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19/09/2015

Carnets de Bord de Charles de Gauléjac (suite et fin)

Voici la suite des Carnets de bord de Charles de Gaulejac, tirés de la Revue de Comminges (1981). Se reporter à l'introduction pour les détails.

Ex-Voto Cassini 2.jpg

REVUE DE COMMINGES PYRÉNÉES CENTRALES

1er Trimestre 1981

  

Campagne du Cassini en mer de Chine

———

Carnet de bord d’un jeune Commingeois

(1851 -1854)

par Bernard de GAULÉJAC

 

(Suite)

 

Le 1er janvier 1853, départ pour Canton ; « le 2 nous étions mouillés à Wham-Pou, village situé à trois lieues de Canton, où s’arrêtent tous les navires. Y étant restés quinze jours, nous avons eu le plaisir d’aller à Canton pendant trois jours et de visiter la ville, autant que cela est possible aux étrangers. Nous y avons trouvé un missionnaire français qui a été pour nous d’une complaisance extraordinaire et grâce à lui nous avons vu un beau jardin chinois qui appartient à un riche commerçant... La ville, dont on ne peut visiter que les faubourgs, est en tout semblable à Ning-Po et Changhaï..., mais les Européens y sont beaucoup plus mal reçus car, lorsqu’ils s’éloignent de leurs quartiers, ils sont accueillis par les cris répétés de « Chiens d’étrangers », chose dont nous nous sommes aperçus en approchant des remparts de la ville qu’on ne peut franchir. Les Anglais qui, ici comme partout, sont à la tête du commerce, ont fait fléchir leur orgueil pour pouvoir s’enrichir et ont sacrifié l’honneur à l’argent car, d’après les traités, les portes de la ville devraient leur être ouvertes et ils n’ont pas osé réclamer l’exécution de cet article du traité, se contentant d’une modique place qui leur été concédée sur le bord de la rivière. Ils sont comme des collégiens, passant la journée dans leurs bureaux et la soirée dans le jardin commun à tous. Les courses en canaux sont leur seule distraction car ils ne peuvent point avoir de chevaux et aller à la chasse, par crainte d’être frappés par le peuple des campagnes ».

Après de nouveaux travaux d’hydrographie, le Cassini est de retour à Macao le 15 février. Le 21, « nous avons proclamé l’Empire ici, mais il n’y a pas eu beaucoup de crib et d’enthousiasme, car tout le monde (les chefs même) est fatigué de sauter pour tous ces gouvernements qui se succèdent si rapidement. A bord de la corvette la Capricieuse, le Commandant s’est contenté de faire lire la proclamation par le sergent qui lit les punitions et n’y a pas même assisté ; on a fait ensuite une salve de 101 coups de canon et tout est rentré dans le repos d’une rade vaste et déserte ».

Le 29 mars le Cassini est à Changhaï, car les Taïping, Chinois révoltés contre l’Empereur, se dirigent sur Nankin et Pékin, en suivant la vallée du Yang-Tsé-Kiang et « il serait possible qu’ils s’emparassent de Changhaï… et notre présence y serait nécessaire pour secourir les missionnaires et les Français qui s’y trouvent ». Les rebelles assiègent Nankin ; « ils sont beaucoup mieux organisés que les troupes de l’Empereur qui, jusqu’ici, n’ont pas pu leur résister, partout où elles ont essayé de les arrêter. Changhaï, étant à 20 ou 30 lieues de Nankin, pourrait être envahi par les insurgés, aussi avons-nous été envoyés pour protéger le Consul de France si cela devenait nécessaire[1]. La Capricieuse, que nous avions laissée à Macao, est partie dernièrement pour nous rejoindre. Nous attendons aussi deux vapeurs de guerre anglais et deux navires américains (de guerre aussi) qui viennent ici avec les plénipotentiaires en Chine de leurs nations ; aussi est-il probable que nous resterons ici fort longtemps, notre présence étant peu utile dans le sud et pouvant l’être beaucoup ici au moment où toutes les puissances concentrent leurs forces navales sur ce point. M. de Montigny (consul à Changhaï) qui avait obtenu un congé, doit rester avec nous jusqu’à ce que les affaires aient repris leur cours habituel, car le commerce a cessé presque entièrement avec les commerçants chinois, qui ne sont occupés qu’à cacher leurs richesses. Et ce ne sont pas là les seules raisons qui nous retiennent ici, car nos chaudières, étant en fort mauvais état, demandent de grandes réparations et iront fort mal dorénavant ».

« Nous venions à Changhaï, tant pour protéger le Consul que pour assister à la bénédiction d’une église que les Pères Jésuites ont fait bâtir. Tout cela s’est passé comme nous le pensions ; le 1er mars nous avons quitté Macao..., nous sommes arrivés à Nang-Po le 7 du mois.., [vu] les bonnes sœurs, que nous avions eu le bonheur d’y conduire et qui, depuis cette époque, n’étaient point sorties de leur maison, craignant de choquer les usages chinois qui ne permettent aux femmes de sortir en ville que très rarement. Après cinq jours de séjour... nous avons pris la route de Changhaï,... le 15 nous étions mouillés en rivière, où nous avons appris l’état peu satisfaisant des affaires commerciales. Le 17 nous avons rendu une visite au Mandarin ; comme l’année dernière, j’ai eu le plaisir d’aller avec le Commandant, qui lui a offert l’hospitalité à bord du Cassini si les rebelles venaient à s’emparer de la ville. Après l’entretien, on nous a servi un dîner, mais qui était plutôt européen que chinois, car le Mandarin, qui connaît nos habitudes (il est à Changhaï depuis deux ans), a cherché à se conformer à nos goûts. Quoique on nous ait donné des fourchettes et des cuillers en même temps que des baguettes chinoises, j’ai voulu me servir de ces dernières et, à ma grande satisfaction, j’ai vu que j’avais fait beaucoup de progrès depuis l’année dernière... Pendant toute la cérémonie les autorités chinoises étaient très tristes et paraissaient recevoir avec joie l’offre de notre Commandant. Aujourd’hui les chefs sont venus à bord et le Mandarin a visité en détail les différentes parties du navire. faisant des questions très sensées sur nos armes et notre machine, puis il a dîné chez le Commandant, qui l’a fait saluer, à son départ, de neuf coups de canon. Cet homme qui, d’un moment à l’autre, peut être renversé par les rebelles, est content d’avoir un asile assuré à bord et de faire voir à son peuple que,, quoique son pouvoir chancelle, nous ne le considérons pas moins comme le représentant de l’Empereur et comme notre ami ».

Le 22 avril, le Cassini appareille pour Nang-Po, mais revient rapidement à Changhaï. « Ce qui m’a le plus intéressé, c’est un repas que j’ai fait chez un riche chrétien de la ville, le lundi de Pâques : Mgr Maresca, évêque de Changhaï, et plusieurs Pères Jésuites y assistaient. Après la messe, qui fut célébrée dans la maison et pendant laquelle les femmes chantaient en chœur les diverses prières, on nous servit une petite collation composée de mille petits desserts qui couvraient la table, mais ce n’était là qu’un commencement car on nous invita bientôt à passer dans la salle à manger, vaste chambre nue, au milieu de laquelle était dressée une immense table. Monseigneur présidait au repas qui était servi, suivant la coutume chinoise, par les fils de la maison, tandis que le père de la famille surveillait le service et se réjouissait du plaisir que nous causait un dîner à la chinoise. Les mets, qui en général étaient bouillis, nous ont assez plu, quoique leur art culinaire soit bien restreint. Le dîner fini, nous prîmes une collation semblable à la première qui fut suivie de délicieuses tasses de thé vert, qui est très estimé des Chinois. Les femmes, que leurs pieds mutilés obligent à rester enfermées et à qui les usages ne permettent pas de manger avec les étrangers, s’approchaient de nous et nous servaient même quelques fois. Les Chinois en général sont d’une politesse exquise et ne voudraient jamais manquer aux règles de leur étiquette, qui est très sévère. Du reste nous allons quelques fois dans des familles chinoises ; nous le devons à notre qualité de chrétiens et de Français, car nous n’avons jamais trempé dans les guerres qui leur ont fait tant de mal et nous n’avons pas en Chine ce commerce d’opium, qui est pour les Chinois une source de misère. Grâce à notre modération, nous avons vu, contrairement à toute coutume, des femmes chinoises d’une famille païenne venir visiter le navire et nous recevoir dans leur maison, avec tous les frais d’usage en pareil cas ; lorsque leurs amies leur demandaient comment elles osaient aller auprès des Européens, elles disaient, chose très drôle pour nous, que nous n’étions pas des Européens, mais des Français. Nous devons en grande partie aux Pères Jésuites l’estime qu’ont pour nous les Chinois de cette province, où le christianisme fait des progrès très rapides. Ces Révérends Pères ont ici plusieurs maisons d’éducation qui promettent beaucoup et où nous allons souvent les voir ; ils viennent aussi très souvent à bord ».

« Quelques fois nous allons passer la soirée dans la famille de notre Consul, qui est un homme excessivement aimable et qui, en ce moment, fait ses préparatifs de départ, car nous devons l’amener avec nous jusqu’à Macao d’où il partira pour la France qu’il a quittée depuis cinq ans. Il amène avec lui une ménagerie complète, dans laquelle se trouvent onze bœufs du Tibet, qui sont des bêtes fort curieuses et qui, d’après notre Consul, pourront rendre en France de très grands services. Ces animaux incomparables, qui ont la force du bœuf et la légèreté du cheval, ont un poil avec lequel on fait, dit-on, les cachemires du Tibet… » Je crois que nous serions partis pour Macao demain ou après-demain, mais les Anglais n’ayant ici pour les défendre qu’un navire de guerre comme le nôtre et craignant qu’après notre départ il n’y eut une révolte dans la ville chinoise, ont demandé à notre Commandant de rester ici jusqu’à l’arrivée de nouvelles forces, qui leur sont envoyées de Hong-Kong ».

« Les rebelles sont toujours dans Nankin, attaqués par les troupes impériales et il est probable que, quand je quitterai la Chine, les choses en seront au même point, car tous ces gens là ne sont pas très guerriers. Cependant il y a eu des insurrections dans quelques villes de la côte, ce qui pourrait compliquer les affaires et qui fait craindre aux Anglais qu’il n’y ait ici un soulèvement que rien n’annonce cependant en ce moment ».

En juin, le Cassini quitte Changhaï pour conduire à Macao M. de Montigny qui, le mois suivant, embarquera sur « un beau navire américain qui va à Londres ».

« Avant de quitter Changhaï, nous avons assisté au départ de l’escadre américaine qui doit exiger des Japonais l’ouverture de quelques ports pour le commerce, mais qui ne réussira peut-être pas contre ce peuple belliqueux, régi par le despotisme le plus absolu. Le succès de cette entreprise serait un pas énorme pour nos missionnaires qui, depuis longtemps, ont vainement essayé de s’introduire dans ce pays, où le catholicisme a été si florissant ».

« En ce moment [20 août] les rebelles, qui sont toujours à Nankin, viennent de remporter une victoire sur les troupes impériales et marchent sur Pékin, confiants dans leur étoile. On dit que leurs intentions envers les Européens sont les meilleures possibles, mais je ne sais point jusqu’à quel point on peut croire ces bruits, sans fondement certain. Je crois que quelques insurgés s’approchent de Changhaï, ce qui nous fait les souhaiter à tous les diables car, s’il se passait quelque chose dans le nord, cela pourrait retarder notre départ ».

« Les dépêches dernières nous parlent beaucoup de la Russie qui, dit-on, prend des airs menaçants ; je ne voudrais pas qu’il y eu la guerre... ; il serait déplorable de voir les peuples s’entretuer, avec les moyens violents de destruction que nous avons maintenant ».

« J’ai aussi à vous apprendre le retour de l’expédition américaine au Japon, qui était commandée par le commodore Perry et qui, après s’être approché de Yedo [Tokio] à une distance de trois ou quatre lieues, a mouillé au milieu des jonques du pays. L’Amiral a obtenu une entrevue avec un des grands de la cour, qui est venu sur le rivage avec quelques troupes qui, au dire des Américains, sont peu différentes de celles des Chinois dont on connaît le peu de valeur. Trois tentes avaient été dressées à l’avance pour la cérémonie, à la fin de laquelle l’Amiral a remis une lettre où étaient renfermées ses demandes, dont il doit aller prendre les réponses l’année prochaine. Du reste tout s’est passé dans le plus grand ordre et le Commodore espère, je crois, le plein succès de la mission qui lui a été confiée ».

« Tout à coup [20 septembre] est arrivé l’ordre de se rendre immédiatement à Changhaï où, dit-on, sont entrés quelques rebelles qui ont aussitôt pris possession de la ville. Quoique ils n’aient rien fait aux Européens, on craint cependant, ce qui a porté notre Commandant à se rendre dans le Nord ».

C’est le 3 octobre que le Cassini atteint son mouillage de Changhaï, après un « rude échouage ». « Ici nous étions vivement attendus car, la ville chinoise étant depuis quinze jours au pouvoir des rebelles, on craignait qu’ils ne cherchassent à piller les maisons de commerce où sont renfermées de grandes sommes d’argent. Depuis quelques temps déjà les matelots anglais étaient établis à terre et, le 5 octobre, nous nous joignîmes à eux pour la défense commune, gardant principalement le quartier qui nous est affecté. Pendant vingt jours j’ai eu le plaisir, ainsi que mes camarades, de monter la garde au poste qu’on avait établi pour cela mais, tout étant maintenant plus tranquille, j’ai repris ma vie à bord. Quand le temps et le service me le permettent, je vais chasser le faisan à la campagne, ce qui m’amuse beaucoup, quoique je n’en trouve pas plus de quatre ou cinq dans la journée ; jusqu’ici je n’en ai tué que deux ».

« Quelques fois aussi nous sommes spectateurs des combats navals des Chinois, qui généralement sont peu sanglants, les deux partis n’osant s’approcher qu’à de grandes distances. Dernièrement je suis allé visiter un camp des troupes impériales qui se composait de deux cents jonques, portant environ deux mille hommes couverts de haillons, qu’on avait armés à la hâte de quelques mauvais fusils à mèche ou de bâtons, armés à leur extrémité d’un beau clou aiguisé. Ces soldats ayant en général la mine peu guerrière et afin d’exciter leur courage, les mandarins leur font porter sur la poitrine un plastron sur lequel est écrit le mot « brave ». Mais tout cela est inutile car leur tactique est de toujours tourner le dos quand l’ennemi approche. Le général en chef annonce toutes les semaines qu’il va prendre la ville et le commandant des rebelles qu’il va exterminer les impériaux, cependant les choses en sont toujours au même point. Les jours où le combat a été terrible, il y a jusqu’à dix ou douze blessés de chaque côté. Ceux de l’armée impériale sont soignés par nos docteurs qui vont les panser dans la maison des Pères. Presque tous sont blessés par derrière et portent ainsi, écrit sur leur dos, le contraire de ce qu’ils ont gravé sur la poitrine. Lorsqu’un homme est blessé, toute son escouade l’escorte à l’Hôpital et, si les Pères les renvoient, ils se disputent alors pour garder le malade ».

« Il y a quelques jours il s’est passé une chose digne d’être racontée : pendant que quatre cents soldats impériaux faisaient l’exercice dans le faubourg, il vint à passer huit insurgés, qui s’étaient égarés dans une sortie ; aussitôt le commandant, qui avait pris la queue de la troupe, cria À ses hommes de les exterminer et donna l’ordre au porte-drapeau de marcher le premier, mais celui-ci se récria, disant que c’étaient les boucliers qui devaient ouvrir la marche, les boucliers soutinrent que les hommes armés de fusils passaient li-s premiers et l’ennemi passa sans être inquiété le moins du monde. Si on ne connaissait pas le peuple chinois comme le plus lâche et le plus fourbe des peuples de la terre, on ne pourrai croire, sans avoir vu, ces parodies de guerre qu’ils jouent tous les jours. Quoique les insurgés n’aient que du sang chinois dans les veines, ils ont un peu plus de hardiesse, à cause de leurs premiers succès. Je ne sais quand finiront tous ces troubles, mais il est probable que l’Empereur, n’ayant pas assez d’argent pour payer la soumission des rebelles, qui sont déjà aux portes de Pékin, sera détrôné ou dépossédé de la meilleure partie de ses états. Les Chinois de la ville sont du reste contents de leur nouveau gouvernement, qui ne peut être pire que le premier ».

« La Constantine, qui remplace en Chine la Capricieuse, est arrivée à Macao six jours après notre départ, mais ne viendra ici qu’à la fin du mois ; M. Tardy de Montravel, son commandant, devient donc chef de la station française. Le Colbert, destiné à remplacer le Cassini, arrive enfin, « nous pensâmes tous à un départ presque immédiat, mais je crois que nous sommes ici jusqu’à la fin du mois, notre Commandant se trouvant fort bien en Chine. La Constantine… nous a envoyé l’ordre de rentrer, mais en laissant une certaine latitude, et M. de Plas, qui toujours pense à la guerre, ne quittera Changhaï qu’au dernier moment… Je vais à la chasse lorsque le service le permet, et j’en suis à mon sixième faisan ».

« Dernièrement, nous avons eu ici le spectacle d’un grand combat naval, depuis longtemps attendu, mais qui n’a en rien changé la situation des parties belligérantes. Les rebelles avaient acheté deux navires anglais qu’ils ont armés à la hâte et qu’ils espéraient soutenir avec leurs batteries de terre et quelques petits bateaux chinois, mais leur défaite a été complète. Le Mandarin, qui avait sous ses ordres une trentaine de jonques cantonaises, bien armées avec d’anciens pirates, et six navires européens, devait en effet l’emporter. Le 9, il paya ses troupes, qui sans cela n’auraient pas voulu se battre, et le 10 il fit appareiller ses navires, les jonques en tête. Les premières se contentèrent de canonner la flotte ennemie, mais une d’elles, plus brave que toutes les autres, alla aborder le vaisseau amiral des insurgés et s’en empara, en couvrant son pont de matières incendiaires. Dès lors la victoire fut complète, car tous les rebelles quittèrent leurs navires pour se sauver à la nage à l’abri de leurs batteries. Les deux partis ont brûlé beaucoup de poudre, mais n’y a pas eu de blessés, du moins dans la flotte impériale. Quant aux insurgés, ils se seront peut-être enrhumés, car l’eau était assez froide au moment de leur fuite précipitée. Forts de leur succès, les Cantonnais emmenèrent la flotte ennemie et s’éloignèrent de la batterie pour se préparer au pillage du faubourg, dans les endroits où il n’était pas défendu. Après s’être emparés des plus riches marchands, les pillards ont brûlé deux ou trois cents maisons et, de là, ils se sont éloignés pour partager tranquillement le butin. Les missionnaires craignaient que les pirates n’attaquassent l’église et nous étions prêts à envoyer des secours au premier signale, mais il n’y a rien eu, car les Chinois des deux partis cherchent à rester amis des Européens, qui finiront peut-être par se mettre à cette guerre interminable. En attendant tout cela nous empêche d’aller dans la ville chinoise et ne nous laisse que la chasse pour toute distraction ».

Le 30 novembre, « nous avons... pris à bord M. le Ministre et sa suite, laissant le Colbert pour garder la Mission de Changhaï. Après cinq jours d’une navigation difficile, nous sommes arrivés à Nankin. ; il était 10 heures du matin et nous allions mouiller lorsqu’un boulet passa sur notre avant. Le Commandant qui, depuis trois ans, ne rêve que plaies et bosses, fut bientôt prêt à répondre, mais sa peine fut perdue car les intentions des Nankinois ne nous étaient pas hostiles. En effet, ils répondirent à l’officier, qui était allé demander raison de ce procédé, qu’ayant reçu du général en chef l’ordre de tirer un coup de canon, ils avaient aussi tiré ce qui était dedans, et certes ils n’avaient pas fait exprès de tirer si bien, car leurs pièces, qui sont attachées sur de lourdes pierres, ne changent jamais de direction. Les relations établies, on arrangea tout pour l’entrevue que M. de Bourboulon devait avoir avec le premier ministre de l’Empereur insurgé, et je fus désigné pour faire partie de la suite. Comme la résidence du gouvernement était à deux lieues dans l’intérieur de la ville, nous dûmes partir de grand matin avec nos canots et remonter par un bras de rivière jusqu’à la porte la plus voisine du lieu de l’entrevue. Là, après une longue attente, que le froid rendait peu amusante, on nous fit monter tous sur de vilaines rosses qui sans doute ne s’étaient pas reposées des jeûnes et des fatigues de la guerre. A notre arrivée chez le Ministre, on nous mena dans une salle d’attente, où étaient pendus des canards et des morceaux de cochon, qu’ils faisaient sans doute sécher pour en faire des provisions de campagne. Bientôt on nous introduisit dans le prétoire et, par une porte qui s’ouvrit dans le fond de la salle, s’avança le premier ministre, dont les pas comptés et le costume bariolé nous fit bientôt voir qu’il n’était pas encore bien habitué à son rôle ; malgré sa robe, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle toutes les couleurs, et son diadème en cuivre doré surmonté d’un paratonnerre, il n’était pas très majestueux et nous eut donné fort envie de rire, si nous n’avions pas déjà connu une partie de leurs usages. La salle étant mal disposée pour l’entretien, M. le Ministre demanda une entrevue particulière et nous attendîmes, en gelant, le moment du départ. A huit heures du soir nous étions à bord. Dès ce moment, M. de Bourboulon, peu satisfait de son entrevue, ne quitta plus le Cassini ».

« Je ne sais si cette insurrection, qui s’étend déjà sur plusieurs provinces et dont l’armée assiège Pékin, parviendra à renverser la dynastie mantchoue, mais ce serait peut-être à désirer pour la Chine, car les chefs de l’insurrection sont des chrétiens qui renversent partout les idoles et punissent de mort celui qui oserait fumer l’opium. Venus des montagnes du Kouang-Si, on croit que ces hommes, qui abolissent la queue si drôle de leurs compatriotes, sont des descendants d’anciens catholiques qui avaient fui la persécution et avaient transmis à la postérité leurs croyances qui, mal dirigées, se sont entachées d’erreurs ».

« Après avoir vu ces ennemis de la queue chinoise, nous sommes revenus à Changhaï le 20, pour célébrer la Noël et nous serions partis hier sans une affaire qui est survenue le 24. Deux catholiques des Pères, ayant été attirés dans la ville, l’un d’eux avait été torturé et ce n’est qu’après de vives menaces de notre part qu’ils les ont ramenés. On a obtenu réparation par la punition du coupable, qui devait recevoir cinquante coups de bâton au pied du pavillon français, et qu’on a seulement humilié, à sa grande satisfaction ».

« Le 1er [janvier 1854] nous étions à Ning-Po, à la veille de partir pour Hong-Kong. Aujourd’hui [17 janvier] nous sommes à Macao et après demain nous partons pour Manille ».

« L’expédition américaine, commandée par le commodore Perry, et qui déjà l’année dernière est allée au Japon, est prête à repartir et demander la réponse aux demandes faites il y a six mois. L’amiral Rune, qui venait de quitter Changhaï à la fin de décembre, s’est dirigé vers Nagasaki, d’où il espère communiquer avec la cour de de Yédo ».

« Si nous nous détournons ainsi du chemin direct c’est, dit-on, pour prendre le fils du prince de Beauvau, qui est malade. Ce jeune homme, qui était capitaine au long cours et qui s’amusait depuis à dépenser ses rentes en naviguant, a vendu son navire et, après maintes bêtises, s’est fait mettre en prison. Comme il a l’habitude de noyer ses ennuis dans l’eau-de-vie, il a sans doute abîmé sa santé et nous allons le ramener en France ou, tout au moins, le tirer de Manille, où tout le monde en est fatigué ».

« Le commandant de la station, M. de Montravel, est en ce moment dans la Nouvelle-Calédonie où nous voulons, je crois, établir une colonie pénitentiaire ».

Le 15 février, le Cassini mouille en rade de Singapour puis, après vingt-sept jours de navigation, atteint Saint-Denis-de-la-Réunion, qu’il quitte le 5 avril ; enfin, après le Cap (22 avril), Gorée, puis les Açores, c’est l’arrivée à Lorient, le 5 juin 1954. La campagne de Chine est terminée et le Cassini, dont une chaudière a éclaté, non loin de Gorée, va être entièrement désarmé.

M. de Plas, commandant le Cassini, paraît avoir parfaitement rempli la mission qui lui avait été confiée : le pavillon français a été vu en Malaisie, à Sumatra, à Jawa, à Mindanao, à Manille, sur les côtes de Chine et de Cochin-Chine. La France a montré qu’elle entendait réprimer fermement la piraterie maritime, surtout quand celle-ci s’attaquait à un pavillon protégé par elle. Le commerce français, un peu important seulement à Changhaï, a été encouragé et protégé, mais ont été particulièrement protégés les missionnaires européens et avec eux les chrétiens de race asiatique, en raison de leur qualité de chrétiens, et cela à rencontre et de leurs compatriotes et des autorités de la nation à laquelle ils ne cessent pourtant pas d’appartenir. La présence du Cassini à Changhaï en 1853 a été particulièrement bénéfique.

Les réflexions du jeune aspirant font ressortir la froideur des rapports avec les Anglais, dont le pavillon éclipse celui de la France sur toutes les mers et dont le commerce en Extrême-Orient est particulièrement florissant, surtout si on le compare avec celui des Français. Par contre, les marins français se louent de l’accueil que leur ont réservé Hollandais et Espagnols. L’influence américaine est en nette croissance dans cette partie du monde, au détriment de l’influence britannique ; ce sont les Américains qui déjà possèdent les navires les plus luxueux et, ces années-là, c’est leur flotte qui oblige le Japon à ouvrir ses ports au commerce mondial.

La Marine française est en pleine mutation : le Cassini est un navire à moteur et à roues, capable de remorquer, par calme plat, un vaisseau à voiles, mais, dès la seconde année de campagne, ses chaudières sont en piteux état. A cette époque cependant c’est encore le navire à voile qui est considéré comme la meilleure école pour un marin. En 1854, l’agonie de cette marine à voile est proche : l’hélice ne va pas tarder à remplacer complètement les roues ; le Napoléon, navire à la pointe de la technique moderne, est lancé en 1852 et l’enseigne de vaisseau Charles de Gauléjac va faire la campagne de Crimée à bord d’une batterie flottante cuirassée ; on n’arrête pas le progrès.

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[1] « Début 1851, la corvette à roues « Cassini » apparaît au « mouillage français » de Changhaï : sa venue est très souhaitée, parce que les Taïpings menacent. Cette corvette gagnera, durant la période troublée subséquente, une notoriété comparable à celle du « Catinat » à Saigon dix ans plus tard. Quant à ces rebelles… ce sont des membres de Sociétés secrètes, bandits, vagabonds ».

Jean Malval, Chronologie militaire de la concession de Changhaï, dans Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, t. CXXI, 19701972, p. 249.

Les Taïpings, secte religieuse chrétienne ou soi-disant telle, fondée en 1850 dans la province de Kouang-Si par Taï-ping-Ouang. Houng-siou-Ts’uen se fit proclamer roi à Nankin, en 1853.

06/09/2015

Archives : Edouard Drumont évoque l'Ecole Sainte Geneviève

Le Journal de l’Ain (61e année - N°61, du Lundi 26 mai 1879) dans la revue des journaux [en page 2] cite longuement un article d’Edouard Drumont qui évoque un moment le martyr des pères Ducoudray, de Bengy, Clerc, Olivaint et Caubert.

 

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Dans la Liberté,[i] excellent article de M. Drumont sur les congrégations en général et les Jésuites en particulier. C’est le personnel de la rue des Postes que notre savant confrère passe d’abord en revue :

Les membres de la Compagnie sont presque tous des hommes éminents. Toutes les professions libérales sont représentées parmi eux. Le Père de Montfort, pour prendre quelques noms au hasard, est un ex-officier du génie (École polytechnique) ; le Père Turquand, un officier d’artillerie (Ec. pol.) ; le Père Jomard, un ingénieur des ponts et chaussées (E. pol.) ; le Père de Benazé, un ingénieur des constructions navales (Ec. pol.) ; le Pères Saussier est un ancien officier de marine, qui est un camarade d’École navale de notre directeur ; le Père Bernière est aussi un ancien officier de marine ; le Père de Plat a été également capitaine de vaisseau. Les Pères de Laudic, Escoffier, Fèvre sortent de Saint-Cyr ; les deux premiers ont été officiers d’état-major, le troisième lieutenant de chasseurs à cheval.

Le Père Joubert, qui a été longtemps professeur à Rollin, est docteur ès-sciences ; le Père Legouix, qui a été reçu le premier à l’École normale (section des sciences), est docteur ès-sciences naturelles ; le Père Verdier est agrégé d’histoire.

Franchement, sans être fanatique, on ne peut s’empêcher de hausser les épaules en voyant un

avocat comme M. Jules Ferry se permettre d’interdire à des pères de famille de confier leurs enfants à des tels hommes, sous prétexte qu’ils sont indignes d’enseigner. Il serait aussi équitable de dégrader le Père de Benazé qui a été nommé chevalier de la Légion d’honneur pour avoir sauvé son navire dans une expédition au pôle Nord. Le seul penseur logique dans cette question, ce n’est pas Ferry, c’est Ferré ; il ne s’est pas amusé à contester au Père Olivaint, qui avait été professeur à Charlemagne, le droit de faire rue Lhomond ce qu’il pouvait faire rue Saint-Antoine, il l’a tué…

M. Drumont nous conduit ensuite dans la cour et dans le parloir de l’établissement :

Mais revenons à l’école Sainte-Geneviève. Dans la cour à gauche, en lettre d’or, vous lisez cette inscription tirée des Macchabées : Melius est mori quam videra mala gentis nostræ et sanctorum.[ii] Ceci est la théorie ; entrez dans le parloir qui est à votre droite : et voici l’application. Sur les murs de ce parloir, vous apercevez les photographies de tous les élèves de l’école tués à l’ennemi. Les noms les plus obscurs figurent à côté des plus illustres ; ce sont, pour citer au hasard : le comte d’Adhémar de Cransac, tué à Gravelotte ; le prince de Berghes, tué à Sedan ; Robert de Kergaradec et le marquis de Suffren, tués à Reichshoffen ; Law de Lauriston, tué en Afrique ; le duc de Luynes et de Chevreuse, tué à Loigny ; Joseph Algay, tué à Orléans ; Henri Aubert, tué à Thiais ; Lionel Lepot, tué à Paris. Le total des victimes est de 86, ce qui est encore un chiffre qu’on ajouter à ceux que nous avons reproduits.

On s’arrête devant ces portraits et l’on éprouve en passant cette revue, une impression de mélancolie profonde. Quelques-unes de ces physionomies sont martiales et révèlent le soldat déjà habitué aux camps ; d’autres sont empreintes encore d’une grâce juvénile, et sous le héros laissent apparaître l’enfant. Lisez les Souvenirs de l’École Sainte-Geneviève, et dans chacune des notices consacrées par le P. Chauveau aux élèves tombés pour la patrie vous trouverez des épisodes superbes ou touchants.

À mesure que l’auteur avance dans son récit, l’émotion, une émotion toute patriotique s’empare de lui ; elle se communiquera comme d’elle-même au lecteur :

Cette visite dans le parloir est vraiment impressionnante, je le répète. Quand un vieillard vous dit, avec son bon sourire, devant ce martyrologe de l’École : « On prétend que nous ne sommes pas Français ! » on songe que beaucoup de ceux qui sont le plus acharnés contre ces patriotiques instructeurs d’une jeunesse héroïque sont eux, des Français d’hier. La France leur a fait généreusement place à son foyer, elle les a mis dans les postes que n’occuperont jamais beaucoup de ses enfants qui, de père en fils, sont sur le sol depuis cinq cents ans. Ne serait-ce pas de la simple pudeur que de laisser au moins nos pères de familles faire élever leurs enfants à leur guise ?

Dans le fond du parloir, vous découvrez la statue du P. Ducoudray, recteur de l’école Sainte-Geneviève avant le P. Du Lac, et représenté au moment où il tombe sous les balles des fédérés. Au-dessus de la porte d’entrée qui conduit aux cellules sont les médaillons du P. Caubert, du P. Alexis Clerc et du P. de Bengy. Les deux premiers sont graves et doux ; l’autre, presque souriant, comme il convient à l’intrépide aumônier militaire qui se multipliait pendant le siège et trouvait moyen d’égayer nos blessés au milieu de leurs souffrances.

C’est le 4 avril 1871, on le sait, qu’un bataillon de fédérés envahit l’École de la rue Lhomond, et demanda qu’on lui livrât les armes cachées. Pour la foule, les armes cachées sont le mot vague que les prétendus lettrés remplacent par le mot menées occultes ou agissements ténébreux. Ce sont les mêmes phrases toutes faites ; seulement l’homme du peuple, en les employant, est plus sincère. Faute d’armes qui ne se trouvèrent pas, on saisit le Père Ducoudray, le Père Anatole de Bengy et le Père Clerc, qui furent bientôt rejoints au dépôt par le Père Olivaint et le Père Caubert, arrêtés rue de Sèvres.

Ce n’est pas le cas d’employer une expression consacrée et de répéter que les détails de l’effroyable agonie de ces malheureux otages sont dans toutes les mémoires. Il paraît que dans certaines mémoires d’hommes d’État, ces horreurs exercées sur de vieux prêtres n’ont laissé que le désir de tourmenter un peu, par des voies en apparence plus légales, ceux que la Commune a épargnés !

oOo

 

 



[i] La Liberté est un journal parisien, fondé en 1865, qui avait été racheté en 1866 par Emile de Girardin qui en fit le premier grand journal du soir.

[ii] Premier Livre des Macchabées, (III, 59). Dans la traduction latine de la Bible, disponible sur le site du Vatican, la phrase est celle-ci : « quoniam melius est nos mori in bello quam respicere mala gentis nostrae et sanctorum. » qui peut se traduire : « Car mieux vaut pour nous mourir les armes à la main que de voir les maux de notre peuple et notre sanctuaire profané. » (Traduction par le Chanoine A. Crampon, Paris, Société de Saint Jean l’Evangéliste, Desclée et Compagnie, 1923.)

 »

30/11/2014

A propos d'une fausse relique

Nous donnons ici un court texte d'E. Misset - et à titre anecdotique - au sujet de la prétendue port N°21 de la prison de Mazas qu'aurait occupé Mgr Darboy, avant son transfert à la prison de la grande Roquette. Il s'agit d'une enquête méticuleuse et fort bien menée.

Au-delà de l'anecdote, ce texte présente un double intérêt : 
1. Il restitue quelles étaient les conditions de détention à Mazas et en quoi pouvait consister la vie quotidienne des otages.

2. Il montre quelles sortes d'histoires étaient véhiculées à l'époque où le discernement cédait souvent la place à l'empressement. Le mérite de l'auteur est de garder la tête froide et de restituer les faits dans leur rigueur sèche.

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LA PORTE 21, 1ère DIVISION

 

OFFERTE PAR

M. LE CHANOINE CLEMENT

A SA GRANDEUR

MGR TURINAZ

 

I

Sitôt que la démolition de Mazas fut décidée, M. le chanoine Clément, directeur de l’école Gerson, résolut d’acheter la porte de la cellule où Mgr Darboy avait été enfermé en 1871. C’était une pieuse pensée. En conséquence, il dépêchait à la prison, dès le 30 juillet, à la première heure, exactement à sept heures du matin, un représentant de la maison Guy (51, avenue de Villiers) pour « faire livrer à l’école Gerson, 31, rue de la Pompe, la porte 21, première division. »

M. le chanoine Clément devança ainsi tous ses concurrents, même Son Eminence. Pour avoir fait vite, il avait fait vite.

Il commanda également ce même jour les portes :

11, troisième division ;

19, troisième division ;

21 , troisième division ;

30, troisième division.

Le mercredi 3 août, il commanda en outre les portes :

9, troisième division

et 23, troisième division.

Non content d’acheter vite, il voulait acheter beaucoup. Sans doute toutes ses demandes ne purent pas être satisfaites. Mais il eut livraison de la porte 21, première division. C’était pour lui l’important.

Aussitôt le Figaro du 3 août, dans un entrefilet évidemment communiqué, enregistra l’acquisition de la cellule de Mgr Darboy par l’école Gerson. Le Gaulois du 4 août imprima de son côté :laporte de la cellule de Mgr Darboy a été acquise par l’école Gerson, à Passy. Et M. le chanoine Clément put écrire, non sans quelque satisfaction, à la date du 3 août :« J’ai offert au cardinal de Parislaporte de Mgr Darboy. »

Ces premiers jours d’août furent des jours de gloire pour la porte 21, première division. Elle était la seule, l’unique, l’indiscutée. Elle triomphait sans conteste, et le nom de son heureux acquéreur était répété par toutes les feuilles publiques. Ce triomphe, hélas !devait être éphémère.

Le 10 août, M. l’abbé Odelin, vicaire général de Paris, s’aperçut en effet, fort à propos, que la porte offerte à Son Eminence était — comment dirai-je ? — d’une authenticité plutôt approximative. A la suite d’une conversation avec un ancien otage, M. l’abbé Delfau, second vicaire de Saint-Augustin (je le tiens de M. Delfau lui-même) il obtint la certitude que Mgr Darboy avait été enfermé, non pas dans la première division, mais dans la sixième. Cette découverte préliminaire, relativement facile et grave, en amena une seconde beaucoup plus importante. Sur les indications de M. Delfau, M. Odelin alla trouver l’ancien médecin de Mazas, le vénérable M. de Beauvais, qui a visité si souvent Mgr Darboy dans sa cellule et qui a conservé, avec la lucidité parfaite de ses souvenirs, des notes extrêmement précieuses, contemporaines des événements. M. Odelin obtint ainsi (je ne crains pas d’être contredit) le numéro exact de la cellule de l’Archevêque. C’était le n° 62. En conséquence, le cardinal Richard, à qui la porte 21, première division, avait été gracieusement offerte sept jours auparavant (ainsi que nous l’avons dit) acheta la porte 62, sixième division, et rendit à son premier et légitime propriétaire, à M. le chanoine Clément, la libre « disposition » de la porte 21, première division.

Ce fut un rude coup pour la porte 21. Ses beaux jours étaient passés. Elle avait une rivale.

Sans doute, on ne dit pas en haut lieu à M. le chanoine Clément :« Votre porte est fausse, nous en sommes sûrs, gardez-la. » On était certain de l’authenticité de la porte 62 ; on n’avait ni à contester ni à démontrer celle de la porte 21. Ce soin incombait tout entier à M. le Chanoine et à sa perspicacité.

A ce moment, en effet, il fallait opter entre deux systèmes. L’un était radical et net : déclarer fausse, ou tout au moins douteuse, la porte 21, première division, et n’en plus parler. C’était, croyons-nous, le seul acceptable en l’occurrence, car une relique douteuse n’est pas une relique, et, lorsqu’il s’agit d’une porte de prison, le douteux confine à l’horrible.

M. le chanoine Clément préféra prendre un biais. (Les biais ont quelquefois du bon... — pas toujours, malheureusement !) Il se dit :« L’Archevêché a une porte qui est certainement authentique. Mais, moi aussi, j’ai une porte, achetée avant celle de l’Archevêché. Pourquoi ma porte ne serait-elle pas authentique aussi ? Pourquoi Mgr Darboy n’aurait-il pas occupé deux cellules à Mazas ? J’ai lu « dans la Vie du Prélat » que son médecin avait dû le faire transporter de sa cellule primitive dans une cellule « plus large et mieux aérée. » — Voilà l’affaire. Je possède la porte de la cellule moins large ;l’Archevêché, celle de la cellule plus, large. C’est évident. »

On reconnaîtra sans peine, avec moi, qu’avant de prendre une conclusion ferme, surtout dans une matière aussi délicate, il eût été élémentaire d’interroger sur ce point M. de Beauvais, ainsi que l’avait fait M. Odelin avec tant de succès. Mais, hélas ! M. le chanoine Clément n’y pensa pas ; ou, s’il y pensa, il ne le fit pas ; ou, s’il le fit, il passa outre.

Il conclut donc résolument de l’existence d’une double porte à l’existence d’une double cellule. Et aussitôt les journaux qui, dix jours auparavant, parlaient de la cellule unique de Mgr Darboy, achetée par M. le chanoine Clément et par l’école Gerson, parlèrent, comme par enchantement, de la double cellule du Prélat. C’était habile. Etait-ce vrai ?

Nousavons dit, imprimait le Gaulois, à la date du 15 août, que le cardinal Richard avait manifesté l’intention d’acquérir les portes des cellules qui furent occupées à la prison de Mazas, pendant la Commune, par Mgr Darboy et par l’abbé Deguerry, et que cette dernière seule avait pu lui être réservée, la première ayant été acquise par l’école Gerson.

Depuis lors y MgrRichard a pu acquérir la certitude que Mgr Darboy n’a fait qu’un très court séjour dans la cellule 21 de la première division — celle que l’école Gerson a achetée — et qu’il occupa beaucoup plus longtemps la cellule 62 de la sixième division. En conséquence, le cardinal Richard a acheté la porte de la cellule 62 de la sixième division.

La note est identique pour le fond dans le Figaro du 15 août.

Quand le terrain fut ainsi préparé, M. le chanoine Clément prit un grand parti. On avait refusé sa porte à Paris ; il résolut de la faire accepter en province et de l’offrir à Sa Grandeur MgrTurinaz, évêque de Nancy.

A la date du 17 août, il lui écrivit une lettre dont voici le début :

 

Monseigneur,

On a découvert qu’il y eut à Mazas deux cellules occupées successivement par Monseigneur Darboy. — M. le Chanoine, on le voit, pose en axiome ce qui est précisément en discussion. — Il continue :La première, celle dont j’ai les débris, était proprement la cellule du condamné. M. le Chanoine oublie qu’il n’y avait pas de condamnés à Mazas, mais seulement des prévenus, et, dans la circonstance, des otages. Il poursuit en racontant (non sans y mettre quelques formes) qu’il a offert sa porte 21 à l’Archevêché et que M. Odelin, de la part de Son Eminence, lui a rendu la libre « disposition » de sa porte 21. C’est, conclut-il, ce qui m’a permis de l’offrir à Votre Grandeur. Je vais la faire emballer et expédier à Nancy. Je ne doute pas que notre Cardinal ne soit heureux de la savoir en votre possession. Et moi, il me sera agréable d’avoir procuré à mon diocèse d’origine cet émouvant et suggestif souvenir.

Les lecteurs à qui ces fragments donneraient le désir de lire la lettre entière la trouveront dans la Semaine religieuse de Nancy et de Toul, n° du 27 août, p. 784.

MgrTurinaz, confiant dans le sens critique de M. le Chanoine, n’eut pas une ombre d’hésitation. Sa Semaine religieuse nous dit en effet :Monseigneur l’Evêque s’est empressé d’accepter ce triste, mais précieux souvenir. Elle poursuit :Les diocésains de Nancy seront reconnaissants de la délicate initiative qui codifie à leur garde respectueusecette porte derrière laquelle leur ancien Evêque et l’illustre victime de la Commune se prépara au sacrifice. L’article se termine par cette promesse :Nous dirons plus tard où cette porte sera conservée. (27 août.)

Ouvrons maintenant la Semaine du 3 septembre. Nous y lisons :

Cette porte est parvenue à l’Evêché le 26 août. Monseigneur l’Evêque l’a fait transporter dans une des sacristies de la cathédrale, ou l’on s’occupe de lui trouver une place définitive[1]. (page 807.)

Hélas !ce n’est pas dans une sacristie de cathédrale que doit « définitivement » trouver place, j’en ai peur, la porte 21 de la première division. Mgr Darboy, l’« illustre victime de la Commune, » ne s’est jamais « préparé à aucun sacrifice derrière cette porte. » Et « ce pieux, ce triste, cet émouvant, ce suggestif souvenir » n’est en réalité (nous allons le démontrer) qu’un bois sans valeur et sans authenticité.

 

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II

Nous demanderons nos preuves, non pas à des ouvrages de seconde main, mais uniquement à des témoins oculaires. Les principaux sont : l’abbé Crozes , ancien aumônier de la Roquette, otage ; il est mort, mais il a laissé des Mémoires[2]. Mgr Déchelette, aujourd’hui vicaire général de Lyon, otage ; il a publié les Souvenirs de sa captivité. M. l’abbé Delfau, second vicaire de Saint-Augustin, otage ; il a tenu pendant sa détention un journal personnel qui lui a permis de me donner une date très importante et très précise. Enfin, le médecin si dévoué de Sa Grandeur à Mazas, aujourd’hui médecin en chef de la Santé, M. le docteur de Beauvais.

Tous ces témoins nous diront que, depuis le premier jour de sa détention jusqu’au dernier, Mgr Darboy fut dans la sixième division. Il y était le 22 mai, les 12, 11 et 10 mai, le 29 avril, le 13 avril et, enfin, le 7 avril au matin. Etant donné qu’il est entré à Mazas le 6 avril au soir et qu’il en est sorti le 22 mai, que peut-on souhaiter de plus ?

Précisons.

Où était Mgr Darboy, le dernier jour de sa détention à Mazas, le jour de son transfert à la Roquette, c’est-à-dire le 22 mai ?

L’abbé Crozes va nous répondre. Grâce au capitaine fédéré Révol, il resta à Mazas le 22 mai, lors du transfert des otages : ce qui lui sauva la vie. « Je m’approche, dit-il,du guichet de ma porte et je regarde par le petit judas... et bientôt je vois passer successivement devant moi les otages de mon corridor (c’est-à-dire de ma division) Mgr Darboy, Mgr Surat, M, Deguerry, M. Bonjean[3], etc. (3° édition, p. 41 ). Or, l’abbé Crozes occupait à Mazas la cellule n° 8 de la sixième division. Il nous le dit lui-même, p. 29. Si donc il a vu passer devant lui, le 22 mai, Mgr Darboy (étant donné que la disposition ‘de Mazas, en éventail, empêchait un prisonnier de sortir autrement que par sa propre division) il faut que Mgr Darboy ait été dans la même division que l’abbé Crozes ; il faut qu’il ait été dans la sixième division.Que vaut, pour cette date, une porte quelconque de la première division ?que vaut la porte 21 ? — Rien.

Remontons. Où était Mgr Darboy dans les premiers jours de mai, du 10 au 12 mai en particulier ?

A cette époque, nous dit encore l’abbé Crozes, le citoyen Miot, membre de la Commune, obtenait du directeur Garreau,pour les otages seulement de ma division, de se promener deux ensemble dans les grands promenoirs de faveur. Ce fut alors que j’eus l’honneur et la consolation de quelques promenades solitaires avec Mgrl’Archevêque. (3eédition, page 33.) EtM.Deguerry,le vénérable curé delà Madeleine, dans une lettre à M. Thiers, datée de Mazas, le 12 mai, précise le témoignage de M. Crozes :La promenade, dit-il, nous étant toléréependant une heure depuis quelques jours[4] ;je viens d’apprendre de Mgr l’Archevêque qu’il est question de l’échanger contre Blanqui. (Mgr Foulon, page 630.) Si l’autorisation de se promener deux à deux fut accordée « seulement » aux otages de la sixième division ; si l’abbé Crozes qui occupait le n° 8 de la sixième division, a pu se promener avecMgrDarboy ;siM. Deguerry qui occupait le n° 68 de celte même division a joui de la même faveur, c’est donc que MgrDarboy occupait alors une cellule de la sixième division. — Que vaut pour les premiers jours de mai, que vaut pour le 12, le 11, le 10 mai une porte quelconque de la première division ?Que vaut la porte 21 ? — Rien.

Remontons plus haut encore, et arrivons au 29 avril. Où était à cette date MgrDarboy ?

Ce n’est pas cette fois l’abbé Crozes, c’est M. l’abbé Delfau qui va nous répondre. Il occupait à Mazas la cellule 25, 3edivision. Or, le samedi 29 avril (son journal permet de préciser la date) M. Delfau était souffrant. Il reçut, à 10 heures du matin, la visite du médecin, M. de Beauvais, qui lui dit :« Je pourrais bien vous faire transporter dans la sixième division, section de l’infirmerie, où se trouve Monseigneur... Mais, réflexion faite, restez ici. » Donc, le 29 avril, à 10 heures du matin. Mgr Darboy était dans la sixième division. Que vaut pour cette date la porte 21 ? — Rien.

Du 29 avril, remontons au 13. Ce jour-là un otage dont M. le chanoine Clément a, je crois, acheté la porte et dont il ne récusera pas, à coup sûr, le témoignage, Mgr Déchelette, vicaire général de Lyon, arrivait à Mazas comme simple séminariste, et était installé, non loin de M. l’abbé Delfau, au 21, 3edivision. Il nous dit en toutes lettres dans ses Souvenirs :« Nous fûmes placés dans la troisième division. Mgr l’Archevêque, M. Bonjean et plusieurs autres otages occupaient la sixième. » (page 20.) — Que vaut donc pour le 13 avril la porte 21, première division ? — Rien.

Remontons encore, et arrivons à la première journée de la détention de Mgr Darboy à Mazas, c’est-à-dire au 7 avril dans la matinée[5]. Nous sommes ici au cœur même de la question et il est important d’être très précis.

MgrDarboy arriva à Mazas, en compagnie de M. Bonjean, à la nuit close, le 6 avril. Il avait probablement dîné au Dépôt. Son premier repas à Mazas eut donc lieu le lendemain, 7, à l’heure ordinaire de la prison, c’est-à-dire vers 10 ou 11 heures. Or, écoutons l’abbé Crozes :Dès le premier repas qu’il fît à Mazas, Mgr Darboy vit bien que la personne qui veillait sur lui était là. (Il s’agit de Mme Coré, qui fut si dévouée à Sa Grandeur.) L’abbé Crozes poursuit :Il envoya un billet à M. Bonjean,son voisin, pour lui demander s’il avait reçu, comme à l’ordinaire, son repas du dehors. (3° édition, p. 143.) Quel que soit le sens qu’il convienne d’attribuer ici au mot « voisin », il nous indique, au minimum, que M. Bonjean et Mgr Darboy étaient dans la même division. Or, où était située la cellule de M. Bonjean ? Aucun doute n’est possible. Elle était située au numéro 14 de la sixième division, La famille de M. Bonjean, lors de la démolition de Mazas, en a pieusement fait acheter la porte et les barreaux. Cela étant, que vaut pour le 7 avril, une porte quelconque de la première division ?que vaut la porte 21 de M. le chanoine Clément et de MgrTurinaz ? — Rien . Elle ne vaut rien pour le 7 avril, rien pour le 13 avril, rien pour le 29 avril, rien pour les 10, 11, et 12 mai, rien pour le 22 mai. C’est M. Crozes, M. Deguerry, M. Delfau, Mgr Déchelette qui nous l’affirment. Voilà une porte bien compromise !

Ce n’est pas M. de Beauvais qui consentira, je le crains, à lui refaire une authenticité ! Et cependant c’est le nom de M. de Beauvais que les partisans d’une double cellule ont mis résolument en avant. Voici en effet le passage textuel de Mgr Foulon dans sa Vie de MgrDarboy :

La santé de Monseigneur, déjà si délicate, était fortement ébranlée, et même le mal avait fait de tels ravages que le médecin en chef de la prison, M. de Beauvais, dut intervenir et déclarer aux geôliers de F Archevêque que, s’ils ne le plaçaient pas dans une autre cellule et s’ils ne luipermettaient pas de suivre un autre régime que celui de Mazas, dans quinze jours ils n’auraient plus entre les mains qu’un cadavre. Cette perspective fit réfléchir les délégués dela Commune. Monseigneur fut donc transféré da ?îs une cellule plus large et mieux aérée. (p. 547.)

C’est bien ce passage, c’est bien cette intervention de M. de Beauvais en faveur de Mgr Darboy « malade » qu’invoque M. le chanoine Clément, pour recommander sa porte 21, dans sa lettre d’envoi à MgrTurinaz :

« M. l’abbé Odelin, affirme-t-il (avec trop de modestie, je crois), a découvert que MgrDarboy, tombé malade, avait été transféré de sa cellule, qui était celle de tous les prisonniers, dans une autre plus vaste. » La découverte, si tant est qu’une erreur puisse s’appeler une découverte, doit avoir un tout autre auteur que M. l’abbé Odelin. Is fecitcuiprodest. Elle est indispensable à M. le chanoine Clément pour sa porte 21. Elle est au contraire très compromettante pour M.Odelin. Quelle porte en effet ce dernier a-t-il achetée ?— La porte de la cellule 62, sixième division. Or, cette cellule était-elle « plus large, plus vaste, mieux aérée » que les autres ? — Non. Je l’ai vue, je l’ai mesurée, j’en ai fait desceller les barreaux : c’était une cellule ordinaire[6], et, pour parler comme M. le Chanoine « celle de tous les prisonniers. » M. Odelin ne me contredira pas.

La question, on le voit, se simplifie de plus en plus et se resserre. M. de Beauvais a-t-il, oui ou non, demandé et obtenu pour MgrDarboy « malade » un changement de cellule ?Tout est là.

Or, grâce à Dieu, M. de Beauvais est vivant. Rien n’est donc plus simple que de l’interroger. C’est ce que j’ai fait. Et, pour ne rien laisser d’imprécis et de vague à mon interview, je lui ai posé respectueusement les simples questions suivantes que j’avais rédigées par écrit :

1° Avez-vous visité Mgr Darboy dans la cellule 21, première division ? — Réponse :Non.

2° L’avez-vous fait changer de division, comme l’affirme Mgr Foulon, et, après lui, M. le chanoine Clément ? — Réponse :Non.

3° L’avez-vous trouvé, lors de votre première visite, dans la cellule 62, sixième division ? — Réponse :Oui ; je l’ai visité fréquemment dans cette cellule, et uniquement dans cette cellule : mes notes en font foi. J’ai vu ces notes.

4° A quelle date l’avez-vous visité pour la première fois ? — Réponse :Certainement dans le courant d’avril.

Est-ce que M. le chanoine Clément n’aurait pas posé par lettre, h la date du 10 octobre, à M. de Beauvais lui-même, des questions à peu près identiques ? Est-ce qu’il n’aurait pas reçu identiquement les mêmes réponses ?

Or ces quatre réponses, nettes, précises, catégoriques, tranchent à tout jamais la question. Si je les ai mal reproduites, qu’on les réfute. Si je les ai bien reproduites — et j’en ai la certitude — elles ont une force contre laquelle on se débattra vainement. Elles sont d’ailleurs corroborées par les souvenirs non moins nets, non moins précis, non moins catégoriques du gardien Pellé, qui fut de service à Mazas en 1871, précisément dans la division de Monseigneur, et qui est aujourd’hui premier gardien à la Santé :« Sa Grandeur, m’a-t-il dit, n’a jamais été qu’à la sixième division et au n° 62. » Elles donnent toute leur valeur aux affirmations de l’abbé Crozes, de l’abbé Deguerry, de l’abbé Delfau, de MgrDéchelette. Elles mettent à néant l’authenticité de la porte 21, première division. C’est désagréable pour M le chanoine Clément et regrettable pour MgrTurinaz. Mais qu’y faire ?

Le lecteur se demandera peut-être comment une erreur de cette envergure a pu prendre naissance et d’où provient le n° 21. Je me le suis demandé moi-même et je suis arrivé à la conjecture que voici : On lit dans une petite brochure sans valeur, signée Ordioni et publiée en 1871, que « MgrDarboy occupait la cellule 21. » Mais Ordioni parlait de la Roquette, et d’ailleurs il faisait erreur, car, à la Roquette, au moment de l’appel des condamnés, MgrDarboy occupait, non pas la cellule 21, mais la cellule 23[7]. N’est-ce pas cette erreur primitive qui aurait ricoché de la Roquette à Mazas, et finalement d’Ordionià M. le chanoine Clément ? Je pose la question ; je ne la résous pas.

Et maintenant, que vont faire les Nancéens du « triste et précieux souvenir qu’une délicate initiative avait confié àleur garde respectueuse ? Quelle place définitive vont-ils lui trouver ? Je l’ignore. En tous cas veulent-ils me permettre, à moi aussi, une « délicate initiative ? » Je possède (comme le journal l’Universl’a annoncé, le 10 octobre dernier) bien et dûment authentiqués, les barreaux en fer de la cellule 62, sixième division, c’est-à-dire de la seule, de l’unique cellule de Mgr Darboy à Mazas[8]. Je les offre aujourd’hui respectueusement à MgrTurinaz. Delà sorte la porte authentique serait à Paris, les barreaux authentiques seraient à Nancy. Et moi, il me serait agréable d’avoir procuré, au diocèse d’origine de M. le chanoine Clément, cet émouvant et suggestif souvenir. Puisse mon offre être acceptée, et ma Jeanne d’Arc Champenoise ne pas trop nuire à mes barreaux !

Paris, 21 octobre 1898.

 



[1]A la date du 31 août, le Figaro publia cette note, à peine française, et remplie d’erreurs qui ne peuvent être qu’involontaires :

M. le chanoine Clément, directeur de l’école Gerson, qui avait acheté laporte de la cellule de Mazas on fut enfermé, après son arrestation pendant la Commune, Mgr Darboy, archevêque de Paris, vientde l’offrir au cardinal Richard. — C’est faux. L’offre avait eu lieu le 3 août, 28 jours auparavant.

Mais Son Eminenceétant déjà en possessionde la porte d’une autrecellule où Mgr Darboy serait demeuré enfermé pendant plus longtemps, si l’on s’en rapporte ( ?) à l’enquête faite par M. l’abbé Odelin, ainsi que le Figaro l’a annoncé, a décliné cette offre gracieuse. — C’est faux et mal dit. Son Eminence a acheté la porte 62 sept jours après que M. le chanoine Clément lui avait « gracieusement » offert sa porte 21.

En conséquence, poursuit le Figaro, M. le chanoine a fait hommage de la précieuse relique dont il est possesseur, à Mgr Turinaz, évêque de Nancy, diocèse d’où il est originaire. — A part la précieuse relique, c’est vrai.

[2]Episode communal, l’abbé Crozes, otage de la Commune, 3e édition, 1873.

[3]Mgr Darboy était au 62, Mgr Surat au 53, M. Deguerry au 68 et M. Bonjean au 14.

[4]L’expression depuis quelques jours indique au minimum deux jours. La lettre étant du 12, prouve ainsi certainement pour le 10.

[5]M. Washburne, ministre des Etats-Unis à Paris, écrivit à M. Fish, en date du 2 mai : Dimanche dernier (c’est-à-dire le 30 avril) une bande de gardes nationaux s’est dirigée sur la prison Mazas, avec le projet avoué de fusiller l’Archevêque ...Les gardiens ordinaires de la prison ont eu les plus vives alarmes ; il ont fait changer l’Archevêque de cellule et l’ont mis dans une autre partie de la prison. (Maxime du Camp, les Convulsions de Paris, sixième édition, in-i2, t. 1, p. 373.) Il s’agit ici évidemment d’un transfert momentané, de quelques heures sans doute, hors de la sixième division, puisque Monseigneur était dans la sixième, d’après M. Delfau, le samedi 29. Il ne peut en aucune façon être ici question d’un transfert de la première division dans la sixième, ni’ d’un transfert définitif hors de la sixième, puisqu’au 10 mai environ, d’après M. Deguerry, Mgr Darboy avait réintégré la sixième division.

[6]D’après M. Washburne (lettre du 23 avril i871) cette cellule avait six pieds de large. C’est exactement la largeur donnée par le correspondant du Times à la cellule de M. Bonjean (1er mai 1871). Or, la cellule de M. Bonjean n’a jamais passé pour une cellule de faveur.

[7]Cf. Maxime du Camp, Convulsions de Paris, sixième édition, in-12, p. 253 et 261. Mgr Darboy occupa à la Roquette le n° 1, et le n° 23, qui lui fut cédé par M. de Marsy.

[8]Je possède également les attaches en fer du hamac. Mais elles n’ont jamais servi à Monseigneur. Sa cellule, comme la plupart des cellules de la sixième division, avait un lit en 1871.