13/09/2015
Carnets de Bord de Charles de Gauléjac
Encore une trouvaille sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (Gallica). Il s'agit d'un article paru dans la Revue de Comminges en 1981.
Cet article de Bernard de Gauléjac évoque la vie de Charles de Gauléjac, à bord du Cassini où il naviguera en compagnie du jeune Alexis Clerc, alors lieutenant de vaisseau.
Ces pages extraites du Carnet de Bord sont bien évidemment à mettre en parallèles avec celles du livre du R.P. Charles Daniel (Chapitre VII, VIII et IX) mais également avec les deux livres du R.P. Victor Mercier:
[PLAS (de), François (Commandant)] MERCIER, Victor (R.P. s.j.). Éditeur scientifique : Campagne du « Cassini » dans les mers de Chine, 1851-1854 : d'après les rapports, lettres et notes du commandant de Plas. Paris, Retaux-Bray, 1889. 1 vol. (XII-433 p.) : cartes ; in-8
MERCIER, Victor (R.P. s.j.) : Marin & Jésuite, Vie et Voyages, François de Plas, Ancien Capitaine de vaisseau, Prêtre de la Compagnie de Jésus – 1809 – 1888. Paris, Retaux-Bray, 1890, Volume 1, (xiv-511p. ; volume 2 (500 p.).
Il est à noter que ces trois marins ayant navigué de concert sur le Cassini sont tous rentrés en religion, comme le souligne le R.P. Joseph Burnichon, dans le troisième volume de Histoire d'un siècle, 1814-1914. La compagnie de Jésus en France (Paris, Gabriel Beauchesne) : "Au retour de la campagne du Cassini à Chang-Hai en 1853, M. de Gaulejac entrait à la Chartreuse ; deux autres se faisaient Jésuites, l'un était le commandant de Plas, l'autre le lieutenant de vaisseau Alexis Clerc, le futur martyr de la Commune."
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REVUE DE COMMINGES PYRÉNÉES CENTRALES
1er Trimestre 1981
Campagne du Cassini en mer de Chine
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Carnet de bord d’un jeune Commingeois
(1851 -1854)
par Bernard de GAULÉJAC
Le 8 mars 1851, par une mer un peu forte, le Cassini quittait la rade de Lorient à destination de la mer de Chine ; il ne sera de retour que trois ans et trois mois plus tard[1].
Le Cassini était une corvette à moteur et à roues de 220 chevaux, armée de six canons et montée par un équipage de cent vingt hommes. L’état-major était composé du commandant, le capitaine de frégate Robinet de Plas, du second, le lieutenant de vaisseau Bernaert, 50 ans, de quatre autres lieutenants de vaisseau, dont le plus jeune était un polytechnicien, Alexis Clerc[2], 31 ans, d’un officier d’administration, M. Joyant de Couesnongle, de deux médecins, enfin de six jeunes élèves, sortis du Borda avec le titre d’aspirants de marine et recevant une solde de 600 francs par an. L’un de ces derniers, originaire du Comminges et âgé tout juste de 17 ans, Charles de Gauléjac[3], sera le narrateur de cette campagne lointaine, grâce aux lettres adressées par lui à sa famille et soigneusement conservées.
Le commandant de Plas[4] était un homme profondément religieux ; appelé à Paris en 1848 pour siéger au conseil de l’Amirauté, puis chef de cabinet de l’amiral Romain Desfossés, ministre de la Marine, « on ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du Ministre le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins… devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué », sous le règne du roi Louis-Philippe. M. de Plas, désigné pour accomplir cette mission, se rendit à Rome, en août 1850, pour recevoir les instructions du Pape, puis se préoccupa du choix d’une partie au moins de son état-major ; il y appela en particulier Bernaert et Alexis Clerc.
A son départ de Lorient, le Cassini emmenait un certain nombre de passagers : Mgr Florian Desprez[5], premier évêque de Saint-Denis de la Réunion, accompagné de deux grands vicaires et d’un secrétaire, qui avaient avec eux une cinquantaine de ballots ou de malles bien encombrants, Mgr Vérolles, administrateur apostolique de Mandchourie, un aumônier, l’abbé Cambier, du diocèse de Paris, qui devait être débarqué à Bourbon, trois missionnaires des Missions étrangères, enfin trois religieuses de Saint-Joseph.
Je laisse la parole au jeune aspirant de marine : « Avant de faire nos adieux à la France, nous nous sommes arrêtés à la sortie de la rade, devant Notre-Dame de l’Armor, qui est en grande vénération auprès des marins et qui, dit-on, préserve des maladies contagieuses. Là, tout le monde, tête nue et le visage tourné vers lui, a suivi attentivement les Litanies récitées par Monseigneur et qui ont été suivies de trois coups de canon, après lesquels nous avons gagné le large. »
Le 12 mars, le Cassini mouille à Funchal (île Madère), où l’on ne voit flotter sur les divers navires que le pavillon anglais et un peu le pavillon portugais. Les jeunes aspirants s’empressent de descendre à terre pour goûter le vin, puis se promener hors de la ville : « Nous vîmes des Anglaises qui, mollement étendues dans un palanquin (lit en filet), se faisaient porter par deux hommes forts, au teint bruni par le soleil et toujours beaux, et allant ainsi rendre leurs visites de villa en villa, suivies de leur jeune mari, qui les escortait, la canne à la main. » De retour à bord, ils reçoivent « la visite de trois élèves anglais, qui sont venus goûter notre vin, qu’ils ont trouvé assez bon (preuve de leur peu de connaissance en la matière), puis, après un court instant, ils sont partis, en chantant comme des bienheureux. »
L’escale suivante est le Cap, que le Cassini quitte le 3 mai ; « après vingt jours de traversée, nous aperçûmes l’île de la Réunion... En arrivant au mouillage, nous y avons trouvé deux navires de guerre et une quinzaine de navires marchands, tous français. La plupart des passagers quittent alors le navire. »
Après un séjour d’un mois à Bourbon, le Cassini va reconnaître les Moldives, puis met le cap sur Sumatra « car nous avions des affaires à régler avec les Malais... ; la Clémentine, navire sicilien, étant allé, il y a environ quatre mois, sur la côte sud de l’île pour le commerce du poivre, fut attaquée de nuit par ces brigands qui la pillèrent, après avoir tué le capitaine et une partie de l’équipage, laissant dans le gréement ceux qu’ils ne pouvaient atteindre et qui avaient su se dérober à leurs coups. Après un long pillage, ils quittèrent le navire et le laissèrent entre les mains des quelques matelots qui restaient ; ce navire revint à Bourbon, où il était à notre passage et, à sa demande, M. Guérin [commandant la corvette l’Eurydice et ancien commandant du Borda, rencontré à Bourbon] nous pria de prendre des informations afin de pouvoir au besoin venger l’insulte faite à un pavillon protégé de la France. Nous allâmes donc directement à Achem, où nous mouillâmes le 15 du mois de juillet... Aussitôt mouillés, on envoya un officier pour parler au Sultan ; après beaucoup de peine, il le rencontra et lui annonça la visite du Commandant pour le lendemain, ce qui ne parut pas lui faire un bien grand plaisir. Comme c’était une visite de cérémonie en même temps que d’affaires, le Commandant amena avec lui une grande partie de son état-major, dont on n’avait pas besoin à bord ; j’eus la chance d’être du nombre et, après m’être mis en grande tenue, ainsi que ces Messieurs, nous partîmes dans un canot à la suite du Commandant, guidés par un Malais qui était venu à bord se promener ; nous eûmes de la peine à entrer en rivière,... cependant... nous passâmes heureusement... Après une heure de marche... nous débarquâmes... ; nous prîmes un petit sentier qui nous conduisit, à travers une prairie couverte de bœufs, devant un portail percé en son milieu d’une ouverture carrée par laquelle il fallait passer une échelle placée de chaque côté pour franchir le passage. Une fois cet obstacle franchi, nous vîmes devant nous deux petites cabanes, bâties sur pilotis, qui étaient les deux salles de cérémonie ; l’une d’elles, qui était la salle des attentes, nous servit d’abri ; on porta trois vieux fauteuils, seuls meubles de luxe de l’habitation, et, quant à nous, nous nous assîmes autour de la salle. Le premier ministre vint alors avec quelques-uns des sujets pour entretenir la conversation, malheureusement l’interprète, qui était un homme du pays, n’était pas fort en français, cependant on finissait toujours par se faire comprendre. Nous trouvâmes aussi par hasard un Prussien, qui était matelot sur un navire américain, naufragé sur la côte, et qui s’était marié depuis six ans au milieu de ces peuples encore sauvages. Quand le Sultan eut fait sa toilette, il alla avec ses principaux sujets dans la case qui nous faisait pendant, où il nous fit dire d’aller le trouver. C’était un homme au regard sournois et farouche, de grosses lèvres, le nez assez plat, le teint de cuivre, comme les autres habitants, ses cheveux, noir d’ébène et coupés ras, étaient recouverts d’un turban en tulle qui portait quelques feuilles d’or çà et là ; une chemise fine, ornée d’un gros bouton en pierres fines et une veste très longue en drap fin, brodée sur le contour, formaient avec son pagne son habillement royal [il était « comme ses sujets, armé de pistolets et de kriss (poignards malais) »] ; ses ministres, dans un habillement plus simple, étaient debout à ses côtés et servaient à transmettre ses réponses, ainsi qu’à recevoir ses demandes ; après un entretien auquel assistait tout le peuple et qui n’aboutit pas à grand chose, nous repartîmes avec le Commandant, qui était de très mauvaise humeur. Dès le lendemain, nous étions partis pour Pynang, où nous prîmes un interprète... ; après être passés par Achem, nous prîmes un canal étroit... pour aller mouiller le soir dans une rade bien abritée,… ; l’interprète alla à terre, mais le chef n’y était pas, force nous fut donc, le lendemain matin, d’aller vers une autre rade plus au sud, la rade de Dahia… On envoya, dès le matin même, notre interprète à terre, avec des hommes armés, en cas d’attaque, pour prendre des informations sur les coupables, puis il revint à bord et on s’occupa immédiatement d’organiser la compagnie de débarquement… ; nous allâmes à la demeure des deux coupables du crime..., mais ils avaient été plus fins que nous et étaient partis avec leurs principaux meubles, qui n’étaient pas lourds du reste ; nous rentrâmes donc à bord, tout désappointés. Dès le lendemain matin, nous vînmes brûler leurs cases, emportant pour toutes dépouilles une petite chèvre... Aussitôt rendus à bord, on a encore appareillé pour revenir à Achem ; là le Commandant a eu un tête-à-tête avec le Pacha, après quoi nous sommes partis pour Poulo-Pinang. »
A Georgetown, capitale de Penang « nous sommes allés voir les missionnaires qui ont, hors de la ville, un collège pour les jeunes Chinois qu’ils convertissent et qu’ils envoient là par divers navires ; on leur apprend le latin, ils servent aussi d’interprètes aux missionnaires qui vont en Chine ».
Après avoir mouillé à Singapour et en être reparti le 19 août, le Cassini, après une heureuse navigation de quinze jours, atteint Macao, à l’embouchure de la rivière de Canton, point d’attache de la station navale française en Chine. « Nous aperçûmes la corvette La Capricieuse, commandée par le commandant de Roquemaurel[6], qui avait pris la direction de la station. »
« Il est probable que nous irons… sur la côte de Chine examiner un peu l’état de notre commerce et montrer le pavillon français qui est si peu connu dans ces parages, quand on le compare à celui de l’Angleterre. »
« Le 3 octobre, nous avons remorqué la corvette La Capricieuse jusqu’à Hong-Kong, ce qui a été l’affaire d’une journée et nous avons mouillé pour faire des vivres et attendre la malle qui porte les lettres et M. de Bourboulon, envoyé de France en Chine. »
Le Cassini est alors chargé de faire « l’hydrographie de la côte, dont les cartes sont mal faites », mais reste à la disposition du chargé d’affaires de France ; celui-ci « voulant aller à Hong-Kong rendre visite au gouverneur anglais, le Commandant a été obligé de partir le 4 décembre pour ce parage... Je suis content d’avoir vu les navires qui étaient dans cette rade, car quelques-uns d’entre eux étaient éblouissants par le luxe des chambres des passagers et admirables par leurs formes élancées et la hauteur de leur forte mâture. Ces bâtiments, qui sont tous américains, ne portent que de riches cargaisons et un grand nombre de passagers qui sont traités excessivement bien, aussi font-ils beaucoup de tort aux Anglais dans ces parages, où ceux-ci ne dominent que pour le commerce de l’opium. A notre arrivée, nous avons trouvé sur rade un vaisseau anglais, qui est excessivement vieux et qui revenait de la mer des Indes ; il n’est certes pas très beau et ne vaut pas les nôtres, malheureusement ils en ont plus que nous. Pendant notre séjour à Hong-Kong, il est arrivé une frégate française, l’Algérie, venant des mers du sud... ; elle va partir dans deux ou trois jours pour Manille et prendre ensuite le chemin de la France, en suivant les côtes de l’Inde. Quant à nous, nous attendons la fin du mois pour aller à Singapour rejoindre La Capricieuse et il est probable que nous irons ensuite visiter les îles de la Sonde ».
« Nous avons célébré… la Noël à bord et le Commandant nous a donné un grand dîner, car c’est aussi l’anniversaire de notre embarquement à bord du Cassini. »
Parti de Macao le 29 décembre à destination de Singapour, le Cassini longe les côtes de Cochin-Chine, procède à des exercices de tir sur une île, « ce qui a été un petit divertissement », et est au mouillage le 15 janvier 1853. « Nous avons eu, pendant notre traversée, pour aumônier M. Hue, missionnaire Lazariste, qui va en France... ; il est de Toulouse. Il a fait des voyages au Tibet, qui sont très intéressants à lire »[7].
« Avec la corvette, que nous ne quittons plus, nous sommes allés à Riau, poste hollandais situé dans le détroit de ce nom ; les militaires nous y ont très bien reçus et surtout leur accueil a été cordial... Nous sommes arrivés le 1er février à Batavia, la reine de l’Orient… Il y a une troupe d’Opéra français, ce qui a été un divertissement pour nous. Comme à Riau, les Hollandais nous ont reçus à bras ouverts et nous ont excessivement bien traités. Les Commandants ont rendu visite au Gouverneur général... et se sont fait mutuellement des cadeaux... Nous avons trouvé ici un bazar japonais renfermant beaucoup de curiosités… ; les Hollandais font seuls le commerce avec le Japon. »
« Nous avons trouvé ici deux navires de guerre hollandais et plusieurs vapeurs ; ces Messieurs nous ont excessivement bien reçus et c’est grâce à eux que nous avons appris, dès l’arrivée du courrier, les affaires qui se sont passées en France pendant le mois de décembre. » Il ne semble pas que les officiers des deux navires aient manifesté beaucoup d’enthousiasme en apprenant, deux mois après, le coup d’Etat du 2 décembre.
« Le 14 février, nous partîmes, avec La Capricieuse, traversâmes la mer de Java et allâmes reconnaître la côte ouest des Célèbes ; le 20 nous étions mouillés devant Makazar, capitale des possessions hollandaises de ces contrées. Comme à Batavia, nous fûmes très bien reçus par ces bons Hollandais ; tous les jours il y avait des dîners et des soirées que se donnaient le Gouverneur et le Commandant de La Capricieuse. »
« Le 1er mars, nous avons appareillé et, laissant la corvette dans le sud de Célèbe, nous avons remonté à la vapeur le détroit... Le 8, nous visitâmes Zamboaga, possession espagnole sur l’île de Mindanao, et la petite île de Basilan, sur laquelle nous allâmes chasser le sanglier ; malheureusement nous n’en vîmes pas... Le gouverneur était un vieux militaire qui avait émigré en France et était resté fort longtemps à Toulouse ; il a été plein de bonté pour nous. »
« Le 15, nous avons reconnu les Cagayan, petites îles entourées d’un banc très dangereux pour la navigation et sur lequel s’était perdu le Montalembert, trois-mâts français de Saint-Malo. Après avoir constaté le naufrage, nous avons été à San-José, sur l’île de Panay, remercier le Gouverneur de ses bontés pour les matelots naufragés. »
« En partant de San-José, nous longeâmes la côte de Luzon et passâmes devant la baie de Manille... Le 23 nous étions devant la rivière de Canton. »
Le 18 avril 1852, le Cassini est à Manille où le rejoint La Capricieuse, puis, après un détour par Hong-Kong, il regagne le mouillage voisin de Macao. « Nous y avons rencontré quatre navires américains, dont une frégate à vapeur qui portait un amiral commandant qui doit diriger l’expédition au Japon que l’Amérique a projetée. »
Le 29 mai, tandis que le Ministre de France, avec sa famille et le personnel de la Légation, embarque sur La Capricieuse « pour visiter les postes du nord », le Cassini prend à son bord un missionnaire et des religieuses. « Jusqu’ici, la maison des Lazaristes était à Macao, mais ils ont changé leurs pénates et nous avons eu le bonheur de mener à Ning-Po le P. Gaillet et onze sœurs de la Charité qui vont y établir une maison pour recueillir tous les enfants abandonnés, qui sont en si grand nombre dans cette misérable Chine... La brise étant très faible, nous remorquâmes la corvette et fîmes route pour Amoy... Le 1er juin, nous étions au mouillage..., le 5 nous voguions vers le nord, toujours remorquant La Capricieuse, qui n’avait pas de brise..., jusqu’au 9, jour de notre arrivée dans l’archipel de Chusang, où nous mouillâmes au milieu d’îlots charmants… Tandis que nous nous reposions de notre traversée, M. le Ministre a réglé des différends qui s’étaient élevés entre les chrétiens et les mandarins... Les chrétiens avaient été vexés par le peuple, on dit même qu’un d’eux était mort sous les coups... — tout s’est arrangé à l’amiable, avec M. de Montigny, consul à Changhaï, qui était venu nous rejoindre — ; aussi sommes-nous restés au mouillage jusqu’au 17, dans l’assurance du moins d’avoir secouru la Mission. »
Après s’être échoués deux fois dans la vase, les deux navires parviennent le 20 juin à Ning-Po. « En arrivant, nous avons déposé à terre les bonnes sœurs... et leur supérieure... Le Ministre a rendu visite aux autorités chinoises, qui l’ont fort bien reçu. Le Gouverneur de la province est ensuite venu à notre bord, où il a visité notre machine avec grande attention sans y comprendre grand’chose sans doute. C’était un homme dans la force de l’âge, élégamment vêtu d’une grande robe de soie et coiffé d’un chapeau surmonté d’un bouton rouge, signe de sa haute dignité. Malheureusement, n’ayant point d’interprète à bord, nous n’avons pu causer avec lui, chose très fâcheuse car, dans ses entretiens avec le Ministre, il a fait preuve d’une éducation et d’un savoir-vivre supérieurs peut-être à celui de bien des diplomates français ; du moins c’est ainsi qu’on l’a jugé. Les visites faites de part et d’autre, nous sommes sortis de la rivière, toujours traînant La Capricieuse, qui a eu quelques avaries en abordant une jonque qui se trouvait sur notre passage. En ce moment [18 juillet], nous sommes à Changhaï, nous reposant de nos fatigues... Comme à Ning-Po, nous sommes dans une rivière étroite... Il y a ici beaucoup de navires de commerce qui viennent tous les ans prendre les thés et les soieries si recherchées en Europe. Du reste, la navigation de la rivière étant assez facile, Changhaï devient le dépôt du commerce de l’Europe avec la Chine et rivalisera peut-être un jour avec Canton. [On y voit des jonques partout en grand nombre,] pour pouvoir résister aux nombreux pirates qui infestent la côte et rançonnent sans pitié tout ce qui tombe sous leurs mains. »
« Les Pères Jésuites ont plusieurs maisons dans la province de Nankin ; à Changhaï ils ont une belle église près de laquelle réside l’évêque Maresca (Italien) ; à quelque distance de la ville ils ont aussi fondé une maison d’éducation où sont cent petit Chinois, fils des plus riches familles des environs, qui font leurs études ; on y reçoit aussi les parents que les Pères cherchent à convertir... Les habitants sont très doux et naturellement assez bons ; malgré cela il y a beaucoup de misère parmi le peuple, surtout au moment des inondations, qui sont effrayantes.
… J’ai retrouvé le P. Janson, des Missions étrangères, que nous avions eu le bonheur de porter de France à Macao l’an passé, et qui a essayé en vain de pénétrer en Corée ; repoussé deux fois, il va tenter une troisième expédition et il est en train de chercher un moyen de transport par mer, car il ne peut y parvenir par terre. Tous ces bons Pères viennent très souvent à bord et font des instructions ; leur supérieur, le Père Brouillon, qui est français, nous fait très souvent des instructions. Mgr Maresca est aussi dernièrement venu pour visiter le navire et a officié à bord. On vient de nous dire que le Père Bonard avait été décapité, après une longue persécution ».
« Pendant que nous nous reposons ici [à Changhaï], notre Ministre s’occupe des affaires. Dernièrement j’ai eu le plaisir de rendre visite au Mandarin, à la suite de la Légation... ; nous étions environ quinze personnes... ; nous partîmes de la Légation dans des chaises à porteur, seul véhicule de ces pays, en traversant la ville par ses quartiers les plus beaux. Les rues étant fort étroites, chacun était obligé de se ranger sur notre passage, ce qui donnait à notre cortège un air très important... Le Mandarin, qui nous a reçus devant sa porte, pendant qu’on jouait à nous écorcher les oreilles, était très simplement vêtu, aussi ne se distinguait-il que par le bouton de son chapeau et quelques plumes, signes de son grade. Son secrétaire et le commandant de la place, qui certes n’avait pas l’air militaire, étaient les seuls Chinois qui lui faisaient suite. Il nous a introduits dans une salle fort simple et, après avoir causé un instant avec Messieurs les Consuls, on nous a servi une collation à l’européenne ; il y avait cependant des nids d’hirondelles et des ailerons de requins, plats fort mauvais, mais très recherchés chez les Chinois, — l’un et l’autre ressemblent à de la gélatine coupée en tranches, avec quelques herbes et du bouillon…, le goût en est fade — ; le reste n’offrait rien de particulier, car les vins et les viandes étaient européens. On nous avait donné des couverts français, accompagnés de baguettes chinoises. Après avoir bu des santés au Champagne... ces Messieurs ont parlé de leurs affaires et nous sommes repartis comme nous étions venus ».
Le 21 juillet, le Cassini quitte Changhaï pour ramener à Macao le Ministre de France car, dit-on, « M. de Bourboulon vient d’être rappelé, pour opinions qui n’ont plus convenu à Napoléon après le 2 décembre » ; finalement les choses vont s’arranger et le Ministre reste en Chine.
Le 20 août, le jeune aspirant écrit : « Dernièrement nous avons célébré la fête du Président, mais cela a été fort triste ; après la messe, qui a été dite par un évêque espagnol, le Commandant a donné un grand déjeuner, où était tout l’état-major et le seul Français qui soit établi à Macao ; après avoir bu à la santé de la France et du Président, on s’est séparé et, le soir, le navire a été illuminé, pendant que le Consul donnait à terre un grand dîner au bord et à ses collègues... Le Français qui est ici est de Toulouse, où il a encore de la famille ; il se nomme M. Durand et est venu, dit-on, en Chine à la suite de mauvaises affaires qu’il avait faites en France, où il ne peut rentrer ; il est ici dans le commerce ».
La fin de l’année 1852 est consacrée à des travaux d’hydrographie, entrecoupés de voyages à Hong-Kong, pour prendre le courrier, et à Manille pour retrouver La Capricieuse qui, de son côté a fait également de l’hydrographie et est allée jusqu’à Guam dans les Mariannes.
« Le 19 décembre [le commandant de Roquemaurel] a passé l’inspection du navire puis, devant l’équipage assemblé sous les armes, il a fait prêter serment de fidélité à notre Commandant et à tous les officiers ; il a ensuite prononcé un discours, avec son accent gascon qu’il n’a pas perdu, et on a terminé par le cri, trois fois répété, de « Vive Napoléon ! » C’est là toute la part que nous avons prise à cet enthousiasme qui anime la France ».
« Quoique le climat soit assez sain, nous avons quelques fois des maladies et la corvette La Capricieuse a perdu 18 hommes, morts depuis le commencement de la campagne (sur 250 hommes d’équipage). Sur 12 élèves qui étaient partis de France, deux sont morts et un troisième est parti pour échapper à une maladie vénérienne qui le menait au tombeau ».
(à suivre).
Identifiant : ark :/12148/cb34426879z/date
[1]Un récit de la campagne du Cassini en mer de Chine existe dans le livre de Charles Daniel, Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune, Paris,2eédit., pp. 235-242.
[2] Alexis Clerc, né à Paris en 1819, élève de l’Ecole Polytechnique en 1839, aspirant de marine de 1ère classe en 1841, enseigne de vaisseau en 1845, lieutenant de vaisseau en 1850, pense, à cette époque entrer dans la Compagnie de Jésus ; il embarque cependant sur le Cassini, à la demande du commandant de Plas, qui l’a connu à Brest en 1848 ; dès son retour, en 1854, il se rend au noviciat des Jésuites de Saint-Acheul ; en 1870, à Paris, il dirige l’ambulance du collège de Vaugirard ; pris comme otage, il est fusillé à la Roquette le 24 mai 1871, à côté de l’Archevêque de Paris et du président Bonjean.
[3]Charles Edmond de Gauléjac, fils d’Amable de Gauléjac et d’Adèle de Faudoas, est né au château de Salerm (Haute-Garonne), le 16 décembre 1833 ; après des études secondaires au collège de Montolieu (Aude), tenu par les Lazaristes, il est reçu avec le n°10 à l’Ecole Navale le 21 septembre 1848 et embarque quelques jours plus tard sur le Borda. Classé 16e de la promotion de 1850 et nommé aspirant de 2e classe, c’est à la suite d’une intervention auprès du ministère de M. Cyrille du Mont de Benque, secrétaire du Conseil général de la Banque de France et ami de sa famille, qu’il reçoit l’ordre d’embarquer sur le Cassini. Enseigne de vaisseau le 9 juillet 1854, il a fait la campagne de Crimée sur la batterie flottante la Lave, commandée par le capitaine de frégate Cornulier de Lucinière, puis en 1859 la campagne d’Italie sur l’Algésiras, enfin la campagne du Mexique sur le Beaumanoir, étant alors lieutenant de vaisseau. Sa « conduite courageuse et dévouée » lui vaut la Légion d’honneur (9 décembre 1863). En 1868, il quitte la Marine pour entrer à la Grande Chartreuse où il reçoit l’habit religieux le 5 octobre, sous le nom de dom Saturnin. Ordonné prêtre en 1873 par Mgr Mermillod (cardinal en 1890), il a été successivement procureur de la chartreuse de Portes (1873-1878), de celle de Saint-Hughs Parkminster en Angleterre (1879-1898) et est mort en exil à la chartreuse de Farneta (Italie), le 20 décembre 1905. Sa tante, Lucile de Faudoas, supérieure générale de l’Institut des Sœurs de l’Instruction charitable du Saint-Enfant-Jésus, dites de Saint-Maur, lui avait donné son crucifix de religieux, béni par le pape Pie IX.
[4] M. de Plas a quitté la Marine pour entrer dans la Compagnie de Jésus.
[5] Mgr Florian Desprez, né en 1807 à Ostricourt (Nord), transféré à l’évêché de Limoges en 1857, puis à l’archevêché de Toulouse en 1859, cardinal en 1879.
[6] Louis Auguste de Roquemaurel, né à Auriac (Haute-Garonne) le 22 septembre 1804, élève de l’Ecole polytechnique en 1823, entré dans la Marine en 1825, second de l’expédition de Dumont d’Urville, nommé capitaine de vaisseau en 1842, commandant la station navale de Chine en 1850-1854 sur la corvette la Capricieuse, commandeur de la Légion d’honneur en 1856, retraité en 1862, membre de l’Académie des jeux floraux de Toulouse, décédé en 1878.
[7] Le Père Evariste Régis Huc, né à Toulouse en 1813, a séjourné cinq ans en Mongolie et est parvenu, en 1844, à pénétrer à Lhasa. Il est l’auteur de Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet..., 1850.
18:05 Publié dans Oceanie - 1841-1845 | Lien permanent | Commentaires (0)
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