peu de tout : de mariage d’abord ; c’est son moindre souci, et l’on pressent quelle sera la résolution dernière.

« Je n’ai, quant à présent, aucun désir de mariage, et je n’ai fait ici que me prêter à ce qu’une active amitié exigeait de moi. Je n’ai pu aller à Nantes depuis que je t’ai écrit, et je serais fort étonné que ce projet eût une suite, entre autres raisons parce que probablement notre séjour dans la Loire ne se prolongera pas beaucoup. Au sujet de N., il n’y arien à dire, puisque je ne veux pas maintenant contracter des liens indissolubles ; sans que j’en développe les raisons, tu les devines, je crois. Mais si je devais me marier, je crois qu’elle serait un bon choix. »

La grande affaire maintenant, ce sont les livres où il peut étudier la religion :

« Par ma lettre de samedi, tu as vu que pour les livres tu avais pris le bon parti, et bien qu’à mon habitude j’aie agi pour tout embrouiller, puisque je m’étais engagé sans avoir ta réponse, tout se trouve parfaitement arrangé. J’avais remis d’acheter Godescard à une autre fois, mais je suis très-content que tu l’aies acheté. Le prix qu’on m’en demandait ici était de 23 fr. 25 c. ; c’est donc le seul qui fût meilleur marché à Paris ; ainsi tout est bien. Aie la bonté de lui faire donner la demi-reliure qui sera la plus solide. »

Le Godescard, relié ou non, est donc entre les mains de M. Clerc et n’attend qu’une occasion pour faire le voyage d’Indret. Voici justement le commandant Bourgois qui vient faire un tour à Paris et qui offre ses services. « Mais c’est assez lourd, observe Alexis, il serait peut-être mieux de ne pas l’en charger. »

« Du reste, poursuit-il, si tu avais envie de lire ces merveilleuses histoires des Saints, je te prierais de les garder ; je n’en ai aucun besoin pressant. Je serais enchanté aussi de voir le jugement que tu porteras sur des hommes aussi extraordinaires et qui sont bien plus au-dessus des plus grands héros que ceux-ci du reste des hommes. Quelques-uns en particulier ont été l’organe sensible de la Providence dans le siècle où ils ont vécu, et leur vie appartient à l’histoire proprement dite. Ainsi M. Augustin Thierry a fait des livres d’histoire très-recherchés en se bornant à choisir dans saint Grégoire de Tours. La vie de saint Grégoire de Tours, de saint Germain de Paris, de saint Prétextat de Rouen, de saint Hilaire de Poitiers, de saint Martin de Tours, et des autres évêques, saint Félix, saint Clair, saint Pasquier [4], de Nantes, saint Césaire d’Arles, et de tous les autres dont je ne sais pas les noms, est la substance de l’histoire de France dans ces temps de l’invasion et de la domination mérovingienne ; c’est là où l’on doit mieux étudier l’esprit de cette monarchie faite par les évêques comme les ruches sont faites par les abeilles, suivant l’expression de Gibbon.

« Qui connaît saint Thomas et saint Anselme, etc., connaît toute la science du moyen âge. Saint Louis, saint Bernard, saint Dominique, saint Grégoire VII, résument leurs époques. Enfin si tu en as envie à un titre quelconque, je te prie de les conserver (les Vies des Saints de Godescard) jusqu’à ce que je parte pour un long voyage. »

Les noms étaient cités un peu pêle-mêle, et cités de mémoire, ce qui ne comportait pas une grande exactitude historique. M. Clerc, qui s’en aperçoit, est charmé de prendre son fils en défaut, et l’on devine quel est le sens de sa critique par la réponse suivante d’Alexis :

« Mon cher père, je dois convenir avec toi d’avoir écrit avec légèreté les noms de quelques-uns des Saints dont je t’ai fait mention. J’ignore en effet si l’ouvrage de Godescard leur donne le relief que je leur attribue ; de plus, je ne sais pas toute la vie de chacun, et j’avais principalement en vue cette fécondité de la foi qui a couvert notre chère patrie de Saints à l’époque où son caractère, sa nationalité prenait naissance. Ces grandes figures se présentent peut-être hors de leur point de vue dans un ouvrage qui les offre toutes et qui peut-être n’est point conçu comme il aurait fallu pour te convenir le mieux. J’en connais quelques-uns par leur monographie ; on apprécie mieux ainsi peut-être leur grandeur. Cependant je crois, d’après ce que tu m’en dis, que la principale raison de ton jugement vient de la défiance que t’inspire toujours un fait miraculeux, de sorte que, par contre-coup, tu n’acceptes peut-être pas comme pleinement assuré même ce qui n’est pas miraculeux. Il est de fait que le naturel et le surnaturel se trouvent dans ces histoires rapprochés, mêlés, confondus, de sorte qu’il n’y a plus à les discerner. A cet égard, mon cher père, je m’en réfère à ce que je t’ai déjà dit sur les miracles. J’ai mis, dans le temps, à ces pages toute la consciencieuse étude dont je suis capable ; j’en juge aujourd’hui par un souvenir déjà presque vieux et peut-être me trompé-je en croyant qu’elles répondent à tes doutes actuels. J’ajoute, — ce qui probablement se trouve dans quelque préface ou note de Godescard, — que tous les miracles des Saints ne sont pas articles de foi, mais ceux-là seuls sur lesquels le procès en cour de Rome a prononcé pour la canonisation du Saint [5]. Du reste, les règles de critique peuvent ici s’appliquer en toute rigueur.

« Ton parallèle entre l’abbé Suger et saint Bernard peut être tout à l’avantage du premier, que cependant je ne blâmerais du tout ton jugement ; Suger étant certainement très-éclairé, très-sage, très-prudent, très-pieux et méritant très-fort de très-grands éloges. Mais ce grand homme faisait, je ne dirai pas le plus grand cas de saint Bernard : il le regardait comme un très-grand saint, comme un conseil que Dieu inspirait. Je me rappelle une lettre de Suger à saint Bernard, qui respire ces sentiments. Il accueillit aussi avec humilité et soumission les remontrances de l’abbé de Clairvaux sur son luxe et réforma sa propre maison et son abbaye sur son avis. Si Suger lui-même n’est pas un Saint, je crois qu’il est ce qu’on peut appeler en odeur de sainteté. Il ne voulait pas les croisades. C’est assez naturel de la part d’un ministre qui croit bien faire en exagérant la prudence. Saint Bernard les a prêchées. C’est encore mieux fait de mépriser toute prudence humaine et de ne se confier qu’à Dieu, et c’est un devoir d’agir ainsi quand on est assuré qu’il commande. Mais ce fait immense des croisades est un trop fécond sujet de dissertation et assurément je n’ajouterai pas d’aperçus nouveaux à ceux que tu as. Saint Bernard, Pierre l’Ermite et les Papes ne subirent pas l’influence de l’esprit de leurs contemporains : ils le dirigèrent ; plus encore, ils le suscitèrent, et c’est amoindrir leur rôle que de ne pas les regarder comme les promoteurs de ces héroïques entreprises. Un ministre de paix peut, cependant, exercer de terribles justices. Qui a dit à saint Pierre qu’il était le ministre de la vengeance et non de la paix parce qu’il a frappé de mort Ananie et Saphire ? »

A mesure qu’il avance, les idées viennent à la suite, et presque sans s’en apercevoir, Alexis remplit de sa plus fine écriture encore une douzaine de pages, où, après avoir dit son mot sur les croisades, il fait l’apologie des macérations des Saints ; et il résume toute sa pensée dans cette conclusion finale :« Ce que je veux te dire encore cette fois, c’est que la charité admirable des Vincent de Paul ne constitue pas une autre sainteté que les austérités des Siméon Stylite, que les prédications des Bernard, que les missions des François Xavier : tous ces différents mérites sont les fruits de la même grâce, qui en est la commune sève, et leurs racines sont dans la même terre de bénédiction, qui est l’amour de Dieu. »

Pour un officier de marine, qui a tant d’autres affaires sur les bras, ces essais de controverse ont bien leur prix. On sent une âme nourrie de la moelle du christianisme et qui médite chaque jour sur les vérités éternelles. En outre, bien qu’il ne fasse jamais parade de science, encore moins d’érudition, il laisse deviner dans l’occasion des connaissances aussi variées qu’étendues, puisées avec discernement aux meilleures sources. Avec quelle compétence il parle de saint Bernard ! On en sera moins surpris, en apprenant qu’il avait lu non-seulement la Vie du grand abbé de Clairvaux, mais encore ses œuvres (en partie du moins) dans l’original et nous aurions pu citer telle de ses lettres où, chargeant son père de lui en procurer un exemplaire, il s’explique sur le mérite respectif des différentes éditions, en bibliophile qui sait son métier.

Peut-être ne l’aura-t-on pas oublié, il admirait beaucoup dans La Bruyère ce chapitre des Esprits forts, où le grand penseur du xviie siècle rend un si bel hommage aux lumières et au génie des Léon, des Basile, des Jérôme et des Augustin, et où tout à coup il s’écrie :« Un Père de l’Église, un docteur de l’Église, quels noms !quelle tristesse dans leurs écrits !quelle sécheresse !quelle froide dévotion !et peut-être quelle scolastique ! disent ceux qui ne les ont jamais lus. Mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s’ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse, plus de richesse d’expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l’on n’en remarque dans la plupart des livres de ce temps, qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs !

Quel plaisir d’aimer la religion et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies et par de si solides esprits, surtout lorsque l’on vient à connaître que, pour l’étendue de connaissance, pour la profondeur et la pénétration, pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement, pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la beauté de la morale et des sentiments, il n’y a rien, par exemple, que l’on puisse comparer à saint Augustin, que Platon et Cicéron ! »

Connaître la religion, l’aimer, la faire aimer, et pour la connaître et l’aimer toujours davantage, se complaire à la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies, c’était la passion qui guidait Clerc dans le choix de ses lectures, et voilà pourquoi il ne redouta pas cette austérité, cette sécheresse scolastique dont sont empreints certains écrits des saints Pères et qui en éloignera toujours les esprits frivoles. Il en fut largement récompensé ; non pas qu’il ait pu ainsi acquérir par lui-même des connaissances théologiques exactes et complètes sur tous les points ; il ne caressait pas cette illusion, et lorsqu’il dissertait sur les choses de la foi, il avait grand soin de faire ses réserves sur la valeur de ses idées et d’invoquer en dernier ressort l’intervention d’un juge plus compétent. Quand il croyait la chose possible, il renvoyait aux saints Pères eux-mêmes ; c’est ainsi qu’il avait fait lire à son père les Confessions de saint Augustin, et il écrivait à son frère Jules :« La lecture attentive des Confessions de saint Augustin sera, pour un esprit droit et fort, une sorte de mise en scène des luttes, des progrès et de la victoire, dans un grand cœur et un grand esprit, de la vérité éternelle sur les illusions de la fausse sagesse. » Il en parle d’expérience, la vérité éternelle ayant aussi triomphé chez lui pour toujours. Au fait, après avoir lu avec soin toutes ses lettres et ses notes les plus intimes, celles qu’il n’avait écrites que pour lui-même, je n’ai pu trouver, à dater de sa conversion, aucun indice d’une foi ébranlée, chancelante ou seulement inquiétée par des retours de doute ou des assauts involontaires d’incrédulité. Bien loin de là, il va, suivant le langage du Psalmiste, de clarté en clarté ; le surnaturel et l’invisible, dont il possède par la foi le sentiment intime, sont devenus la lumière et l’aliment de son âme. C’est là, bien certainement, une grande grâce ; c’est le prix des efforts qu’il a faits pour connaître la vérité autant qu’il appartenait à un esprit aussi richement pourvu des plus heureux dons.

A Dieu ne plaise que nous proposions à ses pareils de se livrer, comme lui, à l’étude de la théologie et à la lecture des Pères de l’Église. On n’en ferait rien d’abord, et de ceux qui le tenteraient, la plupart n’auraient ni la constance, ni surtout le loisir nécessaire pour persévérer dans cette voie. Mais nul ne saurait s’exempter d’avoir souci des grandes questions d’avenir, c’est-à-dire d’éternité. Songez donc : nous sommes embarqués sur cet océan du temps, et le navire vogue, vogue toujours, sans qu’il vous soit possible de suspendre ou de retarder un instant sa marche. Où nous mène-t-il au bout du compte, et à quel rivage aborderons-nous ? Devant nous, là où nous allons fatalement, n’y a-t-il vraiment que l’inconnu ? Oui, dit l’incrédule, et il s’endort sur cette réponse si peu rassurante. Mais le croyant dit que ce rivage d’au-delà, invisible à nos regards, nous est connu par la foi, et il affirme que Dieu a envoyé sur la terre son propre Fils pour nous révéler les mystères de la vie future et nous guider sûrement vers le port de salut. Cela vaut bien la peine d’y réfléchir et d’examiner si ceux qui ont cette foi et cette espérance ne seraient pas dans le vrai. Certes, il y à péril à se tromper ; à un moment donné, l’erreur, qui est de conséquence, serait à tout jamais irréparable.

Clerc avait pris le bon parti et ne s’en est jamais repenti. Avis à ceux qui n’ont pas encore le bonheur de croire et auxquels les moyens de s’éclairer ne manqueront pas plus qu’à lui, s’ils veulent se mettre en sûreté contre l’éventualité redoutable d’un naufrage éternel.

 

 



[1] Le père Ventura, le père Lacordaire, etc.

[2] Il y a dans cet énoncé des inexactitudes qu’Alexis corrigera dans la suite. De ce que l’autel peut subsister tout seul par la vertu d’en haut, il ne s’ensuit pas que le gouvernement ne lui doive aucun appui, aucune protection, et que l’accord des deux pouvoirs ne soit pas très-souhaitable. Au reste, il faut bien avouer que, sous la Restauration, l’Église avait des amis maladroits dont les fautes étaient habilement exploitées par le machiavélisme révolutionnaire.

[3]Indret, par M. Babron, inspecteur des services administratifs de la marine. (Les établissements impériaux de la Marine française).

[4]Il n’avait garde d’oublier cet évêque, qui, d’après l’auteur de la vie de saint Hermeland, était le fondateur du monastère d’Aindre et avait placé à sa tête le saint abbé dont on montrait l’ermitage dans l’ile d’Indret.

[5]Erreur : ceux-là même ne sont pas de foi, et, en général aucun miracle rapporté par les historiens n’est de foi ; mais il y aurait grande et coupable témérité à nier ceux qui sont reconnus tels par l’autorité de Saint-Siège.

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