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26/09/2015

Funérailles des Otages (Compte-rendu)

Paru dans la Biographie de Sa Grandeur Mgr Georges Darboy, archevêque de Paris : avec une notice sur les principaux otages massacrés en mai 1871, par ordre de la Commune, par Cyprien Ordioni, A. Leclère et Cie Ed., Paris, 1871.

 

COMPTE RENDU

DES

FUNÉRAILLES DES OTAGES

 Darboy and martyrs.jpg

FUNÉRAILLES DES OTAGES

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extrait des journaux

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Aujourd’hui 7 juin Paris a entendu le canon. C’était pour annoncer les funérailles de l’archevêque. Le corps, quittant le palais archiépiscopal, est porté triomphalement à Notre-Dame ; ce corps frappé il y a quelques jours contre le mur intérieur d’une prison, et enfoui avec d’autres à l’angle d’une rue ! Derrière lui marche la France, représentée officiellement par l’Assemblée nationale ; devant lui s’avance la croix, proscrite à vrai dire depuis neuf mois ; car le gouvernement régulier l’avait laissé chasser des écoles, avant que le gouvernement insurgé la fit tomber du fronton des églises et l’arrachât même des autels. La croix revendique et reprend ses droits par le martyre. Il y a une voix du sang et du témoignage qui l’appelle impérieusement. Il faut céder, Dieu le veut. Les barricades s’abaissent, la passion du sauvage s’impose le frein, la passion plus rebelle et plus sourde du lettré s’impose le silence, la croix passe. ‘Vous ferez demain comme il vous plaira, vous comprendrez ou vous ne comprendrez pas, vous changerez de voie ou vous continuerez dans votre voie mauvaise : mais voici un martyr, et vous laisserez passer la croix !

Il y a deux grandes palmes sur ce cercueil, deux palmes immortelles. La palme de l’obéissance est unie à celle du martyre. Avant de mourir avec cette sérénité qui accepte et qui pardonne, l’archevêque avait fait un acte de foi et d’humilité plus précieux même que sa mort. Entre la captivité du siège et la captivité de la prison, il s’est soumis à un décret de l’Eglise qu’il avait combattu. C’est la gloire de sa vie, sa couronne plus resplendissante que la couronne de sang, le triomphe de son âme sacerdotale. C’est par là qu’il a sauvé son Église,, et qu’il obtiendra de Dieu pour son peuple un autre pasteur qui le gardera dans la foi.

Que la mémoire de Georges Darboy, archevêque de Paris, témoin de Pierre, vicaire du Christ, et témoin du Christ, fils unique de Dieu, soit bénie à jamais!...

(Univers.)

Une foule nombreuse s’était portée sur le chemin que devait parcourir le funèbre cortège. Dès le matin, le palais archiépiscopal de la rue de Grenelle-Saint-Germain était l’objet d’un véritable pèlerinage. Tous les fonctionnaires, les députés, les prélats venus de Versailles pour assister aux funérailles, se rendaient à la chapelle ardente.

A dix heures et demie, le cortège se mit en marche et suivit la rue de Bourgogne et les quais, jusqu’au parvis Notre-Dame.

Le corps de Mgr Darboy n’a pas pu être porté à bras et la figure découverte, ainsi qu’on l’avait dit, car avant-hier il a fallu procéder à la mise au cercueil. L’archevêque n’ayant pu être embaumé que trois ou quatre jours après sa mort, cet embaumement n’a produit aucun effet et force a été de le transporter sur un char et dans un double cercueil.

Dès neuf heures du matin, les troupes qui devaient former le cortège se massent sur la place des invalides, rue de l’Université, place et rue de Bourgogne et sur le quai d’Orsay.

Six-coups de canon annoncèrent la sortie du cortège du palais archiépiscopal.

Le 1er régiment de cuirassiers, qui formait la tête, se mit en mouvement. Venait ensuite le général Vinoy et son état-major : le 3e régiment de chasseur d’Afrique, deux généraux de brigade, le 23e régiment des chasseurs de Vincennes, le 39e de ligne, musique en tête, le 48e, et quatre voitures de deuil dans lesquelles ont pris place les chanoines du chapitre métropolitain.

Enfin, la croix, la crosse, la mitre, le bougeoir et le pontifical des archevêques de Paris, portés par de jeunes prêtres, précédant le char, attelé de six chevaux richement caparaçonnés et conduits à la main par des palefreniers en grande livrée et portant les restes mortels de Mgr Darboy.

Le frère du défunt et des parents et amis de la famille suivent à pied, dans le plus profond recueillement.

Ils sont suivis par une députation de l’Assemblée nationale, par les consistoires israélite et protestant, par des académiciens, des artistes, des membres de la chambre de commerce et des commerçants du faubourg Saint-Germain.

Viennent ensuite le char portant les restes de Mgr Surat, attelé de quatre chevaux, le 38e de ligne, une batterie d’artillerie et trois escadrons des 8e et 9e de cuirassiers qui ferment la marche.

La foule est immense sur tout le parcours ; la place du Parvis est inabordable.

Dès six heures du matin, toutes les tribunes de l’immense basilique sont remplies d’assistants.

Personne ne pénètre plus dans l’église. La façade est entièrement tendue de noir.

A la porte, le chapitre de Notre-Dame, les curés de Paris et leur clergé reçoivent le corps de l’archevêque, qui est porté processionnellement sous le catafalque qui lui a été élevé et autour duquel l’attendaient les corps de ses infortunés compagnons, le curé de la Madeleine et les trois pères Jésuites fusillés avec lui.

Sur les marches de l’Hôtel-Dieu, une foule compacte entoure les sœurs de charité qui stationnent au dernier rang.

La tristesse est sur tous les visages à Notre-Dame, et des torchères, à l’esprit de vin, qui brûlent sur toute la longueur de la grande nef, ajoutent encore au milieu de ces tentures noires, à l’émotion qui se lit sur tous les visages.

La chaire et la stalle de l’archevêque sont voilées de longs crêpes noirs à crépine d’argent.

Tout en haut de l’église, sur des écussons appendus à intervalles égaux, on lisait ces dates funestes :

22, 23, 24, 25 mai 1871

ainsi que les noms des malheureuses victimes de ces horribles journées.

Le corps de Mgr Darboy, pendant la cérémonie, était disposé sous un dais magnifique aux coins duquel se trouvaient quatre anges, la main sur la figure en signe de deuil. — Le corps de Mgr Surat reposait à droite et celui de M. l’abbé Deguerry à gauche, sous deux catafalques. Les vêtements sacerdotaux des malheureuses victimes étaient déposés sur leur cercueil.

Au fond de l’église se tenait le général Laveaucoupet, entouré de son état-major. C’est lui qui commandait les forces militaires pour la triste cérémonie.

Dans le chœur étaient placés le maréchal Mac-Mahon, les généraux de Cissey, Susbielle, ainsi que l’amiral Saisset accompagnés de leurs états-majors. Auprès d’eux se trouvaient MM. Jules Favre, Jules Simon, Grévy, Daru, Picard, Léon Say et d’autres encore.

De chaque côté des catafalques étaient les députés au nombre de deux cents au moins. Dans la grande nef, plus près de la grande porte d’entrée, les membres de l’Institut, parmi lesquels le baron Taylor et M. Camille Doucet.

Plus loin, sur le côté opposé, plusieurs généraux entourés d’officiers de tous grades. Derrière ceux-ci, la Société des sauveteurs de Paris.

Pendant la bénédiction, les clairons et les tambours sonnaient ft battaient aux champs. La musique de la garde républicaine s’est fait entendre à diverses reprises.

La cérémonie s’est terminée par cinq absoutes données successivement par les évêques de Versailles, de Coutances, de Châlons, de Bagneux et en dernier lieu par Mgr Chigi, nonce du pape.

Le prélat officiant était Mgr Alouvri, ancien évêque de Pamiers, remplaçant le doyen d’âge, Mgr Allot, évêque de Meaux, empêché par indisposition.

L’évêque de Troyes était avec le chapitre.

Le Miserere de Mozart a été joué à la fin de la cérémonie. Le hasard a produit à ce moment un effet grandiose. Un coup de canon, dont la vibration s’est longtemps prolongée sous les voûtes, a pointé la dernière note du morceau.

La foule s’est retirée en silence, et le cercueil a été descendu dans le caveau des archevêques de Paris. 

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LISTE OFFICIELLE

DES OTAGES ASSASSINÉS AVEC MGR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS

 

Mgr Darboy, archevêque de Paris. — Mgr. Surat, protonotaire apostolique, vicaire général de Paris. — L’abbé Deguerry, curé de la Madeleine. — L’abbé Bécourt, curé de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. — L’abbé Sabatier, deuxième vicaire de Notre-Dame-de-Lorette. — L’abbé Allard, prêtre libre, aumônier d’ambulance. — L’abbé Plan chat, aumônier du patronage de Sainte-Anne, à Charonne. — Le R. P. Houillon, prêtre de la Congrégation des Missions étrangères. — M. Seigneret, séminariste de Saint-Sulpice. — Les RR. PP. Ducoudray, Olivaint, Clerc, Caubert, de Bengy, de la Compagnie de Jésus. — Les RR. PP. Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu, de la Congrégation des S.-C. de Jésus et de Marie. (Maison de Picpus.) — Les RR. PP. Captier, Bourard, Cotrault, Delhorme, prêtres, Chatagneret, sous-diacre, dominicains de l’école libre Albert-le-Grand, à Arcueil.

MM. Bonjean, président à la cour de cassation. — Chaudey, publiciste. — Jecker, banquier. — Gauquelin, Volant, Petit, maîtres auxiliaires à l’école libre Albert-le-Grand (à Arcueil). — Aimé Gros, Marce, Cathala, Dintroz, Cheminai, serviteurs de l’école libre Albert-le-Grand (à Arcueil).

MM. Genty, maréchal des logis de gendarmerie. — Bermont, Poirot, Pons, brigadiers de gendarmerie. — Bellamy, Chapuis, Doublet, Ducrot, Bodin, Pauly, Walter, gendarmes. — Keller, Weiss, gardes de Paris.

(Journal officiel.)

 

Il faut ajouter à ces noms :

MM. Derest, ancien officier de paix. — Largillière, sergent-fourrier. — Moreau, garde national. — Belanuy, Biancherdini, Biolland, Burtolei, Breton, Cousin, Coudeville, Colombani, Dupré, Fischer, Garodet, Geanty, Jourès, Marchetti, Mangenot, Margueritte, Maunoni, Mouillie, Marty, Millotte, Paul, Pourtau, Salder, Vallette, gardes de Paris.

 

 

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19/09/2015

Carnets de Bord de Charles de Gauléjac (suite et fin)

Voici la suite des Carnets de bord de Charles de Gaulejac, tirés de la Revue de Comminges (1981). Se reporter à l'introduction pour les détails.

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REVUE DE COMMINGES PYRÉNÉES CENTRALES

1er Trimestre 1981

  

Campagne du Cassini en mer de Chine

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Carnet de bord d’un jeune Commingeois

(1851 -1854)

par Bernard de GAULÉJAC

 

(Suite)

 

Le 1er janvier 1853, départ pour Canton ; « le 2 nous étions mouillés à Wham-Pou, village situé à trois lieues de Canton, où s’arrêtent tous les navires. Y étant restés quinze jours, nous avons eu le plaisir d’aller à Canton pendant trois jours et de visiter la ville, autant que cela est possible aux étrangers. Nous y avons trouvé un missionnaire français qui a été pour nous d’une complaisance extraordinaire et grâce à lui nous avons vu un beau jardin chinois qui appartient à un riche commerçant... La ville, dont on ne peut visiter que les faubourgs, est en tout semblable à Ning-Po et Changhaï..., mais les Européens y sont beaucoup plus mal reçus car, lorsqu’ils s’éloignent de leurs quartiers, ils sont accueillis par les cris répétés de « Chiens d’étrangers », chose dont nous nous sommes aperçus en approchant des remparts de la ville qu’on ne peut franchir. Les Anglais qui, ici comme partout, sont à la tête du commerce, ont fait fléchir leur orgueil pour pouvoir s’enrichir et ont sacrifié l’honneur à l’argent car, d’après les traités, les portes de la ville devraient leur être ouvertes et ils n’ont pas osé réclamer l’exécution de cet article du traité, se contentant d’une modique place qui leur été concédée sur le bord de la rivière. Ils sont comme des collégiens, passant la journée dans leurs bureaux et la soirée dans le jardin commun à tous. Les courses en canaux sont leur seule distraction car ils ne peuvent point avoir de chevaux et aller à la chasse, par crainte d’être frappés par le peuple des campagnes ».

Après de nouveaux travaux d’hydrographie, le Cassini est de retour à Macao le 15 février. Le 21, « nous avons proclamé l’Empire ici, mais il n’y a pas eu beaucoup de crib et d’enthousiasme, car tout le monde (les chefs même) est fatigué de sauter pour tous ces gouvernements qui se succèdent si rapidement. A bord de la corvette la Capricieuse, le Commandant s’est contenté de faire lire la proclamation par le sergent qui lit les punitions et n’y a pas même assisté ; on a fait ensuite une salve de 101 coups de canon et tout est rentré dans le repos d’une rade vaste et déserte ».

Le 29 mars le Cassini est à Changhaï, car les Taïping, Chinois révoltés contre l’Empereur, se dirigent sur Nankin et Pékin, en suivant la vallée du Yang-Tsé-Kiang et « il serait possible qu’ils s’emparassent de Changhaï… et notre présence y serait nécessaire pour secourir les missionnaires et les Français qui s’y trouvent ». Les rebelles assiègent Nankin ; « ils sont beaucoup mieux organisés que les troupes de l’Empereur qui, jusqu’ici, n’ont pas pu leur résister, partout où elles ont essayé de les arrêter. Changhaï, étant à 20 ou 30 lieues de Nankin, pourrait être envahi par les insurgés, aussi avons-nous été envoyés pour protéger le Consul de France si cela devenait nécessaire[1]. La Capricieuse, que nous avions laissée à Macao, est partie dernièrement pour nous rejoindre. Nous attendons aussi deux vapeurs de guerre anglais et deux navires américains (de guerre aussi) qui viennent ici avec les plénipotentiaires en Chine de leurs nations ; aussi est-il probable que nous resterons ici fort longtemps, notre présence étant peu utile dans le sud et pouvant l’être beaucoup ici au moment où toutes les puissances concentrent leurs forces navales sur ce point. M. de Montigny (consul à Changhaï) qui avait obtenu un congé, doit rester avec nous jusqu’à ce que les affaires aient repris leur cours habituel, car le commerce a cessé presque entièrement avec les commerçants chinois, qui ne sont occupés qu’à cacher leurs richesses. Et ce ne sont pas là les seules raisons qui nous retiennent ici, car nos chaudières, étant en fort mauvais état, demandent de grandes réparations et iront fort mal dorénavant ».

« Nous venions à Changhaï, tant pour protéger le Consul que pour assister à la bénédiction d’une église que les Pères Jésuites ont fait bâtir. Tout cela s’est passé comme nous le pensions ; le 1er mars nous avons quitté Macao..., nous sommes arrivés à Nang-Po le 7 du mois.., [vu] les bonnes sœurs, que nous avions eu le bonheur d’y conduire et qui, depuis cette époque, n’étaient point sorties de leur maison, craignant de choquer les usages chinois qui ne permettent aux femmes de sortir en ville que très rarement. Après cinq jours de séjour... nous avons pris la route de Changhaï,... le 15 nous étions mouillés en rivière, où nous avons appris l’état peu satisfaisant des affaires commerciales. Le 17 nous avons rendu une visite au Mandarin ; comme l’année dernière, j’ai eu le plaisir d’aller avec le Commandant, qui lui a offert l’hospitalité à bord du Cassini si les rebelles venaient à s’emparer de la ville. Après l’entretien, on nous a servi un dîner, mais qui était plutôt européen que chinois, car le Mandarin, qui connaît nos habitudes (il est à Changhaï depuis deux ans), a cherché à se conformer à nos goûts. Quoique on nous ait donné des fourchettes et des cuillers en même temps que des baguettes chinoises, j’ai voulu me servir de ces dernières et, à ma grande satisfaction, j’ai vu que j’avais fait beaucoup de progrès depuis l’année dernière... Pendant toute la cérémonie les autorités chinoises étaient très tristes et paraissaient recevoir avec joie l’offre de notre Commandant. Aujourd’hui les chefs sont venus à bord et le Mandarin a visité en détail les différentes parties du navire. faisant des questions très sensées sur nos armes et notre machine, puis il a dîné chez le Commandant, qui l’a fait saluer, à son départ, de neuf coups de canon. Cet homme qui, d’un moment à l’autre, peut être renversé par les rebelles, est content d’avoir un asile assuré à bord et de faire voir à son peuple que,, quoique son pouvoir chancelle, nous ne le considérons pas moins comme le représentant de l’Empereur et comme notre ami ».

Le 22 avril, le Cassini appareille pour Nang-Po, mais revient rapidement à Changhaï. « Ce qui m’a le plus intéressé, c’est un repas que j’ai fait chez un riche chrétien de la ville, le lundi de Pâques : Mgr Maresca, évêque de Changhaï, et plusieurs Pères Jésuites y assistaient. Après la messe, qui fut célébrée dans la maison et pendant laquelle les femmes chantaient en chœur les diverses prières, on nous servit une petite collation composée de mille petits desserts qui couvraient la table, mais ce n’était là qu’un commencement car on nous invita bientôt à passer dans la salle à manger, vaste chambre nue, au milieu de laquelle était dressée une immense table. Monseigneur présidait au repas qui était servi, suivant la coutume chinoise, par les fils de la maison, tandis que le père de la famille surveillait le service et se réjouissait du plaisir que nous causait un dîner à la chinoise. Les mets, qui en général étaient bouillis, nous ont assez plu, quoique leur art culinaire soit bien restreint. Le dîner fini, nous prîmes une collation semblable à la première qui fut suivie de délicieuses tasses de thé vert, qui est très estimé des Chinois. Les femmes, que leurs pieds mutilés obligent à rester enfermées et à qui les usages ne permettent pas de manger avec les étrangers, s’approchaient de nous et nous servaient même quelques fois. Les Chinois en général sont d’une politesse exquise et ne voudraient jamais manquer aux règles de leur étiquette, qui est très sévère. Du reste nous allons quelques fois dans des familles chinoises ; nous le devons à notre qualité de chrétiens et de Français, car nous n’avons jamais trempé dans les guerres qui leur ont fait tant de mal et nous n’avons pas en Chine ce commerce d’opium, qui est pour les Chinois une source de misère. Grâce à notre modération, nous avons vu, contrairement à toute coutume, des femmes chinoises d’une famille païenne venir visiter le navire et nous recevoir dans leur maison, avec tous les frais d’usage en pareil cas ; lorsque leurs amies leur demandaient comment elles osaient aller auprès des Européens, elles disaient, chose très drôle pour nous, que nous n’étions pas des Européens, mais des Français. Nous devons en grande partie aux Pères Jésuites l’estime qu’ont pour nous les Chinois de cette province, où le christianisme fait des progrès très rapides. Ces Révérends Pères ont ici plusieurs maisons d’éducation qui promettent beaucoup et où nous allons souvent les voir ; ils viennent aussi très souvent à bord ».

« Quelques fois nous allons passer la soirée dans la famille de notre Consul, qui est un homme excessivement aimable et qui, en ce moment, fait ses préparatifs de départ, car nous devons l’amener avec nous jusqu’à Macao d’où il partira pour la France qu’il a quittée depuis cinq ans. Il amène avec lui une ménagerie complète, dans laquelle se trouvent onze bœufs du Tibet, qui sont des bêtes fort curieuses et qui, d’après notre Consul, pourront rendre en France de très grands services. Ces animaux incomparables, qui ont la force du bœuf et la légèreté du cheval, ont un poil avec lequel on fait, dit-on, les cachemires du Tibet… » Je crois que nous serions partis pour Macao demain ou après-demain, mais les Anglais n’ayant ici pour les défendre qu’un navire de guerre comme le nôtre et craignant qu’après notre départ il n’y eut une révolte dans la ville chinoise, ont demandé à notre Commandant de rester ici jusqu’à l’arrivée de nouvelles forces, qui leur sont envoyées de Hong-Kong ».

« Les rebelles sont toujours dans Nankin, attaqués par les troupes impériales et il est probable que, quand je quitterai la Chine, les choses en seront au même point, car tous ces gens là ne sont pas très guerriers. Cependant il y a eu des insurrections dans quelques villes de la côte, ce qui pourrait compliquer les affaires et qui fait craindre aux Anglais qu’il n’y ait ici un soulèvement que rien n’annonce cependant en ce moment ».

En juin, le Cassini quitte Changhaï pour conduire à Macao M. de Montigny qui, le mois suivant, embarquera sur « un beau navire américain qui va à Londres ».

« Avant de quitter Changhaï, nous avons assisté au départ de l’escadre américaine qui doit exiger des Japonais l’ouverture de quelques ports pour le commerce, mais qui ne réussira peut-être pas contre ce peuple belliqueux, régi par le despotisme le plus absolu. Le succès de cette entreprise serait un pas énorme pour nos missionnaires qui, depuis longtemps, ont vainement essayé de s’introduire dans ce pays, où le catholicisme a été si florissant ».

« En ce moment [20 août] les rebelles, qui sont toujours à Nankin, viennent de remporter une victoire sur les troupes impériales et marchent sur Pékin, confiants dans leur étoile. On dit que leurs intentions envers les Européens sont les meilleures possibles, mais je ne sais point jusqu’à quel point on peut croire ces bruits, sans fondement certain. Je crois que quelques insurgés s’approchent de Changhaï, ce qui nous fait les souhaiter à tous les diables car, s’il se passait quelque chose dans le nord, cela pourrait retarder notre départ ».

« Les dépêches dernières nous parlent beaucoup de la Russie qui, dit-on, prend des airs menaçants ; je ne voudrais pas qu’il y eu la guerre... ; il serait déplorable de voir les peuples s’entretuer, avec les moyens violents de destruction que nous avons maintenant ».

« J’ai aussi à vous apprendre le retour de l’expédition américaine au Japon, qui était commandée par le commodore Perry et qui, après s’être approché de Yedo [Tokio] à une distance de trois ou quatre lieues, a mouillé au milieu des jonques du pays. L’Amiral a obtenu une entrevue avec un des grands de la cour, qui est venu sur le rivage avec quelques troupes qui, au dire des Américains, sont peu différentes de celles des Chinois dont on connaît le peu de valeur. Trois tentes avaient été dressées à l’avance pour la cérémonie, à la fin de laquelle l’Amiral a remis une lettre où étaient renfermées ses demandes, dont il doit aller prendre les réponses l’année prochaine. Du reste tout s’est passé dans le plus grand ordre et le Commodore espère, je crois, le plein succès de la mission qui lui a été confiée ».

« Tout à coup [20 septembre] est arrivé l’ordre de se rendre immédiatement à Changhaï où, dit-on, sont entrés quelques rebelles qui ont aussitôt pris possession de la ville. Quoique ils n’aient rien fait aux Européens, on craint cependant, ce qui a porté notre Commandant à se rendre dans le Nord ».

C’est le 3 octobre que le Cassini atteint son mouillage de Changhaï, après un « rude échouage ». « Ici nous étions vivement attendus car, la ville chinoise étant depuis quinze jours au pouvoir des rebelles, on craignait qu’ils ne cherchassent à piller les maisons de commerce où sont renfermées de grandes sommes d’argent. Depuis quelques temps déjà les matelots anglais étaient établis à terre et, le 5 octobre, nous nous joignîmes à eux pour la défense commune, gardant principalement le quartier qui nous est affecté. Pendant vingt jours j’ai eu le plaisir, ainsi que mes camarades, de monter la garde au poste qu’on avait établi pour cela mais, tout étant maintenant plus tranquille, j’ai repris ma vie à bord. Quand le temps et le service me le permettent, je vais chasser le faisan à la campagne, ce qui m’amuse beaucoup, quoique je n’en trouve pas plus de quatre ou cinq dans la journée ; jusqu’ici je n’en ai tué que deux ».

« Quelques fois aussi nous sommes spectateurs des combats navals des Chinois, qui généralement sont peu sanglants, les deux partis n’osant s’approcher qu’à de grandes distances. Dernièrement je suis allé visiter un camp des troupes impériales qui se composait de deux cents jonques, portant environ deux mille hommes couverts de haillons, qu’on avait armés à la hâte de quelques mauvais fusils à mèche ou de bâtons, armés à leur extrémité d’un beau clou aiguisé. Ces soldats ayant en général la mine peu guerrière et afin d’exciter leur courage, les mandarins leur font porter sur la poitrine un plastron sur lequel est écrit le mot « brave ». Mais tout cela est inutile car leur tactique est de toujours tourner le dos quand l’ennemi approche. Le général en chef annonce toutes les semaines qu’il va prendre la ville et le commandant des rebelles qu’il va exterminer les impériaux, cependant les choses en sont toujours au même point. Les jours où le combat a été terrible, il y a jusqu’à dix ou douze blessés de chaque côté. Ceux de l’armée impériale sont soignés par nos docteurs qui vont les panser dans la maison des Pères. Presque tous sont blessés par derrière et portent ainsi, écrit sur leur dos, le contraire de ce qu’ils ont gravé sur la poitrine. Lorsqu’un homme est blessé, toute son escouade l’escorte à l’Hôpital et, si les Pères les renvoient, ils se disputent alors pour garder le malade ».

« Il y a quelques jours il s’est passé une chose digne d’être racontée : pendant que quatre cents soldats impériaux faisaient l’exercice dans le faubourg, il vint à passer huit insurgés, qui s’étaient égarés dans une sortie ; aussitôt le commandant, qui avait pris la queue de la troupe, cria À ses hommes de les exterminer et donna l’ordre au porte-drapeau de marcher le premier, mais celui-ci se récria, disant que c’étaient les boucliers qui devaient ouvrir la marche, les boucliers soutinrent que les hommes armés de fusils passaient li-s premiers et l’ennemi passa sans être inquiété le moins du monde. Si on ne connaissait pas le peuple chinois comme le plus lâche et le plus fourbe des peuples de la terre, on ne pourrai croire, sans avoir vu, ces parodies de guerre qu’ils jouent tous les jours. Quoique les insurgés n’aient que du sang chinois dans les veines, ils ont un peu plus de hardiesse, à cause de leurs premiers succès. Je ne sais quand finiront tous ces troubles, mais il est probable que l’Empereur, n’ayant pas assez d’argent pour payer la soumission des rebelles, qui sont déjà aux portes de Pékin, sera détrôné ou dépossédé de la meilleure partie de ses états. Les Chinois de la ville sont du reste contents de leur nouveau gouvernement, qui ne peut être pire que le premier ».

« La Constantine, qui remplace en Chine la Capricieuse, est arrivée à Macao six jours après notre départ, mais ne viendra ici qu’à la fin du mois ; M. Tardy de Montravel, son commandant, devient donc chef de la station française. Le Colbert, destiné à remplacer le Cassini, arrive enfin, « nous pensâmes tous à un départ presque immédiat, mais je crois que nous sommes ici jusqu’à la fin du mois, notre Commandant se trouvant fort bien en Chine. La Constantine… nous a envoyé l’ordre de rentrer, mais en laissant une certaine latitude, et M. de Plas, qui toujours pense à la guerre, ne quittera Changhaï qu’au dernier moment… Je vais à la chasse lorsque le service le permet, et j’en suis à mon sixième faisan ».

« Dernièrement, nous avons eu ici le spectacle d’un grand combat naval, depuis longtemps attendu, mais qui n’a en rien changé la situation des parties belligérantes. Les rebelles avaient acheté deux navires anglais qu’ils ont armés à la hâte et qu’ils espéraient soutenir avec leurs batteries de terre et quelques petits bateaux chinois, mais leur défaite a été complète. Le Mandarin, qui avait sous ses ordres une trentaine de jonques cantonaises, bien armées avec d’anciens pirates, et six navires européens, devait en effet l’emporter. Le 9, il paya ses troupes, qui sans cela n’auraient pas voulu se battre, et le 10 il fit appareiller ses navires, les jonques en tête. Les premières se contentèrent de canonner la flotte ennemie, mais une d’elles, plus brave que toutes les autres, alla aborder le vaisseau amiral des insurgés et s’en empara, en couvrant son pont de matières incendiaires. Dès lors la victoire fut complète, car tous les rebelles quittèrent leurs navires pour se sauver à la nage à l’abri de leurs batteries. Les deux partis ont brûlé beaucoup de poudre, mais n’y a pas eu de blessés, du moins dans la flotte impériale. Quant aux insurgés, ils se seront peut-être enrhumés, car l’eau était assez froide au moment de leur fuite précipitée. Forts de leur succès, les Cantonnais emmenèrent la flotte ennemie et s’éloignèrent de la batterie pour se préparer au pillage du faubourg, dans les endroits où il n’était pas défendu. Après s’être emparés des plus riches marchands, les pillards ont brûlé deux ou trois cents maisons et, de là, ils se sont éloignés pour partager tranquillement le butin. Les missionnaires craignaient que les pirates n’attaquassent l’église et nous étions prêts à envoyer des secours au premier signale, mais il n’y a rien eu, car les Chinois des deux partis cherchent à rester amis des Européens, qui finiront peut-être par se mettre à cette guerre interminable. En attendant tout cela nous empêche d’aller dans la ville chinoise et ne nous laisse que la chasse pour toute distraction ».

Le 30 novembre, « nous avons... pris à bord M. le Ministre et sa suite, laissant le Colbert pour garder la Mission de Changhaï. Après cinq jours d’une navigation difficile, nous sommes arrivés à Nankin. ; il était 10 heures du matin et nous allions mouiller lorsqu’un boulet passa sur notre avant. Le Commandant qui, depuis trois ans, ne rêve que plaies et bosses, fut bientôt prêt à répondre, mais sa peine fut perdue car les intentions des Nankinois ne nous étaient pas hostiles. En effet, ils répondirent à l’officier, qui était allé demander raison de ce procédé, qu’ayant reçu du général en chef l’ordre de tirer un coup de canon, ils avaient aussi tiré ce qui était dedans, et certes ils n’avaient pas fait exprès de tirer si bien, car leurs pièces, qui sont attachées sur de lourdes pierres, ne changent jamais de direction. Les relations établies, on arrangea tout pour l’entrevue que M. de Bourboulon devait avoir avec le premier ministre de l’Empereur insurgé, et je fus désigné pour faire partie de la suite. Comme la résidence du gouvernement était à deux lieues dans l’intérieur de la ville, nous dûmes partir de grand matin avec nos canots et remonter par un bras de rivière jusqu’à la porte la plus voisine du lieu de l’entrevue. Là, après une longue attente, que le froid rendait peu amusante, on nous fit monter tous sur de vilaines rosses qui sans doute ne s’étaient pas reposées des jeûnes et des fatigues de la guerre. A notre arrivée chez le Ministre, on nous mena dans une salle d’attente, où étaient pendus des canards et des morceaux de cochon, qu’ils faisaient sans doute sécher pour en faire des provisions de campagne. Bientôt on nous introduisit dans le prétoire et, par une porte qui s’ouvrit dans le fond de la salle, s’avança le premier ministre, dont les pas comptés et le costume bariolé nous fit bientôt voir qu’il n’était pas encore bien habitué à son rôle ; malgré sa robe, sur laquelle se trouvaient pêle-mêle toutes les couleurs, et son diadème en cuivre doré surmonté d’un paratonnerre, il n’était pas très majestueux et nous eut donné fort envie de rire, si nous n’avions pas déjà connu une partie de leurs usages. La salle étant mal disposée pour l’entretien, M. le Ministre demanda une entrevue particulière et nous attendîmes, en gelant, le moment du départ. A huit heures du soir nous étions à bord. Dès ce moment, M. de Bourboulon, peu satisfait de son entrevue, ne quitta plus le Cassini ».

« Je ne sais si cette insurrection, qui s’étend déjà sur plusieurs provinces et dont l’armée assiège Pékin, parviendra à renverser la dynastie mantchoue, mais ce serait peut-être à désirer pour la Chine, car les chefs de l’insurrection sont des chrétiens qui renversent partout les idoles et punissent de mort celui qui oserait fumer l’opium. Venus des montagnes du Kouang-Si, on croit que ces hommes, qui abolissent la queue si drôle de leurs compatriotes, sont des descendants d’anciens catholiques qui avaient fui la persécution et avaient transmis à la postérité leurs croyances qui, mal dirigées, se sont entachées d’erreurs ».

« Après avoir vu ces ennemis de la queue chinoise, nous sommes revenus à Changhaï le 20, pour célébrer la Noël et nous serions partis hier sans une affaire qui est survenue le 24. Deux catholiques des Pères, ayant été attirés dans la ville, l’un d’eux avait été torturé et ce n’est qu’après de vives menaces de notre part qu’ils les ont ramenés. On a obtenu réparation par la punition du coupable, qui devait recevoir cinquante coups de bâton au pied du pavillon français, et qu’on a seulement humilié, à sa grande satisfaction ».

« Le 1er [janvier 1854] nous étions à Ning-Po, à la veille de partir pour Hong-Kong. Aujourd’hui [17 janvier] nous sommes à Macao et après demain nous partons pour Manille ».

« L’expédition américaine, commandée par le commodore Perry, et qui déjà l’année dernière est allée au Japon, est prête à repartir et demander la réponse aux demandes faites il y a six mois. L’amiral Rune, qui venait de quitter Changhaï à la fin de décembre, s’est dirigé vers Nagasaki, d’où il espère communiquer avec la cour de de Yédo ».

« Si nous nous détournons ainsi du chemin direct c’est, dit-on, pour prendre le fils du prince de Beauvau, qui est malade. Ce jeune homme, qui était capitaine au long cours et qui s’amusait depuis à dépenser ses rentes en naviguant, a vendu son navire et, après maintes bêtises, s’est fait mettre en prison. Comme il a l’habitude de noyer ses ennuis dans l’eau-de-vie, il a sans doute abîmé sa santé et nous allons le ramener en France ou, tout au moins, le tirer de Manille, où tout le monde en est fatigué ».

« Le commandant de la station, M. de Montravel, est en ce moment dans la Nouvelle-Calédonie où nous voulons, je crois, établir une colonie pénitentiaire ».

Le 15 février, le Cassini mouille en rade de Singapour puis, après vingt-sept jours de navigation, atteint Saint-Denis-de-la-Réunion, qu’il quitte le 5 avril ; enfin, après le Cap (22 avril), Gorée, puis les Açores, c’est l’arrivée à Lorient, le 5 juin 1954. La campagne de Chine est terminée et le Cassini, dont une chaudière a éclaté, non loin de Gorée, va être entièrement désarmé.

M. de Plas, commandant le Cassini, paraît avoir parfaitement rempli la mission qui lui avait été confiée : le pavillon français a été vu en Malaisie, à Sumatra, à Jawa, à Mindanao, à Manille, sur les côtes de Chine et de Cochin-Chine. La France a montré qu’elle entendait réprimer fermement la piraterie maritime, surtout quand celle-ci s’attaquait à un pavillon protégé par elle. Le commerce français, un peu important seulement à Changhaï, a été encouragé et protégé, mais ont été particulièrement protégés les missionnaires européens et avec eux les chrétiens de race asiatique, en raison de leur qualité de chrétiens, et cela à rencontre et de leurs compatriotes et des autorités de la nation à laquelle ils ne cessent pourtant pas d’appartenir. La présence du Cassini à Changhaï en 1853 a été particulièrement bénéfique.

Les réflexions du jeune aspirant font ressortir la froideur des rapports avec les Anglais, dont le pavillon éclipse celui de la France sur toutes les mers et dont le commerce en Extrême-Orient est particulièrement florissant, surtout si on le compare avec celui des Français. Par contre, les marins français se louent de l’accueil que leur ont réservé Hollandais et Espagnols. L’influence américaine est en nette croissance dans cette partie du monde, au détriment de l’influence britannique ; ce sont les Américains qui déjà possèdent les navires les plus luxueux et, ces années-là, c’est leur flotte qui oblige le Japon à ouvrir ses ports au commerce mondial.

La Marine française est en pleine mutation : le Cassini est un navire à moteur et à roues, capable de remorquer, par calme plat, un vaisseau à voiles, mais, dès la seconde année de campagne, ses chaudières sont en piteux état. A cette époque cependant c’est encore le navire à voile qui est considéré comme la meilleure école pour un marin. En 1854, l’agonie de cette marine à voile est proche : l’hélice ne va pas tarder à remplacer complètement les roues ; le Napoléon, navire à la pointe de la technique moderne, est lancé en 1852 et l’enseigne de vaisseau Charles de Gauléjac va faire la campagne de Crimée à bord d’une batterie flottante cuirassée ; on n’arrête pas le progrès.

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[1] « Début 1851, la corvette à roues « Cassini » apparaît au « mouillage français » de Changhaï : sa venue est très souhaitée, parce que les Taïpings menacent. Cette corvette gagnera, durant la période troublée subséquente, une notoriété comparable à celle du « Catinat » à Saigon dix ans plus tard. Quant à ces rebelles… ce sont des membres de Sociétés secrètes, bandits, vagabonds ».

Jean Malval, Chronologie militaire de la concession de Changhaï, dans Mémoires de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Dijon, t. CXXI, 19701972, p. 249.

Les Taïpings, secte religieuse chrétienne ou soi-disant telle, fondée en 1850 dans la province de Kouang-Si par Taï-ping-Ouang. Houng-siou-Ts’uen se fit proclamer roi à Nankin, en 1853.

13/09/2015

Carnets de Bord de Charles de Gauléjac

Encore une trouvaille sur le site de la Bibliothèque Nationale de France (Gallica). Il s'agit d'un article paru dans la Revue de Comminges en 1981.
Cet article de  Bernard de Gauléjac évoque la vie de Charles de Gauléjac, à bord du Cassini où il naviguera en compagnie du jeune Alexis Clerc, alors lieutenant de vaisseau.

Ces pages extraites du Carnet de Bord sont bien évidemment à mettre en parallèles avec celles du livre du R.P. Charles Daniel (Chapitre VII, VIII et IX) mais également avec les deux livres du R.P. Victor Mercier:

[PLAS (de), François (Commandant)] MERCIER, Victor (R.P. s.j.). Éditeur scientifique : Campagne du « Cassini » dans les mers de Chine, 1851-1854 : d'après les rapports, lettres et notes du commandant de Plas. Paris, Retaux-Bray, 1889. 1 vol. (XII-433 p.) : cartes ; in-8

MERCIER, Victor (R.P. s.j.) : Marin & Jésuite, Vie et Voyages, François de Plas, Ancien Capitaine de vaisseau, Prêtre de la Compagnie de Jésus – 1809 – 1888. Paris, Retaux-Bray, 1890, Volume 1, (xiv-511p. ; volume 2 (500 p.).

Il est à noter que ces trois marins ayant navigué de concert sur le Cassini sont tous rentrés en religion, comme le souligne le R.P. Joseph Burnichon, dans le troisième volume de Histoire d'un siècle, 1814-1914. La compagnie de Jésus en France (Paris, Gabriel Beauchesne) : "Au retour de la campagne du Cassini à Chang-Hai en 1853, M. de Gaulejac entrait à la Chartreuse ; deux autres se faisaient Jésuites, l'un était le commandant de Plas, l'autre le lieutenant de vaisseau Alexis Clerc, le futur martyr de la Commune."

 

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REVUE DE COMMINGES PYRÉNÉES CENTRALES

1er Trimestre 1981

 

Campagne du Cassini en mer de Chine

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Carnet de bord d’un jeune Commingeois

(1851 -1854)

par Bernard de GAULÉJAC

 

 

Le 8 mars 1851, par une mer un peu forte, le Cassini quittait la rade de Lorient à destination de la mer de Chine ; il ne sera de retour que trois ans et trois mois plus tard[1].

Le Cassini était une corvette à moteur et à roues de 220 chevaux, armée de six canons et montée par un équipage de cent vingt hommes. L’état-major était composé du commandant, le capitaine de frégate Robinet de Plas, du second, le lieutenant de vaisseau Bernaert, 50 ans, de quatre autres lieutenants de vaisseau, dont le plus jeune était un polytechnicien, Alexis Clerc[2], 31 ans, d’un officier d’administration, M. Joyant de Couesnongle, de deux médecins, enfin de six jeunes élèves, sortis du Borda avec le titre d’aspirants de marine et recevant une solde de 600 francs par an. L’un de ces derniers, originaire du Comminges et âgé tout juste de 17 ans, Charles de Gauléjac[3], sera le narrateur de cette campagne lointaine, grâce aux lettres adressées par lui à sa famille et soigneusement conservées.

Le commandant de Plas[4] était un homme profondément religieux ; appelé à Paris en 1848 pour siéger au conseil de l’Amirauté, puis chef de cabinet de l’amiral Romain Desfossés, ministre de la Marine, « on ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du Ministre le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins… devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué », sous le règne du roi Louis-Philippe. M. de Plas, désigné pour accomplir cette mission, se rendit à Rome, en août 1850, pour recevoir les instructions du Pape, puis se préoccupa du choix d’une partie au moins de son état-major ; il y appela en particulier Bernaert et Alexis Clerc.

A son départ de Lorient, le Cassini emmenait un certain nombre de passagers : Mgr Florian Desprez[5], premier évêque de Saint-Denis de la Réunion, accompagné de deux grands vicaires et d’un secrétaire, qui avaient avec eux une cinquantaine de ballots ou de malles bien encombrants, Mgr Vérolles, administrateur apostolique de Mandchourie, un aumônier, l’abbé Cambier, du diocèse de Paris, qui devait être débarqué à Bourbon, trois missionnaires des Missions étrangères, enfin trois religieuses de Saint-Joseph.

Je laisse la parole au jeune aspirant de marine : « Avant de faire nos adieux à la France, nous nous sommes arrêtés à la sortie de la rade, devant Notre-Dame de l’Armor, qui est en grande vénération auprès des marins et qui, dit-on, préserve des maladies contagieuses. Là, tout le monde, tête nue et le visage tourné vers lui, a suivi attentivement les Litanies récitées par Monseigneur et qui ont été suivies de trois coups de canon, après lesquels nous avons gagné le large. »

Le 12 mars, le Cassini mouille à Funchal (île Madère), où l’on ne voit flotter sur les divers navires que le pavillon anglais et un peu le pavillon portugais. Les jeunes aspirants s’empressent de descendre à terre pour goûter le vin, puis se promener hors de la ville : « Nous vîmes des Anglaises qui, mollement étendues dans un palanquin (lit en filet), se faisaient porter par deux hommes forts, au teint bruni par le soleil et toujours beaux, et allant ainsi rendre leurs visites de villa en villa, suivies de leur jeune mari, qui les escortait, la canne à la main. » De retour à bord, ils reçoivent « la visite de trois élèves anglais, qui sont venus goûter notre vin, qu’ils ont trouvé assez bon (preuve de leur peu de connaissance en la matière), puis, après un court instant, ils sont partis, en chantant comme des bienheureux. »

L’escale suivante est le Cap, que le Cassini quitte le 3 mai ; « après vingt jours de traversée, nous aperçûmes l’île de la Réunion... En arrivant au mouillage, nous y avons trouvé deux navires de guerre et une quinzaine de navires marchands, tous français. La plupart des passagers quittent alors le navire. »

Après un séjour d’un mois à Bourbon, le Cassini va reconnaître les Moldives, puis met le cap sur Sumatra « car nous avions des affaires à régler avec les Malais... ; la Clémentine, navire sicilien, étant allé, il y a environ quatre mois, sur la côte sud de l’île pour le commerce du poivre, fut attaquée de nuit par ces brigands qui la pillèrent, après avoir tué le capitaine et une partie de l’équipage, laissant dans le gréement ceux qu’ils ne pouvaient atteindre et qui avaient su se dérober à leurs coups. Après un long pillage, ils quittèrent le navire et le laissèrent entre les mains des quelques matelots qui restaient ; ce navire revint à Bourbon, où il était à notre passage et, à sa demande, M. Guérin [commandant la corvette l’Eurydice et ancien commandant du Borda, rencontré à Bourbon] nous pria de prendre des informations afin de pouvoir au besoin venger l’insulte faite à un pavillon protégé de la France. Nous allâmes donc directement à Achem, où nous mouillâmes le 15 du mois de juillet... Aussitôt mouillés, on envoya un officier pour parler au Sultan ; après beaucoup de peine, il le rencontra et lui annonça la visite du Commandant pour le lendemain, ce qui ne parut pas lui faire un bien grand plaisir. Comme c’était une visite de cérémonie en même temps que d’affaires, le Commandant amena avec lui une grande partie de son état-major, dont on n’avait pas besoin à bord ; j’eus la chance d’être du nombre et, après m’être mis en grande tenue, ainsi que ces Messieurs, nous partîmes dans un canot à la suite du Commandant, guidés par un Malais qui était venu à bord se promener ; nous eûmes de la peine à entrer en rivière,... cependant... nous passâmes heureusement... Après une heure de marche... nous débarquâmes... ; nous prîmes un petit sentier qui nous conduisit, à travers une prairie couverte de bœufs, devant un portail percé en son milieu d’une ouverture carrée par laquelle il fallait passer une échelle placée de chaque côté pour franchir le passage. Une fois cet obstacle franchi, nous vîmes devant nous deux petites cabanes, bâties sur pilotis, qui étaient les deux salles de cérémonie ; l’une d’elles, qui était la salle des attentes, nous servit d’abri ; on porta trois vieux fauteuils, seuls meubles de luxe de l’habitation, et, quant à nous, nous nous assîmes autour de la salle. Le premier ministre vint alors avec quelques-uns des sujets pour entretenir la conversation, malheureusement l’interprète, qui était un homme du pays, n’était pas fort en français, cependant on finissait toujours par se faire comprendre. Nous trouvâmes aussi par hasard un Prussien, qui était matelot sur un navire américain, naufragé sur la côte, et qui s’était marié depuis six ans au milieu de ces peuples encore sauvages. Quand le Sultan eut fait sa toilette, il alla avec ses principaux sujets dans la case qui nous faisait pendant, où il nous fit dire d’aller le trouver. C’était un homme au regard sournois et farouche, de grosses lèvres, le nez assez plat, le teint de cuivre, comme les autres habitants, ses cheveux, noir d’ébène et coupés ras, étaient recouverts d’un turban en tulle qui portait quelques feuilles d’or çà et là ; une chemise fine, ornée d’un gros bouton en pierres fines et une veste très longue en drap fin, brodée sur le contour, formaient avec son pagne son habillement royal [il était « comme ses sujets, armé de pistolets et de kriss (poignards malais) »] ; ses ministres, dans un habillement plus simple, étaient debout à ses côtés et servaient à transmettre ses réponses, ainsi qu’à recevoir ses demandes ; après un entretien auquel assistait tout le peuple et qui n’aboutit pas à grand chose, nous repartîmes avec le Commandant, qui était de très mauvaise humeur. Dès le lendemain, nous étions partis pour Pynang, où nous prîmes un interprète... ; après être passés par Achem, nous prîmes un canal étroit... pour aller mouiller le soir dans une rade bien abritée,… ; l’interprète alla à terre, mais le chef n’y était pas, force nous fut donc, le lendemain matin, d’aller vers une autre rade plus au sud, la rade de Dahia… On envoya, dès le matin même, notre interprète à terre, avec des hommes armés, en cas d’attaque, pour prendre des informations sur les coupables, puis il revint à bord et on s’occupa immédiatement d’organiser la compagnie de débarquement… ; nous allâmes à la demeure des deux coupables du crime..., mais ils avaient été plus fins que nous et étaient partis avec leurs principaux meubles, qui n’étaient pas lourds du reste ; nous rentrâmes donc à bord, tout désappointés. Dès le lendemain matin, nous vînmes brûler leurs cases, emportant pour toutes dépouilles une petite chèvre... Aussitôt rendus à bord, on a encore appareillé pour revenir à Achem ; là le Commandant a eu un tête-à-tête avec le Pacha, après quoi nous sommes partis pour Poulo-Pinang. »

A Georgetown, capitale de Penang « nous sommes allés voir les missionnaires qui ont, hors de la ville, un collège pour les jeunes Chinois qu’ils convertissent et qu’ils envoient là par divers navires ; on leur apprend le latin, ils servent aussi d’interprètes aux missionnaires qui vont en Chine ».

Après avoir mouillé à Singapour et en être reparti le 19 août, le Cassini, après une heureuse navigation de quinze jours, atteint Macao, à l’embouchure de la rivière de Canton, point d’attache de la station navale française en Chine. « Nous aperçûmes la corvette La Capricieuse, commandée par le commandant de Roquemaurel[6], qui avait pris la direction de la station. »

« Il est probable que nous irons… sur la côte de Chine examiner un peu l’état de notre commerce et montrer le pavillon français qui est si peu connu dans ces parages, quand on le compare à celui de l’Angleterre. »

« Le 3 octobre, nous avons remorqué la corvette La Capricieuse jusqu’à Hong-Kong, ce qui a été l’affaire d’une journée et nous avons mouillé pour faire des vivres et attendre la malle qui porte les lettres et M. de Bourboulon, envoyé de France en Chine. »

Le Cassini est alors chargé de faire « l’hydrographie de la côte, dont les cartes sont mal faites », mais reste à la disposition du chargé d’affaires de France ; celui-ci « voulant aller à Hong-Kong rendre visite au gouverneur anglais, le Commandant a été obligé de partir le 4 décembre pour ce parage... Je suis content d’avoir vu les navires qui étaient dans cette rade, car quelques-uns d’entre eux étaient éblouissants par le luxe des chambres des passagers et admirables par leurs formes élancées et la hauteur de leur forte mâture. Ces bâtiments, qui sont tous américains, ne portent que de riches cargaisons et un grand nombre de passagers qui sont traités excessivement bien, aussi font-ils beaucoup de tort aux Anglais dans ces parages, où ceux-ci ne dominent que pour le commerce de l’opium. A notre arrivée, nous avons trouvé sur rade un vaisseau anglais, qui est excessivement vieux et qui revenait de la mer des Indes ; il n’est certes pas très beau et ne vaut pas les nôtres, malheureusement ils en ont plus que nous. Pendant notre séjour à Hong-Kong, il est arrivé une frégate française, l’Algérie, venant des mers du sud... ; elle va partir dans deux ou trois jours pour Manille et prendre ensuite le chemin de la France, en suivant les côtes de l’Inde. Quant à nous, nous attendons la fin du mois pour aller à Singapour rejoindre La Capricieuse et il est probable que nous irons ensuite visiter les îles de la Sonde ».

« Nous avons célébré… la Noël à bord et le Commandant nous a donné un grand dîner, car c’est aussi l’anniversaire de notre embarquement à bord du Cassini. »

Parti de Macao le 29 décembre à destination de Singapour, le Cassini longe les côtes de Cochin-Chine, procède à des exercices de tir sur une île, « ce qui a été un petit divertissement », et est au mouillage le 15 janvier 1853. « Nous avons eu, pendant notre traversée, pour aumônier M. Hue, missionnaire Lazariste, qui va en France... ; il est de Toulouse. Il a fait des voyages au Tibet, qui sont très intéressants à lire »[7].

« Avec la corvette, que nous ne quittons plus, nous sommes allés à Riau, poste hollandais situé dans le détroit de ce nom ; les militaires nous y ont très bien reçus et surtout leur accueil a été cordial... Nous sommes arrivés le 1er février à Batavia, la reine de l’Orient… Il y a une troupe d’Opéra français, ce qui a été un divertissement pour nous. Comme à Riau, les Hollandais nous ont reçus à bras ouverts et nous ont excessivement bien traités. Les Commandants ont rendu visite au Gouverneur général... et se sont fait mutuellement des cadeaux... Nous avons trouvé ici un bazar japonais renfermant beaucoup de curiosités… ; les Hollandais font seuls le commerce avec le Japon. »

« Nous avons trouvé ici deux navires de guerre hollandais et plusieurs vapeurs ; ces Messieurs nous ont excessivement bien reçus et c’est grâce à eux que nous avons appris, dès l’arrivée du courrier, les affaires qui se sont passées en France pendant le mois de décembre. » Il ne semble pas que les officiers des deux navires aient manifesté beaucoup d’enthousiasme en apprenant, deux mois après, le coup d’Etat du 2 décembre.

« Le 14 février, nous partîmes, avec La Capricieuse, traversâmes la mer de Java et allâmes reconnaître la côte ouest des Célèbes ; le 20 nous étions mouillés devant Makazar, capitale des possessions hollandaises de ces contrées. Comme à Batavia, nous fûmes très bien reçus par ces bons Hollandais ; tous les jours il y avait des dîners et des soirées que se donnaient le Gouverneur et le Commandant de La Capricieuse. »

« Le 1er mars, nous avons appareillé et, laissant la corvette dans le sud de Célèbe, nous avons remonté à la vapeur le détroit... Le 8, nous visitâmes Zamboaga, possession espagnole sur l’île de Mindanao, et la petite île de Basilan, sur laquelle nous allâmes chasser le sanglier ; malheureusement nous n’en vîmes pas... Le gouverneur était un vieux militaire qui avait émigré en France et était resté fort longtemps à Toulouse ; il a été plein de bonté pour nous. »

« Le 15, nous avons reconnu les Cagayan, petites îles entourées d’un banc très dangereux pour la navigation et sur lequel s’était perdu le Montalembert, trois-mâts français de Saint-Malo. Après avoir constaté le naufrage, nous avons été à San-José, sur l’île de Panay, remercier le Gouverneur de ses bontés pour les matelots naufragés. »

« En partant de San-José, nous longeâmes la côte de Luzon et passâmes devant la baie de Manille... Le 23 nous étions devant la rivière de Canton. »

Le 18 avril 1852, le Cassini est à Manille où le rejoint La Capricieuse, puis, après un détour par Hong-Kong, il regagne le mouillage voisin de Macao. « Nous y avons rencontré quatre navires américains, dont une frégate à vapeur qui portait un amiral commandant qui doit diriger l’expédition au Japon que l’Amérique a projetée. »

Le 29 mai, tandis que le Ministre de France, avec sa famille et le personnel de la Légation, embarque sur La Capricieuse « pour visiter les postes du nord », le Cassini prend à son bord un missionnaire et des religieuses. « Jusqu’ici, la maison des Lazaristes était à Macao, mais ils ont changé leurs pénates et nous avons eu le bonheur de mener à Ning-Po le P. Gaillet et onze sœurs de la Charité qui vont y établir une maison pour recueillir tous les enfants abandonnés, qui sont en si grand nombre dans cette misérable Chine... La brise étant très faible, nous remorquâmes la corvette et fîmes route pour Amoy... Le 1er juin, nous étions au mouillage..., le 5 nous voguions vers le nord, toujours remorquant La Capricieuse, qui n’avait pas de brise..., jusqu’au 9, jour de notre arrivée dans l’archipel de Chusang, où nous mouillâmes au milieu d’îlots charmants… Tandis que nous nous reposions de notre traversée, M. le Ministre a réglé des différends qui s’étaient élevés entre les chrétiens et les mandarins... Les chrétiens avaient été vexés par le peuple, on dit même qu’un d’eux était mort sous les coups... — tout s’est arrangé à l’amiable, avec M. de Montigny, consul à Changhaï, qui était venu nous rejoindre — ; aussi sommes-nous restés au mouillage jusqu’au 17, dans l’assurance du moins d’avoir secouru la Mission. »

Après s’être échoués deux fois dans la vase, les deux navires parviennent le 20 juin à Ning-Po. « En arrivant, nous avons déposé à terre les bonnes sœurs... et leur supérieure... Le Ministre a rendu visite aux autorités chinoises, qui l’ont fort bien reçu. Le Gouverneur de la province est ensuite venu à notre bord, où il a visité notre machine avec grande attention sans y comprendre grand’chose sans doute. C’était un homme dans la force de l’âge, élégamment vêtu d’une grande robe de soie et coiffé d’un chapeau surmonté d’un bouton rouge, signe de sa haute dignité. Malheureusement, n’ayant point d’interprète à bord, nous n’avons pu causer avec lui, chose très fâcheuse car, dans ses entretiens avec le Ministre, il a fait preuve d’une éducation et d’un savoir-vivre supérieurs peut-être à celui de bien des diplomates français ; du moins c’est ainsi qu’on l’a jugé. Les visites faites de part et d’autre, nous sommes sortis de la rivière, toujours traînant La Capricieuse, qui a eu quelques avaries en abordant une jonque qui se trouvait sur notre passage. En ce moment [18 juillet], nous sommes à Changhaï, nous reposant de nos fatigues... Comme à Ning-Po, nous sommes dans une rivière étroite... Il y a ici beaucoup de navires de commerce qui viennent tous les ans prendre les thés et les soieries si recherchées en Europe. Du reste, la navigation de la rivière étant assez facile, Changhaï devient le dépôt du commerce de l’Europe avec la Chine et rivalisera peut-être un jour avec Canton. [On y voit des jonques partout en grand nombre,] pour pouvoir résister aux nombreux pirates qui infestent la côte et rançonnent sans pitié tout ce qui tombe sous leurs mains. »

« Les Pères Jésuites ont plusieurs maisons dans la province de Nankin ; à Changhaï ils ont une belle église près de laquelle réside l’évêque Maresca (Italien) ; à quelque distance de la ville ils ont aussi fondé une maison d’éducation où sont cent petit Chinois, fils des plus riches familles des environs, qui font leurs études ; on y reçoit aussi les parents que les Pères cherchent à convertir... Les habitants sont très doux et naturellement assez bons ; malgré cela il y a beaucoup de misère parmi le peuple, surtout au moment des inondations, qui sont effrayantes.

… J’ai retrouvé le P. Janson, des Missions étrangères, que nous avions eu le bonheur de porter de France à Macao l’an passé, et qui a essayé en vain de pénétrer en Corée ; repoussé deux fois, il va tenter une troisième expédition et il est en train de chercher un moyen de transport par mer, car il ne peut y parvenir par terre. Tous ces bons Pères viennent très souvent à bord et font des instructions ; leur supérieur, le Père Brouillon, qui est français, nous fait très souvent des instructions. Mgr Maresca est aussi dernièrement venu pour visiter le navire et a officié à bord. On vient de nous dire que le Père Bonard avait été décapité, après une longue persécution ».

« Pendant que nous nous reposons ici [à Changhaï], notre Ministre s’occupe des affaires. Dernièrement j’ai eu le plaisir de rendre visite au Mandarin, à la suite de la Légation... ; nous étions environ quinze personnes... ; nous partîmes de la Légation dans des chaises à porteur, seul véhicule de ces pays, en traversant la ville par ses quartiers les plus beaux. Les rues étant fort étroites, chacun était obligé de se ranger sur notre passage, ce qui donnait à notre cortège un air très important... Le Mandarin, qui nous a reçus devant sa porte, pendant qu’on jouait à nous écorcher les oreilles, était très simplement vêtu, aussi ne se distinguait-il que par le bouton de son chapeau et quelques plumes, signes de son grade. Son secrétaire et le commandant de la place, qui certes n’avait pas l’air militaire, étaient les seuls Chinois qui lui faisaient suite. Il nous a introduits dans une salle fort simple et, après avoir causé un instant avec Messieurs les Consuls, on nous a servi une collation à l’européenne ; il y avait cependant des nids d’hirondelles et des ailerons de requins, plats fort mauvais, mais très recherchés chez les Chinois, — l’un et l’autre ressemblent à de la gélatine coupée en tranches, avec quelques herbes et du bouillon…, le goût en est fade — ; le reste n’offrait rien de particulier, car les vins et les viandes étaient européens. On nous avait donné des couverts français, accompagnés de baguettes chinoises. Après avoir bu des santés au Champagne... ces Messieurs ont parlé de leurs affaires et nous sommes repartis comme nous étions venus ».

Le 21 juillet, le Cassini quitte Changhaï pour ramener à Macao le Ministre de France car, dit-on, « M. de Bourboulon vient d’être rappelé, pour opinions qui n’ont plus convenu à Napoléon après le 2 décembre » ; finalement les choses vont s’arranger et le Ministre reste en Chine.

Le 20 août, le jeune aspirant écrit : « Dernièrement nous avons célébré la fête du Président, mais cela a été fort triste ; après la messe, qui a été dite par un évêque espagnol, le Commandant a donné un grand déjeuner, où était tout l’état-major et le seul Français qui soit établi à Macao ; après avoir bu à la santé de la France et du Président, on s’est séparé et, le soir, le navire a été illuminé, pendant que le Consul donnait à terre un grand dîner au bord et à ses collègues... Le Français qui est ici est de Toulouse, où il a encore de la famille ; il se nomme M. Durand et est venu, dit-on, en Chine à la suite de mauvaises affaires qu’il avait faites en France, où il ne peut rentrer ; il est ici dans le commerce ».

La fin de l’année 1852 est consacrée à des travaux d’hydrographie, entrecoupés de voyages à Hong-Kong, pour prendre le courrier, et à Manille pour retrouver La Capricieuse qui, de son côté a fait également de l’hydrographie et est allée jusqu’à Guam dans les Mariannes.

« Le 19 décembre [le commandant de Roquemaurel] a passé l’inspection du navire puis, devant l’équipage assemblé sous les armes, il a fait prêter serment de fidélité à notre Commandant et à tous les officiers ; il a ensuite prononcé un discours, avec son accent gascon qu’il n’a pas perdu, et on a terminé par le cri, trois fois répété, de « Vive Napoléon ! » C’est là toute la part que nous avons prise à cet enthousiasme qui anime la France ».

« Quoique le climat soit assez sain, nous avons quelques fois des maladies et la corvette La Capricieuse a perdu 18 hommes, morts depuis le commencement de la campagne (sur 250 hommes d’équipage). Sur 12 élèves qui étaient partis de France, deux sont morts et un troisième est parti pour échapper à une maladie vénérienne qui le menait au tombeau ».

 

(à suivre).

 

 

Identifiant : ark :/12148/cb34426879z/date

 

 



[1]Un récit de la campagne du Cassini en mer de Chine existe dans le livre de Charles Daniel, Alexis Clerc, marin, jésuite et otage de la Commune, Paris,2eédit., pp. 235-242.

[2] Alexis Clerc, né à Paris en 1819, élève de l’Ecole Polytechnique en 1839, aspirant de marine de 1ère classe en 1841, enseigne de vaisseau en 1845, lieutenant de vaisseau en 1850, pense, à cette époque entrer dans la Compagnie de Jésus ; il embarque cependant sur le Cassini, à la demande du commandant de Plas, qui l’a connu à Brest en 1848 ; dès son retour, en 1854, il se rend au noviciat des Jésuites de Saint-Acheul ; en 1870, à Paris, il dirige l’ambulance du collège de Vaugirard ; pris comme otage, il est fusillé à la Roquette le 24 mai 1871, à côté de l’Archevêque de Paris et du président Bonjean.

[3]Charles Edmond de Gauléjac, fils d’Amable de Gauléjac et d’Adèle de Faudoas, est né au château de Salerm (Haute-Garonne), le 16 décembre 1833 ; après des études secondaires au collège de Montolieu (Aude), tenu par les Lazaristes, il est reçu avec le n°10 à l’Ecole Navale le 21 septembre 1848 et embarque quelques jours plus tard sur le Borda. Classé 16e de la promotion de 1850 et nommé aspirant de 2e classe, c’est à la suite d’une intervention auprès du ministère de M. Cyrille du Mont de Benque, secrétaire du Conseil général de la Banque de France et ami de sa famille, qu’il reçoit l’ordre d’embarquer sur le Cassini. Enseigne de vaisseau le 9 juillet 1854, il a fait la campagne de Crimée sur la batterie flottante la Lave, commandée par le capitaine de frégate Cornulier de Lucinière, puis en 1859 la campagne d’Italie sur l’Algésiras, enfin la campagne du Mexique sur le Beaumanoir, étant alors lieutenant de vaisseau. Sa « conduite courageuse et dévouée » lui vaut la Légion d’honneur (9 décembre 1863). En 1868, il quitte la Marine pour entrer à la Grande Chartreuse où il reçoit l’habit religieux le 5 octobre, sous le nom de dom Saturnin. Ordonné prêtre en 1873 par Mgr Mermillod (cardinal en 1890), il a été successivement procureur de la chartreuse de Portes (1873-1878), de celle de Saint-Hughs Parkminster en Angleterre (1879-1898) et est mort en exil à la chartreuse de Farneta (Italie), le 20 décembre 1905. Sa tante, Lucile de Faudoas, supérieure générale de l’Institut des Sœurs de l’Instruction charitable du Saint-Enfant-Jésus, dites de Saint-Maur, lui avait donné son crucifix de religieux, béni par le pape Pie IX.

 

[4] M. de Plas a quitté la Marine pour entrer dans la Compagnie de Jésus.

[5] Mgr Florian Desprez, né en 1807 à Ostricourt (Nord), transféré à l’évêché de Limoges en 1857, puis à l’archevêché de Toulouse en 1859, cardinal en 1879.

[6] Louis Auguste de Roquemaurel, né à Auriac (Haute-Garonne) le 22 septembre 1804, élève de l’Ecole polytechnique en 1823, entré dans la Marine en 1825, second de l’expédition de Dumont d’Urville, nommé capitaine de vaisseau en 1842, commandant la station navale de Chine en 1850-1854 sur la corvette la Capricieuse, commandeur de la Légion d’honneur en 1856, retraité en 1862, membre de l’Académie des jeux floraux de Toulouse, décédé en 1878.

[7] Le Père Evariste Régis Huc, né à Toulouse en 1813, a séjourné cinq ans en Mongolie et est parvenu, en 1844, à pénétrer à Lhasa. Il est l’auteur de Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet..., 1850.