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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 4)

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CHAPITRE IV.

 

alexis clerc pendant les événements de 1848.

 

 

alexis a son frère jules.

 

Ier Mars 1848.

 

« Que te dirai-je, mon cher Jules ? Sais-je bien ce que je pense ? Que reste-t-il encore debout après cette tempête qui emporte d’un coup et les hommes et les institutions ? Où en êtes-vous, où vous arrêterez-vous ? Vous voulez renverser un ministre, et vous renversez la monarchie ! Pensez-vous à cette masse incalculable à qui vous imprimez un élan ? Où trouver la force qui la réduira au repos ? Faudra-t-il encore d’aussi cruelles oscillations que celles que nous avons vues, pour qu’elle y revienne spontanément ? Il faut cinq heures pour anéantir un si laborieux ouvrage ! Où trouverons-nous maintenant la confiance dans la chose établie ? C’est la dixième révolution depuis 89. C’est cinq ans de durée moyenne. Que d’argent !que de sang ! Et pourquoi ? Pleurons sur un pays où dix gouvernements successifs n’ont pas su, même au dernier moment, faire la concession qui leur eût sauvé la vie. Pleurons sur un pays qui ne peut conquérir pacifiquement ses droits.

« Je ne regrette ni Guizot, ni Louis-Philippe, je suis effrayé de leur chute ; mais je suis bien plus effrayé de l’avenir prochain, peut-être déjà du passé pour vous.

« Ce n’est pas une révolution politique que vous avez faite, c’est une révolution sociale. Vous direz, vous dites peut-être :l’ex-bourgeoisie, comme on a dit les ex-nobles.

« Voilà le peuple, l’ouvrier, le prolétaire sur le pavois. Ces flots d’envahisseurs montent-ils au pouvoir, ou font-ils descendre le pouvoir jusqu’à leur niveau ? Oui, certes, si la noblesse était injuste et tyrannique envers les autres classes, la bourgeoisie l’était envers les prolétaires ; mais ceux-ci seront-ils plus justes ? L’injustice est-elle dans ce que cent en souffrent ou cent mille ? L’injustice de la bourgeoisie était de l’égoïsme et de l’indifférence ; l’autre sera-t-elle de la haine et de la cruauté ? La bourgeoisie était peu morale et peu éclairée, mais nos nouveaux maîtres, qui les mettra soudain au niveau même des bourgeois ?

« Votre gouvernement provisoire qui s’est improvisé lui-même, qui prétend à ne plus faire comme en 1830, à consulter réellement l’opinion de la France, proclame la république ! Notre vote n’est déjà plus qu’une sanction. Ne nous trompons pas et ne nous laissons pas tromper par des mots : il n’y a pas de révolution sans qu’à la suite il n’y ait escamotage du pouvoir. Mon opinion — et je crois avoir de bonnes données — est que la France n’est pas républicaine. Cependant la république sera acceptée, je n’en doute pas. Y a-t-il, oui ou non, escamotage ? Les faits accomplis, comme disait Guizot. Voilà donc la France gouvernée par Paris ! C’est provisoire, plaise à Dieu ; il faut encore accepter ce fait accompli. Mais il en est un autre qu’il ne faut pas accepter, contre lequel il nous faudra combattre jusqu’à la mort s’il veut s’accomplir ou s’accomplit ; c’est le gouvernement de Paris par la commune, par les clubs, par l’armée révolutionnaire.

« Vous avez déjà la commune, l’armée révolutionnaire de vos vingt-cinq légions mobiles ; prenez garde aux clubs. Le droit de réunion, qui est juste, nécessaire, et dont la contestation a tout amené, le droit de réunion peut facilement se transformer en celui d’association, de club ; il n’y a qu’un pas : est-il possible qu’on ne le fasse pas ?

« Je consens à la république ; mais, jusqu’à notre mort, empêchons des gouvernements sans autorité d’environner d’abord et de tyranniser ensuite le gouvernement national. »

Voilà ce qu’Alexis écrivait à son frère Jules au lendemain de cette révolution du 24 février qui avait renversé en quelques heures l’établissement de juillet et remis à la décision si hasardeuse du suffrage universel les destinées de la France. Avouons que le jeune officier de marine, qui appréhendait tout en ce moment, était plus sage et plus clairvoyant que beaucoup d’autres. Parce que le peuple, étonné d’une si facile victoire, se montrait bon prince ; parce qu’il n’abattait pas les croix et ne saccageait pas les églises, comme en 1830, on croyait tout sauvé et on se livrait à une aveugle confiance qui devait recevoir bien prochainement de cruels démentis. C’est avec raison que ce gouvernement provisoire, où Lamartine siégeait à côté de Ledru-Rollin, en compagnie de Louis Blanc, de Flocon, d’Albert, ouvrier mécanicien, etc., ne disait rien de bon à notre Alexis ; car il était trop visible, à qui envisageait les choses de sang-froid, que ces concessions faites aux passions révolutionnaires étaient plus propres à les exalter qu’à les apaiser. Mais on regrettait si peu le pouvoir déchu qu’on était disposé à absoudre l’émeute pourvu qu’elle fût modérée. Il y eut tel moment où le citoyen Caussidière lui-même, de conspirateur qu’il était la veille devenu préfet de police, calma les inquiétudes des honnêtes gens, qui ne l’auraient certes pas choisi pour un pareil rôle, en leur promettant, dans son style pittoresque, de faire de l’ordre avec du désordre. Le moindre indice de respect pour la propriété et pour la religion dans les masses populaires était accueilli avec enthousiasme comme un gage de sécurité ; et ceux qui les ont entendues n’ont pas oublié ces paroles du P. Lacordaire, faisant allusion à un des épisodes de l’émeute triomphante et tombées de la chaire de Notre-Dame le dimanche 27 février :« Vous démontrer Dieu !mais vous auriez le droit de m’appeler parricide et sacrilège ! Si j’osais entreprendre de vous démontrer Dieu !mais les portes de cette cathédrale s’ouvriraient d’elles-mêmes et vous montreraient ce peuple, superbe en sa colère, portant Dieu jusqu’à son autel au milieu du respect des adorateurs. »

L’auditoire éclata en applaudissements.

Sur quoi, le Journal des Débats, tirant la moralité du fait, ajoutait ce commentaire :« C’est bien ; que l’Église prenne sa place, comme nous tous. Qu’elle se montre, le peuple la reconnaîtra. Qu’elle n’ait pas peur de la révolution, afin que la révolution n’ait pas peur d’elle. Dieu a livré le monde à la discussion, tradidit mundum disputationi. Que l’Église use de ses armes, la parole et la charité, l’enseignement et l’action. Qu’elle s’aide, Dieu l’aidera. »

Ce n’était pas un petit mérite, à cette heure-là, de ne partager aucune des illusions courantes ; je ne dis pas seulement celles du Journal des Débats, un peu trop compromis avec la révolution, mais celles des plus sages et des meilleurs, abusés, il faut le dire, par l’excès de leur bonne foi et par leur inclination à juger des autres par eux-mêmes.

Ce mérite fut celui de notre jeune marin. On l’a vu, du premier coup et avant des expériences tristement instructives, il dénonce l’escamotage des révolutions qui demandent au suffrage universel une tardive et illusoire sanction en faveur du fait accompli ; bien plus, dans les clubs de 1848, qui font en général plus de bruit que de mal, il démêle déjà les germes confus de la fatale commune dont il sera lui-même la victime en 1871.

Qui de nous, atteignant l’âge d’homme, ne se trouve pas à son tour face à face avec une révolution triomphante ? 1815, 1830, 1848, 1852, 1871. Les dates sont si rapprochées que nul n’y échappe. Or, c’est l’épreuve, trop souvent l’écueil de la solidité de notre jugement, de notre caractère. Peu s’en tirent sans avarie, et c’est un grand honneur de n’y avoir pas failli. Il est bon dans tous les cas, une fois le danger passé et le calme rétabli, de se livrer à un sévère examen de conscience sur la manière dont on a gouverné sa barque pendant la tempête. En offrant à mes lecteurs un terme de comparaison, dont les lettres d’Alexis à sa famille feront tous les frais, je leur ménage une facilité de plus pour se bien connaître et se juger sans faiblesse.

Vivant en province et contemplant la lutte à distance, Clerc avait, sur ses correspondants parisiens, cet avantage qu’il échappait au vertige dont il est si difficile de se défendre lorsqu’on est condamné à payer de sa personne et à respirer jour et nuit l’atmosphère enflammée des révolutions. Mais ses fortes études religieuses, les idées saines qu’il puisait dans sa Somme de saint Thomas, lui étaient aussi un grand préservatif, et, aidé de ce seul secours, nous le verrons franchir victorieusement des écueils dont ne se défièrent pas assez d’illustres et ardents catholiques.

Un mois, deux mois s’écoulent ; on sait maintenant ce qu’on peut attendre du gouvernement provisoire, des hommes de l’Hôtel-de-Ville et du Luxembourg. Le crédit public a baissé, les ateliers nationaux ont tué le travail, l’agitation va toujours croissant et s’étend de Paris aux départements. Mais l’heure des élections approche, et la France va user du suffrage universel pour se donner une assemblée constituante. Cela tombe bien !on est en pleine semaine sainte et les urnes électorales s’ouvriront le jour de Pâques. Alexis s’aperçoit que son frère a la fièvre de la politique et que son suffrage s’égarera peut-être sur la tête de Ledru-Rollin ou de Lamennais, si ce n’est même de Pierre Leroux ou de Victor Considérant. C’est le cas, ou jamais, d’une bonne correction fraternelle. Voici ce qu’il lui écrit :

« Je suis très-réellement affligé de l’état où tu te mets, et je te conjure de penser à ce que je vais te dire et d’y penser sérieusement.

« Tu as le plus entier dévouement à la chose publique, et je t’en honore. Mais pourquoi ton dévouement est-il si tracassé, inquiet, sollicitudineux, affairé ? Tu te perds dans tes tracas, tes démarches, tes discours. Sois plus calme. Crois-tu que s’il fallait tant de peine à chacun pour être républicain, la république serait possible ? Ou veux-tu d’une république qui accapare tellement les citoyens qu’il faille des esclaves pour pourvoir à la vie matérielle comme dans les républiques de l’antiquité ? Comment !ton agitation, tes mouvements inquiets, empressés, vont jusqu’à te donner la fièvre, et tu ne vois pas que ce système est faux et mauvais ! Ce n’est pas ainsi que tu dois agir. Je te supplie d’avoir égard à mon conseil. Reste huit jours sans aller au club, et n’y va ensuite que de loin en loin. Ne livre pas ta vie à un tourbillon qui l’absorbe et qui est incapable de rien produire de bon. Sais-tu ou ne sais-tu pas où est la vérité ? N’est-elle pas dans la religion ? Ne crois-tu pas à la vertu et aux lumières de quelques prêtres ? Va leur demander tes candidats ; ceux-là connaissent les hommes et te les enseigneront ; tu ne pourras pas les connaître par tes clubs. Je ne veux pas entrer dans les développements, mais je veux te dire que c’est ce que j’aurais fait.

« Ne va plus au club. Remets ton esprit. Songe que nous sommes dans la semaine sainte. Va-t’en tout simplement demander les candidats du comité Montalembert ou à M. de la Bouillerie ou à un homme pieux qui ait ta confiance, et repose-toi en paix, mais surtout ne fais à aucun prix de pacte avec le mal. Je te prie qu’il n’y ait pas un nom sur ta liste que ta conscience réprouve. N’essaie pas à te tromper là-dessus par des combinaisons avantageuses. Le mal est mal absolument, et songe au rôle que jouera l’Assemblée. »

Hélas !voulant faire ce qu’il recommande si instamment à son frère, il est bien empêché lui-même pour trouver, et en si grand nombre, des noms que ne réprouve pas sa conscience. Qu’il nous suffise de dire que sa liste portait, à côté des noms du P. Lacordaire et de l’abbé Deguerry, le curé de la Madeleine, les noms de Michelet et de Béranger.

Après l’avoir mise tout entière sous les yeux de son frère, Alexis ajoute :« Je ne te la recommande pas. Cependant je crois qu’elle ne renferme rien contre la conscience. Je me reproche de ne faire que le croire et de ne pas en être sûr. »

Scrupule parfaitement justifié. Quoi !ce censeur si sévère des votes de son frère, et qui lui reprocherait Ledru-Rollin et Lamennais, votera pour Béranger et pour Michelet ! Béranger, le chantre de Lisette et du Dieu des bonnes gens ! Michelet, le calomniateur du clergé, qui avait assez récemment épanché son fiel et sa bile dans un ignoble pamphlet :Le Prêtre, la Femme et la Famille ! Voilà pourtant à quels compromis on était amené par cet absurde système de vote, que nous avons de nouveau pratiqué depuis le 4 septembre et qui trouvera toujours de chauds partisans parmi les exploiteurs du suffrage universel. Et l’on appelle cela interroger la nation !

Quel trouble dans les idées à cette date de 1848, et quelle étrange confusion des mots et des choses !

Voici un ancien adepte de Saint-Simon et de Fourier, aujourd’hui bon catholique, et qui recommande sa candidature, à ce double titre de ce qu’il était naguère et de ce qu’il est devenu depuis, aux socialistes aussi bien qu’aux catholiques. « Le retour au christianisme, dit-il, ne m’a jamais fait éprouver le besoin de condamner les premiers entraînements de ma pensée. Sans doute, j’ai répudié des théories saint-simoniennes et fouriéristes tout ce qu’elles avaient d’incompatible avec la vérité chrétienne ; mais :enfin je leur dois d’avoir reconnu depuis longtemps la nécessité et aussi la possibilité de réaliser cette même vérité dans toutes les relations sociales. » Il ajoute :« Le principe de la république annule les seuls obstacles qui pouvaient s’opposer à cette réalisation. Je suis donc républicain à un double titre, comme chrétien et comme socialiste. »

Et cette candidature, d’ailleurs pleine d’honnêteté et de bonne foi, était chaudement patronnée par les comités catholiques.

Relégué dans sa province et privé des lumières qu’il aurait voulu recevoir sur les candidatures parisiennes, Clerc croyait faire encore pour le mieux en hasardant certains noms qui ne lui étaient nullement sympathiques. Mais si l’électeur catholique, nommant Michelet et Béranger, était en règle avec sa conscience, que penser du système qui lui extorquait de pareils votes ? Si Alexis était à cent lieues des idées socialistes, son frère ne les repoussait pas aussi résolument et il était de ceux qui essayaient de les concilier, dans une certaine mesure, avec le dogme catholique. Abonné de l’Ère nouvelle, il ne désapprouvait pas le P. Lacordaire allant s’asseoir à l’Assemblée nationale, non loin de Barbès et de Ledru-Rollin. Alexis faisait tout le possible pour le désabuser. Dans le courant du mois de juin, il se mit à écrire une longue lettre, d’un caractère dogmatique, à Mme de S***, dont il n’était pas seul à reconnaître la supériorité d’esprit, lettre évidemment destinée à son frère beaucoup plus qu’à cette dame, dont les sentiments connus lui promettaient un auxiliaire pour la cause qu’il cherchait à faire triompher. Mais pendant qu’il écrit, les événements se précipitent et de terribles explosions de la fureur populaire, rallumée par les sociétés secrètes, jettent la consternation et l’épouvante dans la France entière. Sous le coup des émotions navrantes qui se renouvellent d’heure en heure, Alexis termine par ces mots qui peignent au vif la situation :

« Je vous ai écrit ces froides pages pendant que Paris était à feu et à sang et que les dépêches télégraphiques nous tenaient suspendus dans une fébrile anxiété. Vous vous étonnerez que je les aie poursuivies, mais c’est que cette horrible guerre ne tranche pas la question, et elle surgira tôt ou tard. Je crois aujourd’hui n’avoir aucun malheur à déplorer parmi ceux qui me sont chers. Nous avons assez de pleurer sur la patrie et de prier pour elle. Puisse un aussi terrible châtiment ne pas expier seulement nos crimes, et plaise à Dieu d’accepter d’aussi héroïques dévouements comme prix de tant d’indifférence et d’égoïsme. Ouvrons les yeux et jugeons des arbres des doctrines nouvelles par les fruits qu’ils portent. J’ai enfin l’espoir que le malheur, qui sanctifie l’homme, améliorera la nation. Oh !si Dieu le voulait ainsi, nous serions alors véritablement sauvés. »

Espoir encore prématuré !

« Que mon sang soit le dernier versé ! » avait dit en expirant l’archevêque martyr, frappé devant la barricade du faubourg Saint-Antoine au moment où il portait aux insurgés des paroles de paix. Le général Négrier venait de tomber à la même place, et le général de Bréa avait été lâchement assassiné à la barrière de Fontainebleau, tous les deux après avoir fait cesser le feu de leurs troupes et en essayant de parlementer. Cinq autres généraux et deux représentants trouvèrent la mort dans cette horrible lutte, une des plus acharnées qui aient ensanglanté les rues de Paris. Les alarmes de Clerc pour les siens ne se calmèrent que lorsque son père, dont il redoutait l’exaltation patriotique, lui eut donné signe de vie.

« Mon cher père, écrit-il le ier  juillet, je te remercie vivement de ta lettre du 27 juin, que j’attendais avec une grande impatience. Je savais par les journaux que le faubourg du Temple avait tenu jusqu’au troisième jour, et je prévoyais bien que le voisinage des ponts, la rareté des voies du canal au boulevard donneraient une importance stratégique au quartier que tu habites. Mme Mallet mère avait reçu le 28 une lettre de Mme Pagès dont j’avais auguré que tu étais sain et sauf ; néanmoins j’avais besoin de nouvelles directes et je te remercie de n’avoir pas tardé à m’en donner.

« Je remercie, ne t’en déplaise, les insurgés, la mobile et la garde nationale de t’avoir tour à tour gardé prisonnier chez toi. Je ne peux guère te dire qu’il n’est pas raisonnable d’aller flâner au milieu d’une guerre civile. Il est impossible d’être calme dans des circonstances si critiques, et sans cette force majeure tu serais allé t’exposer à un danger inutile. D’après ton itinéraire du premier jour, je conjecture que tu avais bien des chances de ne pas t’en tirer à si bon marché.

« J’apprendrai avec beaucoup d’intérêt tout ce que tu pourras te rappeler des paroles des insurgés ; quels étaient leurs moyens, leur but ; afin de savoir au juste l’effroyable ennemi qui a failli anéantir la patrie et qui a coûté si cher à détruire.

« Si tu voulais, mon cher père, permettre une réflexion sur ce grand malheur, je te renverrais à ma dernière lettre. L’État est une personne morale soumise à la loi de la souffrance comme un homme ; pour lui aussi il faut que la justice s’exerce. C’est la cause de ces catastrophes que l’histoire enregistre avec effroi ; il lui faut de ces expiations sanglantes qui rachètent tant de crimes impunis. Il lui faut enfin comprendre que la main qui le châtie cherche surtout à le corriger.

« Le châtiment est terrible. La France a versé le plus pur de son sang. J’espère que nous n’avons plus à expier. Fasse le Dieu juste et bon que nous changions nos voies et que nous marchions dans celles qu’il nous a tracées. Oh !alors la France est réellement sauvée. Sinon, — si nous continuons de vouloir établir les fondements de la société sur un égoïsme bien entendu ; si cet égoïsme, aussi éclairé qu’on le voudra, est le principe de la morale et du contrat social, — nous sommes perdus. Il ne s’agit plus de céder à l’État une partie de sa liberté en obéissant à la loi, une partie de son bien en payant l’impôt ; nous resterions dans nos anciens errements et nous aurions vu seulement la première scène de la destruction de notre pays.

« Non, il faut que la France, qui a toujours donné à l’univers l’exemple des grands et des généreux sentiments, — et c’est là plus que sa puissance, plus que son génie militaire ce qui nous la fait chérir ; il faut que, cessant de calquer la civilisation anglaise, qui ne va ni à ses mœurs, ni à son esprit, ni à son cœur, elle abjure l’égoïsme et que la fraternité qu’elle a gravée sur ses armes se grave profondément dans son cœur.

« Les déplorables philosophes du dernier siècle et de celui-ci sont parvenus, les premiers à dessécher nos cœurs, les autres à nous inspirer de la haine contre les prétendus heureux du monde, par leurs calomnies, et à nous faire croire que notre destinée et notre droit est un bonheur sans mélange sur la terre. Ces doctrines ne sont pas restées dans le domaine de l’idéologie, le feuilleton les a répandues partout, les Mystères de Paris, le Juif-errant et bien d’autres, qui ont fait moins de bruit, les ont popularisées ; et je ne doute pas que l’enquête que l’on va faire sur cette abominable insurrection ne prouve que ce n’est que la conséquence logique de ces principes. Ces romanciers, ces philosophes ne se battent pas ; ils détestent la guerre civile, on ne saurait les atteindre ; ils sont cependant les plus coupables, ils sont les vrais instigateurs de la guerre civile. Comprendront-ils ce qu’ils ont fait ? Je n’ose l’espérer de tous. La Réforme a donné le généreux exemple de déplorer les paroles haineuses qu’elle a publiées , et s’en trouve amèrement punie. »

Voilà certes des vues d’une élévation et d’une justesse peu communes, et plût à Dieu qu’elles eussent eu quelque influence sur les classes dirigeantes qui, plus éclairées, portent, devant Dieu et devant l’histoire, le poids d’une plus lourde responsabilité.

La lettre suivante touche à un sujet moins grave, mais elle est assez piquante et elle met d’ailleurs dans tout son jour la noble fierté que notre Alexis savait très-bien concilier avec l’humilité chrétienne. Pour qu’on la comprenne, il suffira de dire que, le Caffarelli étant décidément mis à la réforme et M. Mallet ayant reçu un autre commandement, on désirait vivement dans la famille qu’Alexis ne fût pas séparé d’un chef dont la bienveillance lui était acquise depuis longtemps. De là la démarche de M. Jules Clerc auprès de leur ami d’enfance M. Émile Marie, dont le père, devenu ministre de la justice, occupait l’hôtel de la place Vendôme. Entre nous, Alexis n’était pas fâché de gloser, à l’occasion, sur l’austérité républicaine de son frère Jules et de la trouver en défaut.

« Mon bon Jules,

« Je ne saurais te reprocher ce que tu as fait pour mon embarquement avec M. Mallet, Mme Pagès surtout t’en ayant donné le conseil ; mais je dois te dire que c’est avec un vif déplaisir que j’en ai reçu la nouvelle. Comment fais-tu pour moi ce que ta susceptibilité t’empêcherait de faire pour toi-même ?

De grâce, si j’ai le bonheur d’avoir quelques amis plus haut placés que moi, ne me les fais pas perdre. Je comprends cette espèce de mépris pour les hommes qui s’empare si souvent des gens puissants quand ils ont éprouvé qu’on se fait un marchepied de leurs sentiments les plus intimes. Ne vois-tu pas que la position d’Émile Marie, et notre amitié, sont deux choses d’un ordre complètement différent et qu’il est aussi absurde qu’injuste de prétexter de l’une pour user de l’autre. Tu ne te doutes probablement pas de la tourbe de solliciteurs qui accable ce pauvre garçon et tu lui retires ce pauvre petit moment de plaisir qu’il eût éprouvé, quand il aurait pensé à moi, en se disant que je n’avais pas été importun.

« Il a bien plus besoin d’une affection désintéressée que je n’ai besoin de tous les services qu’il peut me rendre par sa position. Et toi, mon bon Jules, dont la délicatesse de sentiments est si exquise, tu as fait cette démarche ! Ce qui me peine le plus, c’est que votre affection pour moi, à vous tous à Paris, s’aveugle volontairement ; car d’abord, vous ne feriez pas pour vous-mêmes ce que vous faites pour moi, et si vous ne vous mépreniez pas autant sur mes sentiments, vous ne le feriez pas pour moi. Tu as été rebuté par de Plas [1], j’en étais sûr et j’en suis enchanté ; Émile aurait dû en faire autant. Ne va pas croire que je ne fais pas cas de l’amitié et que je ne veuille jamais rien lui demander : il est trop doux pour moi de pouvoir être utile à ceux que j’aime ; mais je demanderai à mes amis des choses qui dépendent d’eux personnellement et non pas de leurs fonctions publiques. Le côté plaisant de la chose, c’est que tu fais un républicain de la veille de plus qui fait le métier de solliciteur, et que moi, qui suis le réactionnaire, je fais le puritain.

« J’avais prévenu de Plas des tours dont tu étais capable, mais j’avoue que je n’avais pas eu la subtilité de prévoir que tu dénicherais ce pauvre Émile pour des démarches si en dehors de son ressort.

« Enfin, il faut que je dise qu’à votre propre point de vue, vous avez fait une boulette. Vous croyez que M. Mallet, qui connaît tout Paris, qui connaît presque entièrement tout le ministère, a besoin de ce pauvre Émile pour faire tenir une lettre à son ami N***. En vérité, c’est un peu naïf pour des gens qui savent leur monde. Je ne veux pas dire que M. Mallet ne désire sincèrement mon embarquement avec lui, mais il ne se peut qu’il soit obligé à une pareille ficelle pour obtenir ce qui est dans son droit. De deux choses l’une : ou il ne le désire pas assez pour l’obtenir, et ça ne m’empêchera pas de lui savoir gré de l’avoir désiré au degré où il l’a fait ; ou il a employé un hors-d’œuvre pour donner satisfaction à votre impatience. Alors, mon pauvre Jules a fait briller en pure perte, auprès des huissiers de la place Vendôme, son incorruptibilité républicaine. C’était un si agréable passe-temps pour nous de nous indigner de la corruption et du népotisme de nos contemporains ! Va-t’en bien vite trouver Émile ; pénètre, malgré les huissiers que tu as déjà appris à mettre en défaut, et dis-lui de rester chez lui ; que je veux toujours qu’il fasse deux lieues pour venir me voir, mais que je ne veux pas qu’il fasse deux pas pour m’obtenir quoi que ce soit. »

La lettre se termine par cet avis qui s’adresse à la foi et à la piété de son frère :

« Toi, mon bon Jules, recueille-toi le plus que tu pourras ; je conviens que c’est très-difficile pour tout le monde et que tu as de plus que les autres les obstacles de ta vie si occupée à surmonter, mais fais ce que tu pourras ; dix minutes de prière valent mieux que toute la politique du monde, et, par-dessus le marché, c’est la seule vraie et bonne politique, car il y a une Providence qui nous gouverne. Grave bien dans ta tête cette belle parole, de Bossuet, je crois : l’homme s’agite et Dieu le mène [a]; tu en tireras bientôt un calme dont tu es privé depuis longtemps et un jugement plus sain sur beaucoup d’événements ; tu interviendras aussi plus à mon gré dans mes affaires, et enfin, j’espère, nous n’aurons plus de dissentiment sur aucun point, ainsi qu’il convient à des frères et à des chrétiens.

« A bientôt,

« A. CLERC.

« Va sans différer remercier Émile de sa bonne volonté et l’en dispenser. »

Cependant Alexis s’aperçoit que son frère Jules n’est pas assez en garde contre certaines idées courantes qui, sous les vagues formules où elles s’enveloppent, favorisent le socialisme, et qu’on a surpris sa bonne foi en affectant de respecter son orthodoxie catholique. Les explications données par son frère ne le satisfont qu’à moitié ; il les reprend une à une, il les discute, les approfondit et se met en devoir de prouver que, si on écarte tous les voiles, toutes les équivoques, ces deux contraires, — le socialisme et le Christianisme, — sont absolument et radicalement inconciliables.

Il y a tant de raison dans ces pages, tant de sérieux bon sens éclairé par la foi, que nous croyons faire chose agréable à nos lecteurs en les reproduisant ici en grande partie. Assurément les doctrines de Fourier et de Victor Considérant, telles qu’on les professait en 1848, n’ont plus guère d’adeptes en ce temps-ci, et elles peuvent passer pour surannées en présence de doctrines moins spéculatives qui ont depuis fait leurs preuves avec un certain éclat. Mais les principes d’erreurs, d’où procède le mal, sont les mêmes, et ils s’accordent tous en un point, la négation du surnaturel. Quant aux principes que Clerc opposait à ces utopistes dangereux, ils sont immuables comme la vérité.

Donc, M. Jules Clerc avait dit, à ce qu’il paraît :

« Je ne crois pas que la religion doive intervenir d’une manière directe dans les questions politiques, si ce n’est pour nous conserver toujours devant les yeux les principes de moralité et de fraternité de l’Évangile. »

« — Très-bien, reprend Alexis, empruntons à l’ordre religieux des principes infaillibles et bâtissons dessus ; nous pourrons bien nous tromper dans des cas particuliers, mais nous avons de bonnes conditions de vérité. Tu es dans le vrai ; Dieu nous a donné tout ce qu’il faut pour notre salut, si tu veux, pour notre vrai bien, et pour cela il n’a pas pourvu seulement à l’ordre de la grâce, mais aussi à l’ordre de la nature, et il a posé les principes naturels, nous a ordonné de les suivre, et, si nous ne le voulons pas faire, nous détruirons et nous n’édifierons pas.

« Je te prie d’excuser l’excursion que je vais faire ici ; ce n’est pas une réponse directe à ta lettre, mais je tiens beaucoup à ce que tu ne te figures pas que la religion a un domaine propre où elle doit se renfermer et que la chose publique doit se régler par ses propres lois. La religion, au contraire, est la loi universelle, et elle doit être unique, car le but unique de l’homme est son salut, qui dépend de la seule religion. Les créatures, la nature, les sociétés ne sont et ne doivent être que des moyens d’atteindre ce but.

« Or, l’homme est déchu et par sa chute il a tout perdu dans l’ordre de la grâce, ce qui n’intéresse que la religion ; et sa nature même a été corrompue, ce qui intéresse l’ordre naturel et la société. Mais, par la Rédemption, il est capable de rentrer dans l’état de grâce et de vaincre la corruption de sa nature. Il en résulte que la première condition de toute société est la religion, et on ne peut citer aucune société qui en ait été dépourvue. La corruption étant propre à chaque homme, il faut que chaque homme tâche de se vaincre ; c’est le plus grand service qu’il puisse rendre à la société. Par suite de cette corruption, la société a le droit de coercition sur ceux qui menacent son existence. Enfin l’homme a, par sa faute, été condamné au travail et à la souffrance, et Celui qui a prononcé l’arrêt, le maintiendra.

« Eh bien ! Fourier et ses disciples nient que l’homme soit déchu et, le supposant sorti tel qu’il est des mains de Dieu, ils le déclarent bon et veulent lui permettre de satisfaire ses passions les plus ardentes et ses désirs les plus fugitifs. Comme philosophie, il est facile de prouver que ce système est absurde en ce qu’il méconnaît la nature intime de notre cœur, et ne peut expliquer le mal actuel et passé. Mais notre foi nous fait rejeter ces folies. Si l’homme est mauvais, quoi de plus insensé que de compter avec lui comme s’il était bon ?

« J’ai vu ici V*** [2] en revenant de Paris, et je lui ai reproché de t’avoir trompé ; il s’en est défendu en disant qu’il ne t’avait rien dissimulé et que, comme il est possible que l’on arrive à créer une même institution en partant de principes différents, il s’était borné à te proposer ces réalisations pratiques sans s’inquiéter des principes qui leur serviraient de base dans ton jugement. En fait de politique on ne s’occupe que des faits et peu des idées, à ce qu’il paraît. Pour sa part, il m’a bien déclaré que les deux principes, fondements de ses projets de réforme, étaient que l’homme n’était pas déchu, et qu’après sa mort il continuait éternellement à mériter dans une vie nouvelle et différente. Avec ces principes je conviens qu’il est assez logique ; peux-tu l’être avec des principes contraires ? Non, je te l’ai déjà dit, ta bonne foi a été surprise.

« Tu me dis :« Les idées de Fourier sur l’organisation de la société sont belles en ce qu’elles tournent l’égoïsme de chacun, quand elles ne le détruisent pas, au bien-être de tous. » Quant à belles, nous le verrons plus tard ; quant à fausses, nous le verrons tout de suite. Le travail doit devenir un plaisir par l’attrait que l’organisation saura y attacher. Notre conscience nous dit bien haut que cela ne saurait être, mais qu’est-ce que Fourier répondra à ces paroles :« La terre est maudite dans ton œuvre, tu en mangeras (les fruits) tous les jours de ta vie ; elle te germera des épines et des ronces et tu mangeras l’herbe de la terre ; tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré, car tu es poussière et tu retourneras en poussière [3]. » Aurons-nous après cela la crédulité de compter sur ses promesses de paradis terrestre ? N’oublions jamais cette terrible sentence qui pèse sur l’humanité et dont veulent nous relever tous les prophètes de nos jours.

« Est-ce beau de perfectionner la gourmandise jusqu’à faire, je crois, six repas copieux par jour ?de permettre à la sensualité de rejeter toute entrave ?d’accorder aux instincts les plus abjects des satisfactions que notre corruption actuelle ne peut même pas envisager sans rougir ? Tu parles des moyens que Fourier veut employer pour détruire l’égoïsme ; mais il n’y en a pas d’autres, à son avis, que de laisser librement se développer les passions de l’homme ! Du reste il ne veut pas le détruire, il en serait bien fâché puisqu’il lui faut le développement de tout ce qui est dans le cœur de l’homme. — Mais il l’utilise. — Cela n’est pas trop maladroit ; cependant, jusqu’à présent j’avais cru Dieu seul capable de tirer le bien du mal.

« Enfin je termine par la dernière phrase de ta première feuille. « La solidarité est un sentiment chrétien et je ne le crois pas inapplicable dans la suite des temps. »

« C’est là une phrase peu réfléchie ; la solidarité n’est pas un sentiment, c’est une loi par laquelle les hommes sont responsables les uns pour les autres du bien ou du mal qu’ils ont commis ; les fouriéristes donnent le nom d’unitéisme à ce que tu veux dire, et trois mois plus tôt tu eusses dit avec nous la charité, qui certainement, comme tu le dis, est un sentiment chrétien et si chrétien, qu’il n’existe pas hors du christianisme ; ce qui me fait croire que la suite des temps ne le rendra pas applicable si le monde ne devient pas chrétien, et que si Dieu nous accorde la grâce de l’être, il sera, quel que soit le temps, applicable et même appliqué. Tu diras que je l’applique fort peu moi-même et que tout ceci est bien sévère ; si tu devais t’en blesser, je t’en demanderais sincèrement pardon. Mais l’importance des questions que soulèvent tes quelques lignes justifie peut-être l’ardeur avec laquelle je désire que ton attention se fixe plus mûrement sur des nouveautés décevantes. »

 

Voilà qui est parler net, ce me semble. Sans doute cette argumentation, empruntant toutes ses majeures à des vérités de foi, n’arriverait pas à convertir un aveugle disciple de Fourier, mais elle avait sa valeur auprès de l’excellent catholique auquel elle était adressée. Alexis ne demandait pas à la raison, trop souvent à court de preuves péremptoires, ce que la foi donne abondamment à qui a le bonheur de croire. La direction pratique de son esprit se révèle dans cette discussion, où il ne cherche pas à briller, mais à convaincre, en homme qui sait le prix des âmes et à qui l’âme de son frère est chère entre toutes.

Je dois noter l’impression que fit sur lui le vote du 10 décembre 1848.

L’élection du prince Napoléon à la présidence, par cinq millions de voix, le surprit désagréablement et il lui fallut du temps pour se remettre de ce qu’il appelait « un rude échec à sa pénétration politique. » Il avait voté pour Cavaignac, non par républicanisme, mais par sincérité dans l’acceptation du régime politique légalement établi, et aussi par une généreuse réaction contre d’odieuses calomnies auxquelles l’incorruptible général n’avait fourni aucun prétexte. Il éprouvait une répulsion instinctive pour son compétiteur princier, qui lui apparaissait toujours comme l’aventurier de Boulogne et de Strasbourg, avec du sang sur les mains. Nous ne répéterons pas les expressions extrêmement dures dont il se sert pour le flétrir ; la pitié les eût sans doute adoucies après l’immense désastre où cet homme a sombré avec la fortune de la France. Mais nous pouvons laisser passer cette plainte amère, trop justifiée par l’état de prostration et d’anémie où nous réduisent les révolutions :« Ma douleur est de voir le pays entier se renoncer lui-même en faisant un choix qui est un refus de choisir quand on est forcé de choisir. C’est le suicide d’une grande nation ; elle se renonce elle-même pour telle. »

Mais peut-être y a-t-il à ce choix des motifs plus avouables, par exemple l’amour de la gloire militaire, dont Napoléon est pour nous le symbole ?L’esprit militaire est si profondément imprimé au caractère français ; il n’est pas absurde de croire que c’est lui qui a parlé. Sur quoi il ajoute avec grande raison, ce qu’on n’a voulu comprendre ni en 1848, ni en 1852, et ce que nous ne savons que trop aujourd’hui :« Ce serait très-déplorable, très-malheureux. Si c’était la signification de Louis Bonaparte, alors s’ouvrirait une nouvelle ère de guerres interminables avec toute l’Europe. »

Autre hypothèse. « Nous ne sommes pas républicains. On veut ménager un retour à la monarchie. Dans trois ans, une nouvelle constituante décrétera la monarchie et le suffrage universel appellera au trône Henri V. » Si c’est là qu’on en veut venir, ajoute Alexis, ceci est légitime et je m’y soumettrai de bon cœur. « Il n’en restera pas moins déplorable que tous ces monarchistes se soient comptés autour…d’un pareil nom. »

Telle fut la politique de ce fervent et intrépide chrétien à une époque où il était si difficile de voir juste et d’accomplir sans trouble comme sans faiblesse les devoirs d’un bon citoyen. Avouons qu’il n’était pas si mal inspiré par son inviolable attachement à la vérité catholique, dont les conséquences vont bien au-delà de la sphère que lui assignent les esprits superficiels ou d’une sincérité équivoque.

Ah !si nous avions des principes !on ne nous verrait pas verser tantôt à droite et tantôt à gauche, et notre loyauté ne se démentirait jamais, alors même qu’elle serait mise aux plus rudes épreuves par les erreurs et les fautes d’un gouvernement que nous n’aurions pas choisi et qui nous serait peu sympathique.

 

 

Notes additionnelles :

[a] « l’homme s’agite et Dieu le mène » serait de Fénelon et non pas de Bossuet.

N’exagérons point pourtant, n’insistons pas trop sur cette langueur et cet amollissement, et tout en reconnaissant que le caractère ordinaire du style de Fénelon est la grâce tendre, sachons bien qu'il n'est pas incapable de force, que le grand mot souvent attribué à Bossuet et digne de lui : "L'homme s'agite et Dieu le mène" est de Fénelon, et de Fénelon aussi cette vigoureuse peinture : "Les hommes, gâtés jusque dans la moelle des os par l'ébranlement et les enchantements des plaisirs violents et raffinés, ne trouvent plus qu'une douceur fade dans les consolations d'une vie innocente; ils tombent dans les langueurs mortelles de l'ennui, dès qu'ils ne sont plus animés par la fureur de quelque passion... "

In Émile Faguet: Fénelon, un des plus grands esprits français, in EMILE FAGUET, Histoire de la littérature française, Paris, Plon-Nourrit, 1901, tome 2

Sur la toile : http://agora.qc.ca/Dossiers/Francois_de_Salignac_de_La_Mothe-_Fenelon

 



[1] Cet ami chrétien avait tous les sentiments de Clerc et ils étaient dignes l’un de l’autre. Nous ferons dans la suite plus ample connaissance avec lui.

[2] Un de leurs amis, engagé assez avant dans les doctrines socialistes, et dont le 4 septembre n’a pas manqué de faire un préfet.

[3] Genèse, III. 17-19.

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23/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 3)

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CHAPITRE III.

 

progrès d’Alexis dans la vie chrétienne. — service à terre.
lorient, indret, brest.

 

Revenu en France dans l’été de 1847, Alexis est un autre homme ; témoins d’une transformation si inattendue, ses anciens camarades n’y comprennent rien et n’en peuvent croire leurs yeux. Est-ce bizarrerie d’esprit ? Est-ce un jeu, une gageure ? Est-il vraiment dans son bon sens, et combien de temps cela durera-t-il ?

Mais lui leur déclare que cela est très-sérieux et qu’il ne changera plus, avec la grâce de Dieu. Il a des ardeurs de néophyte qui rappellent l’élan de Polyeucte au sortir du baptême :

Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes

Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes.

Hélas ! dans le Paris du xixe siècle, ce cri : Je suis chrétien ! étonne encore bien des oreilles païennes, il excite la rage des persécuteurs, et Clerc devait un jour en savoir quelque chose. Mais, en attendant, il passait pour fou, ou du moins pour très-original, auprès de gens qui l’avaient vu aussi étranger qu’eux à toute pensée religieuse. La folie, c’était, à ses yeux, de ne pas croire en Jésus-Christ, de ne pas marcher sur ses traces ; il s’en expliquait avec une verdeur d’expression très-propre à déconcerter ceux auxquels sa nouvelle manière d’être paraissait déraisonnable, et qui venaient pour sonder ses dispositions avec plus de curiosité maligne que d’intérêt et de sympathie.

Un jour, il est rencontré par un de ses anciens camarades, devenu depuis capitaine de frégate et répétiteur à l’École polytechnique ; homme de beaucoup d’esprit, mais sceptique et fort intrigué d’un pareil changement. « Qu’est-ce donc qu’on m’a conté, mon cher Clerc, tu es devenu jésuite ? » Clerc ne l’était pas encore, mais on sait ce que ce mot veut dire dans la bouche de ceux qui ne sont pas même chrétiens. — « Oui, certes, je le suis comme tout homme de cœur et d’intelligence doit l’être quand il n’est pas un ignorant [1]. » Telle fut sa réponse, et « le ton, le geste et les yeux de Clerc étaient tels que je vis qu’il n’y avait pas à discuter ; je le quittai en me promettant de n’y plus revenir. »

S’il s’y était toujours pris de la sorte, il n’aurait pas fait beaucoup de conversions. Heureusement, avec le temps, il acquit plus d’empire sur lui-même, non sans effort, mais avec un mérite d’autant plus grand que cette franchise un peu rude était dans son caractère.

Il y eut un petit groupe d’amis, à Paris, où sa conversion si longtemps attendue causa bien de la joie. Le meilleur de ces amis, c’était son frère Jules, devenu en même temps que lui fervent catholique. Tous les deux étaient liés d’enfance avec un vaillant écrivain qui a, de bonne heure, consacré sa plume au triomphe de la religion, et au foyer duquel brillaient les plus douces vertus réunies dans la personne d’une femme distinguée que Dieu avait amenée à la connaissance de sa loi par des voies extraordinaires. Monsieur et madame de S***, que la discrétion nous interdit de désigner plus clairement, étaient des amis du premier degré, et comme ils suivaient en tout les inspirations de la foi, ils fêtèrent de la manière la plus sainte, en prenant part avec lui au banquet sacré, le retour de cet enfant prodigue à la maison de son père.

M. Jules Clerc avait confié le soin de son âme à M. l’abbé de la Bouillerie, alors vicaire général de Paris, depuis successivement évêque de Carcassonne et coadjuteur de Bordeaux. Mais l’un des frères ne pouvait avoir un ami ou un guide qui ne fût en même temps celui de l’autre ; aussi, après un court séjour à Paris, qui lui suffit pour connaître le prix d’une telle amitié, Alexis témoignait-il pour M. de la Bouillerie la même affectueuse et filiale confiance que s’il eût été de tout temps son fils spirituel.

Il n’avait garde d’oublier le fidèle Joubert, son premier guide et son modèle dans le généreux accomplissement de tous les devoirs du christianisme. Qu’était devenu ce cher camarade dont il n’avait plus de nouvelles depuis son départ du Gabon ? Il t’en savait rien et supposait qu’il était toujours dans sa famille, à Pont-de-Vaux [2] (département de l’Ain). C’est là qu’il lui écrivit le 27 août 1847, étant lui-même à Lorient, toujours embarqué sur le Caïman, car il n’avait passé à Paris que fort peu de temps :

« Tous mes efforts tendent maintenant à devenir chrétien et à beaucoup aimer Dieu. J’ai tort de te parler de mes efforts, parce que en vérité je suis bien inerte, sans courage, sans persévérance. Je suis comme un vaisseau désemparé ; mais Dieu, qui a été si bon que de me rappeler à Lui, fera dériver ce pauvre ponton vers le port le plus sûr. Mais je devrais m’aider suivant mes moyens, et je fais bien peu de chose. Il faut que je te raconte ce qu’il vient de faire pour moi tout récemment. Tu me connais, mon cher ami, et tu sais que j’ai un esprit inquiet, assez vif, pas profond du tout et passablement inconstant. Tu sais aussi cette vie du bord, inoccupée et tracassière, qui vous laisse toute la journée à rêvasser. J’étais fort inquiet de cette situation, surtout dans la privation où l’on est de l’église. Je crois qu’elle est réellement dangereuse. J’avais écrit à peu près tous les jours, pendant notre dernière traversée, toutes mes inquiétudes, toutes mes craintes et toutes mes pensées, de telle sorte que je crois que je m’étais peint assez ressemblant. Mon dessein était de donner cela à un prêtre qui m’aurait alors secouru tout de suite et qui m’eût conseillé : notre vie est si incertaine, à nous, qu’il fallait devancer l’occasion. Mais il fallait trouver un prêtre. Mon frère m’a fait rendre visite à son directeur ; je n’ai pas balancé et je lui ai porté mon paquet, et le bon Dieu a fait que c’est un homme des plus intelligents et des meilleurs que je sache ; c’est M. de la Bouillerie, grand vicaire de Mgr de Paris. Je ne le connaissais pas du tout et jamais je n’eusse si bien choisi. Je me sens porté à autant d’affection que de respect pour lui. Je regrette seulement qu’étant aussi occupé qu’il l’est, je n’augmente son fardeau ; mais j’ai une espèce de joie d’égoïste de l’avoir.

« Je ne me sens pas en train de t’entretenir plus longtemps. Regarde ceci comme une simple lettre d’avis de mon arrivée ; informe-moi de ce qui te regarde et compte sur mon empressement à te répondre. Je suis en ce moment à Lorient, embarqué sur le Caïman.

« J’ai besoin, mon cher, de beaucoup de secours. Je me recommande à tes prières.

« A. C. »

Au moment où cette lettre lui parvint, Joubert avait déjà dit adieu au monde et ne résidait plus dans sa famille, mais au séminaire d’Issy, près Paris ; c’est à Issy qu’il avait commencé les études qui, continuées l’année suivante au séminaire de Saint-Sulpice, devaient le préparer à la réception des saints ordres. Qu’on juge de sa joie en voyant Clerc en si bon chemin ! Son ami lui disait en commençant sa lettre : a Tu as contribué à ma conversion, jamais je ne l’oublierai. Tes lettres me feront toujours du bien, ne me les épargne donc pas. » Apprendre à son cher camarade l’heureuse issue de sa vocation, lui parler à plein cœur du bonheur de la retraite, des délices spirituelles de la vie de séminaire, de ses vénérés directeurs, de ses nouvelles études qui nourrissent son âme en éclairant son esprit, si différentes en cela de la science orgueilleuse du siècle ; puis se mettre en devoir de lui procurer à Lorient un nouveau guide et, s’il se peut, un autre M. de la Bouillerie, voilà quelle fut la première inspiration de Claude Joubert, et il réussit à tout au delà de ses espérances. Rendons hommage en passant à ce saint jeune homme que le séminaire de Saint-Sulpice n’a fait qu’entrevoir. Sa mémoire n’y est pas entièrement effacée ; l’un des directeurs actuels, qui fut son condisciple [3], nous dit que, s’il eût vécu, il aurait certainement rempli le ministère d’un prêtre zélé. Humble, modeste, réservé, exact observateur des règles, il parlait peu de son passé, et à peine savait-on, dans le cercle intime où il se renfermait, qu’il eût fait campagne dans les mers du Sud.

Au commencement de septembre, Clerc, enfin débarqué du Caïman, est attaché à la direction du port de Lorient. C’est là sa première station sur les côtes de Bretagne. Pendant les trois années suivantes, il n’eut pas de résidence fixe, son service l’appelant tour à tour à Brest, à Saint-Nazaire, à Paimbœuf et à Indret, sans parler de plusieurs embarquements de courte durée à bord du Caffarelli, de la Caravane et du Duguesclin. Il y aurait peu d’intérêt à suivre le jeune officier dans ces diverses pérégrinations. Le service spécial auquel il fut appliqué sur l’aviso à vapeur le Pélican tire un peu plus à conséquence, et nous en toucherons un mot, le moment venu. Le grand avantage qu’il trouva dans ces diverses situations, ce fut d’avoir le temps de se recueillir et de se vouer, sans distraction mondaine, à la prière, à l’étude et aux bonnes œuvres.

Une lettre, datée de Lorient (17 septembre 1847), et adressée à son frère Jules, nous met pour ainsi dire sous les yeux le premier essor de son zèle, et nous révèle un discernement qu’on n’était guère en droit d’attendre d’un convertisseur si novice. Il s’agit d’un ami, — nommons-le Alphonse, — que son frère et M. de S***, de concert avec lui, travaillaient à remettre dans la bonne voie, et auquel ils avaient conseillé les Pensées de Pascal et le chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts. Alexis désapprouvait le choix de ces lectures, dont il attendait peu d’effet, et il s’efforçait de ramener à son avis les deux auxiliaires de son zèle.

« Il est bien entendu que les Pensées de Pascal, qui m’ont ouvert les premières la route, et le chapitre des Esprits forts, que j’ai lu peu de temps après, sont des livres que je regarde comme très-bons et très-forts ; que je n’entends nullement les attaquer et qu’au contraire je suis prêt à les défendre. Mais les Pensées de Pascal sont difficiles et elles me semblent devoir glisser sur un esprit qui n’est pas recueilli ; et je crois qu’en prenant en bloc celles qu’Alphonse lira et comprendra, celles qu’il lira sans les comprendre, et celles qu’il ne lira pas du tout, — et ayant égard au mouvement dont il est actuellement entraîné, — le tout fera un nuage fort embrumé qui fuira derrière lui sans qu’il y jette de nouveau les yeux. Le chapitre des Esprits forts, — je conviens qu’il pourra le lire tout entier sans en sauter. C’est assez malin et spirituel pour l’entraîner ; mais Alphonse, grâce à Dieu, ne peut pas être rangé dans la catégorie que fait La Bruyère des Esprits forts.

« Alphonse n’est ni un esprit fort, ni un sceptique. Alphonse — et vous pouvez le lui dire de ma part — n’est dans aucune des catégories philosophiques. Sa philosophie consiste à n’en pas avoir parce que c’est gênant, et sa grande affaire c’est de tâcher de prendre le temps du moins mal qu’il peut. Ne vous adressez pas à son esprit pour le convaincre : il est déjà convaincu. Seulement il ne veut pas y penser et il y réussit assez passablement. Supposé même que vous le convainquiez, ne l’avez-vous pas vu cent fois très-convaincu, très-décidé à une résolution qu’il n’a pas même essayé de mettre à exécution ? Mais dites-lui et redites-lui souvent que s’il est sans force, il y a un moyen d’en acquérir, qu’il faut en demander. Il sait où est le bien, mais il n’a pas la force de le vouloir ; dites-lui qu’il la demande. Ce n’est pas son esprit qu’il faut dompter, ce sont ses passions. Obtenez avec persistance de petits sacrifices, soutenez-le quand il fait bien, encouragez-le, ne l’abandonnez pas un long temps tout seul. Ne parlez pas de ce qu’il peut y avoir dans le commencement de triste dans la religion ; soyez le plus gai, le plus aimable possible ; qu’il entrevoie qu’il y a des joies douces, des plaisirs permis, et ayez surtout attention à payer, autant que possible, tout sacrifice que vous en obtiendrez par une récompense. Enfin qu’il sente que ce n’est pas mourir que de se faire chrétien. Vous ne ferez rien à coups d’arguments, vous ferez tout par des égards, par de la persistance, et en lui faisant sentir la douceur des joies légitimes. Enfin, mon cher Jules, rappelle-lui ce que je lui ai dit de graver dans sa mémoire.

« Je ne puis vous dissimuler que je regarde votre tâche comme très-lourde, mais vous avez bon courage et Dieu vous donnera bon aide.

« Tout cela soit dit sans vous fâcher, ce que je ne veux pas le moins du monde ; et si vous ne passez pas de mon côté, il y a toujours cet infortuné M. de la Bouillerie, qui s’est fait en nous autres une bien fâcheuse connaissance pour son repos. »

La lettre d’Alexis à son frère Jules se termine par la recommandation suivante :

« Je dois t’avoir parlé d’un ami à moi, ancien élève de l’École, ancien élève de marine avec moi sur la Charte, qui a déposé la cuirasse et pris la haire. Ce digne garçon est à Saint-Sulpice, et je n’en savais rien. Je regrette fort de ne l’avoir pas vu et je t’engage à faire sa connaissance ; je crois que tu y pourras profiter. Il se nomme Claude Joubert. Il se trouvera à Issy, au séminaire, jusqu’au 10 octobre, et à partir du 10 octobre au séminaire de Saint-Sulpice à Paris. Tu me feras plaisir de remettre toi-même la lettre à Joubert. »

Voici le contenu de la lettre d’Alexis à son ancien camarade :

« C’est une rude punition du retard que j’ai mis à t’écrire que d’avoir ignoré pendant mon excursion à Paris que je pouvais t’y voir. Les occasions seront peut-être si rares, où nous pourrons nous embrasser, que je regrette beaucoup celle que j’ai laissé échapper. Il m’est doux, il m’eût été utile de te voir dans la paix et dans l’étude. Tu as beaucoup travaillé, les nombreuses citations de ta lettre me le prouvent. Quel travail charmant que celui qui nous initie à de si grands sentiments, à de si grandes idées ! Et ne sommes-nous pas à plaindre d’avoir pâli si longtemps sur des choses inutiles ? Mon cher Joubert, tu m’as précédé dans la voie étroite, tu as eu le bonheur de rompre avec le monde ; garde toujours souvenir et pitié de moi. J’ai bien souvent peur de chercher à servir deux maîtres à la fois ; je voudrais pouvoir à tout jamais rejeter le tyran, me conserver le père. Je voudrais l’impossible, lier à tout jamais ma volonté au bien. En vivant dans le monde, les tentations peuvent se présenter de tant de façons attendues ou inattendues qu’il faut encore plus de secours de la part de Dieu pour ne pas tomber ; et cependant, dans ce mouvement qui nous emporte, qu’il est difficile de trouver le recueillement de la prière ! Le danger est grand surtout, ce me semble, parce qu’il se compose de beaucoup de très-petits dangers qu’on ne redoute pas assez, et la négligence à les éviter nous fait tomber dans un état de langueur où l’on ne sent plus la grâce et où l’on n’en est plus guère digne. La conversation est particulièrement un écueil de ce genre, surtout pour les gens bavards et dont la petite vanité jouit vivement du succès d’un mot bien dit et bien placé. Ceux qui aiment à s’entendre parler et qu’on écoute volontiers sont bien exposés à dire des sottises.

« Je crois t’avoir dit combien la lettre que j’ai reçue de toi au Gabon m’avait rendu service. Cette dernière est aussi arrivée fort à propos ; que cela t’engage à ne pas être paresseux. Je me suis empressé d’aller trouver M. l’abbé Stévant ; j’ai passé près de deux heures avec lui et le temps a été bien employé. Tu remercieras M. l’abbé Pinault [4] de l’excellente connaissance qu’il m’a procurée. Je connais le P. Pinault de nom, à cause d’une petite polémique scientifique que lui a faite Bertrand [5] au sujet d’un chapitre de son Traité de calcul différentiel. Je lui suis bien reconnaissant de ce qu’il a été touché de ma conversion, et du service qu’il vient de me rendre, et je lui demande la permission dont je profiterai quand il plaira à Dieu — d’aller de ma personne le remercier et saluer.

« M. l’abbé Stévant m’a paru bien mériter d’être « saint prêtre, » comme tu me l’as annoncé. Il est touchant de voir ces hommes de Dieu effacer si complètement leur personnalité qu’ils ne parlent jamais d’eux-mêmes directement ou indirectement ; ils sont tout à leur prochain ; on dirait que leur âme ne peut aller se joindre à Dieu que portée par celles qu’ils ont secourues, encouragées et conduites à bonne fin. C’est te dire que j’ai été parfaitement reçu. J’avais précisément un gros embarras, et grâces à M. Stévant, j’en suis quitte. Il ne m’a pas paru, dans ce point que je trouvais scabreux, moins intelligent et moins éclairé que bienveillant et dévoué.

« Je me suis fait raconter une journée de Saint-Sulpice. M. Stévant est tout plein du bon souvenir de cette maison et regarde les jours qu’il y a passés comme les plus heureux de sa vie. Tu me dis aussi que tu n’as jamais goûté tant de bonheur. Je crois très-bien que ce que j’en sais est le bonheur, mais je vous félicite de recevoir la force de résister à une aussi longue tension d’esprit. Une seule heure de repos dans la journée serait insuffisante au milieu d’études si sérieuses et si difficiles, si vous n’aviez pas l’avantage de trouver dans vos fréquentes visites à la chapelle un délassement et un secours pour vous y retremper, comme dit M. Stévant. C’est un grand bonheur de prier par plénitude de son cœur, d’avoir impatience d’en être empêché, de ne pas être obligé pour prier de se dire : c’est l’heure, je dois cette prière. Savoir prier, c’est prier avec attrait, c’est prier avec amour. Il faut aimer pour prier, il faut prier pour aimer, c’est un véritable cercle ; il n’y a ni commencement ni fin, et nous ne pouvons nous y mouvoir que si nous avons reçu une bonne impulsion initiale qui détermine le mouvement, et que si nous subissons la force centripète qui nous le fait décrire. Ma comparaison n’est pas fort heureuse, mais il est très-sûr qu’on ne peut ni aimer ni prier que si Dieu nous le donne. Toutefois, c’est peut-être l’histoire des dix mines qui, avec le bon régisseur, en produisent cent. On nous donne d’abord de prier un peu, et si nous faisons bien valoir notre capital, nous y gagnons d’aimer un peu plus, par suite de prier mieux, et ainsi de suite. Oh ! aimer Dieu, c’est la grande affaire. »

Clerc craignait encore à cette époque de se laisser aller au désespoir s’il avait le malheur de retomber dans ses anciennes fautes ; il le dit franchement à son ami, tout en promettant bien de se souvenir que dans les cas les plus extrêmes il reste toujours au pécheur une planche de salut. Enfin il parle de ses études : il s’est mis à lire saint Thomas d’Aquin. « C’est difficile pour moi, moins parce que c’est écrit en latin qu’à cause de la philosophie d’Aristote dont je ne sais pas un mot et dont le livre est tout rempli. Mais je m’y ferai, j’espère. »

« Pour finir, ajoute-t-il, je t’annonce que j’ai engagé mon frère Jules à t’aller voir ; je suis sûr que tu seras content de lui ; il n’est guère possible de trouver une meilleure créature ; il rend service à tout le monde, aime tout le monde et n’oublie que lui ; il est bon chrétien, d’un peu fraîche date aussi, mais il a joliment employé son temps. C’est un cœur simple et droit, je ne le crois pas fort philosophe, mais il aime beaucoup Dieu et son prochain ; pour moi je trouve qu’il m’aime un peu trop.

« Je serai bientôt privé de l’abbé Stévant, qui part pour Rennes dimanche matin.

« Si tu as envie de renseignements sur ma position, mon frère te les donnera verbalement.

« A Dieu,

« A. C. »

A Lorient, Clerc retrouva un autre camarade, M. C***, appartenant aussi au corps de la marine, mais qui alors, en fait d’idées religieuses, était encore juste au même point que le nouveau converti à sa sortie de l’École.

« Il vint me voir, nous dit M. C*** dont nous avons interrogé les souvenirs, et renouveler ou plutôt faire connaissance avec moi. Dès la première entrevue il m’apprit sa conversion. La nouvelle était si imprévue que je n’y voulais pas croire, prenant cela pour quelque plaisanterie ou mystification, dont je ne trouvais pas le mot. Je finis enfin par me convaincre qu’il parlait sérieusement. Le rapprochement si naturel entre deux camarades de promotion amena bientôt la sympathie et l’amitié, et nous passâmes ensemble, jusqu’à la fin de 1847, quelques mois fort agréables et dont le souvenir nous est toujours resté cher. »

On devine que celui qui parle ainsi est chrétien maintenant, et il attribue cet heureux changement, en grande partie, à son saint ami. Mais sa conversion ne devait s’achever que beaucoup plus tard, et nous verrons avec quel zèle ingénieux, avec quelle ardeur passionnée Clerc y travaillait encore, sans jamais perdre courage, plusieurs années après son entrée dans la compagnie de Jésus.

M. C*** nous initie à la vie solitaire et studieuse dont Clerc faisait ses délices et qui dut paraître contre nature à ceux qui connaissaient son caractère expansif et ses anciennes habitudes de dissipation. « J’avais loué, nous dit ce fidèle témoin, de concert avec un autre camarade, un petit jardin avec une maisonnette dans un faubourg de Lorient. Après le travail du port, nous allions là passer quelques heures et respirer le bon air. Clerc, adjoint à notre société, trouva le jardin agréable, et, n’ayant pas de service, il s’installa dans la maisonnette. Il y consacrait tout son temps à la méditation et à l’étude. A notre grande stupéfaction, il lisait du matin au soir la Somme de saint Thomas ; mais il ne s’en montrait pas moins gai et moins aimable quand nous allions passer quelques heures avec lui. J’admirais beaucoup sa vertu, sa conviction, ses aspirations vers le bien et son mépris des choses de ce monde. Malgré cela, tous les efforts qu’il faisait pour nous ramener ne réussissaient guère, et, en dépit de notre affection pour lui et de l’agrément de son commerce, nous le considérions un peu comme un cerveau dérangé. L’été prit fin, l’hiver vint, on rentra en ville ; nous continuâmes à passer nos soirées ensemble, Clerc toujours gai et charmant, moi intrépide et passionné discuteur sur tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la religion ; ce qui nous donnait occasion de lui reprocher son intolérance et de ne pas prendre au sérieux ses sermons. Mais sa gaîté et son bon caractère empêchèrent toujours l’aigreur entre nous. »

Qu’importaient à Clerc ces petites railleries ? Il en eût supporté bien d’autres pour la cause qui lui était chère, et d’ailleurs il savait à quoi s’en tenir sur les dispositions de ses amis ; un coup d’œil jeté sur son propre passé lui suffisait pour apprendre à ne pas désespérer de ceux qui se mettent sur la défensive, — et qui deviennent même passablement agressifs, — aussitôt qu’on leur parle de religion.

On aura remarqué ce détail : Clerc étudiait déjà la Somme de saint Thomas. Dans quel but ? Avait-il donc, à peine converti, des idées de vocation ecclésiastique ? Oh ! non, il n’y voyait pas de si loin, et on l’eût fort surpris en lui disant qu’il irait un jour s’asseoir sur les bancs d’une école de théologie. Mais voici quelle était sa pensée. Devenu chrétien, et pour tout de bon, il jugeait tout naturel, sinon nécessaire, de mettre au premier rang, dans la culture de son esprit, la plus belle et la plus importante de toutes les sciences, celle qui a pour objet Dieu et l’âme, nos devoirs ici-bas, les secours que Dieu nous donne pour les remplir et la récompense qu’il réserve à notre fidélité. Mais comment acquérir cette science dont il se sent encore si dépourvu, même après les sérieuses lectures qui ont préparé sa conversion ? Préoccupé de cette pensée, un jour, — c’était avant son départ de Paris, — il rencontre un ecclésiastique dans la rue. Aussitôt il l’aborde et, se découvrant : « Pardon ! monsieur l’abbé, lui dit-il, un mot seulement en passant. Soyez assez bon pour me dire quel est l’auteur qui a le mieux écrit sur la religion. — C’est, lui fut-il répondu, saint Thomas d’Aquin. — Et dans quel ouvrage, s’il vous plaît ? — Dans sa Somme théologique. — Mille remercîments ! » Clerc salue de nouveau et n’a rien de plus pressé que de se procurer la Somme de saint Thomas.

Au commencement il y trouva mainte difficulté ; sa philosophie universitaire l’avait mal préparé à l’intelligence de ce grand et profond scolastique. Cependant il ne se laissa pas décourager et, peu à peu, il se familiarisa avec une langue et une méthode pour lui si nouvelles.

Cela pourra paraître original, mais c’est bien lui ; et tous ceux qui ont vécu avec lui le reconnaîtront à ce trait. Au reste, nous en parlons ici d’après les souvenirs personnels d’un vénérable prêtre qu’il eut pour directeur dès l’année suivante, et qui ajoute en pleine connaissance de cause : a Cette étude assidue de saint Thomas lui servit beaucoup, plus tard, dans les conversions qu’il ébaucha et auxquelles il me fut donné de coopérer. »

Ce n’était pas chose facile de faire accepter à son père cette direction d’idées toute nouvelle, et, en particulier, ces excursions dans le domaine de la théologie, un pays que celui-ci estimait peuplé de chimères, ne le connaissant guère que par les descriptions qu’en faisaient quelquefois les beaux esprits du Siècle, en qui sa confiance était extrême.

M. Clerc se demandait si son fils n’allait pas reprendre le projet, poursuivi avant son voyage au Gabon, d’entrer dans l’instruction publique ou du moins de se ménager l’accès de cette carrière en prenant le degré de docteur ès-sciences. Mis en demeure de s’expliquer, Alexis le fait avec sa franchise ordinaire : « Tu m’as demandé, mon cher père, si je voulais pousser jusqu’au bout le projet de me faire recevoir docteur, que j’avais entamé il y a deux ans. Je n’y pense plus. Tu sais qu’il me resterait pour cela à faire et à soutenir une thèse ; le projet peut donc, sans y gagner et sans y perdre, rester dans le même état tant que je voudrai, et je ne suis pas sollicité à le poursuivre. Beaucoup de raisons qui m’y poussaient se sont évanouies. Ainsi je ne me propose plus de quitter la marine, et je ne le ferais qu’avec répugnance si les circonstances m’y conduisaient presque forcément. Te rappelles-tu quand j’étais chez M. de S*** [6] ? J’essayais de toute sorte de métiers ; je trouvais à tous de si grands inconvénients que je les abandonnais presque aussitôt ; celui-ci est de même, mais le suivant le serait aussi. Décidément, au lieu de changer de condition pour en trouver une qui satisfasse le caractère, il est plus raisonnable, quand on se trouve déjà casé, de se plier à sa position. C’est l’espoir trompeur d’un bonheur qui n’existe pas qui est la source de tant d’agitations inutiles. Tu trouveras peut-être que je suis assez ridicule de regarder comme une heureuse découverte ces bonnes grosses vérités, qui sont si simples qu’elles sont presque du domaine du sens commun. Cependant je n’ai pas trouvé cela tout seul ; c’est un des heureux secrets que j’ai appris depuis un an.

« A quoi bon ne pas te parler ouvertement ? Depuis un an, je suis dévot ; depuis lors, j’ai fait toute mon étude d’apprendre et de pratiquer notre religion. Puisque j’ai tant de temps inoccupé par mes devoirs de soldat, je me regarde comme obligé à m’instruire dans cette matière si importante ; et voilà, mon cher père, comment les x sont laissés parfaitement tranquilles, et comment je vis avec de gros bouquins latins du moyen âge. Je ne te dirai pas que ce soit bien attrayant ; non, c’est même quelque fois fort ennuyeux ; mais toutes les sciences en sont là : les commencements sont fastidieux. Cependant cette étude m’est chère et m’a déjà fait plus goûter de douceurs que toutes celles que j’ai poursuivies. »

Ainsi, des idées de foi, le sentiment du devoir accompli même sans goût et sans attrait, le fixent dans sa carrière de marin à laquelle nous le verrons s’attacher de plus en plus, d’un amour austère et désintéressé, jusqu’au jour où il se sentira impérieusement appelé à une vocation plus sainte. Dominé par ce sentiment de foi, il persévéra dans les études qu’il venait d’entreprendre, non-seulement tant que son service à terre lui assura d’abondants loisirs, mais encore pendant des expéditions lointaines où les soins du commandement auraient suffi pour l’occuper s’il n’avait pris la chose si à cœur. En fait, la Somme de saint Thomas d’Aquin était devenue son livre de chevet. Vingt ans plus tard, il fallait l’entendre parler du docteur angélique ! Avec l’intelligence de sa doctrine, l’attrait était venu, puis l’enthousiasme ; son admiration, en s’éclairant, ne s’était pas refroidie, et rien n’égalait son respect pour les décisions de ce prince des théologiens.

Cependant la lecture de saint Thomas, si attachante qu’elle fût devenue pour lui, ne lui faisait pas perdre terre ; loin de là, il prenait plus d’intérêt que par le passé à son métier de marin, et s’il lui arrivait de rencontrer parmi ses camarades ou ses chefs un officier de mérite dont on pouvait attendre de grandes choses pour le service du pays, la satisfaction qu’il en éprouvait était si vive qu’il ne pouvait la renfermer en lui-même. Il eut cette bonne fortune l’année suivante (1848), à bord du Caffarelli, un navire qui, malgré ses beaux états de service, dut être mis à la réforme à raison de certains vices de construction. Le Caffarelli, frégate à vapeur, était sous les ordres du commandant Mallet, ami et parent de Mme Pagès, très-bien disposé par conséquent à l’égard de notre enseigne de vaisseau, qui était de tout temps lié avec cette famille. Mais il y avait dans l’état-major du Caffarelli un autre officier qui conquit du premier coup l’estime et l’affection de notre Alexis. Comme cet officier a depuis pleinement tenu tout ce qu’il promettait alors, n’étant encore que capitaine de corvette, les quelques lignes où il est parlé de lui, détachées d’une correspondance intime, ne seront peut-être pas sans intérêt ni même sans profit pour les hommes du métier qui viendraient à les lire :

« Nous avons sur le Caffarelli, une véritable pierre précieuse. C’est le capitaine de corvette Didelot, commandant en second [7] ; — un de ces hommes, d’un esprit juste, fin et fort, qui joignent à leur vraie valeur un don de séduction auquel personne ne résiste : dès qu’on les connaît, on les estime et on les aime. Comme le bâtiment est et sera mené par lui, c’est un vrai bonheur pour nous que de l’avoir. Je veux te donner un exemple de la façon dont il entend le service. Tu sais qu’à bord chaque espèce de service est sous la direction particulière d’un officier. C’est l’artillerie pour l’un, la manœuvre pour l’autre, la timonerie pour un troisième, les soins de la coque du bâtiment et de l’arrimage des approvisionnements pour un autre, etc. Mon lot sur le Caffarelli est la machine. Sur beaucoup de bâtiments les choses sont ainsi de nom, mais c’est le second qui fait la besogne de tout le monde. Sur d’autres chaque officier remplit sa charge d’après les ordres du commandant et du second. Il doit en être ainsi à notre bord. Il n’y aurait rien là de particulier si le commandant en second ne m’avait demandé un projet de répartition des hommes pour le service de la machine, un projet pour le service de la machine elle-même et un projet de journal pour la machine. Il est bien clair que cela ne l’engage à rien, et qu’il fera à ces différents égards ce qu’il voudra ; mais il est clair aussi que s’il juge et tranche les questions, ce qui est son droit et son devoir, il ne le fait qu’après avoir pesé les renseignements qu’il peut avoir de toutes parts. Les officiers seront naturellement portés à prendre intérêt à la chose publique, puisqu’on les aura consultés pour la diriger. C’est, à mon avis, une façon d’agir intelligente, qui ne préjudicie en rien à l’autorité et qui a pour résultat le bien de la chose et la satisfaction des officiers. »

Voilà qui n’est pas mal jugé, ce nous semble, et notre enseigne de vaisseau était dans la bonne voie pour commander un jour avec non moins d’autorité que de discernement et de mesure.

Ainsi se formait en lui le marin accompli, l’habile officier connaissant les hommes et sachant son métier, en même temps que croissait de jour en jour le parfait chrétien dont l’unique ambition était de vivre et de mourir pour Jésus-Christ.

Parcourons ses lettres à son frère Jules, où il versait toute son âme, nous laissant ainsi, sans y songer, l’image de son intérieur et l’histoire de sa vie spirituelle ; de la sorte nous assisterons à ses progrès dans la pratique de la perfection chrétienne, et puissions-nous profiter de ses généreux exemples, comme aussi des précieux conseils que lui inspirait, dans l’occasion, l’amitié fraternelle la plus dévouée et la plus tendre.

Son frère vient de subir je ne sais quelle déception tout à fait inattendue et dont il a eu l’âme toute troublée. Alexis le félicite de cette épreuve où il voit une marque de la bonté de Dieu, mais il blâme amicalement son frère de n’avoir pas recouru tout d’abord au vrai médecin et au vrai remède : « Quand on se trouve dans ton cas et que tous les efforts possibles ont été employés ; que l’on échoue par le fait de choses tout à fait étrangères à notre action ; qu’on a parfaitement agi avec toutes les ressources humaines, c’est que le bon Dieu en a décidé ainsi. Il faut bellement se soumettre ; il y a même réellement lieu de se féliciter de ce qu’il daigne nous éprouver, car il proportionne exactement la couronne du triomphe à la difficulté du combat. La seule chose fâcheuse, c’est que tu ne sois pas allé aussitôt chez M. de la Bouillerie, qui t’aurait bien vite soulagé de tes peines. On ne va pas chez le médecin quand on est bien portant, et c’est surtout quand on n’est pas en paix avec soi-même qu’il faut aller trouver les ministres de la paix. Si nous n’y allons que quand nous sommes parfaitement dans la joie, nous n’irons jamais. Si nous fuyons les prêtres dans nos amertumes, c’est donc que nous avons honte de les leur montrer, ou que nous espérons mieux en guérir tout seul. Tout cela sont des niches dont il faut bien se garder. Je ne te dis pas cela parce que je regarde comme grave ton silence avec M. de la Bouillerie, c’est en général. Je saisis par les cheveux l’occasion de faire des discours, comme c’est mon habitude. Je sais bien que tu as été sollicité par mille affaires et que tu n’as pas eu le loisir de bien regarder dans ton cœur. Et puis tu as peur d’ennuyer M. de la Bouillerie. Ça n’a pas le sens commun, d’abord parce que M. de la Bouillerie t’aime bien et que tu ne l’ennuies pas, et puis parce que quand même tu l’ennuierais, il te dirait bien vite qu’il ne s’imagine pas être à son poste pour s’amuser, et qu’il préfère que tu le visites trop que pas assez. »

Voilà l’idée qu’il se formait déjà du saint ministère et des devoirs qu’il impose. Disons-le à l’honneur du clergé français, c’est ainsi que l’entendent tous les bons prêtres, et ils ne sont pas rares, Dieu merci ! Clerc en fit l’expérience pendant tout le temps qu’il passa sur les côtes de Bretagne ; partout il rencontra d’excellents prêtres qui furent à la fois les pères de son âme et ses amis dévoués ; et c’est grâce à l’obligeance de plusieurs d’entre eux, auxquels nous n’avons pas recouru en vain, qu’il nous a été possible de retrouver çà et là la trace de notre héros malgré les fréquents déplacements occasionnés par les nécessités du service.

Vers ce temps-là, probablement en 1848, il fit une retraite à la Trappe de la Meilleraie, et ce fut là sans doute que la possibilité d’une vocation sacerdotale commença pour la première fois à lui apparaître. C’est du moins ce qui nous semble ressortir de ses réflexions sur le choix d’un état de vie, dans une lettre à son frère dont l’avenir n’était pas encore entièrement fixé.

« Mon cher Jules, le choix d’une carrière est une des choses les plus importantes que l’homme soit appelé à faire. Il n’est permis qu’à bien peu de personnes d’en quitter une pour en prendre une autre. Généralement, cependant, il est bien rare que l’on soit content de celle que l’on a choisie d’abord ; je dirai plus, il est rare que l’on ait sujet de l’être. Et si la carrière que vous avez embrassée ne vous convient pas, vous êtes voué à des tribulations stériles, sans allégement et sans issue. Mettons de côté toit ce qui tient à l’inconstance d’humeur ou à des désirs exagérés de bonheur. La cause de ces mauvais choix est que nous les faisons sans Dieu. Au lieu de peser les avantages pécuniaires, les convenances de goût et d’aptitude, choses vaines et passagères, nous devrions n’avoir d’autre but que le but suprême, notre vie éternelle ; celle-ci est le portique, l’autre le temple. Si, nous dépouillant de tout désir d’ambition, de fortune, de toute complaisance envers nous-mêmes, nous regardons notre carrière comme la voie par laquelle nous devons aller à Dieu, comme le moyen de lui plaire en cette vie, de nous prêter au rôle qu’il nous a imposé et qu’il faut que nous remplissions de notre pleine volonté pour l’harmonie de ses éternels desseins, et que, dans notre ignorance de l’attribution qu’il nous a réservée, nous lui demandions avec confiance et abandon de nous la faire connaître, — certainement il le fera. Mon bon Jules, toi et moi avons agi différemment, et bien d’autres avec nous. Ainsi notre choix est certainement mauvais, non pas peut-être que nous ayons ni l’un ni l’autre un autre emploi que celui que Dieu nous réservait ; — car il est de sa providence d’user même de la volonté dépravée des hommes pour ses fins parfaites, et il lui appartient de tirer le bien du mal lui-même ; — mais notre choix est mauvais à cause des motifs qui nous y ont déterminés. »

Après être entré dans des considérations toutes personnelles, il termine en exhortant son frère à servir Dieu à tout prix et à lui demander les moyens d’y réussir. « Cela est tout, et le reste n’est rien. Je n’ai pas besoin de te dire qu’avec quelque énergie qu’on cherche le bonheur, on ne le trouve pas hors de Lui. Sa volonté s’accomplira toujours, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas ; toute notre sagesse, tout notre mérite, c’est de conformer notre volonté à la sienne. Si, ayant bien imploré ses lumières, ce projet s’empare de plus en plus de toi ; si surtout les motifs divins qui peuvent te pousser, augmentent ; si tu te sens obéir à la voix de Dieu, n’hésite pas un moment, et entreprends avec confiance ta nouvelle carrière. Si ces précieux motifs ne te déterminent pas, tu feras une affaire, non pas mauvaise peut-être, mais indifférente. Si enfin ils étaient contraires à tes nouvelles idées, et que tu misses néanmoins celles-ci à exécution, ce serait un grand malheur. »

Pendant un voyage en Allemagne, son frère avait quelque scrupule de laisser passer sans réponse les propos irrévérencieux des protestants contre la religion catholique. Pris au pied de la lettre, le vieil adage : Qui ne dit rien consent, était la condamnation de son silence ; cependant quelque chose lui disait qu’il n’avait pas failli en évitant de s’engager dans des controverses sans issue. Alexis, qui est du même avis, lui suggère à ce sujet des réflexions pleines de sagesse :

« D’abord, ainsi que tu le penses, il t’est tout à fait inutile de soutenir des thèses avec les protestants. Voilà un cas où on ne doit pas se battre, même pour des principes. Que dis-je, se battre ? on ne doit pas même discuter. Si tes protestants veulent ergoter, ne les écoute qu’autant que la bienséance ne te permettra pas de faire autrement. S’ils veulent s’instruire, conseille-leur la lecture de l’Histoire des variations de Bossuet. De la sorte tu auras satisfait à la charité et à la prudence. Mais, dis-moi, est-ce que les protestants d’Allemagne ne sont pas comme les nôtres ? c’est-à-dire, s’ils s’occupent de matières religieuses, de purs déistes, ou, pour parler plus exactement, des sociniens ; et s’ils n’agitent pas les questions dogmatiques, est-ce qu’ils ne sont pas de purs indifférents ? Connais-tu parmi eux des gens qui aient réellement de la religion, qui prient ? Je serais très-intéressé à ton jugement de visu sur l’état religieux du peuple dans ces malheureux pays.

« Il peut être rude pour toi de n’avoir pas toujours le moyen de répondre aux objections, aux attaques que l’on te fait ; ce qu’il en coûte à ton amour-propre, je ne veux pas le diminuer ; mais ce qui peut porter ombrage à ta foi, je veux le dissiper. Crois-tu d’abord que la vivacité de repartie, qui te permettrait d’avoir le dernier mot, soit une qualité de la foi ? Crois-tu qu’un très-habile homme, profond théologien, pût sur-le-champ réfuter toutes les objections ? Saint Thomas d’Aquin dînait une fois à la table de saint Louis ; il s’écria tout d’un coup : Cela conclut contre les Manichéens. Il venait de trouver un argument sans réplique et il s’oubliait comme Archimède. Saint Louis, loin de s’offenser de cette distraction et de cette sortie bizarre, ordonna à son secrétaire de recueillir sur-le-champ ce précieux argument. Tu vois donc qu’il est bien excusable que tu ne puisses répondre à tout. Les conversations sont de plus de très-mauvaises arènes théologiques. Quand on songe à la rapidité avec laquelle la conversation glisse d’un sujet à un autre, combien elle est toujours désordonnée, superficielle, futile, on ne doit pas hésiter à en proscrire des matières aussi compliquées, aussi profondes, aussi nécessaires, que les matières théologiques. Sois donc parfaitement en paix à ce sujet. »

Alexis craint toujours qu’entraîné, comme on dit, par le tourbillon des affaires, son frère n’ait pas le temps nécessaire pour se recueillir, pour vaquer à la méditation et à la prière, pratiques sans lesquelles il ne comprend pas la vie chrétienne. Dans les conseils qu’il lui donne, on sent qu’il parle à bon escient, d’après son expérience personnelle :

« Je veux profiter de cette lettre, qui, je t’assure, s’allonge beaucoup plus que je ne voudrais, pour bien te recommander d’user tous les jours du chapelet que je t’ai donné. Si tu ne l’as plus, je m’engage à t’en fournir un autre ; j’ai une provision. Le chapelet est une admirable dévotion, que les Saints mêmes n’ont pas inventée, mais que la sainte Vierge a révélée elle-même à un de ses serviteurs ; ce n’est pas bon seulement pour les gens qui ne savent pas lire, c’est très-bon, très-profitable aux plus savants.

« Tu n’as pas peut-être le temps de le réciter tout d’un trait. Eh bien ! reviens-y à plusieurs reprises. Si tu ne peux le dire tout entier chaque jour, dis-en ce que tu pourras. Endors-toi en essayant de l’achever quand tu seras en arrière ; ce n’est pas du tout désagréable à la sainte Vierge que l’on s’endorme en murmurant son nom si doux, et elle ne peut manquer de protéger la nuit celui qui s’est recommandé à elle jusque dans son dernier mot. Ne crains pas de faire de la dévotion machinale, Ne dis pas : Je suis si fatigué, que ma voix seule prie ; mon esprit est déjà assoupi. D’abord, si nous ne prions que quand nous nous sentons le cœur enflammé, cela ne nous arrivera pas souvent ; ensuite, c’est en priant d’abord mal, machinalement, avec la voix seule, à moitié endormi, que l’on obtient de pouvoir mieux prier. »

Il a ce point tant à cœur que, deux années plus tard, au moment de partir pour la Chine, il renouvelle encore ses recommandations. Combien elles sont vives et pressantes ! Insta opportune, importune[a], voilà sa devise. « Dans ce Paris, on peut dire que personne ne vit raisonnablement, ni ceux qui ont de la fortune, à cause de leurs mœurs et de leur luxe, ni ceux qui n’en ont pas, par les efforts surhumains qu’ils font pour en acquérir. Toi qui as beaucoup voyagé, ce caractère particulier de Paris ne peut t’avoir échappé. Cet excès est déplorable, j’ai essayé de le montrer dans une lettre que j’ai écrite à mon père et à laquelle il avait adhéré, me disant qu’il tâcherait de te la faire goûter. Il ne paraît pas que j’aie obtenu beaucoup de succès ; c’est, du reste, mon habitude. Cependant réfléchis toi-même, et si tu penses ensuite d’une manière différente, nous verrons. Mais je crois plutôt que c’est la difficulté de résister à cet entraînement général ; et en effet, moi qui, à Paris, n’ai rien à faire, j’ai peine à m’en défendre. D’autre part, il est juste et nécessaire de travailler de toutes ses forces. Il est de plus très-difficile de fixer le temps que l’on donnera au loisir. Enfin un homme dans les affaires n’est pas un chartreux. Il faut néanmoins se garder de cette agitation désordonnée que l’on prend pour un mouvement réfléchi, de ce tumulte d’idées qu’on prend pour un travail d’esprit. Cependant, si, avec la pensée de ne te pas laisser envahir par cette espèce de turbulence, tu veux observer une petite pratique, j’espère que tu t’en tireras sain et sauf.

« C’est de consacrer tous les matins une demi-heure à la méditation. En te levant, que ce soit ta première action, que rien ne puisse empêcher. En t’occupant pendant ce temps des choses spirituelles, tu ne feras que rendre à Dieu le culte que tu lui dois ; mais, par surcroît, tu recevras toutes les grâces dont Dieu récompense une action qui lui est agréable. L’avancement dans la piété est une conséquence assurée de la méditation quotidienne. N’oublie pas que tout bon conseil vient de Dieu, tout, même celui qui a rapport aux choses de ce monde ; il est naturel que Dieu le donne à celui qui le consulte souvent et qui a l’oreille attentive à sa voix : c’est là le fruit de la méditation. Si tu as quelque difficulté à cet exercice, il ne faut pas moins y persévérer. Le démon n’a rien tant à cœur que de nous empêcher de méditer, car rien ne nous donne plus de forces contre lui. Mais il y a telle méthode qui diminue beaucoup les difficultés naturelles que nous y trouvons.

« C’est de lire la veille dans un traité exprès — et il y en a beaucoup — le sujet de la méditation, où l’on trouve les points principaux marqués ; on consacre, le soir, un quart d’heure à prendre cette nourriture toute mâchée ; la nuit la dispose, la méditation du matin la digère et la savoure sans trop de peine. Pour le choix du traité et pour ce procédé consulte plus en détail ton directeur. »

Avait-il donc déjà renoncé au monde, celui qui écrivait de pareilles lettres, où se révèle tant d’expérience de la vie intérieure ? Non, pas encore ; mais, à vrai dire, il ne s’en fallait guère, et il était du nombre de ces chrétiens qui, conformant leur vie aux conseils de l’Apôtre, savent user du monde comme n’en usant pas [8]. Dans ses différentes stations sur les côtes de Bretagne, à Lorient, à Brest, à Indret, partout il a laissé cette impression d’un homme mort au monde, qui porte encore les livrées du siècle, mais qui appartient de cœur et de fait à la vaillante légion des forts d’Israël. Ses anciens camarades, venus pour le voir, constataient de leurs yeux, non sans surprise, ou apprenaient par la voix publique cet admirable changement. L’un d’eux arrive à Indret pendant l’automne de 1849 et demande à visiter les usines. Quand il s’est fait connaître comme ancien élève de l’École polytechnique, on lui ouvre toutes les portes. Mais ce n’est pas tout, il veut voir le petit Clerc, et l’espoir de renouer connaissance avec lui est même le plus vif attrait sinon le but réel de son voyage. Malheureusement Clerc est, pour le moment, occupé, avec le commandant Bourgois, à suivre sur la Loire une série d’expériences relatives aux différentes formes du propulseur à hélice. Grand désappointement du visiteur. Pour le consoler, un ingénieur des constructions navales lui dit : « Attendez jusqu’à dimanche. Il reviendra certainement communier. Alors vous le verrez tout à votre aise. » A son grand regret, ce cher camarade ne pouvait attendre le retour de Clerc ; il n’en partit pas moins fort édifié de ce qu’il avait entendu.

Un autre, à Brest, fréquentant la même chapelle et assistant auprès de lui au saint sacrifice, eut souvent l’occasion de remarquer l’ardeur de sa dévotion qui éclatait surtout au sortir de la sainte table. Revenu à sa place, Clerc se recueillait profondément et cachait son visage dans ses mains. S’il relevait un instant la tête, on voyait ses joues baignées de larmes.

Arrive dans cette même ville un officier de marine, dont Alexis, au moment de quitter Valparaiso, avait réclamé les bons offices pour se mettre en rapport, dès qu’il serait de retour en France, avec quelques amis chrétiens, membres d’une conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Le sachant attaché au port de Brest, cet officier n’a rien de plus pressé que de demander des nouvelles de son ancien camarade. On lui dit qu’il est absent, mais on lui en rend bon compte : « Votre camarade ! mais c’est le plus zélé d’entre nous, notre modèle à tous et la cheville ouvrière de toutes nos œuvres. S’il était ici, ah ! vous l’auriez déjà rencontré escorté d’une légion d’enfants dont il est le maître d’école ou plutôt le père, et auxquels il distribue, avec la nourriture du corps, celle de l’âme. Toujours prêt à payer de sa personne, il ne s’épargne guère, allez ! »

En effet, au témoignage des dignes ecclésiastiques qui connurent alors tous les secrets de son âme, il excellait à faire marcher de front la charité et la mortification, deux vertus dont l’entente réciproque profite ordinairement à l’une et à l’autre. C’est ainsi que M. l’abbé Guillet, son curé et son directeur pendant tout son séjour à Indret [9], nous apprend comment il réglait l’emploi de ses modestes appointements ; chaque mois il en faisait trois parts : la première, pour son vénéré père ; la seconde, pour les pauvres ; la troisième, et c’était la plus faible, — pour son entretien personnel. Encore trouvait-il à retrancher sur cette dernière, au profit de la charité ; et il s’imposait de telles privations que son chef, le commandant Bourgois, craignant pour sa santé, dut y mettre ordre. Son esprit de mortification était si grand, nous assure un autre membre du clergé breton [10], que, pendant le carême, « il se contentait d’une grosse soupe de trappiste par jour. »

Tout autre, à sa place, aurait cru que, n’ayant nulle fortune, la prudence lui commandait de mettre de côté quelques écus et de se ménager une petite épargne pour les cas imprévus qui peuvent aggraver subitement les charges d’un officier ou même l’arrêter court dans sa carrière. Clerc ne raisonnait pas ainsi ; sa générosité ne voulait être entravée par aucun calcul, par aucune prévision d’avenir. « Quant à l’argent dont tu ne veux pas, écrit-il un jour à son frère qui refuse de puiser dans sa bourse, fais bien attention que cet argent ne m’appartient pas, car tu sais que tout absolument, tout notre superflu appartient aux pauvres. » Son superflu à lui, c’était tout ce qui n’était pas rigoureusement nécessaire pour sa subsistance, et Dieu sait s’il vivait de peu ; il se refusait les plus innocents plaisirs, au point d’épargner sur l’approvisionnement de sa tabatière ; un sujet sur lequel il plaisantait agréablement, riant tout le premier de sa pingrerie, comme il appelait l’excès de sa pauvreté volontaire.

« Or, ajoutait-il à propos de l’argent qu’il s’efforçait vainement de faire accepter à son frère, comme je n’en ai pas un besoin immédiat, c’est du superflu ; si vous-mêmes n’en avez pas besoin, je me propose bien formellement de n’en pas profiter, mais de le rendre à d’autres. »

Ainsi, à l’entendre, il ne donnait pas, il rendait aux pauvres, croyant remplir un devoir de justice en leur abandonnant tout ce dont il pouvait se passer. Est-il besoin d’en avertir le lecteur ? La plus sévère morale ne va pas jusque-là et elle ne réclame même pas pour le pauvre, sous le nom de superflu, tout ce qui reste après qu’on a largement pourvu au nécessaire. Clerc dut rectifier ses idées sur l’aumône quand, devenu prêtre, il eut à les appliquer à d’autres ; avouons néanmoins qu’il est beau de se tromper ainsi et que là n’est pas le danger pour les gens du monde, dont le rigorisme n’a de conséquences que pour eux-mêmes.

Il nous a semblé que, Clerc ayant eu alors pour témoin de sa vie un officier distingué, digne appréciateur de tout genre de mérite, il était de notre devoir de recourir à une source d’information si précieuse, et voici ce que M. l’amiral Bourgois, accédant à nos désirs, a bien voulu nous répondre : « Ces souvenirs sont déjà bien éloignés. Je n’ai pas oublié cependant que le jeune enseigne montrait dès cette époque (1849) une maturité d’esprit et un zèle consciencieux et réfléchi qui, joints à une instruction solide et à un caractère des plus honorables, promettaient un très-bon officier à la marine. Déjà perçait en lui le désir d’être utile à ses semblables en les instruisant et les moralisant. Une école élémentaire, comprenant tout l’équipage, avait été établie à bord du Pélican. Tous les soirs, quand la navigation du bâtiment le permettait, les tables étaient montées dans le faux-pont du bâtiment, et l’enseigne Clerc dirigeait l’école avec un zèle patient et éclairé. Il donnait lui-même une instruction plus élevée à ceux des hommes qui visaient à obtenir des brevets de capitaine ou de maître de la marine marchande, ou de l’avancement dans la marine militaire. J’en ai depuis rencontré plusieurs qui avaient profité de cet enseignement pour se faire une carrière, et qui se montraient très-reconnaissants des leçons qui leur en avaient facilité l’accès. »

Ces souvenirs de M. l’amiral Bourgois s’accordent parfaitement avec les premières impressions du même officier, consignées dans les notes qu’il envoyait au ministère de la marine en juillet 1849 ; car voici le jugement qu’il portait alors sur son jeune et habile collaborateur : « Officier plein de zèle et d’instruction. Sorti de l’École polytechnique, il joint à des connaissances théoriques étendues une pratique suffisante du métier de la mer et un attachement à ses devoirs qui en font un officier de tout point remarquable. »

Quant à M. l’abbé Guillet, qui, tout en administrant la paroisse d’Indret, exerçait les fonctions d’aumônier de marine, il se félicitait de posséder dans la personne d’Alexis non-seulement un paroissien exemplaire, mais encore un auxiliaire plein d’ardeur et de ressources, dont la plus grande joie était de s’employer à toute sorte de bonnes œuvres pour le service du prochain et le bien des âmes. Déjà Clerc s’exerçait vaillamment, dans des discussions amicales, à manier les armes de bonne trempe que lui fournissait son inépuisable arsenal, la Somme théologique de saint Thomas. Quand ses camarades lui faisaient des objections contre la religion, il leur répondait : « Est-ce tout ? Vraiment vous n’êtes pas forts, je vous en ferais bien d’autres. » Là-dessus il leur exposait quelques-unes des objections les plus sérieuses de saint Thomas sur les points attaqués et les résolvait comme ce grand docteur. « Tu as raison lui disait-on. — Si j’ai raison, reprenait-il, vous devriez faire comme moi. Croyez-vous donc que la religion catholique ait peur de vos objections ; mais elles ne sont, y compris celles de vos plus fameux philosophes, que des bribes de saint Thomas, et on y a répondu depuis longtemps ! » Si ceux qu’il forçait ainsi à capituler ne se rendaient pas à merci, le coup était porté et la grâce achevait plus tard l’œuvre de la conversion, à laquelle M. l’abbé Guillet avait le bonheur de coopérer. « Je n’avais point encore établi à Indret une conférence de Saint-Vincent-de-Paul, ajoute ce digne prêtre. Un matin Clerc vient me trouver et me dit : « Je ne suis pas tranquille, je crois que ma position actuelle n’est pas celle où Dieu me veut. Je ne suis pas digne d’être prêtre, mais si le Pape formait une armée catholique [11], dès demain j’irais lui porter mes épaulettes, et je lui dirais : Très-saint Père, je suis votre homme. » M. Guillet lui répondit : « Mon cher ami, je crois que vous êtes parfaitement à votre place ; car s’il est nécessaire d’avoir de bons prêtres et de bons religieux, il est nécessaire aussi d’avoir de bons chrétiens dans le monde, qui l’édifient par leurs exemples et lui montrent que, dans toutes les conditions, il est possible d’être véritablement chrétien. Ainsi, dans cette paroisse, vous me valez, à vous seul, toute une conférence de Saint-Vincent-de-Paul ! »

Ces idées de vocation, bien vagues encore, ne prirent consistance que peu à peu, après plusieurs années de service ; cependant les plus intimes amis du jeune officier durent s’apercevoir qu’il répugnait à contracter avec le monde aucun engagement irrévocable, et un jour même la clairvoyance d’un de ses camarades, poursuivi des mêmes pensées, et atteint du même trait de la grâce, pénétra des projets que Clerc se cachait encore à lui-même et qui ne devaient aboutir que beaucoup plus tard.

Il fréquentait à Lorient la maison de M. le commandant Le Bobinnec, un de ces vieux et honnêtes foyers bretons où l’on respire le parfum de toutes les vertus patriarcales. M. Le Bobinnec, alors lieutenant de vaisseau et déjà père de famille, avait rencontré Clerc dans une commission de la marine, dont ils faisaient partie l’un et l’autre. « Dès notre première entrevue, nous dit-il, je trouvai dans ce jeune officier une distinction si rare, jointe à une si grande modestie, que je me sentis sur-le-champ porté à l’aimer. J’avais devant moi non-seulement un chrétien fervent, mais un chrétien profondément instruit. Je le priai de ne pas oublier que ma belle-mère aimait à recevoir tous les officiers que je lui présentais, et que nous nous estimerions heureux qu’il voulût bien nous donner tous les loisirs dont il pourrait disposer. Ma belle-mère, femme d’une grande piété, le distingua et le comprit parmi ceux qu’elle se plaisait à nommer ses enfants.

« Notre cher Clerc accepta avec sa simplicité ordinaire cette adoption et n’hésita pas à en remplir les devoirs avec un naturel qui nous charmait. »

« Ici, ajoute M. Le Bobinnec, devant la publicité d’une biographie, je dois taire bien des détails plus faciles à comprendre qu’à exprimer. Qu’il me suffise de dire que, lorsqu’il m’est donné de passer par la rue de Sèvres, j’entre dans l’église des RR. PP. Jésuites, et, agenouillé sur le marbre qui couvre sa dépouille, je ne puis m’empêcher de dire au cher martyr : « Vous qui avez veillé sur le berceau de mes enfants, continuez à veiller sur eux. »

Clerc aimait tant les enfants ! Il paraissait si heureux de les bercer sur ses genoux ! On pensa qu’il ferait un bon père de famille et l’on s’occupa de lui préparer un avenir en rapport avec ses goûts.

A quelque temps de là il était à Nantes, et frappait à la porte d’un des professeurs du collège royal. Des lettres de Lorient avaient annoncé sa visite. Il trouva un intérieur des plus respectables ; la gravité douce des Rollin et des Lhomond lui parut planer sur cette famille. La dot était d’ailleurs convenable, la jeune personne parfaitement élevée et pleine de mérite. Quoique ces préliminaires n’engageassent à rien, Clerc, en bon fils, crut devoir en écrire à son père pour lequel il n’avait rien de caché. Sa lettre est curieuse par l’espèce d’embarras qui y règne lorsqu’il s’agit d’esquisser le portrait de la personne que son père souhaite sans doute connaître à l’avance, puisqu’elle pourrait bien un jour devenir sa belle-fille. Comme il s’aperçoit qu’il ne réussit guère à cette tâche et qu’il n’a tracé qu’une ébauche fort imparfaite : « Du reste, ajoute-t-il par manière d’excuse, je ne l’ai vue qu’une fois et assez peu, et je n’y vois guère, et je ne regarde pas les femmes sous le nez, encore moins les jeunes. »

Embarras charmant chez un homme peu timide de son naturel et qui avait déjà tant vécu ! Il était moins ingénu à dix-huit ans. Mais Dieu, par l’effusion de sa grâce, lui avait fait un cœur nouveau et avait renouvelé sa jeunesse comme celle de l’aigle [12][a].

Il termine sa lettre par ces mots : « Cependant je ne songe pas à me marier. »

Ce fut un trait de lumière pour son pauvre père, et le sujet d’une inquiétude dont nous retrouverons la trace dans la suite de leur correspondance.

Une année, dix-huit mois se passent ; Clerc est maintenant lieutenant de vaisseau et il habite Brest ; ses confrères de la conférence de Saint-Vincent-de-Paul lui ont confié les fonctions de secrétaire dont il s’acquitte, à une réunion du soir, avec l’entrain et la vivacité qu’il met à toutes choses. Arrive un nouveau confrère, enseigne de vaisseau. Celui-là est lui-même sollicité à quitter le monde par un puissant attrait dont la victoire ne tardera guère. Il nous a depuis raconté ses impressions sur sa nouvelle connaissance, et les circonstances caractéristiques de cette première rencontre.

Clerc n’était pas beau, du moins dans le sens grec du mot, et son visage aux contours anguleux aurait offert un modèle assez ingrat à la statuaire. L’extrême mobilité de ses traits trahissait sur l’heure toutes ses impressions ; son œil de feu et sa voix vibrante annonçaient une âme aussi enthousiaste qu’énergique. Petit de taille, il était, ce soir-là, affublé d’une longue lévite qui lui descendait à mi-jambe et qui donnait à sa personne je ne sais quoi de clérical. La séance se passa comme à l’ordinaire, à exposer les besoins des pauvres assistés par la conférence et à faire la répartition des secours. Quoi qu’il en soit, nos deux officiers de marine se remarquèrent, et, la prière dite, ils éprouvaient le besoin de se retrouver sans témoins.

Clerc invite son nouveau confrère à venir le lendemain chez lui, afin de faire ensemble quelques visites de pauvres. Le nouveau venu accepte et, à l’heure dite, se trouve au rendez-vous ; il rencontre Clerc à la porte de sa chambre où il rentrait. Ils redescendent et cheminent côte à côte pendant cinq minutes, le temps d’échanger quelques paroles. C’en était assez pour qu’ils se connussent à fond, tant leurs cœurs étaient à l’unisson. « Mais comment se fait-il, demande ex abrupto l’enseigne, qu’avec des idées semblables vous soyez encore dans la marine ? »

A cette apostrophe inattendue, Clerc se retourne brusquement, recule d’un pas, rejette la tête en arrière, et, regardant l’enseigne entre les yeux :

« Et vous ? lui dit-il.

— Tiens ! c’est vrai, » fait l’autre.

A dater de ce moment, ils ne se quittaient plus ; leurs œuvres, leurs exercices de dévotion, leur commun avenir vaguement entrevu, tout les rapprochait. Quelquefois ils s’en allaient ensemble errer dans les champs, au grand air, et là, ils s’en donnaient à cœur-joie, parlant de Dieu tout à leur aise et entonnant même à sa louange quelque chant d’église.

La Providence leur réservait de se connaître et de se voir de plus près encore.

 

oOo

 

[1] Il n’y a pas certes dans l’original.

[2] Pont-de-Vaux est la patrie du général Joubert, et notre Claude Joubert était l’un des neveux de cet illustre homme de guerre.

[3] M. l’abbé Sire.

[4] Directeur au séminaire d’Issy. C’était un mathématicien distingué, autrefois professeur de l’Université et maître de conférences à l’école normale supérieure.

[5] M. Joseph Bertrand, aujourd’hui l’un des secrétaires perpétuels de l’Académie des sciences.

[6] Ne pas confondre avec l’intime ami désigné par les mêmes initiales. Il s’agit ici d’un chef d’institution.

[7] M. l’amiral baron Didelot est, actuellement, président du conseil des travaux de la marine.

[8] Et qui utuntur mundo, tanquam non utantur. 1 Cor. VIII. 31.

[9] M. l’abbé Guillet est mort tout dernièrement, curé de Saint-Nicolas de Nantes.

[10] M. l’abbé Guéguenou, curé de Saint-Martin de Morlaix. C’est à Brest qu’il fut le directeur spirituel de Clerc.

[11] Notez la date, bien antérieure à la formation d’un corps de zouaves pontificaux.

[12] Renovabitur ut aquilae juventus tua.


Notes additionnelles :

[a] « insistez à temps, à contre-temps » Saint Paul, 2 Tm, 4, 2.

[b] Psaume 103, 5

 

 

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 2)

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CHAPITRE II.

 

séjour en france. — nouvelle campagne.

conversion.

 

 

Nous savons peu de chose sur le séjour d’Alexis en France du 14 octobre 1845 au 26 mai 1846, date d’un nouvel embarquement.

Dès qu’il est au milieu ou à proximité des siens, sa correspondance nous fait défaut. Néanmoins, aux détails près, nous pourrons dire comment il remplit cet intervalle d’environ sept mois. A en juger par les résultats et par les souvenirs consignés ultérieurement dans ses lettres, ce ne fut pas un temps perdu, au double point de vue de sa carrière et de son acheminement vers la vie chrétienne.

A Toulon, ayant pu enfin passer son examen, il fut promu au grade d’enseigne de vaisseau. Puis il vint à Paris et n’y resta pas oisif, comme on va le voir.

Être enseigne de vaisseau à vingt-six ans, ce n’était pas un succès enivrant, et, d’après ce qu’il venait d’éprouver, notre jeune officier ne pouvait se promettre un avancement rapide. Ses doutes, à l’endroit de sa carrière, subsistaient donc tout entiers. Nous ne saurions dire si ce fut par les conseils de son père ou de quelque ami de la famille, toujours est-il qu’il crut devoir se ménager, à tout événement, l’entrée d’une autre carrière, peut-être mieux en rapport avec ses antécédents, celle de l’instruction publique. Il se remit donc courageusement à l’étude des mathématiques et se fit même l’élève d’un de ses anciens camarades de l’École, M. Joseph Bertrand, alors professeur au collège Saint-Louis. En trois mois il avait obtenu les diplômes de bachelier et de licencié ès-sciences mathématiques, et il se préparait à devenir docteur, lorsque la perspective d’une nouvelle campagne le rengagea pour longtemps dans la marine.

Mais la préparation de ses examens fut loin de l’absorber tout entier, et il entreprit alors des études d’un bien autre intérêt, qui devaient imprimer à sa vie une direction toute nouvelle.

Nous l’avons dit, il n’était pas systématiquement incrédule et le voltairianisme de son père n’avait jamais déteint sur lui. Encore moins s’était-il laissé entamer par les bizarres doctrines de Fourier, qui comptaient alors de nombreux adeptes à l’École polytechnique.

Plus sage, en ce seul point, que tant d’autres, il n’avait pas fait de pacte avec l’erreur. Mais, depuis l’âge de quatorze ans, ne mettant jamais le pied à l’église, il n’entendait plus parler de Dieu ; il n’avait rien lu, rien de ce qui éclaire l’homme sur sa destinée future et son avenir éternel ; à cet égard, il était redevenu un pur païen. C’était donc une éducation à refaire. Il le comprit et se mit résolument à l’œuvre.

Il lui arriva comme à Marceau, ce grand chrétien, bien ignorant, lui aussi, et même d’une impiété quelque peu agressive, jusqu’au jour où les écailles lui tombèrent des yeux. Poussé par je ne sais quelle curiosité, ou plutôt obéissant à une première et mystérieuse impulsion de la grâce, le capitaine Marceau demanda un jour à un ecclésiastique de Toulon [1] un livre sur la religion catholique où la question fût traitée à fond. Ce digne prêtre lui donna la Démonstration évangélique de Duvoisin. Marceau la lut d’un bout à l’autre, d’abord avec une certaine défiance, puis avec un intérêt passionné, la lumière pénétrant de plus en plus vive dans son âme ; et tel fut, au rapport de son historien, le commencement de son admirable conversion qui précéda de quelques années celle d’Alexis Clerc.

Par quelles mains le même livre fut-il remis à notre jeune marin ? Je l’ignore, mais ce que je sais c’est qu’il le lut avec le même fruit que Marceau, et que, plus tard, il l’indiquait à ses amis comme un remède dont il avait éprouvé sur lui-même l’efficacité. Fort bon livre en effet, doué de toutes les qualités sérieuses qui distinguent la vieille école française. Né vers le milieu du xviiie siècle, Duvoisin avait professé en Sorbonne avant la Révolution ; le concordat fit de lui un évêque et il administra avec sagesse le diocèse de Nantes, mais pour son malheur il devint, en 1811, membre de la commission ecclésiastique présidée par le cardinal Fesch et dans cette occasion mémorable, hélas !il ne fut pas héroïque. IL en rejaillit sur son nom une flétrissure qui ne doit pas atteindre le remarquable traité apologétique dont il est l’auteur. Tout homme désireux de s’instruire de ce qu’il n’est pas permis d’ignorer, trouvera là, en quelques pages écrites sans prétention, mais non sans chaleur, — quoique d’un style toujours contenu et discret, — tous les éléments d’une conviction solide et réfléchie.

« La religion chrétienne est-elle révélée ? Voilà l’état de la question. Question de fait qui ne peut être décidée que par des faits, c’est-à-dire par celles de toutes les preuves qui sont les plus convaincantes, les plus frôles à saisir, les plus analogues aux principes et aux sentiments qui nous dirigent dans le cours ordinaire de la vie. L’auteur du christianisme s’est dit l’envoyé de Dieu. Ses disciples prétendent qu’il a justifié sa mission par des prodiges évidemment surnaturels, et ils apportent en preuve non-seulement leur témoignage, mais encore des prodiges tout semblables, opérés par eux-mêmes au nom de leur maître. Jésus-Christ et ses apôtres ont-ils fait les miracles qui leur sont attribués ?et ces miracles ont-ils à notre égard un degré de certitude qui ne permette pas à un homme raisonnable de les révoquer en doute ? [2] »

Voilà en effet toute la question ; elle est nettement posée et l’on doit ajouter consciencieusement résolue ; si bien, qu’en arrivant à la conclusion de son livre, l’apologiste est en droit de s’adresser à Dieu lui-même et de lui dire avec Richard de Saint-Victor : « Dieu de vérité ! je crois fermement tout ce que vous m’avez révélé par Jésus votre fils. Lui seul a les paroles de la vie éternelle, et il n’est pas sous le ciel d’autre nom par lequel nous puissions être sauvés. Je ne crains pas de m’égarer à la suite d’un tel guide. Mais si, par impossible, ma foi était une erreur, ce serait vous qui m’auriez trompé en permettant que le christianisme fût marqué à des caractères où je reconnais l’empreinte de votre toute-puissance [3]. »

Cela soit dit en passant pour signaler à l’attention du lecteur, un livre qu’Alexis Clerc avait en très-haute recommandation, d’après son expérience personnelle confirmée depuis par des études plus approfondies.

Alexis lut aussi les Pensées de Pascal, et comme il était très-sensible non-seulement à la portée philosophique des idées, mais encore à la beauté du langage, il goûta infiniment l’illustre penseur qui est sans conteste l’un de nos plus grands écrivains. Soit qu’il compare l’entreprise de Jésus-Christ à celle de Mahomet et qu’il arrive à conclure que, a puisque Mahomet a réussi, le christianisme devait périr s’il n’eût été soutenu par une force toute divine ; » soit qu’il dise tout simplement, avec l’autorité d’une conviction inébranlable, qu’il croit « des témoins qui se font égorger, a Pascal, qui, dans des conditions différentes, aurait été peut-être le plus puissant des apologistes, abonde en mots frappés au coin du génie qui sont comme autant de médailles commémoratives de ces grands faits divins dont se compose toute l’histoire du christianisme. Moins exact, cependant, moins vrai, lorsque, étalant comme à plaisir la misère de l’homme déchu, il s’acharne sur cette grande ruine et prend à tâche de dépouiller l’image de Dieu de tout ce qui rappelle encore son origine. Si la raison humaine était aussi infirme qu’il le prétend, aussi fatalement entraînée sur la pente de l’erreur, il faudrait désespérer d’elle et renoncer à lui faire accepter les préliminaires de la foi. Aussi, quoi qu’on ait pu dire, dans cette partie de sa sublime ébauche, Pascal est plus janséniste que catholique, et le douloureux scepticisme, qui s’exhale si souvent de ses pages immortelles, n’est pas toujours sans danger. Chose remarquable ! Clerc, si novice en ces matières, eut un sentiment confus de ce côté faible d’un écrivain de génie, et l’on verra, dans une lettre que nous citerons tout à l’heure, qu’il ne regardait pas le livre des Pensées comme très-propre à éclairer une certaine nature d’esprits.

Je ne saurais dire si ce fut alors ou depuis, mais il lut aussi et goûta singulièrement l’éloquent chapitre de La Bruyère sur les Esprits forts ; et comme son admiration était on ne peut plus communicative, nous la verrons partagée par ses amis en ce qui concerne ce remarquable morceau, dont la valeur apologétique n’est certainement pas à dédaigner.

Ainsi, dès le début, guidé par son seul amour du vrai et du beau, Alexis entrait de plain pied dans le commerce des grands esprits chrétiens du xviie siècle, et il s’y trouvait passablement à son aise pour un enfant du xixe siècle, formé à une tout autre école. Plus tard on le verra faire mieux encore, aborder de front saint Augustin et saint Thomas, leur consacrer ses loisirs, devenir leur disciple et, au besoin, leur interprète ; résolution rare chez un homme de sa profession, et qui ne tenait en rien du caprice.

Cependant tout n’était pas fait, et la conversion du cœur était singulièrement en retard sur celle de l’esprit. En dépit des promesses qu’il s’était faites à lui-même, il ne profita pas de son séjour à Paris pour obéir à la voix qui lui disait comme autrefois au pauvre lépreux :Ostende te sacerdoti.[a] S’il vit des prêtres, ce fut de loin.

Il y en avait alors d’illustres — plus tard il devait les mieux connaître — dont l’éloquence attirait dans la nef de Notre-Dame un immense auditoire, jeune et passionné pour le bien. En descendant de chaire, à l’issue du carême de 1845, le P. de Ravignan avait dit :« Levez-vous donc, messieurs, au milieu des sociétés malades, et dites-leur votre force et votre bonheur ; qu’on vous rencontre, qu’on vous voie partout où le mal a besoin de remède, le bien de consolation et d’appui. Montrez le courage des convictions catholiques aux postes les plus avancés de la lutte, dans les combats de la science, de la philosophie, des lettres, de l’industrie, des arts et de la liberté. Faites entendre la grande voix du christianisme parmi ce chaos confus d’opinions et de doctrines. Dites que vous voulez, que nous voulons la gloire et la grandeur de la patrie, le développement des institutions, le libre essor du génie et des grandes pensées. Pensez vous-mêmes bien haut, apprenez à ceux qui l’ignorent votre langue et votre foi ; rétablissez par la conscience chrétienne l’empire de la justice, de la vérité et d’une sainte indépendance. Croyez-le !vous avez reçu plus de puissance et de durée que tous les essayeurs épuisés des théories humaines. »

Telle était la note à cette date ; et la voix grave et austère du P. de Ravignan ne la rendait pas encore aussi vibrante que celle, plus sympathique à la jeunesse, du P. Lacordaire. Quelles années que celles-là !quels hommes ! A la Chambre des pairs, Montalembert était tous les jours sur la brèche, champion infatigable de toutes les grandes causes catholiques. La lutte se poursuivait depuis deux ans avec une ardeur sans pareille ; et si, d’un côté, on était attristé par une recrudescence d’impiété qui éclatait dans la presse périodique, et jusque dans les chaires de l’enseignement supérieur, on reprenait courage en voyant l’épiscopat tout entier guider aux combats de la guerre sainte les fils des croisés. La compagnie de Jésus était proscrite ; elle dut s’effacer et faire la morte par ménagement pour les timidités du pouvoir ; mais elle venait d’affirmer son existence comme elle ne l’avait pas encore fait depuis le commencement du siècle, dans l’éloquent plaidoyer du P. de Ravignan : De l’existence et de l’Institut des Jésuites. La liberté que revendiquait le P. de Ravignan au nom du droit commun, un peu auparavant le P. Lacordaire l’avait prise. Il était monté dans la chaire de Notre-Dame revêtu de la robe blanche des dominicains ; et personne n’avait osé lui demander de quel droit il portait l’habit de son ordre.

La France entière avait les yeux fixés sur ces deux illustres religieux qui, dans tout l’éclat de la plus pure renommée, ne rivalisaient que d’éloquence, de zèle apostolique et de charité fraternelle. Après l’apparition du beau livre du P. de Ravignan, dans une séance solennelle du cercle catholique, présidée par l’Archevêque de Paris, le P. Lacordaire s’écria : « Si nous étions en Angleterre, je proposerais trois salves en l’honneur du P. de Ravignan. » Ces paroles furent suivies d’unanimes applaudissements, trois fois répétés [4].

S’imagine-t-on que Clerc, revenu en France avec l’intention de faire profession de christianisme, soit resté insensible à ces grands spectacles ? On me le dirait que je n’en croirais rien, tant cette indifférence était peu dans sa nature. Cependant, quels que fussent ses sentiments, il ne fit pas alors le pas décisif. Bien plus, se retrouvant en présence des mêmes séductions auxquelles il avait succombé tant de fois, il éprouva les mêmes défaillances que par le passé et se sentit plus éloigné du but auquel tendaient pourtant toutes les convictions de sa raison devenue chrétienne.

J’en trouve l’aveu dans des notes manuscrites qui portent la date d’une grande retraite faite à Saint-Acheul après son entrée dans la Compagnie de Jésus.

Qu’on me permette de soulever ce voile. Je le ferai, bien entendu, avec tout le respect dû à sa mémoire vénérée et à sa mort glorieuse, mais avec la sincérité dont il aurait usé lui-même, si, nouvel Augustin, il nous eût laissé le livre de ses confessions. Eh bien !oui, j’en crois les notes accusatrices de sa retraite de Saint-Acheul, et je ne crains pas de divulguer ici les égarements de sa jeunesse, qui seront plus tard le triomphe de l’infinie miséricorde.

Comme tant d’autres enfants du siècle, dans cette atmosphère empestée de Paris, de bonne heure il connut le mal et n’en eut point horreur. Les maisons d’éducation qui le reçurent doué d’une précocité dangereuse, protégèrent mal son innocence, et il prêta une oreille complaisante à la voix de ses passions. Une fois, — probablement pour s’exempter de toute pratique religieuse, — il eut le triste courage de se dire protestant, et s’il s’imposait alors quelque contrainte, ce n’était pas vertu, car il se qualifie de sépulcre blanchi. Mais la dissimulation répugnait trop à sa nature ; il secoua de nouveau le frein et ne voulut plus paraître autre qu’il n’était ; l’École Polytechnique, Brest, les îles Marquises, Valparaiso, enfin Paris, qu’il revoyait après avoir reçu les premières impressions de la grâce, chacun de ces noms excite son repentir en lui remettant devant les yeux les dérèglements et les scandales de sa jeunesse.

Saint Augustin, qui en savait quelque chose, nous peint éloquemment cet état de lutte, où, l’esprit étant convaincu et aux trois quarts soumis, le cœur hésite encore et n’a pas le courage de briser les liens qui le retiennent captif sous le joug des sens [5]. Ses inclinations mauvaises et frivoles venaient à l’envi le tirer par la robe de sa chair et lui murmurer à l’oreille : Quoi !tu nous quittes ? C’en est donc fait !et la séparation sera éternelle ! Le moment est donc venu où tu ne jouiras plus de toute ta liberté ?

Tel était l’état d’âme d’Alexis, de retour à Paris après sa campagne dans les mers du Sud, et voilà comment il put, lui qui croyait déjà et qui désirait pratiquer, assister à ces grandes manifestations de foi catholique qui réveillaient les plus endormis, sans y prendre part autrement que par ses regrets joints au sentiment de son indignité. Tant il est vrai que la force de caractère ne suffit pas à tout et que les âmes les mieux trempées succombent là où les petits et les faibles remportent la victoire avec la grâce de Dieu.

Nous le retrouvons à Toulon dans le courant du mois de mai, en activité de service et se préparant à une nouvelle campagne. Là sa correspondance, interrompue par son séjour à Paris, se rouvre et nous donne jour sur son intérieur à une époque déjà très-voisine de sa conversion.

« Mon cher père, écrit-il le dimanche 3o mai, je pars demain lundi à bord de la corvette à vapeur le Caïman, pour la station du Sénégal. Je n’ai reçu cet ordre que mercredi. Les occupations d’un départ si précipité et plus encore la certitude de n’avoir pas de réponse à ma lettre m’a fait tarder jusqu’à ce jour pour t’en informer. J’aurais très-vivement désiré recevoir des nouvelles de Paris, principalement au sujet de la dernière lettre que je t’ai envoyée, et comme j’avais l’espoir de jour en jour d’en recevoir, j’ai remis au dernier jour les derniers mots que je t’écris de France. Cet embarquement, auquel je ne songeais pas le moins du monde, est évité autant que possible par chacun ; aussi m’est-il revenu de droit. Je regrette de n’avoir pas été embarqué sur un vaisseau. Mais le plus fâcheux, c’est que me voilà encore au loin et peut-être pour longtemps. Je compte sur une campagne au moins d’une année, mais il est impossible de rien prévoir maintenant. Malgré tous les inconvénients de cette campagne, je crois que je m’y suis résigné assez philosophiquement. Je suis très-convaincu qu’on ne peut avoir assez de sagacité pour prévoir à l’avance et pour si longtemps. Cependant je ne saurais dire que j’aie bon espoir. Je compte sur de la tranquillité et de la paix à bord, et voilà tout. Moyennant cela, j’aurai, j’espère, de quoi m’entretenir à bord pendant la campagne. »

Il emportait des livres, comme toujours ; mais sa bibliothèque de campagne s’était renouvelée et les ouvrages religieux y tenaient une large place. Il ne savait guère où Dieu le menait ; par un pressentiment instinctif, il se dérobait à l’aiguillon dont il allait sentir les plus vives atteintes.

Autre lettre, commencée en mer le 22 juin et terminée le 27, devant la barre du Sénégal.

« Nous avons, ce matin 22 juin, mon cher père, dépassé les îles Canaries sans y toucher, et nous aurons demain le soleil dans le nord. Madame Pagès t’aura probablement communiqué une lettre que j’ai envoyée de Cadix, et il ne me reste à te mettre au courant de mes affaires que depuis ce moment. Tu sais par conséquent qu’avant d’aller à Cadix nous avions déposé à Tanger le consul de Mogador. Nous devions l’aller reprendre après qu’il se serait abouché avec le consul général de France et le conduire à sa destination. Nous quittâmes donc Cadix le 13 pour l’aller prendre. Mais nous trouvâmes à l’entrée du détroit un vent d’est très-violent et le commandant jugea prudent de retourner à Cadix. Nous y fûmes mouillés dans la soirée. Le lendemain dimanche 14, j’étais de garde, et je m’étais déjà consolé de ne pouvoir partager le plaisir d’aller à terre. C’est que la chose en valait la peine : il s’agissait d’une course de taureaux à Cadix. Mais ne voilà-t-il pas que le commandant m’engage à y aller et me propose de faire la garde pour moi. Moi, pas fier, j’accepte, et me voilà de la partie. Il n’y a, décidément, que l’absurde de raisonnable, que l’impossible qui se réalise. Où a-t-on jamais vu, même dans les contes de fées, des commandants qui font la garde pour leurs officiers afin de les laisser aller à des courses de taureaux ? C’est absurde et c’est impossible. »

Il assiste donc à ce sanglant spectacle, à cette boucherie dont les apprêts ne lui inspiraient d’abord qu’un insurmontable dégoût. Puis il s’étonne d’être gagné par la curiosité, par l’émotion du drame, et il subit l’espèce de frénésie qui s’est emparée de tous les spectateurs.

« Aux deux premiers chevaux horriblement éventrés, j’étais baigné de sueur, le cœur me gonflait dans la poitrine. J’aurais bien voulu avoir conservé ma garde à bord. Et cependant je suis resté jusqu’à huit heures du soir, j’ai vu tuer huit taureaux, éventrer une dizaine de chevaux et emporter deux picadors à moitié morts. Cela aurait duré vingt-quatre heures, que j’y serais resté, je crois, sans boire ni manger. Enfin, le croirais-tu ?au second taureau, j’applaudissais les beaux coups soit de la bête, soit des hommes ; je huais les maladroits, je demandais les chiens quand le taureau me semblait trop pacifique. On se dit :« Les chevaux sont des rosses qu’on mène au cirque au lieu de les mener à l’abattoir ; quant aux picadors, ils valent à peu près autant que leurs montures. » Oh !que je comprends bien à présent les prouesses des gladiateurs ! Quelle gloire de transporter d’admiration par son adresse ; sa force et son courage un peuple tout entier ! Quel enivrement que celui d’une telle victoire et de tels applaudissements en plein soleil !Il y avait un matador maladroit : à sa place, je me serais fait tuer par le taureau, ou je l’aurais tué d’un seul coup.

« Que de cruauté et de folie dorment cependant à notre insu dans un recoin ignoré de notre cœur !Aurais-je jamais cru que je dusse sentir et penser de la sorte ? Imaginez-vous donc que vous vous connaissez, quand de pareilles épreuves viennent vous donner de pareils démentis !

« Malgré tout cela, je retournerais sur-le-champ revoir tuer des taureaux, éventrer des chevaux et fracasser des picadors, ou tout au moins ne voudrais-je pas pour beaucoup ne l’avoir pas vu. »

A Tanger, il va passer la soirée chez le consul français, qui avait réuni pour la circonstance tous ses collègues européens. Là il danse, il valse et il s’abandonne à une franche gaieté, tout en observant du coin de l’œil cette société cosmopolite et en faisant à part soi de piquantes réflexions sur l’aimable concorde qui règne entre les représentants des différentes puissances, grâce à la nécessité où ils sont de frayer ensemble pour ne pas vivre comme des hiboux.

Encore un trait qu’il lance à tout hasard en s’éloignant de Tanger :« Nous avons fait à ce très-aimable empereur de Maroc la gracieuseté de lui transporter à Mogador une demi-douzaine de petits négrillons, esclaves et eunuques destinés à son sérail. Et nous allons au Sénégal pour empêcher la traite ! Mais il est défendu de voir et de prendre aucun négrier, à ce qu’on dit. La suite me permettra d’affirmer ou de nier cette singulière consigne. Je crois que tout le clabaudage de M. Billault avec son droit de visite est la cause de la présence dans cette affreuse station de vingt-six bâtiments de l’État. Si on m’envoyait quelquefois payer de leurs personnes tous ces palabreurs, cela produirait, je crois, un bon effet. Mais attendons à voir pour être bien sûr. »

Il avait raison de ne pas précipiter son jugement. A quelques jours de là le Caïman, ayant rencontré un négrier, fit son devoir en conscience. Quant à sa mauvaise humeur contre M. Billault et les orateurs négrophiles, intraitables sur le droit de visite dont ils parlaient fort à leur aise, c’était un sentiment très-répandu parmi les marins et autres gens avisés qui soupçonnaient la philanthropie anglaise de n’être pas désintéressée dans la revendication d’un droit extrêmement onéreux au pavillon français.

Chemin faisant, il esquisse le portrait des officiers du bord, dont il a généralement à se louer. Le commandant, capitaine Rousse, est un provençal, déjà sur le retour, qui regrette un peu les figuiers et les oliviers de sa bastide, mais bon, indulgent pour ses inférieurs et fort bien disposé en faveur de l’enseigne Clerc, auquel il apprend son métier. « Hier soir, il m’a tenu une longue conversation, où il m’a indiqué les meilleurs et les plus dignes moyens de faire son avancement, c’est-à-dire le sommaire des matières dont la connaissance est utile, la manière de les étudier et de les employer à son profit. Tout cela sentait l’expérience et la bienveillance. Tu vois, mon cher père, que je suis bien tombé. Il fait, il est vrai, profession d’un positivisme très-prosaïque ; mais (ajoute-t-il judicieusement), comme ce sont les excès des sentiments contraires qui l’ont ainsi transformé et que c’est maintenant un homme très-bon, je me félicite de l’avoir pour maître. Le second du bâtiment est M. Esmangard, lieutenant de vaisseau, gracieux dans sa personne et dans son esprit. Dès le premier jour nous nous sommes donné dans l’œil, et si le diable ne s’en mêle, j’aurai un jour en lui un ami. »

En effet, ils devinrent amis. Si je suis bien informé, ce jeune officier se réclamait de l’école de Fourier, qui comptait alors beaucoup d’adeptes, comme on put le voir en 1848. La conversion de Clerc, dont Esmangard fut témoin, laissa leur affection entière, sans qu’il s’opérât entre eux de rapprochement sur le terrain des croyances.

Cependant Alexis ne perd pas son temps ; il réfléchit, il étudie tantôt les mathématiques, tantôt l’économie politique, mais plus souvent encore la religion, et l’on sent bien que c’est là au fond sa grande affaire.

Un jour il écrit à son frère Jules ces lignes singulières, dont le visible embarras trahit la pensée qui l’obsède et le domine bien malgré lui.

« Il y a un quart d’heure que je tourne ma plume dans mes mains sans oser rien écrire. C’est très-ennuyeux à la fin de parler toujours de soi. Je te jure que si tu ne me renvoies pas la monnaie de ma pièce, et avec les intérêts, c’est fini, je ne t’écris plus.

Cela posé, je continue. Le peu de temps qui échappe au jeu, au sommeil ou au service, je lis J.-B. Say et l’Histoire des Variations. C’est un contraste assez frappant ; l’un ne s’occupe que des biens matériels et ne s’imagine pas qu’il y en ait d’autres, et l’autre n’en a guère souci. Mais il y a des livres qu’il faut connaître ; on doit y prendre ce qu’il y a de bon et laisser le reste. Notre métier, d’ailleurs, nous oblige à apprendre dans les livres ce que, vous autres citadins, vous apprenez malgré vous. Il faut que nous sachions à quoi nous en tenir sur les questions douanes, commerce, industrie, colonie, traités de commerce. Nous pouvons avoir à y intervenir, et il serait alors trop tard pour commencer à les étudier ; et voilà le pétrin où je me suis fourré pour quelque temps. Il est minuit passé, mon quart aussi. Bonsoir : je m’en vais prendre Bossuet. Il a le privilège de me tenir compagnie jusqu’au moment du sommeil, »

Prenant de nouveau la plume, il ajoute :« Je fais toute sorte d’efforts pour devenir plus sage et plus religieux ; mais c’est difficile, et mon voyage à Paris a contribué à augmenter les obstacles. J’espère que, de ton côté, tu es dans la même voie et je ne doute pas que tu n’y marches plus vite que moi. Je te recommande les Méditation s et les Élévations de Bossuet ; ce sont deux excellents livres. »

Les deux frères avaient puisé aux mêmes sources le germe de l’indifférence religieuse. Mais la grâce agissait simultanément sur leurs cœurs et l’heure approchait où la joie de chacun d’eux, en revenant à Dieu, allait être doublée par le retour et la réconciliation accomplie d’un frère bien-aimé.

Un peu avant d’arriver au Gabon, Alexis écrit encore à son père ; il faut lire entre les lignes pour deviner ce qui se passe dans son âme.

« Mon cher père, nous avons rencontré ce matin un pauvre diable de négrier. Nous nous rendions tranquillement à la voile au Gabon. Nous avons allumé les feux des chaudières et, une heure après, le bâtiment recevait un de nos canots [6]. Il va partir, je lui confie cette feuille.

« Tu sais fort bien, cher père, que ce n’est que dans les romans que les marins mènent une vie aventureuse. En réalité rien n’est si uni, si régulier ; c’est une vie presque monastique et, en vérité, je n’ai absolument rien à te raconter, car il ne s’est rien passé que du temps. Mais il est assez reçu de parler sans rien dire. Donc, je me porte très-bien ; je ne m’ennuie pas et je ne sens pas encore ce besoin terrible de Paris qui me tourmentait si fort il y a à peine une année. Cela ne m’empêche pas de le désirer et de le regretter, mais ce n’est pas une souffrance.

« Je suis toujours au mieux à mon bord, et je désire cependant le quitter pour aller avec Esmangard sur un bâtiment à voiles.

« Le départ de l’officier qui commande notre prise de ce matin me laisse, après le lieutenant, le plus ancien officier du bord, de sorte que la prochaine prise pourrait, si je le voulais, m’échoir et par suite me ramener en France. Qu’en penses-tu ?— Mais ne vendons pas la peau de l’ours…

« J’espère trouver des lettres au Gabon, où nous serons dans quelques jours. Je n’en ai point encore reçu. On ne sait pas à Paris le bien que cela fait à un pauvre exilé. Vous restez ensemble, vous !

« Ne trouves-tu pas qu’il y a eu une sorte de fatalité pour me faire embrasser ce métier ? Je ne m’en plains pas, je suis à peu près aussi heureux que possible ; mais il me semble qu’il y a eu quelque chose d’étranger à ma volonté qui m’a poussé, il y a cinq ans, à cette résolution. Cinq ans !j’ai été obligé de recompter plusieurs fois. Oui, il y a cinq ans que je vous ai quittés ; cinq ans !j’en ai vingt-sept à présent. Comme le temps passe vite même lorsqu’on est malheureux ! Mais le malheur passé est un bonheur présent ; il est doux de s’en souvenir.

« Je fais tous mes efforts pour devenir sage, mon cher père, c’est-à-dire religieux, car il n’y a pas de sagesse hors de la religion. J’aurais bien besoin de conseils ; j’en suis tout à fait privé ; j’en trouverais de si bons en France !

« Charge-toi, mon cher père, d’embrasser Jules, ce bon et honnête homme ; dis-lui, sans blesser sa modestie, qu’on ne saurait rencontrer un cœur aussi intelligent et aussi dévoué que le sien.

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« Adieu, cher père, je t’embrasse de tout cœur ; porte-toi bien. Se je pouvais te souhaiter du repos ! Mais tu regardes ton travail comme un devoir. On te comprend, mais on préférerait te voir vivre pour toi un peu, à la fin. Adieu, cher père ! »

Enfin il a vu le Gabon, cette terre promise d’un nouveau genre, côte aride et montagneuse située juste sous l’équateur. Là pourtant coula pour lui le lait et le miel ; là il goûta la joie de se sentir en paix avec Dieu et avec sa conscience, et lorsqu’il quitta le rivage africain pour revenir en France, il avait commencé une vie nouvelle.

Nous avons sous les yeux une lettre à son frère, datée de Wydah, le 25 janvier 1847. « Wydah, nous dit un missionnaire qui avait pris passage à Gorée sur le Caïman, est une ville du puissant royaume de Dahomey. Le roi de ce pays est célèbre dans la Guinée par son palais aux murs garnis d’ossements humains, et par sa fameuse garde noble, composée de femmes armées de pied en cap et d’un courage à toute épreuve [7]. »

Dans cette lettre, pleine d’effusions cordiales, éclate la joie de l’enfant prodigue rentré en grâce avec son père. Alexis vient d’apprendre, par des amis qui lui ont écrit de Paris, que son frère, touché comme lui de la grâce, remplit maintenant tous les devoirs d’un fervent chrétien. Il l’en félicite chaudement, en homme qui sait le prix d’une conversion sincère et qui est en train d’en faire l’expérience : « Que ce royaume est éloigné de celui du monde !que la bonté y surabonde !que les fondements en sont stables ! Il ne m’a pas été donné de voir ton bonheur, de m’y associer ; cette joie nous est peut-être réservée, nous prierons tous les deux pour l’obtenir. »

Alors aussi lui apparaît, non plus comme un reproche, mais comme un motif d’espérer beaucoup, la pureté de sa première enfance, protégée par une bonne et pieuse mère. Quoi de plus touchant que cet élan du cœur au moment où il se sent renaître à la foi et à la vertu !a Il nous faut aller tous vers une pauvre sainte femme qui nous tend les bras là-haut. Elle nous appelle, pour sûr, de tous ses efforts. »

Toutes les perspectives de la vie sont agrandies et embellies par celles de l’éternité où il aspire, et il ne se lasse pas de bénir l’infinie miséricorde qui l’appelle à une si grande félicité, lui si coupable !

« Que je serai heureux s’il m’est accordé de me trouver encore au milieu de vous ! Quel heureux changement dans notre société ! Quel déplorable égarement n’a pas été le nôtre, et combien plus déplorables ceux qui ont fait tant d’efforts pour rendre aimable ce qui est si odieux ! Quelle clémence a pu -endurer si longtemps cet orgueil et cette corruption ! Combien mon compte est lourd dans tout cela ! »

Les vertus chrétiennes, qui sont sœurs, ont pris toutes à la fois possession de son âme : humilité, défiance de soi-même, respect sans bornes pour l’autorité de l’Église représentée par ses ministres, crainte salutaire de s’égarer en s’en rapportant trop à ses propres lumières.

Il écrit le ier février : « Je regrette beaucoup de ne pas être à Paris. J’ai le plus grand besoin de conseils. Ma vie — c’est mon ardent désir — doit désormais suivre des voies nouvelles. Je n’ai pas encore de route tracée. Le contact d’un homme pieux et éclairé serait pour moi, comme homme et comme chrétien, de l’influence la plus salutaire. La solitude peut être profitable, mais elle peut aussi être dangereuse, et avec ma Bible latine, que je comprends mal peut-être plus souvent que je ne crois, pour tout entretien, je suis exposé à beaucoup de périls. J’ai des craintes et des incertitudes continuelles, et sans compter les mille erreurs de doctrine dans lesquelles je puis tous les jours tomber à mon insu, je n’ose m’imposer certaines obligations qui pourraient être inutiles ou nuisibles, et je n’ose ne pas me les imposer.

« Il faut, dit saint Paul, nous contenter de la mesure de grâce accordée à chacun de nous. Je ne sais jamais si, par une ambition coupable, je veux aller au-delà, ou si, par lâcheté, je reste en deçà.

« Peut-être, dans une position si différente de la mienne, ne comprendras-tu pas ces sollicitudes, et je t’en félicite. Je ne puis m’empêcher de m’imaginer que tu jouis de la paix promise aux hommes de bonne volonté. Je pense bien que ce n’est pas sans quelques troubles passagers. Mais j’arrête sur toi ma pensée avec bonheur ; il me semble alors que c’est un reflet qui m’arrive. »

Le changement était complet, il fut sans retour. Comment s’était-il opéré ? Nous l’ignorions, lorsque tout récemment, nous avons rencontré un digne témoin de cette grande et consolante conversion. Un fils du R.P.Libermann, un missionnaire de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, est revenu du Gabon, ce semble, tout exprès pour nous apprendre ce que nous avions tant à cœur de savoir ; aujourd’hui, rendu à sa chère mission, il continue à évangéliser les pauvres nègres de la côte africaine.

« O malheureuse Guinée ! s’écriait le vénéré P. Libermann, il me semble que je l’ai tout entière dans mon cœur ! Les malheurs de ces pauvres âmes m’oppressent et m’accablent. » Au mois de septembre 1843, il y avait envoyé sept missionnaires qui abordèrent au cap des Palmes le 29 novembre suivant. Trois d’entre eux furent emportés en quelques jours par la fièvre ou l’apoplexie, et le reste fut dispersé par la fureur des nègres. C’est pour remplir ces vides, ou plutôt recommencer à nouveau une entreprise si difficile que les PP. Briot de la Mallerie et Leberre montèrent à bord du Caïman en rade de Gorée. Le P. Leberre, qui a seul survécu et que j’ai pu voir pendant son séjour à Paris, se rappelle très-bien le commandant Rousse et son second M. Esmangard, intimement lié avec l’enseigne Clerc. Esmangard était fouriériste, et les autres officiers faisaient profession d’indifférence, sinon d’incrédulité. Après quelques jours de traversée, l’on se mit à discuter avec les missionnaires. L’un d’eux, M. Briot de la Mallerie, avait été dans la marine, ce qui, joint à l’ascendant de son caractère, lui donnait quelque chance d’être écouté. Nul ne prêtait à ses discours une oreille plus attentive et plus sympathique que l’enseigne Alexis Clerc, toujours prêt à faire honneur à ses convictions. Un jour, engagé lui-même dans la lutte, il rompit en visière à son camarade Esmangard, et, au carré du bâtiment, devant tout l’état-major et tous les passagers, il fit, avec une certaine solennité, la déclaration suivante :« Après tout, messieurs, ce sont encore les principes qu’une mère chrétienne a déposés dans le cœur de son enfant, qui y restent le plus profondément gravés, et ce sont eux aussi qui sont les meilleurs. »

« A partir de ce moment, ajoute le R. P. Leberre, il parut entrer dans une véritable voie de conversion. Il demanda un catéchisme à M. Briot, sans doute pour se remémorer les principales vérités de notre sainte religion et se préparer à la pratiquer. Il fit, à l’établissement de Sainte-Marie du Gabon, une confession générale et y reçut la sainte communion. Un autre officier du Caïman suivit son exemple. »

Enfin une dernière révélation nous arrive inopinément et nous permet de saisir Clerc en pleine lutte, à la veille de son dernier combat, puis encore tout frémissant des angoisses qu’il a traversées avant de remporter cette grande victoire.

Il avait dans la marine un ami chrétien, Claude Joubert, simple enseigne de vaisseau, avec lequel il s’était lié sur la frégate la Charte qui les avait ramenés tous les deux en France après leur première campagne faite dans les mers du Sud. Depuis, Joubert avait quitté le service, non pour se reposer, mais dans la pensée de recevoir les saints ordres et de se vouer un jour aux saintes fatigues de l’apostolat. Apôtre, il l’était déjà, et il pressait son cher camarade de ne pas opposer plus longue résistance à la grâce. C’était, du reste, un de ces amis sûrs auxquels on peut tout confier. Il est mort à vingt-neuf ans, diacre, emportant dans la tombe le secret des entretiens intimes qui lui avaient fait voir un vase d’élection dans cette âme encore asservie à la chair et au sang, qu’il cherchait à conquérir à Jésus-Christ.

Mais les lettres qu’il avait reçues du Gabon, et d’autres encore, il les a gardées ; et voilà qu’après trente ans, elles tombent entre nos mains, pleines de lumière, — d’une lumière qui éclaire la profondeur de l’abîme d’où notre nouveau converti sort avec une joie mêlée de crainte et d’étonnement.

Clerc écrit une première fois à son ami en vue du Gabon, le 8 décembre 1846. Après quelques détails sans intérêt pour le lecteur : a J’arrive enfin, lui dit-il, à te remercier de ta bonne lettre. Qu’elle est arrivée à propos !qu’elle est affectueuse et qu’elle touche au point précis où je sens le mal ! O mon cher ami, écris-moi souvent, je t’en conjure, quand même tu ne recevrais pas de réponse. L’éloignement, tu le vois, peut en être la cause, et je suis bien affligé de penser que tu ne m’as pas écrit depuis le 3o mai, et que tu ne m’écriras qu’après avoir reçu cette lettre. Ne fais plus ainsi à l’avenir, cher ami ; c’est l’utilité de tes lettres qui t’oblige à m’en envoyer souvent. Montre-moi ton cœur, tes luttes, tes succès. Tu me précèdes dans la bonne voie, tu me dois l’exemple et l’encouragement.

« Je suis à bord de la corvette à vapeur le Caïman, station des côtes occidentales d’Afrique. Je suis aussi heureux que possible. Le bâtiment est dans une paix profonde. Je suis au mieux avec le capitaine, et le lieutenant, qui s’appelle Esmangard, est pour moi un ami. Les hommes sont doucement et justement conduits par le lieutenant. C’est un ancien ami de Desmarets. Il ne croit pas ; mais je ferai tant, il a de si belles qualités... il y viendra. Mon cher Joubert, c’est maintenant la paresse qui est mon ennemi. Ce bonheur tranquille m’engourdit. Je suis tourmenté cependant, je ne suis pas dans ma paresse sans remords, mais je ne trouve pas la force de vouloir la surmonter et je suis toujours dans ce dilemme [8] cruel de ne pas oser me former une règle de conduite de peur qu’elle ne soit extravagante ou que je ne la suive que par orgueil, et de vouloir m’en faire une afin que mes efforts vers le bien soient récompensés. J’ai besoin de secours, je suis abandonné, sans conseils ; je te prie, fais-moi une règle, je te promets que je tâcherai de la suivre exactement… Tu as pitié d’une telle faiblesse, mais voilà mon état. Le respect humain me tient aussi. Si j’étais sûr de persévérer, je sens que je ne m’en soucierais pas ; mais je suis si faible que je crains mille rechutes, et mes démarches ostensibles seraient alors bien ridicules. Et puis, aujourd’hui, on feint la piété par ambition, et je mourrais de honte, si une faute, hélas !trop probable, venait justifier l’opinion que j’ai été à la recherche d’une épaulette chez les missionnaires. Tout cela est bien petit, n’est-ce pas ?mais c’est comme cela. Tu vois que j’ai besoin de toi. Je prierai, et peut-être que demain j’aurai la force d’aller chez les missionnaires. Mais envoie-moi tout de même une règle à suivre, compatible avec mon métier. Jésus-Christ a promis de se trouver là où plusieurs seraient réunis en son nom. Mais moi, je le cherche seul ; viendra-t-il ? Peut-être m’égaré-je dans les voies de l’orgueil au lieu de m’avancer dans la voie de la charité. »

Là s’arrêtent les premières confidences de notre jeune marin ; elles trahissent toutes les hésitations de sa volonté en présence d’un devoir qu’il regarde comme certain et qu’il serait heureux d’accomplir s’il était plus sûr de lui-même. Il y a longtemps que cet état dure ; l’on peut craindre que la grâce, après avoir vainement frappé à la porte de son cœur, ne se lasse et ne l’abandonne à une fausse et mortelle sécurité. Mais non, il n’en sera pas ainsi ; Dieu veille sur cette âme généreuse au fond, mais endormie, et il ne se privera pas de la gloire qu’elle saura lui rendre une fois qu’elle se sera pour toujours attachée à son service.

Un mois tout entier se passe, et Clerc, revenant du Gabon, prend de nouveau la plume pour écrire à son ami, le 11 janvier 1847.

« Mon cher Joubert, au moment où je finissais le dernier mot de la feuille précédente, j’ai entendu armer un canot. Je ne sais si j’en ai le mérite, mais sans me consulter je me suis sauvé à terre. J’ai été chez les prêtres et je me suis confessé le 11 décembre. J’ai reçu l’absolution, presque moment pour moment, vingt-sept ans après ma naissance [9] et le même jour nous sommes partis. Félicite-toi avec moi ; voilà un pas difficile de fait et c’est peut-être ta lettre qui m’a décidé. J’ai fait depuis beaucoup d’efforts pour bien vivre, mais tu sais combien c’est difficile et combien il nous faut pour cela de secours. Cependant on est, à la mer, à l’abri de bien des dangers ; les sens sont dans un assoupissement presque forcé. En vérité, l’homme est comme une pierre sur le haut d’une montagne ; elle est ferme sur sa base ; mais, si on l’ébranlé peu à peu et qu’on la fasse à la fin et à grand’peine rouler d’un seul tour, elle continuera à rouler toute seule, lentement d’abord, et peut-être pourrait-on encore l’arrêter ; mais bientôt sa course est impétueuse, les obstacles ne sauraient l’arrêter, elle les franchit par des bonds prodigieux qui augmentent encore sa vitesse ; elle brise, elle entraîne tout ce qu’elle rencontre, elle se précipite, comme avec une fureur toujours croissante, jusque dans la profondeur des abîmes. Oh !mon Joubert, que ma déplorable expérience te serve d’exemple ; puisse-t-elle m’en servir à moi-même ! Je sens que je n’ai pas la force cependant de résister à telle épreuve que mon esprit imagine ; je prie ardemment pour recevoir du secours et je m’efforce de détourner mon esprit de ces fantômes.

« Une jeunesse passée dans les excès de toute sorte est un bien grand malheur ! Tu ignores ces fantômes qui m’ont si longtemps poursuivi ; c’est bien à la grâce seule de Dieu que je dois d’en être moins souvent obsédé. Quand je jette les yeux en arrière, je suis bientôt obligé de les détourner. Ce que je demande le plus souvent et le plus vivement à Dieu, c’est d’avoir horreur du mal, c’est de pleurer sur ce passé ; je ne l’ai point encore obtenu.

« Tu vois, mon cher Joubert, quel état digne de pitié est le mien. Il me semble que s’il fallait mourir pour mon salut, je n’hésiterais pas, et je vis avec appréhension. Quelle créature est l’homme ? Il lui est donc plus facile de sacrifier sa vie que de contrarier ses passions ? La solitude est souvent funeste, la société presque toujours. Croirais-tu qu’il m’est impossible de passer une journée sans dire du mal de quelqu’un ? Je sais combien c’est défendu, mais c’est un thème si fréquent que la médisance qu’il faudrait se condamner à un silence absolu pour ne pas l’aborder.

« Je ne peux pas comprendre la charité. Je ne sais comment faire pour aimer un homme rempli de défauts ; il est difficile de détester les défauts et d’aimer l’homme qui s’y complaît. Le remède serait de ne juger personne, mais c’est encore plus impraticable. Je cherche bien, mais en moi je ne puis trouver à cela aucune solution possible. Comment faire pour ne pas juger des actions qui nous frappent, des sentiments qu’on se plaît à vous développer ? Je sais que je suis moi-même plein de défauts, que je nourris une foule de sentiments coupables où je me complais ; mais cela n’influe pas sur le jugement que je fais des autres ; que cela me rende indulgent s’il fallait condamner, c’est sûr, et je crois que je ne condamnerais personne ; mais juger et penser :c’est bien ou c’est mal, cela est plus fort que moi, je ne saurais m’en empêcher, ni non plus de penser :cet homme est méchant, est sensuel, est injuste, etc. Oh !si le joug est suave et le poids léger, il est bien vrai aussi que la voie est âpre et étroite. »

Enfin le 20 janvier, avant de clore sa lettre, Clerc ajoute encore ces quelques mots :

« Je profite d’une occasion imprévue pour t’expédier cette lettre ; elle laisse encore une foule de choses à te dire. Depuis le 11 il m’est arrivé des lettres de France. La main de Dieu, mon cher Joubert, se révèle pour moi. Mon frère est rentré dans le sein de l’Église et a communié... J’ai éprouvé une contrariété maritime des plus vives. Je ne suis pas fixé. Si cette persévérance de contrariété est un avis de Dieu de quitter le métier, je suis prêt ; mais je ne veux pas le quitter en lâche, c’est-à-dire par des motifs humains. Éclaire-moi et prie pour moi.

« Adieu, cher et fidèle ami, prie pour un malheureux qui est bien souvent ballotté par les choses, bien tourmenté par son cœur. Je t’embrasse. A. C. »

Chose admirable !une fois entré dans cette voie étroite dont il n’approchait qu’en tremblant, Clerc n’éprouva pas les défaillances qu’il redoutait tant et qui semblaient inévitables à n’envisager que sa faiblesse dont il venait de faire, tout récemment encore, une triste mais dernière expérience. Les funestes images de son passé, les odieux fantômes dont il était obsédé s’évanouirent à la clarté du Soleil de justice, et il reconnut avec une joie indicible la vérité des paroles du divin Maître :« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes : car mon joug est doux et mon fardeau léger [10]. »

 

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[1] M. l’abbé Gilbert, vicaire à Sainte-Marie.

[2]Démonstration évangélique, p. 4. Paris, 1818.

[3] Domine, si error est quem credimus, a te decepti sumus ; quoniam iis signis prœdita est religio, quae nonnisi a te esse potuerunt. — Richard de Saint-Victor, cité par Duvoisin. Démonstration évangélique, p. 360.

[4]Vie du P. de Ravignan, par le P. de Ponlevoy, t. l, p. 289.

[5] Confessions, livre viii, chap. xi.

[6] Le négrier était donc capturé, et le commandant du Caïman avait rempli son devoir en s’opposant au transport des pauvres victimes de la traite.

[7] Lettre de M. Briot, missionnaire apostolique de la congrégation du Saint-Cœur de Marie, à M. Libermann, supérieur de la même Congrégation. — Annales de la propagation de la foi. T. XX, p. 324.

[8] Nous laissons ce mot quoique impropre.

[9] Clerc croyait être né le 11 décembre et c’est ce jour qu’il a fait inscrire, comme date de sa naissance, sur le Catalogue de la Province de France. Mais nous voyons, par son acte de baptême et par son état de service. Qu’il était né le 12.

[10] S. Matthieu, XI, 28-30.

 

Notes additionnelles

[a] « Va te montrer aux prêtres » - Matthieu, 8, 4 ; Marc, 1 ; Luc, 5, 14

 

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