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30/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 14)

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CHAPITRE XIV.

 

le p. clerc a saint-vincent de laon et a l’ambulance de vaugirard.
— ses derniers vœux.

 

 

Le P. Clerc avait cinquante ans, dont quinze de vie religieuse, lorsque, au mois d’octobre 1869, ses supérieurs l’envoyèrent à la maison de Saint-Vincent de Laon, pour y faire cette troisième Probation que la Compagnie de Jésus réserve à ses enfants au milieu de leur carrière, et par laquelle elle achève de former en eux l’homme intérieur, avant de les admettre aux derniers vœux.

Saint Ignace a placé haut notre idéal, et, pour nous en approcher le plus possible, il n’a rien épargné. On s’est justement représenté ce saint fondateur « comme un ouvrier courbé avec ardeur sur son ouvrage pour le façonner et le perfectionner ; l’essayant, puis le reprenant pour le façonner encore et le refaire ; et ne le livrant à sa destination que lorsqu’il a épuisé toutes les ressources d’un art patient et laborieux [1]. »

Voilà donc, après de longues années consacrées en partie à l’étude, en partie à l’enseignement des sciences divines et humaines, le religieux, déjà prêtre et dans sa pleine maturité, appelé à une école plus élevée encore que celles qu’il vient de traverser : l’école du cœur, schola affectus ; le mot est ravissant et il est de saint Ignace lui-même, qui avait les entrailles d’un père aussi bien que le génie d’un législateur.

Donc, nouveau noviciat, autant dire nouvelle enfance par la simplicité du cœur et la docilité à se laisser conduire ; mais aussi mâle et forte école, qui exige dans les disciples une coopération active et spontanée au travail intérieur dont leur volonté est l’indispensable instrument et dont leur perfection religieuse sera le terme.

Au seuil de ce second noviciat, la grande retraite ; pendant trente jours encore les Exercices spirituels. Ce n’est plus cette fois le lait des enfants, mais le pain des forts. Avec quelle générosité le P. Clerc entra dans la voie qui lui était tracée ! Il la connaissait, faisant depuis longtemps une étude assidue des Exercices ; mais il n’avait garde de se diriger lui-même et de se fier à sa propre prudence.

Les notes que nous avons sous les yeux attestent son empressement à recourir aux lumières du Père Instructeur. Elles nous montrent aussi ses combats, sa fidélité à lutter contre la désolation et la sécheresse, au point de doubler l’heure de méditation s’il lui arrivait de n’y éprouver que trouble et anxiété ; enfin sa mortification extraordinaire, pour laquelle il obtint, cette année-là, une latitude qui lui avait été refusée lorsqu’il supportait les fatigues du professorat On lui permit de prendre la discipline tous les jours, excepté les dimanches et fêtes, et de jeûner trois fois la semaine. Il aurait voulu jeûner tous les jours.

Les reproches qu’il s’adresse (on fera bien de ne pas les prendre à la lettre) témoignent d’un ardent désir d’atteindre à une pureté d’intention aussi grande que possible, avec la grâce de Dieu.

Il se demande si les honneurs sont une fin digne de lui. « Les honneurs ? — Travaillerai-je encore pour être loué, pour qu’on dise que je suis habile et intelligent ou autre chose flatteuse ? Quelle récompense ! Vani vanam [2]. Mais cependant il faut réagir pour ne pas être alléché par la douceur de la louange. Le contentement de soi-même ? — Encore plus vain et plus dangereux. Je n’ai presque cherché autre chose. Trouver la paix et la joie intérieure dans son devoir est bon ; mais chercher sa satisfaction dans ses œuvres est mauvais et illusoire. Or, cela ne m’arrive que trop et, pourvu que j’aie rempli ma charge, je n’ai souci ni du service de Dieu ni du bien du prochain. Quelle vanité, puisque c’est là un travail sans fruit ; j’en suis le principe et la fin ; c’est une occupation, ce n’est pas un travail. Le pire serait de se complaire dans sa vertu. Grâce à Dieu, je ne crois pas être si insensé. J’ai là-dessus si peu de sujets d’illusion. »

Un peu plus loin il dit : « Quel profit ai-je tiré de tant de travaux, à la fin pénibles cependant ? Quoi !rien autre chose que de m’être oublié ? Ah !mon Dieu, que tout n’en périsse pas ! Et qu’en ai-je tiré pour les autres ? Que les fruits sont petits et rares ! Oh !si j’avais vivifié cette action par l’union avec Dieu, par la prière, par l’abnégation et en faisant usage de toutes choses pour la gloire de Dieu ! »

Il n’y a que les saints à se juger ainsi. Le Saint-Esprit n’a-t-il pas dit : Justus prior est accusator sui. Mais il ajoute aussitôt : Venit amicus ejus et investigabit eum [3]. Nous avons donc le droit de réviser le jugement si sévère que notre saint confrère portait sur lui-même.

L’ardeur de son amour pour Jésus-Christ éclate à propos des paroles du saint vieillard Siméon : Quia viderunt oculi mei Salutare tuum ! « Faites, je vous en supplie, ô mon Dieu, briller à mon âme cette lumière. Vous êtes le soleil, vous êtes la splendeur : que votre éclat dévore mes yeux, qu’ils ne puissent ensuite rien voir ; que tout autre amour soit éteint, tout désir étouffé, toute curiosité morte. Qu’est-il besoin d’apprendre et de connaître des choses nouvelles, pour celui qui connaît la vérité éternelle ? Qu’y a-t-il de beau et de séduisant pour celui qui a entrevu votre beauté ? Un seul rayon de votre gloire peut faire tout cela en mon âme. On peut vivre après, mais on est comme mort ; on voit sans voir, on entend sans entendre, ou mieux, on voit et on entend Jésus en tout et partout. »

Mais voilà que cette lumière pâlit à ses yeux. Il écoute, il n’entend rien ; aucune de ces paroles auxquelles on reconnaît l’accent du Bien-Aimé. La page suivante, dont je ne veux rien retrancher, est l’image fidèle d’une âme enflammée du désir de la perfection, mais en même temps humblement soumise à Dieu qui est maître de ses dons.

« Je demande avec une grande instance une vive lumière pour régler l’avenir, un sentiment profond du désir de servir Dieu par ce moyen ; il me semble que j’ai fait tout ce qui était possible pour l’obtenir, que je n’ai absolument rien négligé de ce qui était prescrit, recommandé, et de ce que je croyais de mon côté pouvoir faire : fidélité, prière, mortifications, je n’ai rien omis, et cependant je n’ai point obtenu cette grâce abondante. Elle est pourtant selon la sagesse chrétienne, puisque je ne demande que de connaître ce que Dieu désire de moi, et que c’est avec le plus vif désir et, je crois, avec une pleine bonne volonté que je dis : Quid me vis facere [4] ? Et encore ce désir, bon en soi, est aussi bon pour moi, qui en recevrais une si puissante excitation, une si forte impulsion. Oui, Seigneur, je demande une grâce de conversion qui fasse de moi, à partir d’aujourd’hui, un homme tout nouveau.

« Peut-être le Seigneur me répond-il :

« N’est-ce pas une grande grâce que je t’ai accordée de faire la grande retraite aussi bien que tu le pouvais ? N’en est-ce pas une autre que ce désir si vif que tu éprouves ? Qui biberit, sitiet adhuc [5].

« Veux-tu être rassasié, et ne sais-tu pas que ce serait un malheur ? Ne sais-tu pas ce que je désire de toi, et si tu le sais, pourquoi désires-tu plus de lumière ? Je t’en donne la mesure qui te convient. Je te veux voir marcher avec la lumière imparfaite que je te communique ; la foi est-elle donc sans obscurité ?en est-elle moins certaine pour cela ?

« N’as-tu pas pour te conseiller et te tranquilliser mon serviteur à qui je veux que tu t’ouvres naïvement ? N’est-il pas plus excellent pour toi que tu sois obligé de recourir à lui et de soumettre ton esprit, que si tu devais marcher dans la confiance ? Ne serais-tu pas exposé à marcher bientôt dans la confiance de toi-même ?

« N’est-ce pas l’ordre régulier et paternel de ma providence surnaturelle, et pourquoi réclamer une révélation qui n’est pas nécessaire ?

« Tu ne pourrais pas porter des grâces extraordinaires sans en tirer vanité, et c’est la première satisfaction à ta demande de corriger ton amour-propre, que de ne point lui donner l’aliment que tu réclames.

« D’ailleurs, n’as-tu pas assez de force pour marcher dans l’exécution de tes résolutions ?

« Elles sont bonnes, sages, prises dans la sincère intention de mon service et sous mon inspiration certaine quoique cachée ; pourrais-tu douter que je ne t’aide à les accomplir ?

« Tu espères beaucoup d’un grand mouvement d’amour que je te donnerais. D’abord ce mouvement serait passager, ensuite il laisserait encore nécessaires mes secours continuels.

« Ces secours qui seraient toujours nécessaires te seront aussi toujours suffisants ; je te les donnerai toujours.

« Tu veux les sentir. Mais sens-tu les secours par lesquels je soutiens tout ton être, toutes tes facultés, par lesquels je concours à tous tes actes ? Telle est ma conduite, très-forte et très-douce, aussi bien dans l’ordre de la grâce que dans l’ordre de la nature.

« D’ailleurs ton état d’âme depuis vingt-cinq jours n’est-il pas une grâce que tu peux assez facilement constater ? Est-ce un signe douteux de mon assistance ?

« Tu voudrais davantage ; mais, quand je te donnerais davantage, ne voudrais-tu pas recevoir encore plus ? Puisque tu sais que tu agis avec moi et par moi dans tes résolutions, cela te doit suffire, et tu dois t’en remettre aveuglément à mon amour (ce sera).

« Quelle plus belle devise pourrais-je te donner : « Pro corde meo, per ipsum cor meum, et cum ipso, et in ipso [6].

 

« D’ailleurs ton désir me plaît. Prie instamment mon cœur, celui de ma mère, et laisse-moi de t’exaucer quand il faudra. »

Tout pour le Cœur de Jésus, par ce Cœur, avec lui et en lui ; telle fut donc la devise du P. Clerc au sortir de sa grande retraite. Il n’était pas mal inspiré, se trouvant à l’école du cœur, de prendre pour maître, pour modèle et pour soutien le cœur de son Dieu. Le 29 novembre, entre les mains du Père Instructeur, il prononça un acte de consécration au Sacré Cœur de Jésus ; « ce dont je me réjouis dans le Seigneur, écrivait-il, rendant grâces mille fois à la bonté de Dieu et à la tendresse du Sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » C’est sous les auspices de cet adorable Cœur qu’il mit ses résolutions. Elles ne consistaient en rien moins que dans cette parfaite abnégation où se résume toute la science des Saints et que saint Ignace nomme le troisième degré d’humilité. « Il ne peut y avoir de délibération, écrivait-il, sur ce qui est nécessaire ; il faut le vouloir fortement et l’exécuter quoi qu’il en coûte. Or cela se trouve pour moi renfermé dans le troisième degré d’humilité et dans la onzième règle du Sommaire ; et je veux l’avoir toujours présent sous les yeux. » Quant aux motifs de sa consécration au Sacré Cœur, je me borne à celui-ci :« Je crois que cette dévotion donne droit à une effusion immédiate du Sacré Cœur de Notre-Seigneur dans le nôtre. »

Quinze ans auparavant, faisant à Saint-Acheul sa première grande retraite, il avait pris ces mêmes résolutions généreuses ; son mérite et son honneur, c’est de les avoir renouvelées, en parfaite connaissance de cause, avec une sincérité qui éclate surtout dans le choix des moyens par lesquels il s’assure de l’exécution.

Il est facile d’imaginer comment il passa cette année vouée tout entière aux exercices de la vie intérieure et à des œuvres où le zèle ne se déploie que sous les formes les plus humbles. Le Père Instructeur admirait sa docilité parfaite, rendue plus méritoire par son âge. « Toujours, nous écrit-il, on le trouvait disposé non-seulement à exécuter les ordres qui lui étaient donnés, mais même à prévenir les désirs de ceux qui lui tenaient la place de Dieu. » Quant à ses confrères, ils étaient à la fois édifiés et charmés, et cette vertu, si austère au fond, leur a laissé à tous l’impression la plus douce. L’un d’eux nous écrit : « Il me fut donné de passer avec lui l’année qui a précédé sa mort glorieuse, la bonne année de la troisième Probation. Personne n’appréciait mieux que lui cette faveur que la Compagnie accorde à ses enfants. Vingt fois on l’a entendu se féliciter de ce qu’un vieux comme lui pût avoir une pareille année. Aussi était-il un modèle pour nous tous. Malgré ses cinquante ans, il avait toute la simplicité, je dirai même les grâces et l’amabilité de l’enfance religieuse. Comme un enfant, il demandait exactement toutes les petites permissions prescrites par la règle. Pour lui il n’y avait là rien de petit ; il savait, il pressentait peut-être que, par une abnégation continuelle dans les petites choses, il se préparait aux plus grandes choses, à l’apostolat, au martyre. On le trouvait toujours prêt à rendre service, et il semblait prendre plaisir à se charger d’une corvée, d’une besogne désagréable. D’une imagination vive et d’un caractère enjoué, il était très-aimable causeur et racontait à ravir. Personne, je crois, ne s’est jamais ennuyé de sa conversation qui unissait l’utile à l’agréable. Il avait des connaissances très-variées et joignait à beaucoup d’esprit un bon sens exquis qui savait apprécier sainement les choses. Faut-il ajouter qu’aux heures de récréation et de promenade on était heureux de se trouver auprès de lui ? Plein de charité pour les personnes, il était sans ménagement pour l’erreur, qu’il avait le don de découvrir sous n’importe quel déguisement. La rectitude de son jugement lui faisait abhorrer, comme d’instinct, ce mélange de principes appelé libéralisme catholique, et plus d’une fois je l’ai entendu stigmatiser ce regrettable système de conciliation aussi énergiquement que l’a fait depuis notre saint Père Pie IX, en disant que c’était un véritable fléau. »

On s’occupait peu de politique dans la maison de Saint-Vincent et l’on ne savait même que très-vaguement ce qui se passait au dehors. Cependant on ne pouvait ignorer le bruit qui se faisait autour du concile du Vatican, et, dans la prévision d’une lutte prochaine entre la révolution et l’Église, on pouvait n’être pas rassuré sur le parti que prendrait le gouvernement impérial, jaloux de rajeunir son prestige même au prix des alliances les plus compromettantes. Mais ils étaient bien rares, ceux qui voyaient là un péril et une menace pour la paix de l’Europe. Au mois d’avril 1870, on s’en souvient, sous le ministère libéral et pacifique de M. Émile Ollivier, tout était couleur de rose, et qui songeait encore aux points noirs qu’on avait vus apparaître à l’horizon au lendemain de Sadowa ? Le P. Clerc ne partagea pas l’illusion commune ; il pressentit l’orage prochain, et le prédit dès ce moment. Un de ses anciens camarades étant venu le voir à Saint-Vincent, on parla des différentes carrières où l’on pouvait engager les jeunes gens. Le Père se prononça pour la carrière militaire, et comme son ami montrait quelque hésitation, il lui dit : « Il y aura une débâcle. Quand et comment ? Je ne sais pas, mais certainement il y en aura une avant peu. » Sur quoi son interlocuteur ajoute : « Sans croire beaucoup moi-même à la stabilité de l’ordre de choses alors existant, je ne croyais pas entendre une prophétie qui dût être si tôt vérifiée. »

Quatre mois après cet entretien, non-seulement nous étions en pleine guerre, mais en pleine débâcle, battus coup sur coup à Wissembourg et à Reichshoffen, en attendant la catastrophe de Sedan. En pareilles conjonctures, la place du P. Clerc était dans les camps ou dans les ambulances ; on l’envoya d’abord à Cherbourg pour préparer les marins à la lutte en les réconciliant avec Dieu ; après quoi, on lui assigna son poste de dévouement et de péril à l’ambulance du collège de Vaugirard, qu’il ne quitta plus de tout le siège. Il y fut rejoint par son ancien commandant, maintenant Père de Plas, et tous deux recueillirent dans l’exercice de la charité ce qu’ils avaient semé ensemble pendant leur campagne de Chine.

Le P. Clerc dirigeait l’ambulance ; il en profita pour se faire le serviteur de tous et pour avoir sa bonne part des besognes les plus rudes et les plus mortifiantes. Alors on vit quels trésors d’abnégation il avait amassés pendant tout le cours de sa vie religieuse. J’en parlerai d’après des témoins oculaires qui, sans songer à l’observer, ne l’ont pas perdu de vue et sont encore sous l’impression des admirables exemples qu’il leur donnait tous les jours. Voici quel était régulièrement l’emploi de ses journées. A cinq heures et demie, il montait à l’autel, célébrait le saint sacrifice de la messe et, après son action de grâces, descendait à l’ambulance, où il commençait par réciter son bréviaire. Cela fait, il appartenait tout entier à ses chers blessés. D’abord il visitait les plus souffrants, les consolait, leur distribuait de petites douceurs, leur rendait en un mot tous les services que peut suggérer la charité la plus tendre. Puis il poursuivait sa visite, allant de lit en lit, disant à chacun un petit bonjour, s’informant des besoins du corps et parfois aussi de ceux de l’âme, toujours prêt à satisfaire aux uns et aux autres.

L’heure du repas arrivée, il récitait le bénédicité, auquel répondaient les pauvres blessés. Alors il prenait un tablier, se joignait aux servants, distribuait les légumes, la soupe, etc. ; puis, comme une tendre mère eût fait pour son enfant, il aidait à manger ceux que leurs blessures privaient de l’usage de leurs membres.

Quand il avait lui-même pris son repas, presque toujours c’était à l’ambulance qu’il venait passer sa récréation, au grand contentement des malades.

L’après-midi était la répétition de la matinée, et ce train de vie, cruel à la nature, se renouvelait tous les jours, à moins que, par suite de quelque engagement, le Père ne jugeât sa présence plus utile au dehors qu’à l’ambulance. Alors il allait administrer les mourants sur le théâtre même de l’action et relever les blessés qu’attendait l’omnibus du collège. On le vit, à Champigny et à Bagneux, s’exposer à un feu très-vif sans sourciller. A Bagneux, on se battait en plein village. Quand l’omnibus revint pour la seconde fois, il ne ramena pas le P. Clerc. Très-inquiet, le Père Recteur se fait sur-le-champ conduire là où il a disparu, au risque de tomber au milieu des ennemis, qui ont, dit-on, repris le village, emporté le matin par les Français qui battent maintenant en retraite.

On arrive, on parcourt avec anxiété le champ de bataille encore tout fumant. Quelle n’est pas la surprise et la joie du Père Recteur et de ses compagnons, lorsque, après un quart d’heure de recherches, ils trouvent le P. Clerc assis sur une pierre, et là récitant son bréviaire aussi tranquillement qu’il eût pu le faire dans sa chambre !

Quand les blessés arrivaient à l’ambulance, il étanchait lui-même le sang de leurs blessures et lavait avec une éponge leurs membres meurtris et ensanglantés. Il leur lavait aussi les pieds, heureux d’imiter en cela son divin Maître, non par manière de cérémonial, mais par des actes réitérés où l’humilité et la charité avaient pour compagne inséparable une mortification très-méritoire. Il les changeait de linge, de draps, n’épargnait aucune peine pour leur procurer quelque soulagement et faisait lui-même, plusieurs fois le jour, le pansement des plaies les plus répugnantes.

Quel n’était pas l’attendrissement de ces pauvres gens ! Il faudrait avoir un cœur de bronze pour résister à tant de charité, et, grâce à Dieu, nos soldats ne sont point ainsi faits. On nous cite un d’eux, Renaudin, enfant de Paris et forgeron de son métier. Engagé seulement depuis quinze jours, il eut, à Champigny, la cuisse fracturée. Il resta sept ou huit heures gisant sur le champ de bataille. Le P. Clerc prit de lui un soin tout particulier et le fit approcher plusieurs fois des sacrements. Il n’était service si abject qu’il ne lui rendît. « Vous ne savez pas, dit un jour le malade à un Père, vous ne savez pas comme le P. Clerc est bon ? Il m’a fait ce que mon propre père n’aurait jamais fait. » L’émotion le gagnait, il ne pouvait continuer son repas commencé, et, ne sachant comment s’exprimer, il répétait en pleurant : « Si vous saviez comme je l’aime ! » Il est mort peu de jours après dans les meilleurs sentiments.

Le P. Clerc confessait presque seul les deux cents malades de l’ambulance. Le samedi et les veilles de fêtes, il les exhortait à faire acte de chrétiens, et on les voyait aller un à un s’agenouiller à ses pieds où ils recevaient le pardon. Le dimanche, attentif à leur faire entendre la messe, il disposait tout de manière à leur rendre ce devoir facile et même agréable. Au milieu de tant de sombres journées arriva la nuit de Noël, et elle s’illumina tout à coup, dans la chapelle du collège, d’une clarté qui semblait à jamais disparue et qui causa la plus douce surprise aux pauvres victimes des fureurs de la guerre. Grâce au concours d’un certain nombre d’élèves, qui fréquentaient encore la maison comme externes et auxquels on avait eu soin de préparer des lits, la messe de minuit fut célébrée avec une solennité tempérée, mais fort inattendue en ces tristes conjonctures, et on y entendit des chants accompagnés d’orgue, de violoncelle et de flûte. Outre les amis généreux dont l’ingénieuse charité multipliait les ressources et presque les agréments de l’ambulance, on remarquait dans l’assistance M. l’amiral de Montaignac, qui commandait le quatrième secteur et avait son quartier général au collège, le fils de l’amiral et plusieurs officiers de son état-major. Au moment de la communion, les élèves, par un sentiment délicat, cédèrent spontanément le pas aux soldats qui avaient eu l’honneur de verser leur sang pour la France. Ce ne fut pas sans attendrissement qu’on vit le P. Clerc s’avancer vers la table de communion entre deux jeunes gens de dix-huit ans, fort affaiblis par leurs blessures, qui s’appuyaient sur ses bras. Les autres infirmes, retenus par la gravité du mal sur un lit de douleur, ne furent pas frustrés de la céleste nourriture ; ils ne pouvaient pas venir s’agenouiller au pied de l’autel, mais Notre-Seigneur alla lui-même à eux, précédé du long cortège de leurs camarades qui marchaient en bon ordre, sur deux rangs, le cierge à la main ; et quand fut terminée la touchante et pieuse cérémonie, tous ces cœurs de jeunes gens et de soldats ne faisaient plus qu’un, et rien ne manquait à la sérénité miraculeuse de cette nuit où la paix du ciel avait été donnée encore une fois aux hommes de bonne volonté.

Tels sont les souvenirs de l’ambulance de Vaugirard. On nous dit encore que, malgré les froids extraordinaires de ce cruel hiver, le P. Clerc ne voulut jamais allumer de feu dans sa chambre ; que, pendant toute la durée du siège, il ne se donna ni un jour ni une heure de répit, ne sortant jamais que pour aller porter secours aux mourants et aux blessés. Ces détails, bien incomplets sans doute, n’en donnent pas moins l’idée d’une vertu peu commune, et ceux qui nous les ont transmis ont soin d’ajouter : « Ne nous doutant pas qu’il fût un élu du Seigneur pour le martyre, nous n’apportions pas une aussi grande attention à ses actions, pleines d’abnégation cependant ; et puis, il était si humble qu’il trouvait toujours le moyen de les faire passer inaperçues. » N’est-ce pas là précisément ce qui les rendait plus saintes et plus précieuses devant Dieu ?

Il ne sortit de l’ambulance de Vaugirard que pour aller à l’école Sainte-Geneviève se préparer, par une retraite de huit jours, à prononcer ses derniers vœux, dont la solennité venait d’être fixée au ier mars.

Ce fut sa dernière retraite. Après que le flot de la Commune eut passé, on retrouva dans sa chambre, occupée pendant deux mois par les fédérés, quelques feuilles, dédaignées par eux et portant encore l’empreinte de leurs talons, où notre bien-aimé frère avait mis par écrit ses pensées, ses résolutions, jusqu’à la veille de sa profession solennelle.

Quelle humilité dans les reproches qu’il s’adresse sur les six mois qui viennent de s’écouler et pendant lesquels il a fait l’admiration de ceux qui l’ont vu à l’œuvre tous les jours ! « Pourquoi, dit-il, n’ai-je pas mieux réglé et disposé ma vie pendant mon emploi à l’ambulance ? Quel changement ne se fait-il pas en moi !quelle inconsistance ! Comment ai-je tenu mes résolutions de troisième an ? En vérité je suis honteux et presque surpris. »

Puis, faisant allusion à un entretien avec le P. Ducoudray qui seconde son amour de l’humiliation et le confirme dans les bas sentiments qu’il a de lui-même :« Le désordre de mes actions n’est pas, comme le dit le bon Père Recteur, le non-ordre. Au contraire, tout, dans ma vie, a son ordre, sa place, les heures, les choses. Tout est prévu, ordonné, ou par les règles, ou par l’emploi, ou par le supérieur, ou par l’élection ; il reste, quand on a fait la part de tout cela, très-peu de chose. Ce n’est pas la non-subordination et la non-discipline d’un troupeau de mobiles ; c’est l’insubordination et l’indiscipline d’une troupe formée, et le désordre s’introduit dans ma vie, non pas faute de règle ni faute de connaissance, mais par la lassitude et la contrainte de la pratique et par la nonchalance et l’inapplication des chefs, c’est-à-dire de ma volonté. » Nous savons heureusement qu’en pareille matière, il ne mérite pas d’être cru sur parole.

Je cite enfin la dernière page, inspirée par la méditation des deux Étendards.

« Notre-Seigneur nous présente sa croix en nous disant : In hoc signo vinces[b]. On peut s’imaginer le discours qu’il nous tient en nous la présentant : « Ces mépris qui te font tant d’horreur, ne les as-tu pas mérités par tes péchés ? Et quand tu t’es offert à tout souffrir pour les expier, en as-tu excepté la honte qui en est le juste salaire ?

« Qu’est-ce qui t’est dû pour tes mauvais penchants, pour tes faiblesses et tes défaillances ? OU sont tes mérites et tes vertus, tes services, tes grandes actions ? Ne veux-tu pas que toute justice s’accomplisse ? N’as-tu pas besoin d’être ainsi contenu à ta place, et ne faut-il pas dompter ta vanité et ton orgueil ?

« Ne faut-il pas que tu t’abaisses devant Dieu ?et c’est ce que tu fais en t’abaissant devant l’outrage qu’il t’envoie par les hommes. Ne veux-tu pas lui rendre un culte digne de lui ? Fais quelque chose de grand pour son honneur. Ne veux-tu pas m’imiter ? Enfin c’est ma voix qui te presse, c’est ma main qui te présente la croix, je l’ai portée avant toi et je l’ai fait pour t’encourager et te montrer l’exemple. Je te la donne : comme elle est mon triomphe et ma gloire, elle sera aussi les tiens. Et comme elle est le gage de mon amour a pour toi, elle le sera de ton amour pour moi.

« O crux ! O bona crux ! [7] »

Animé de ces sentiments de profonde humilité et d’amour passionné pour Jésus crucifié, il fit sa profession solennelle le dimanche 19 mars, fête de saint Joseph, entre les mains du P. Ducoudray, recteur de l’école Sainte-Geneviève, dont le sang allait se mêler au sien dans l’immolation du 24 mai.

Déjà la Commune était sur pied. Les pieux amis qui prirent part à cette fête intime, célébrée dans la matinée du dimanche, eurent quelque peine à regagner leur demeure à travers les barricades qui se dressaient sur les flancs de la montagne Sainte-Geneviève pour interdire l’accès du Panthéon aux troupes régulières. La veille, les assassins des généraux Lecomte et Clément Thomas avaient préludé dans la rue des Rosiers aux exécutions sommaires de la Roquette et de la rue Haxo.

Malgré les agitations de la rue et l’incertitude du lendemain, le fervent religieux passa les semaines suivantes dans le plus grand recueillement et se mit en devoir de préparer le cours de mathématiques spéciales dont il venait d’être chargé. Après diverses combinaisons qui échouèrent, on avait décidé que l’ouverture des classes, empêchée par l’insurrection, se ferait le 12 avril, à la maison de campagne d’Athis. Resté à Paris en attendant qu’on eût besoin de lui, le P. Clerc augurait mal de ce qui se passait sous ses yeux : l’indiscipline des troupes, dont il avait été si souvent témoin pendant le siège ; la faiblesse du gouvernement, qui doutait de son droit à pareil moment, la démoralisation, le défaut d’entente, le manque de conviction et d’énergie des honnêtes gens, tout cela l’attristait profondément, et il était de ceux qui ne se faisaient aucune illusion sur la gravité du mal dont nous étions atteints bien avant qu’il éclatât par la désorganisation des pouvoirs publics. On l’entendait dire quelquefois : « Moriamur in simplicitate nostra [8]… Il n’y a plus qu’à mourir ; il n’y a plus place ici-bas pour les honnêtes gens. » Le ton enjoué qui accentuait ces paroles n’en dissimulait nullement l’amertume.

Vers la fin du mois, une personne dévouée qui n’avait pu assister à la cérémonie du 19, vint lui faire une visite d’excuse et de politesse. Comme elle avait dû traverser pour arriver jusqu’à lui plusieurs barricades : « Mon Père, lui dit-elle, n’avez-vous point peur pour vos maisons et vos personnes à Paris ? — Si fait, madame, répondit-il ; j’ai d’autant plus peur que Paris est plus coupable ; il aurait besoin d’être purifié par le sang. Le bon Dieu devrait bien prendre le sang de quarante d’entre nous. »

Il ne marchandait pas, comme on voit, et supposait aux autres la sainte ardeur du sacrifice dont il était consumé. Dieu peut-être n’a pris des victimes de choix que pour en restreindre le nombre sans diminuer la valeur de l’holocauste. Qui sait cependant ?...

« Deux jours avant son emprisonnement, dit un de ses collègues de l’école Sainte-Geneviève, j’ai été frappé de sa persistance à se tenir dans sa cellule, et mon impression fut que, prévoyant dès lors que sa vie était en danger, il se félicitait d’avoir à l’offrir à Dieu. Je l’invitai à prendre des précautions ; sa réponse me donna lieu de croire qu’il désirait faire le sacrifice de sa vie. »

Au fait, il avait toujours eu ce désir, peut-être même avec la prévision du genre de mort qui lui était réservé.

Énumérant tout ce que nous devons accepter de grand cœur, pour répondre à l’esprit vraiment militaire de la Compagnie de Jésus, il écrivait : « Un poste périlleux, ennuyeux, — brillant… obscur, — les balles… la maladie. »

Et il s’était persuadé que Dieu lui épargnerait l’épreuve de la maladie.

Restaient donc les balles. Mais au moment où il jetait ces mots sur le papier (novembre 1869), qui aurait prévu la Commune de 1871 et la fusillade de la Roquette ?

 

 



[1]Le P. de Ravignan, de l’Existence et de l’Institut des Jésuites. Chap. II, § 3. Troisième Probation.

[2]Ceux qui sont vains ont reçu une récompense vaine.

[3]Proverbes, xviii, 17.[a]

[4]Que voulez-vous que je fasse ? Paroles de saint Paul au moment de sa conversion. Act. ix. 6.

[5]Celui qui boira aura encore soif.

[6]Pour mon cœur, par mon cœur, avec lui et en lui.

[7]C’est la salutation qu’adresse l’apôtre saint André à la croix sur laquelle il va mourir. Le P. Clerc répétera ces paroles à Mazas en saluant les murs de sa cellule.

[8]Mourons dans notre simplicité.[c]

 

Notes additionnelles :

[a] « On donne raison au premier qui plaide, que survienne un adversaire, il le démasque. »

[b] In hoc signo vinces est une locution latine traduite du grec ancien « ἐντούτῳνίκα », qui peut se traduire ainsi : « Par ce signe, tu vaincras ».

[c] Macchabés I, 2,37 : « Moriamuromnes in simplicitate nostra,  / Mourons tous dans notre droiture, ».

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 13)

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CHAPITRE XIII.

 

le p. clerc et ses anciens camarades.

 

 

Grand était l’étonnement des camarades du P. Clerc qui, ne l’ayant connu que dans sa vie de dissipation et de plaisirs, le retrouvaient tout à coup, après longues années, prêtre et Jésuite. Quantum mutatus ab illo ![a] C’était là l’impression première, et quelques-uns n’en sont jamais revenus. Cependant la plupart, encore plus charmés que surpris, s’apprivoisaient peu à peu avec son nouvel habit et sa nouvelle manière d’être ; ravis de constater de leurs yeux qu’il n’avait rien perdu de son esprit, de sa gaîté, de son amabilité d’autrefois, il leur arrivait bien plutôt de dire : Il n’est pas changé, c’est toujours le même. Et la vieille intimité renaissait d’elle-même, dès la première entrevue. Ce que Clerc était devenu en quittant le monde ne diminuait pas la confiance, bien au contraire, et si par hasard on mettait sa bonne volonté à l’épreuve, c’est alors surtout qu’on se félicitait d’avoir en lui un ami sûr, dévoué, serviable au possible. Aussi, à très peu d’exceptions près, tous venaient à lui de bon cœur. L’ardeur connue de ses convictions religieuses ne le rendait pas inaccessible à ceux qui n’avaient pas le bonheur de les partager. Je pourrais citer tel savant, étroitement lié avec lui depuis qu’ils s’étaient rencontrés, camarades de promotion, à l’École polytechnique : homme assurément très-distingué, mais qui a la réputation, méritée je crois, d’être fort indulgent aux coryphées de la libre pensée. Je suis bien sûr que Clerc, qui était la franchise même, ne lui épargnait pas le blâme à ce sujet ; et pourtant leur amitié ne s’est jamais démentie et elle a duré jusqu’aux sanglantes journées de la Commune. Ayant fait lui-même si longue résistance à la grâce avant de s’abandonner à son empire, il ne désespérait de personne, et quelle que fût la vivacité de ses désirs, il savait attendre. Plus d’une fois la conquête des âmes qui lui étaient chères fut le prix de sa longanimité charitable et prévenante.

On se rappelle peut-être M. C***, l’un des deux camarades avec lesquels, à son retour du Gabon, Clerc partagea pendant plusieurs mois la jouissance d’une petite habitation et d’un jardin situés dans un des faubourgs de Lorient [1]. L’application d’un chrétien de si fraîche date à la lecture de saint Thomas était un sujet d’étonnement pour les deux amis qui lui crurent d’abord le cerveau dérangé, contre-carraient à qui mieux mieux ses idées religieuses, engageaient avec lui des discussions moitié sérieuses moitié plaisantes, et, voyant qu’ils ne gagnaient rien sur son esprit, finissaient par l’appeler petit frocard. Cependant M. C*** n’était pas tout à fait aussi insensible qu’il le croyait à ces exemples qu’il accueillait avec toutes les apparences d’un scepticisme railleur, et il a reconnu plus tard qu’il en avait bien malgré lui subi l’influence. Cela se passait en 1847. Vers la fin de 1850, le Cassini, destiné pour la Chine, étant en rade de Lorient, Clerc vient surveiller les préparatifs du départ ; il revoit son ami et, cette fois, il l’amène bien près des vérités chrétiennes. Quatre autres années se passent ; Clerc arrive de Chine, il trouve M. C*** marié et ne peut refuser l’hospitalité que lui offre le jeune ménage. Leurs relations sont plus intimes et plus cordiales que jamais ; Clerc déclare qu’il ne quittera Lorient que pour entrer au noviciat de la Compagnie de Jésus. — « Mais c’est un suicide ! » s’écrie M. C***, et il s’efforce de lui prouver que la vie n’est pas si mauvaise après tout et qu’il a tort de renoncer à toutes les joies qu’elle lui promet encore. Comme dernier argument, il allègue son propre exemple et montre les deux jolis enfants qui lui sont nés pendant le voyage de son ami. On lui répond d’abord faiblement et avec un certain embarras, comme si on avait peu d’espoir de se faire comprendre. Mais bientôt la glace est rompue dans une promenade que les deux amis font ensemble ; Clerc donne libre cours à ses pensées, à ses sentiments les plus intimes, et il s’exprime avec une éloquence entraînante. M. C*** n’a jamais oublié depuis ce mémorable entretien « du pont Saint-Christophe, » qui lui a révélé toute l’élévation de cette belle âme. Que disait donc Clerc à son ami ? « Que la destinée de l’homme sur la terre est d’aspirer au bien et que, pour lui, il le veut faire autant que cela lui est possible ; que sans doute les joies dont on lui parle ont leur séduction, mais qu’elles ne le tentent guère ; qu’il veut le bien pour le bien, et qu’il n’existe qu’en Dieu. Là est son espoir, son ambition, le reste ne lui est rien ; il se livre donc sans réserve à l’amour lu souverain bien, de Dieu, de la perfection infinie. »

En nous rapportant cet entretien : « Je cherche, lit M. C***, à vous donner la note ; c’était l’aspiration vers le pur amour de Dieu. J’avais lu cela dans les histoires des Saints, mais je n’y croyais jusque-là que modérément ; cette fois je le voyais de mes yeux et le doute ne m’était plus possible. J’eus le bon sens d’admirer cet élan et cette vertu. Je compris que Clerc n’avait rien de mieux à faire que de marcher dans sa voie, et j’eus dès lors la conviction qu’il deviendrait un saint. »

Avant de partir pour le noviciat, Clerc, laissant ses hardes et bagages chez M. C***, donna son sabre au petit Paul, l’aîné des fils de ce cher ami [2].

Au mois de décembre, M. C*** lui écrivait à Saint-Acheul : « Je te dirai, mon cher Clerc, que ton passage à la maison et la détermination que tu as prise m’ont fait beaucoup réfléchir et ont troublé un peu la quiétude dont je jouissais. » La pensée de l’éternité s’emparait de cette âme accoutumée à ne songer qu’aux intérêts et aux joies d’ici-bas. Huit jours après, autre lettre qui commence ainsi : « Je viens d’être bien cruellement éprouvé ! Mon Paul, mon bel enfant chéri vient de nous être enlevé au milieu de sa beauté et de sa force. » Et quatre mois après, le frère de Paul n’était plus ! « Oh ! s’écrie le pauvre père, les heureux jours que j’ai passés dans ma petite maison, avec mes beaux enfants, ma chère femme et toi, mon bon ami ! Maintenant mes deux petits sont couchés côte à côte dans le cimetière. »

Quelle leçon ! Fut-elle comprise ? Non, pas tout à fait du premier coup. La correspondance se poursuit à travers une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis l’entrée d’Alexis au noviciat jusqu’à la veille des douloureux événements qui mirent le sceau à son héroïsme. Il n’épargne pas les conseils, les exhortations, les reproches même ; mais comme cela part du cœur ! Qui pourrait s’offenser de ces vives et pressantes instances, preuves d’une amitié sans mesure ? Il s’accuse d’avoir été âpre et cassant dans un entretien qu’ils eurent à Paris et dont le résultat fut décisif. M. C*** ne se plaint pas ; il rend pleine justice à son ami et lui sait gré de sa franchise. Le P. Clerc revient encore avec beaucoup d’humilité sur ses torts personnels, mais il est dans la joie, l’âme de son ami est sauvée, a Mon cher ami, écrit-il, c’est une bonne marque d’amitié de ta part de m’avoir écrit le grand changement que Dieu a opéré dans ton âme ; tu as bien jugé de la joie que j’en devais recevoir. Je me joins à toi pour remercier Dieu et je dirai le 12 novembre, à ton intention et en reconnaissance de ce que Dieu a fait pour toi, une messe d’action de grâces.

« Depuis notre dernière entrevue, je ne pensais pas sans chagrin à notre long et pénible entretien et je craignais beaucoup que Dieu, dans sa bonté, voyant que tu t’écartais de lui dans la prospérité, n’essayât de te ramener par l’adversité. Heureusement il n’en a pas été besoin et cela est préférable, non seulement à cause du mal auquel tu échappes, mais encore à cause de la plus grande générosité d’une conversion spontanée.

« Quand je te disais en te quittant, et c’était pour finir du moins mal possible, que celui-là se sauverait certainement qui suivait avec bonne foi n’importe quel chemin, pourvu qu’il conformât toujours sa conduite à ce qu’il croit la vérité, je t’avouerai que je n’avais pas l’espérance de voir ta bonne foi se rendre sans plus longs combats au premier rayon de la vérité ; mais tu prouves encore plus fortement cette proposition. Tu la prouves dans le sens où elle doit être le plus souvent (si ce n’est pas toujours) entendue : que Dieu montre bientôt la vérité à ceux qui la cherchent.

« Notre discussion a été difficile, pénible de part et d’autre, dure de la mienne ; Dieu sait cependant que j’avais, alors même, pour toi le cœur d’un ami ; je ne le regrette pas, parce que l’amitié ne doit pas être une molle condescendance et que l’effet en a été heureux.

« Maintenant que tu partages ma foi, tu sens que la certitude avec laquelle je parlais de ce qui la touche devait rendre mes assertions décisives, absolues ; je pense n’avoir défendu avec toi ce qui est d’opinion qu’avec beaucoup de restriction et dans la disposition de céder facilement. Mais il est inutile de faire l’apologie d’une conduite que tu juges favorablement. Je crois qu’avant d’en finir sur ce sujet je te dois en quelques mots le jugement que j’ai alors porté de toi. Tu n’es plus le même homme, et je ne parle que dans une bonne intention…

« Toutes les idées justes en métaphysique, en religion, en morale, en politique, je dirai même en histoire, avaient fait naufrage. Il n’en restait qu’une debout ; heureusement elle est capitale, avec celle-là on peut reconquérir toutes les autres : c’est l’idée de la fin dernière. Là-dessus, au point de vue naturel, tu as toujours parlé juste. Tu auras un sujet d’étude intéressant à faire, en recherchant si elle a eu sur ce grand changement l’influence que je crois.

« Ta lettre du ier novembre te fait le plus grand honneur : Qui se humiliât, exaltabitur[b]. Et en vérité, tu l’as écrite avec le sentiment qui animait saint Augustin en composant ses confessions ; ce besoin de réparer le mal, de se rétracter, d’avouer ses orgueilleuses faiblesses, est une preuve de générosité. Si les hommes sont obligés d’oublier des torts qu’on reconnaît si sincèrement, qu’on regrette de si bon cœur, le bon Dieu sait les faire tourner en mérite. Encore une fois, on ne peut plus noblement confesser ses erreurs ; cela est si beau, si prompt, si complet, que tu peux y voir un de ces coups de la grâce que Dieu ne fait que rarement. »

Maintenant veut-on voir avec quel aimable enjouement et quelle grâce ingénieuse le P. Clerc presse son ami, qui se défend de son mieux, de tendre toujours et partout à la perfection ? La perfection, il la veut non-seulement dans les choses qui regardent le service de Dieu, mais encore dans celles qui passent pour indifférentes et que l’opinion commune relègue dans une sphère où le christianisme n’a rien à voir. M. C*** avait dit, on saura tout à l’heure dans quel sens : « Je suis toujours hussard, mais je n’aime plus la sabretache [3] » Son ami lui renvoie cette parole avec commentaire.

« Je suis toujours hussard, mais

je n’aime plus la sabretache. »

« Mon cher ami et frère en N. S.

« Voilà mon texte et j’en pourrais choisir un meilleur, mais nous le développerons avec une certaine liberté.

« C’est une grâce particulière de Dieu que cet attrait que nous avons pour la nouveauté, et puisque les commencements sont toujours difficiles, il était bien digne de Celui qui conduit toutes choses à leur fin par la douceur de mettre ce sentiment dans nos cœurs. Ensuite, lorsque les choses ont perdu cet attrait, Dieu a encore très-suavement disposé que l’habitude eût, elle aussi, une douceur qui nous les fît accomplir volontiers. Qui n’admirerait et n’aimerait une si sage et si paternelle providence ?

« Laissons le jeune hussard aimer sa sabretache, et le vieux cuirassier ne plus sentir la meurtrissure du cilice auquel il est condamné.

« Mais tu vois qu’il y a quelque chose de mieux que la gloriole du premier et que l’insensibilité du second.

« Dis-moi, tant que tu voudras, que tu n’es pas fait pour la perfection ; je sais à quoi m’en tenir maintenant et je t’en parlerai toujours.

« Mais par forme de sermon je veux te donner un échantillon de mes études philosophiques de l’année passée [4]. Tu n’es pas fait pour la perfection. — Distinguo : Pour l’atteindre, concedo. — Pour la vouloir, pour y tendre, nego. Et tu la veux très-certainement.

« Revenons à la sabretache ; et n’y a-t-il pas d’autres motifs possibles de nos actes que la puérilité ou l’insensibilité ? Notre volonté est à nous et nous pouvons l’avoir très-parfaite. Que penserais-tu du hussard qui aimerait le singulier objet en question parce qu’il marque qu’il sert son pays et son roi, qu’il appartient à un corps d’élite qu’on expose dans les batailles aux plus grands périls ? Au point de vue humain, ne voilà-t-il pas au moins un sage, sinon un héros ?

« Mais s’il veut y voir le cachet de la servitude que Dieu lui impose par l’intermédiaire de ses supérieurs et l’aimer comme tel, ne voilà-t-il pas un saint ?

« Il y a eu un jeune homme dans la Compagnie, nommé Jean Berchmans, dont on suit la béatification [5] ; il aimait tant sa chère soutane, qu’il la baisait avant de la revêtir. Nous lui prenons cette pieuse pratique. Voilà, n’est-ce pas, pour nous, savoir aimer la sabretache.

« Mais enfin, on ne peut toujours ni tous les jours aimer la sabretache, et un hussard de cœur ne la porte pas moins et n’en est pas moins bon hussard.

« Tu n’as plus d’attrait naturel, de goût pour ton métier, tu en sens toutes les difficultés et toutes les charges, aucune illusion ne te les cache plus ; c’est que tu es capable de le continuer par des motifs plus relevés : servir ton pays, surtout servir Dieu avec désintéressement là où il t’a placé ; accomplir la rude mortification et la patiente sanctification du travail, par quoi l’homme atteint sa fin dernière.

« Cela est si vrai que si on te proposait de revenir aux illusions qui te procuraient certaines douceurs, tu refuserais et préférerais tes souffrances actuelles. Le vrai, le noble, le grand, voilà ce qu’il faut à l’esprit et au cœur de l’homme. Réjouissons-nous, nous posséderons un jour la vérité, la majesté, l’infinité de Dieu.

« Mon sermon est fini et je te vois sourire ; il faut encore mettre de l’eau dans son vin, penses-tu ; n’aie pas peur, je ne suis pas si fort en action qu’en paroles, je suis pourtant vrai quand je parle ; mais je conviendrai, si tu veux, que je m’anime, que je me grise de ma propre parole. Qu’y veux-tu faire ? Tirons le moins mauvais parti possible de nos misères ; grisons-nous de l’amour, de l’enthousiasme de ce qui est parfait ; nous en rabattrons toujours assez dans la pratique. Laissons nos aspirations monter, monter toujours jusqu’au trône de Dieu ; sa bonté peut-être exaucera ces prières imparfaites. »

En nous envoyant ces lettres, pieuses et chères reliques dont nous ne sommes que dépositaire, M. C*** ajoute quelques mots sur les qualités attachantes de son saint ami, relevées par la générosité et la grandeur de ses sentiments chrétiens : « Cette beauté d’âme et cette grandeur de vertu ne diminuaient en rien l’amabilité et l’enjouement de son caractère, et je l’ai toujours considéré, depuis son dernier passage à Lorient, comme une âme d’élite que j’admirais, tout en étant aussi à mon aise avec lui qu’auparavant. Il me témoignait à moi et aux miens une amitié extraordinaire, plus grande que celle que je pouvais mériter, bien que je l’aimasse tendrement. J’ai lu quelquefois que des saints avaient eu sur la terre des amitiés semblables ; c’est comme cela que je considère notre liaison et je crois fermement qu’il nous continue cette amitié dans le ciel. Il aimait beaucoup deux petits enfants que j’ai perdus en 1854, et j’aurais voulu pouvoir vous envoyer la lettre qu’il écrivit à leur mère pour la consoler, mais nous l’avons égarée pour le moment. Je pense qu’il est avec eux et que tous trois protègent notre famille. J’ai toujours cru que Clerc aurait une mort magnifique. Je ne me suis pas trompé, et je vois d’ici sa joie de donner sa vie pour Jésus-Christ. »

Qui reconnaîtrait, à un tel langage, l’homme qui avait tant de peine à prendre au sérieux son ami après l’admirable changement que la religion avait opéré en lui ? Ne peut-on pas dire aussi de M. C*** : Quantum mutatus ab illo ? Et n’est-il pas devenu, à son tour, un bien consolant exemple de la bonté si patiente de Dieu et de la toute-puissance de la grâce ?

Autre exemple, non de conversion, mais du salutaire et doux ascendant que le P. Clerc exerçait sur ceux qui, l’ayant connu dans le siècle, s’estimaient heureux de le retrouver tel que l’avait fait sa nouvelle vocation.

Un jour, à Laval, il reçoit la visite de deux camarades, tous les deux anciens officiers de marine. « Ces messieurs, nous dit une personne bien informée, revinrent charmés de son aimable simplicité, de sa gaieté, de sa sainteté gracieuse. » L’un des deux visiteurs, M. de Vauguion, pouvait presque se dire son voisin, le château des Alleux (près de Cossé, Mayenne), qu’il habitait, n’étant qu’à quelques heures de Laval. Comme il pressait le Père de lui rendre visite à son tour, celui-ci, pour concilier les inclinations de son zèle avec les devoirs de l’amitié, vint aux Alleux et partagea son temps entre le château et la paroisse où il donna une mission. A peine est-il de retour à Laval, qu’on le réclame auprès de son ami atteint d’une fluxion de poitrine qui inspire les plus vives inquiétudes. Il y vole et, en entrant dans la chambre du malade, il dit simplement : « Je suis venu pour vous aider à sanctifier votre maladie. » Les secours de son ministère sont acceptés avec joie et, après avoir réconcilié cette chère âme, il part très-consolé des dispositions si rassurantes où il la laisse, sur le seuil peut-être de l’éternité.

M. de Vauguion se rétablit. En 1870, voyant la France envahie, il reprit du service, déploya devant l’ennemi une brillante valeur et se montra toujours et partout passionné pour le devoir ; mais il puisa dans les camps le germe du mal auquel il devait succomber. Nommé député à l’Assemblée nationale, il était à son poste, à Versailles, lorsque, le 11 avril 1871, il fut forcé de se mettre au lit. Pendant cette maladie qui fut la dernière, il demanda un jour avec anxiété : « Et le P. Clerc ? Pourvu qu’il ne soit pas pris par ces gens de la Commune. Que je voudrais en avoir des nouvelles ! » On s’informe et l’on apprend que le Père est enfermé à Mazas. L’ami auquel il ne pouvait plus apporter les suprêmes consolations, termina son exil le 20 avril, dans les sentiments d’une grande piété. Clerc avait encore un mois à passer sous les verrous. Notons une circonstance qui doit trouver place ici à titre de pieux souvenir. Le château des Alleux, visité par le Père en 1865, a reçu depuis une destination vraiment digne des sentiments si élevés et si chrétiens de ses anciens hôtes, et aujourd’hui il abrite une petite colonie formée de nos frères exilés de la province de Venise, qui préludent, par une vie de recueillement et d’étude, aux travaux de l’apostolat.

Pour bien des raisons, le commandant du Cassini, devenu capitaine de vaisseau, était, aux yeux du P. Clerc, quelque chose de plus et de mieux qu’un camarade, et la cordialité de leurs rapports ne fit jamais oublier à l’ancien lieutenant la distance que d’honorables états de service mettaient entre lui et son chef vénéré. Pendant longues années, en lui écrivant, il ne l’appela que « mon cher commandant ; » mais un jour vint où il lui donna le nom plus doux de « frère. » M. de Plas l’était devenu par son entrée au noviciat de la Compagnie de Jésus.

Ici, en me remettant entre les mains quinze années de correspondance, on me recommande la plus grande discrétion. J’en ferai ma loi et me garderai bien de troubler, par une publicité importune, une vie qui, après avoir connu le grand jour, aime à s’entourer d’ombre et de silence.

Le commandant honorait dans son ancien lieutenant la qualité de religieux et le caractère sacerdotal dont il le voyait revêtu. La confiance, qu’il avait toujours eue en lui, s’était donc accrue et il ne dédaignait pas de le consulter, qu’il s’agît de son intérieur ou de certains devoirs inhérents à sa position, et dont il croyait avec raison que le P. Clerc était bon juge.

L’alliance italienne, par exemple, lui faisait prévoir telles occasions où sa conscience réclamerait contre les exigences de l’obéissance militaire : « J’ai retrouvé à peu près la tranquillité d’esprit, écrivait-il, depuis que j’ai suivi vos conseils, néanmoins il me vient de fortes rafales de dégoût de ma carrière quand je songe que les circonstances auraient pu m’appeler à figurer dans les banquets et les fêtes du roi galant-homme à Naples. Je pense bien que le bon Dieu me fera connaître ce qu’il veut de moi, quand il m’enverra des épreuves de cette sorte. Il paraît que quelques officiers ont fait des démarches pour éviter l’honneur d’être décorés par le roi d’Italie soi-disant ; cela me fait plaisir. » Et le Père lui répondait : « Je crois bien que vous pourriez demander un commandement pour les mers de Chine, et je vous engage à le faire. Je crois bien aussi qu’ils ne se méprendront pas et qu’ils ne vous en donneront pas dans l’escadre de la Méditerranée. »

Quoique M. de Plas, habitant la Charente, ne fût pas aussi voisin de Laval que M. de Vauguion, il obtint aussi la visite du Père, qui descendit chez lui, à Puycheni, et de là, évangélisa la paroisse de Saint-Romain. Dès qu’il en eut reçu la promesse, il écrivit : « Cher ami et Révérend Père, il y a environ quatorze ans que vous me répondiez : Magnificat anima mea Dominum, à la proposition de faire une campagne dans les missions catholiques ; votre bonne lettre a mis ce commencement du beau cantique de la sainte Vierge sur mes lèvres. »

On devine ce qu’étaient leurs entretiens, où les choses de l’âme tenaient toujours la plus grande place. Les idées de vocation assaillirent vivement M. de Plas lorsqu’il vit un de ses plus intimes amis, M. de Cuers, quitter le service pour entrer dans la congrégation dont il est devenu supérieur général. Plusieurs retraites n’ayant pas amené une lumière suffisante, le P. Clerc ne pouvait que lui conseiller d’accepter les emplois de son grade, où les occasions ne lui manqueraient pas de prêcher d’exemple ; et c’est ainsi qu’il devint encore capitaine de pavillon de l’amiral Bouët-Willaumez, à bord du Solferino, et major de la flotte à Rochefort. Cependant les années s’ajoutant aux années, le commandant allait bientôt prendre sa retraite ; ses inclinations pour la vie religieuse n’avaient fait d’ailleurs que se fortifier ; mais il craignait que son âge ne fût un obstacle à la réalisation de ses désirs. Le P. Clerc lui dit alors : « Vous êtes très-versé dans les Exercices spirituels de saint Ignace, vous savez ses règles d’élection, vous pouvez les appliquer à la décision que je vous propose. » Il lui proposait d’entrer dans la Compagnie de Jésus, moyennant une dispense d’âge qui ne pouvait, lui semblait-il, être refusée à un postulant de ce caractère.

L’élection fut faite, la décision prise, la dispense demandée et obtenue ; et, à quelque temps de là, le commandant, dont les derniers liens avec le monde étaient brisés, pouvait écrire du noviciat d’Angers à son ami : a Ainsi que vous me l’aviez annoncé et promis pour ainsi dire, je trouve ici une grande paix et le bon Dieu me paie la petite part de bonne volonté que je lui ai apportée, avec une grande générosité. » Le noviciat du P. de Plas, commencé à Angers, se termina à Rome ; et là il recevait de son ami des effusions de cœur comme celle-ci : « Je vous avouerai simplement, moi aussi, la vivacité de mon désir de vous revoir. J’ai tant de joie quand je pense à vous depuis que je vous sais dans la Compagnie ; je suis si assuré que vous vous féliciterez de jour en jour davantage de la grâce que Dieu vous a faite, que vous bénissez Dieu du fond de votre cœur et l’aimez tous les jours davantage, que je ressens une douce consolation. » Une visite au port de Cherbourg, pendant le carême qu’il a prêché dans une des paroisses de la ville, lui suggère ce retour sur un passé que ni l’un ni l’autre n’est tenté de regretter : « J’ai visité votre Solferino. C’est déjà une vieillerie ; les merveilles nouvelles me donneraient peu le goût de recommencer. Après votre carrière si pénible, si complète, vous venez chercher, au lieu du repos, de l’honneur que vous avez gagné, le travail et le mépris dans la Compagnie. Oh ! mon bien cher commandant, encore une fois réjouissons-nous de ce que Dieu vous donne L’intelligence de ce que si peu d’hommes peuvent comprendre. »

On a déjà vu apparaître un moment, à propos du séjour de Clerc à Brest, un enseigne de vaisseau avec lequel il se rencontra à la conférence de Saint-Vincent de Paul, et qui, averti par la secrète conformité de ses propres aspirations, démêla en lui du premier coup le germe encore obscur de la vocation religieuse [6]. Plus heureux que lui alors, moins assujetti à des circonstances de famille, cet enseigne dépouilla le premier l’uniforme et entra au noviciat de la Compagnie de Jésus pendant que son cher camarade faisait sa campagne de Chine. Mais Clerc ne tarda pas à le rejoindre ; vivant sous le même toit et mangeant à la même table, ils portèrent ensemble le joug aimable et doux du Seigneur, à Paris et à Laval. Tantôt éloignés et tantôt rapprochés l’un de l’autre, selon que l’obéissance disposait d’eux pour la plus grande gloire de Dieu, toujours ils se félicitèrent mutuellement d’avoir été fidèles au rendez-vous qu’ils s’étaient donné dans la sainte milice alors qu’ils appartenaient encore à celle du siècle.

Le lecteur n’en a-t-il pas été frappé comme nous ? Depuis l’humble et pieux Joubert qui s’enfuit un jour à Saint-Sulpice et meurt diacre à vingt-neuf ans, jusqu’au commandant du Cassini, combien de grâces de vocation répandues autour de Clerc sur des officiers de tous les grades [7] ! Cela nous rappelle ce qu’il avait coutume de dire : a Nous sommes les enfants des Saints ; nous surtout Français, plus réellement peut-être qu’aucun autre peuple de la chrétienté, et il est peu d’entre nous qui n’aient dans les veines du sang des Saints. »

Quand l’ardeur de ce généreux sang se rallume, nous sommes capables de tous les dévouements, de tous les héroïsmes. Si les lois, si les mœurs administratives de ce temps ne comprimaient pas l’essor de la vie chrétienne, sur ce sol d’une admirable fécondité et tant de fois arrosé du sang des martyrs, on verrait encore fleurir, sous une forme nouvelle, les grandes vocations monastiques et chevaleresques des vieux âges de foi. Ce serait la régénération, mieux encore la résurrection de la France.

 


[1] Nous avons parlé de M. C… au chapitre iii, page 92.

[2] Cette arme a passé depuis aux mains d’un capitaine de frégate, qui la garde comme une relique.

[3] Inutile de rappeler, si ce n’est peut-être en faveur de quelques profanes, que la sabretache est une espèce de sac plat qui pend à côté du sabre de certains cavaliers. M. C… se donnait beau jeu en s’attaquant à cette partie de l’équipement du hussard, dont l’utilité est assez contestable.

[4] Le P. Clerc venait de repasser sa philosophie à Vaugirard.

[5] Elle a été prononcée depuis.

[6] Chapitre III, page 123.

[7] Rappelons quelques noms. Le commandant Marceau, qui voulait se faire mariste, M. de Cuers, mort supérieur général des Prêtres du Saint-Sacrement. M. de G***, cet aspirant de marine ramené par le P. Clerc à la pratique et qui nous écrit de la Chartreuse de Reposoir. Nous pourrions y joindre M. l’abbé de Broglie, qui faisait partie de l’état-major du Solferino, en même temps que le commandant de Plas.

 

Notes additionnelles :

[a] Virgile – Énéide, II, 2, 274-275 :
« Ei mihi, qualis erat, quantum mutatus ab illo
Hectore, qui redit exuuias indutus Achilli,

Pauvre de moi ! dans quel état était-il ! Combien différent
du brillant Hector rentrant chargé des dépouilles d'Achille,

[b] « Celui qui s’abaisse sera élevé » Saint Luc, 14, 11

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 12)

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 CHAPITRE XII.

 

le p. clerc et ses élèves.

 

 

Nous n’avons pas tout dit sur le professorat du P. Clerc. Il faut voir les fruits : a fructibus eorum cognoscetis eos [1]. Oh ! c’est quelque chose d’aimable et d’attachant plus qu’on ne saurait croire. Professeur dévoué, dévoré du désir d’être utile à ses élèves, il a aimé et il a été aimé, il s’est donné et on s’est donné à lui, comme la jeunesse sait le faire, sans marchander et sans songer à se reprendre. Voilà ce que nous apprennent de nombreuses lettres qu’il avait conservées avec soin dans ses archives intimes, comme autant de témoignages d’un passé toujours cher. Ne lui était-il pas bien permis, au soir de ses journées laborieuses et pleines, de se reposer à l’ombre de ces jeunes et fraîches amitiés et de respirer le parfum qui s’exhalait du cœur de ses bien-aimés élèves ?

Nous l’avons respiré après lui et nous en sommes embaumés. Si étranger que nous fussions aux circonstances mentionnées dans ces lettres, dont les signataires nous étaient inconnus, nous n’avons pu nous défendre d’une émotion sympathique en pénétrant, beaucoup plus que nous ne l’avions d’abord espéré, dans la vie intime de cette classe dont le P. Clerc faisait ses délices et qui avait tant de ressemblance avec une famille bien unie.

Nous ne croyons pas être indiscrets en dérobant quelques pages à cette correspondance dont les plus graves confidences ne craignent pas le grand jour. Ce sont des fleurs cueillies dans le jardin du P. Clerc et dont nous lui voulons tresser une couronne. Il ne déplaira pas à ses anciens élèves que l’on apprenne par là que, s’il était pour eux toute tendresse, il n’avait pas, Dieu merci, affaire à des ingrats.

C’était en octobre 1861, époque de la rentrée des classes ; le P. Clerc avait professé l’année précédente le cours des marins (cours préparatoire à l’école navale), enfants d’une quinzaine d’années et les plus jeunes de toute l’école Sainte-Geneviève [2]. A peine arrivés, ils n’ont rien de plus pressé que d’aller se jeter dans les bras de leur excellent maître. Mais, hélas ! sa chambre est vide et on leur apprend qu’il a quitté la maison depuis quelques semaines ; il réside actuellement à Laval, où il passera plusieurs années. Quelle amère déception pour eux ! quels regrets ! quelles plaintes ! On eût dit qu’ils étaient victimes d’une trahison et qu’on avait perfidement profité de leur absence pour faire le coup. Comment le P. Provincial, auteur de ce changement, ne les avait-il pas consultés ? Puis, la première émotion passée, ils songent qu’il y a encore quelque communication possible entre Paris et Laval, et chacun de prendre la plume pour écrire à son ancien maître. Si j’en juge par les échantillons que j’ai sous les yeux, la poste eut fort à faire en cette fin d’octobre.

« Mon bon et cher Père, écrit celui-ci, je ne veux pas que les autres vous écrivent sans que votre petit gars (c’est un Breton) ne le fasse aussi, et que vous pensiez qu’il ne se souvient que de ceux qui sont présents. Je vous assure bien que je me souviendrai toute ma vie des bontés que vous avez eues pour moi. J’ai eu bien du regret d’être parti de Paris sans pouvoir vous dire à revoir ; si le P. P., qui m’a mené à la gare, ne m’avait pas empêché d’aller à votre chambre, je ne serais pas parti ainsi ; etc., etc. »

Tous lui tiennent à peu près le même langage, mais chacun s’estime redevable envers lui à des titres tout particuliers. « Mon Père, dit un autre qui se croit en retard, il est bien honteux pour moi d’être le dernier à vous écrire, vous qui m’avez donné tant de témoignages de bonté l’année dernière, quoique par moment vous me fissiez les gros yeux et qu’un pain sec complet ou accompagné de pruneaux me fît souvenir qu’on ne causait pas en répétition. Mais tout cela, je le sais, était pour me faire travailler et profiter le plus possible pour l’année suivante. Ce n’est qu’avec un profond étonnement mêlé de regrets que j’ai appris votre départ d’ici ; car après tous les rapports que nous avions eus ensemble, j’aimais bien mieux vous avoir que d’avoir le P. N…, que je ne connaissais pas... etc. »

Notons-le toutefois : on s’accoutuma au nouveau professeur, on se félicita de la solidité et de la clarté de son enseignement, et nul ne s’avisa de faire sa cour au P. Clerc en lui disant qu’il n’était pas bien remplacé.

En voici un qui mêle à l’expression de ses regrets une pointe de malice :

« Je n’ai pas besoin de vous exprimer tout le chagrin que j’ai éprouvé quand j’ai appris que vous nous aviez quittés. C’est malheureux pour nous, les marins ; mais je pense cependant que vous ne devez pas être fâché, non pas de nous avoir quittés, mais d’avoir quitté le métier de professeur, qui, à ce que l’on dit (je n’en puis pas parler d’expérience), ne doit pas être ce qu’il y a de plus amusant, surtout quand on a beaucoup d’élèves médiocres. »

Le compliment n’est pas des plus flatteurs pour messieurs les marins, mais l’observation, dans sa généralité, ne manque pas de justesse.

Le P. Clerc était-il donc perdu pour eux sans retour ? Non ; d’après les usages de la maison, on pouvait espérer le voir aux époques des examens semestriels, où il viendrait partager les travaux de ses anciens collègues. D’ailleurs Laval était sur la route de Brest, sur la route du vaisseau-école, et, une fois nommés élèves de marine, ses élèves, en se rendant à leur poste, avaient une belle occasion de le saluer au passage.

« Mon Père, écrit l’un de ces heureux concurrents qui vient de lire son nom dans la feuille officielle, vous devez connaître le résultat des examens ; aussi ma lettre a pour but de répondre à l’aimable invitation que vous me faites. Nous devons partir dimanche 28 septembre, par le train du matin qui arrive à Laval à 2 heures 13’. Ce sera pour moi un grand bonheur de vous voir, mais je ne voudrais pas que vous vous dérangiez à cause de moi si vous étiez occupé. » Le même écrira bientôt du vaisseau-école et donnera des nouvelles de ses camarades, en y joignant les noms et qualités des officiers du bord, la plupart anciens camarades du P. Clerc.

L’un des plus sensibles au départ inopiné qui excita tant de regrets, ce fut un nouveau venu, jusque-là élève de Vaugirard, lequel, par conséquent, ne connaissait guère le Père que de réputation, mais se faisait fête plusieurs mois à l’avance d’avoir à se préparer sous sa conduite à l’école navale. Employant courageusement une partie de ses vacances à se mettre au niveau du cours qu’il allait suivre, il soumettait à son futur professeur le règlement de ses journées, où le travail était sagement combina avec le repos et les distractions de la saison ; et après avoir donné cette preuve non équivoque de sa bonne volonté, il terminait en disant : « Cette lettre, mon Père, est sans doute bien sèche, bien froide et bien insignifiante par elle-même ; ce n’est pas le style d’un élève d’humanités ; mais du moins soyez persuadé du respect et du dévouement (puisqu’il n’a pu encore apprendre à vous connaître, c’est-à-dire à vous aimer) de votre fils reconnaissant et aimant, » Cela paraît un peu contradictoire dans les termes ; mais on voit que le cœur prenait les devants, tant il était sûr de son fait et reconnaissait d’avance le père dans le futur professeur.

Arrivé à l’école Sainte-Geneviève trop tard pour devenir son élève, il ne se croit pas quitte vis-à-vis de lui et lui écrit encore : « Mon Révérend Père, vous ne vous attendiez pas sans doute à recevoir quelques lignes de ma part. Cependant j’ai cru de mon devoir de vous remercier des bontés que vous aviez eues pour moi, et, en voyant tous nos condisciples me vanter votre bonté à leur égard, j’ai pensé bien faire en vous mettant un peu au courant de l’état où nous sommes. » Suit le compte-rendu de son travail de vacances, où il a fidèlement observé les instructions du P. Clerc. Mais le pauvre enfant ne tarit pas sur le chapitre de la bonté, et insistant sur ce que lui en ont dit ses nouveaux camarades : « H***, ajoute-t-il avec ingénuité, m’a parlé de vous d’une manière qui m’a fait bien plaisir, car j’ai compris que, dans les deux fois que je vous avais vu, je ne m’étais pas trompé et que vous étiez véritablement un bien bon Père. » Celui qui a écrit ces lignes est mort à vingt-trois ans enseigne de vaisseau. Tombé dès ses premiers pas dans la carrière qui souriait à sa jeune ambition, mais sans doute préservé par cette fin prématurée de la corruption du siècle, le peu que nous apprenons de lui nous attache à sa mémoire et nous le fait aimer comme il aimait lui-même l’excellent maître qu’il n’avait fait qu’entrevoir.

L’affection que le P. Clerc inspirait à ses élèves nous apparaît déjà intime, profonde, sérieuse, chrétienne par-dessus tout, est-il besoin de le dire ? Viennent les jours d’épreuve, ces jeunes gens sauront où chercher la consolation et trouveront tout naturel de lui confier non-seulement les petites déconvenues de leur vie d’écoliers, mais aussi les cruels échecs qui renversent leurs projets d’avenir et les pertes encore plus irréparables qui plongent leurs familles dans le deuil.

Voici une lettre que nous citons avec un vrai plaisir, ne pouvant douter que celui qui l’a écrite ne fût le digne élève d’un tel maître :

École Ste-Geneviève, ce mardi 23 octobre 1861.

« Mon bien cher et révérend Père,

« Je vous demande pardon de venir vous déranger, mais un motif bien puissant m’engage à vous écrire. Toute notre famille, et particulièrement mon bien cher père, vient d’éprouver un cruel malheur. Mon grand-père, le père de mon père, vient de mourir subitement, sans avoir eu le temps de faire aucune préparation pour ce terrible passage. Ce cher grand-père est mort lundi dernier 17 octobre, l’on ne sait à quelle heure, puisque c’est en entrant le matin dans sa chambre que le domestique l’a trouvé inanimé et étendu sur le sol. La veille de sa mort il avait été aussi gai, aussi en train que les autres jours ; il avait reçu une visite de deux heures, avait joué au billard et était resté jusqu’à dix heures du soir, riant et jouant aux cartes. Hélas ! il ne pensait point au cruel malheur qui allait nous frapper. Il est à croire qu’il n’aura pas eu un instant d’agonie et qu’il ne se sera pas senti mourir ; car après sa mort, lorsqu’il a été replacé sur son lit, ceux qui ont eu le bonheur de le voir m’ont dit qu’il ressemblait à un beau vieillard endormi. La figure était calme et ses traits nullement altérés ; il se sera levé pour prendre quelque chose dans sa chambre, et il sera tombé frappé d’un coup d’apoplexie foudroyante. Cette mort est bien affreuse et bien cruelle pour lui comme pour ses enfants, qui n’ont pu recevoir ni ses derniers conseils, ni sa dernière bénédiction. Papa l’avait vu il y a seulement quinze jours, et ma tante ne l’avait vu pour la dernière fois qu’il y a un mois ; quant à mon oncle, il était avec mon grand-père, mais il n’a pas eu plus de consolation que les autres, puisque, après l’avoir laissé bien portant la veille, il devait le retrouver sans vie, sans avoir eu un mot de consolation ou d’adieu de sa part. C’est bien terrible aussi et bien cruel pour moi, car je ne saurais vous dire toute l’affection que je portais à ce bien-aimé grand-père ; mais enfin, au milieu de toutes ces angoisses, nous avons quelque sujet de consolation et d’espérance en la miséricorde de Dieu. Mon grand-père était heureusement très-pratiquant depuis l’âge de soixante-douze ans, âge auquel il a fait seulement sa première communion. A partir de cette époque, il n’a pas manqué une seule confession ni une seule communion, et il a été toujours environné de familles pauvres dont il faisait le bonheur. Tout ceci nous fait espérer que Dieu l’aura appelé à lui pour le récompenser de sa vie si pleine et si honorable. Cette mort, quoique bien affreuse, est peut-être encore un coup de la grâce de Dieu, qui a voulu épargner à mon cher grand-père les souffrances et les angoisses de la mort, que ce cher parent craignait si fortement. Enfin, nous espérons fermement et nous prions aussi bien ardemment pour le repos de son âme. Je vous demanderai donc, mon bien cher Père, de vouloir bien dire une messe pour lui et de ne pas l’oublier dans vos prières quotidiennes. Nous le recommandons tout particulièrement à vous dont les prières sont si puissantes auprès de Dieu.

« Votre enfant bien-aimé,

« R. P. L. »

Il est inutile d’insister sur les sentiments qui ont dicté cette lettre, signée d’un des noms les plus respectés de la haute bourgeoisie parisienne.

Mais quel est ce jeune malade, mûri avant le temps par la souffrance, qui expose avec tant de candeur l’état de son âme et qui date ses lettres d’une petite ville de la Côte-d’Or ?

Nous avions vainement cherché son nom dans l’Annuaire de l’école Sainte-Geneviève, et nous nous demandions où il avait puisé une foi si fervente, lorsque nous eûmes la pensée d’écrire à M. le curé-doyen de S***, entre les bras duquel, selon toute probabilité, il avait rendu le dernier soupir.

Dès lors tout s’est expliqué, et des lettres du P. Clerc, conservées au sein d’une famille en deuil, nous parvinrent bientôt et nous apprirent à quelle direction efficace et sûre il soumettait cette âme prédestinée à la croix et à la couronne d’innocence.

Louis (nous tairons le nom de sa respectable famille), devenu de bonne heure élève du collège de Montgré, dirigé par les Pères de la Compagnie de Jésus, avait voué à ses maîtres une affection qui ne s’est jamais démentie. Sui- la fin de ses études, éprouvant un grand attrait pour la vie religieuse, il résolut d’entrer au noviciat et ne se laissa détourner du but qu’il poursuivait avec ardeur ni par les railleries de certains amis, ni par l’opposition formelle de son père. Ce père crut qu’il aurait raison de sa constance en le lançant malgré lui dans le monde, et il exigea qu’il fît son cours de droit. Par les conseils de M. le curé de S***, Louis demanda qu’il lui fût au moins permis d’aller étudier à Paris, où il aurait plus de liberté pour fréquenter la maison des Pères et leur confier les intérêts de son âme. C’est là qu’il rencontra le P. Clerc, et l’on peut juger de l’accueil qu’il reçut par ce petit mot qu’il a précieusement gardé jusqu’à la mort :

« Mon cher enfant, vous jouez encore à cache-cache ; puisque vous ne m’avez point attrapé, vous devriez continuer à me chercher. Je vous avais déjà, la semaine dernière, accordé ce que vous me demandez, je vous le répète donc, mais je ne vous dispense pas de me trouver lorsque vous viendrez à la maison pour cela, et que je ne suis pas sorti.

« Votre très-affectionné en N. S.

« Al. Clerc. s.j.

« 12 Juin 1867, Paris. »

Au mois de novembre, Louis est dans sa famille, et il écrit à son tour :

« Mon Père, depuis que j’ai quitté Paris, ma pensée est allée bien souvent vous trouver. Que de fois je vous ai rendu de ces visites charmantes, où vous me prodiguiez tous les trésors de votre amitié, de votre science et de votre piété. J’ai conservé de ces heureux instants le meilleur des souvenirs, et mes regrets de les avoir perdus deviennent tous les jours plus amers. Je voudrais vous dire quelle reconnaissance je vous garde pour vos bontés, pour votre dévouement sans bornes, votre inépuisable charité. Mais j’aurais honte de vouloir m’acquitter envers vous, par des remercîments stériles, de la dette que j’ai contractée. Je veux rester toute ma vie votre débiteur, parce que je ne pourrai me libérer complètement que là-haut. En attendant, je prierai Dieu de vous rendre au centuple cette douce paix que vous m’avez donnée, ces consolations que vous n’avez jamais refusées à mes importunités, enfin tous ces profits spirituels que j’ai retirés de vos bons avis, de votre excellente direction. »

Pauvre jeune homme ! atteint d’un mal inconnu, il ne se sent pas assez fort pour faire le voyage de Paris ; tout au plus espère-t-il aller à Dijon, dans un mois, reprendre, s’il est possible, ses études interrompues.

« Mon cher et bien cher enfant, reprend le P. Clerc (lettre du 16 décembre 1867), qu’est-ce donc que cette mauvaise santé-là, et n’allez-vous pas enfin prendre le dessus comme il convient à un homme ? Est-ce une maladie nouvelle ou une suite de celle de l’an passé ? Vous ne m’en dites pas assez ; je crains que ce ne soient encore vos entrailles. On ne sait trop comment atteindre un mal si profond, et il jette un grand trouble partout, même lorsqu’il n’est pas très-violent. Je crois à l’efficacité des eaux contre ces maladies : pensez-y pour la saison prochaine ; — et aussi à celle d’un bon régime : une vie bien régulière et de l’exercice corporel. »

Suivent des conseils d’hygiène qui témoignent du plus tendre intérêt.

« Ayant quitté ce mauvais Paris, poursuit-il, vous n’auriez pas dû être malade ; peut-être avez-vous emporté le germe du mal ces deux dernières années. Je voudrais pourtant vous y revoir. Faudra-t-il attendre 1869 ? Autant dire l’an quarante. S’il s’agit d’un séjour dépendant d’un grand projet, vous ne le dites pas ; et en vérité votre lettre est trop courte et me laisse tout à demander.

« Je dis tout, c’est trop, c’est prendre un ton grognon mal à propos, car votre bonne petite lettre me dit que vous m’aimez. Il n’y a rien de si doux que de savoir que notre amour est payé de retour. Je vous aime trop tendrement, bien cher enfant, pour ne pas recevoir une grande joie de l’expression de votre affection.

« Que vos visites m’étaient agréables et que mon cœur se plaisait à recevoir les communications du vôtre ! Il n’y avait pas seulement pour moi le plaisir et la douceur d’une vive affection satisfaite ; il y avait encore la joie de vous aider dans vos bonnes intentions et de rassurer une conscience délicate et alarmée. Que votre désir de la vérité, votre docilité, votre confiance me donnaient de consolation ! Cher et bien cher enfant de mon cœur, que Dieu vous bénisse et vous conserve dans la ferveur et la fidélité.

« Je me porte à merveille et enseigne de plus en plus les mathématiques ; notre école de la rue des Postes prospère parfaitement. Je ne saurais vous dire combien nos élèves, surtout ceux de la première division, sont excellents : travail, docilité, piété, sont presque au delà de mes désirs ; je crois qu’on ne désire guère ce que l’on n’espère pas, et je crois que mes espérances sont dépassées. Après la grâce de Dieu, c’est à la prudence, à la piété et à la fermeté de notre Père Recteur (le P. Ducoudray) que nous le devons.

« Adieu, mon cher enfant, j’aurai une grosse intention pour vous jeudi prochain et le jour des saints Innocents. Je vous embrasse ici, et je vous aime bien dans le Sacré Cœur de N.S.

« Al. Clerc, s.j. »

 

Au printemps de l’année suivante le jeune malade croit renaître ; il vient, dit-il, d’être délivré de son terrible ennemi, le ténia ou ver solitaire, et il s’empresse de faire part de cette heureuse nouvelle au digne ami dont il tient à calmer les tendres inquiétudes. Celui-ci avait commencé une lettre où il lui prodiguait les conseils pour hâter sa guérison ; elle se termine par l’expression de la joie la plus vive. « Oui, vous allez redevenir alerte, gai, vigoureux, et je vous verrai dans la fleur de la jeunesse. Je remercie assurément Dieu de bon cœur, pour m’avoir conservé et guéri mon cher enfant ; mais de plus je dirai la messe en action de grâces pour ce bienfait, et afin que vous puissiez vous y joindre, je la fixe au dimanche 24 mai, fête de Notre-Dame Auxiliatrice.

…………………………………………………………………………………………………...

« Enfin, vous voulez une lettre pour l’Ascension, vous l’aurez aussi, et si vous aviez demandé qu’elle vous portât toutes mes amitiés, tous mes souhaits, toutes mes bénédictions pour vous, elle aurait tout cela puisque je l’y mets, et encore cette parole de Notre-Seigneur : vado parare vobis locum [3], pour vous occuper le jour de jeudi que vous passerez dans votre chambre. »

Un mois entier s’écoule et les forces du pauvre enfant ne sont pas encore revenues. Il écrit cependant (lettre du 23 juin 1868) :

« Mon Père, votre bonne lettre du mois dernier m’a fait un si grand plaisir que c’est à vous que j’adresse les premières lignes que je peux écrire. J’ai été secoué bien fortement par l’ennemi que vous savez, et pour m’en délivrer, il m’a fallu lui livrer un si rude assaut que je suis encore aujourd’hui à peine convalescent. Mes forces commencent seulement à revenir et elles ne me permettent de vous écrire que quelques mots fort insignifiants par leur laconisme. Mais au moins je vous aurai remercié, je me serai recommandé de nouveau à vos prières et je vous aurai renouvelé l’expression de mes sentiments les plus vifs d’affection et de filial dévouement, etc.

« Votre enfant en N. S.

« Louis C. »

 

« Mon cher Louis, répond le P. Clerc (lettre du 2 juillet 1868), vous m’étonnez et vous m’affligez en m’apprenant le rude combat que vous avez livré. Je ne croyais pas qu’il fût si long ni si terrible, et j’imaginais que la difficulté était plutôt de reconnaître l’ennemi que d’en triompher. C’est plus d’un mois Qui s’est passé depuis l’Ascension jusqu’au 23 juin, et pendant que vous étiez en proie à de grandes souffrances et aussi menacé dans votre vie, j’étais dans la confiance que votre convalescence, déjà décidée, marchait à une heureuse guérison.

« Au moins cette fois êtes-vous bien débarrassé de la tête de l’hydre ? Ses terribles crochets ont-ils lâché prise ? A votre âge, on revient vite à la santé, et, entouré comme vous l’êtes de soins et d’affections, votre bonheur de revenir à la vie, si profond en lui-même, recevra de nouveaux charmes du chemin qui vous y conduira et des mains qui vous soutiendront.

« Oh ! je suis bien sûr que vous avez été patient et résigné, doux, si je puis dire, envers la souffrance. Il est peut-être plus difficile de se garder dans la convalescence de l’exigence et de la sensualité. Sauriez-vous voir autour de vous, empressées, attentives, une mère, une sœur, sans réclamer, sans provoquer leur dévouement ? Ce serait mieux de l’attendre doucement et quelquefois de s’en défendre.

« C’est difficile aussi de savoir borner les soins multipliés, minutieux, de notre corps, de notre santé, à ceux qui sont nécessaires (c’est là un devoir), ou même utiles (ce qui est encore dans l’ordre), sans rechercher toutes les délicatesses propres seulement à satisfaire notre sensualité.

« Si je vous fais ainsi de la morale (opportune, importune, comme dit saint Paul), c’est que je sais bien à qui je m’adresse, et mes condoléances, non plus que mes espérances, adressées au cœur de l’ami, ne suffiraient pas au cœur de mon cher fils en Notre-Seigneur.

« Ne manquez pas, dès que vous pourrez aller jusqu’à l’église, de faire la sainte communion. Pour moi, je dirai la sainte messe pour vous en action de grâces, et aussi à l’intention de votre pleine et prompte guérison, le jeudi 8 juillet.

« Je vous reverrai donc comme renouvelé, comme ressuscité, avec une vie nouvelle, plus forte, plus robuste, et aussi avec une âme perfectionnée par la souffrance.

« Oh ! mon bien cher fils, tout est bon pour ceux qui aiment Dieu : Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.[a] Je crois bien ! Dieu, qui est bon même envers les méchants, a une providence tout affectueuse et paternelle pour ceux qui l’aiment.

« Quand on attend tout, qu’on reçoit tout de sa main, peut-il y avoir dans notre destinée quelque chose de funeste ? Non, ni la maladie, ni la mort. Il vous destine au ciel et il vous y conduit par le chemin qu’il vous faut. »

Quelle force et quelle douceur à la fois ! Le jeune homme était digne de ces conseils, qui venaient bien à propos, comme on va le voir, à la veille des suprêmes épreuves qui lui étaient réservées.

Une lettre, la dernière de Louis, écrite à deux reprises le 10 et le II septembre, nous rappelle les accents plaintifs du roi Ezéchias : « Au milieu de mes jours j’arrive aux portes du tombeau. [4] »

« Mon bon Père, il y a des siècles que je ne vous ai écrit et, pendant tout ce temps, Dieu sait combien de fois j’ai pensé à vous. J’étais encore jusqu’à ces jours incapable de tenir une plume. Ma santé a traversé bien des épreuves et je ne sais guère comment je suis encore en ce monde. J’essayerai pourtant de vous le dire en reprenant haleine plusieurs fois s’il le faut.

« Je n’ai pas oublié que vous m’avez offert de continuer à être mon guide spirituel ; je ne sais si vous avez compris que j’ai accepté. Mais sans aucun doute, votre dernière lettre renfermait des conseils si précieux, si bien appropriés à mes besoins, que Dieu seul avait dû vous les inspirer.

« Je viens vous en demander encore, mon bon Père ; si vous saviez comme vos bonnes paroles me font du bien !

« J’ai un grand remords. Voici tantôt mon neuvième mois de maladie. Quelle grâce c’est là que Dieu a voulu me faire ! Mais j’en ai si peu profité que j’ai conservé religieusement tous mes défauts, Et je ne suis pas plus prêt à mourir qu’au premier jour. Mon Dieu, pardonnez-moi ! Mon Père, aidez-moi ! Il faut que je sois prêt à mourir. La mort est à ma porte, il faut que je me sauve à tout prix. »

Là s’arrête le pauvre malade, n’en pouvant plus ; mais le lendemain il ajoute :

« Je ne suis plus qu’un squelette. Les personnes qui ne m’ont pas vu depuis quelque temps ne me reconnaissent plus. » Puis il énumère ses misères, — misères de la maladie accrues encore par les remèdes, — et il sollicite de la manière la plus touchante le secours dont il a besoin pour soulever le poids qui l’accable et se tourner vers Dieu seul avec un cœur confiant et soumis.

Fut-il répondu à cette lettre ? Quelques mots tracés au dos et sur les marges indiquent le sens de la réponse que le P. Clerc devait faire ; mais cette réponse ne s’est pas retrouvée, et qui sait si la mort, plus prompte, ne l’a pas prévenue ?

Mais nous avons la certitude que la mort fut douce à cette âme privilégiée, si douce elle-même et si humble. Témoin de son passage à une vie meilleure, M. le curé de S*** nous écrit : « Cette belle âme était mûre pour le ciel. » Et faisant allusion à sa vocation et à ses désirs de vie religieuse, il ajoute : « Dieu ne voulut pas vous prêter notre cher Louis, comme il vous avait prêté son modèle, Louis de Gonzague. »

Il est vrai, le vertueux jeune homme n’a pu franchir le seuil du noviciat et il n’a pas reçu de nous, avant de mourir, le doux nom de frère. Mais Dieu, en le retirant du monde, qui n’était pas digne de lui, l’a placé au ciel dans !e chœur virginal des Louis de Gonzague, des Stanislas Kostka et des Berchmans, et c’est là que le P. Clerc a retrouvé son cher enfant pour ne plus le perdre, lorsqu’il est allé à son tour prendre possession de la gloire qu’il avait conquise au prix de son sang.

Revenons, une fois encore, à ses chers petits marins, qui eurent tant de part à sa sollicitude, excitée sans doute par le souvenir des dangers qu’il avait courus lui-même dans la carrière où il les voyait entrer si jeunes, si innocents parfois, mais toujours si dépourvus d’expérience [5].

Nous avons remarqué l’un d’entre eux, objet, évidemment, de la part de son professeur, d’un intérêt tout particulier, et dont la correspondance, commencée à l’école Sainte-Geneviève, se poursuit sur Je vaisseau-école et bien au delà, toujours filiale Et confiante, à travers les vicissitudes de sa vie de marin. Pour n’être pas indiscret, nous lui avons demandé la permission d’user de ses lettres ; il a voulu les revoir, et, en nous les rendant, il nous remercie avec effusion du bonheur que nous lui avons procuré. « En parcourant ces pages, je me suis revu, nous écrit-il, à l’époque la plus heureuse de ma jeunesse. J’ai vécu à nouveau, pendant le court espace d’une heure, ces deux années de mon séjour à la rue des Postes, années si rapides, si remplies et si fécondes. J’ai retrouvé mes camarades d’autrefois et mes professeurs, tous des amis. »

Et là-dessus, ses souvenirs revenant en foule, il a laissé courir sa plume. Pourquoi ne pas associer le lecteur au plaisir que nous avons éprouvé en lisant ces pages pleines d’une émotion sincère ? On y verra le P. Clerc tel qu’il apparaissait à ses élèves, dans la spontanéité et l’abandon de son aimable et charmant caractère. Celui auquel nous cédons la parole sortait de Sainte-Barbe et arrivait à l’école Sainte-Geneviève encore enfant ; il a été depuis enseigne de vaisseau ; aujourd’hui, rentré dans la vie civile, il a son foyer où nous lui souhaitons des fils qui lui ressemblent. L’homme a gardé les bons sentiments de ses jeunes années, et c’est encore le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à la mémoire de son cher et vénéré maître.

« Me voici, nous écrit-il, frappant pour la première fois à la porte de l’école et venant timidement demander une place parmi les enfants de la maison.

« C’était aux vacances… La ruche était silencieuse. Dans le fond des grands corridors passent et disparaissent des robes noires... puis, d’autres robes noires qui me semblent de gigantesques ombres.

« Faut-il le dire ? (bah ! à quatorze ans !) j’avais presque peur. Tout à coup je me trouve en présence du supérieur, le R. P. Turquand. Cette belle figure encadrée de cheveux blancs imposait le respect ; le calme et la sérénité s’y reflétaient et cette vue faisait du bien. Que me dit-il ? que répondis-je ? Je ne l’ai jamais bien su, troublé comme je l’étais ; tout ce que je compris, c’est que j’allais passer un examen.

« Oh ! pour le coup, toutes mes frayeurs me revinrent. Le Père supérieur me fit conduire dans une salle d’étude ; la porte se ferme ; j’avais devant moi un immense tableau, à côté de moi une de ces robes noires comme celles que j’avais aperçues dans les corridors. Je baissais les yeux, n’osant regarder ni la robe ni le tableau, lorsque j’entendis une voix bien timbrée, bien franche : « Eh bien, mon enfant, vous voulez donc être des nôtres ? »

« J’étais peu habitué à ce ton de bienveillance dans les collèges que je quittais. Ces mots : « mon enfant, » si nouveaux pour moi, me firent une singulière impression ; j’eusse voulu trouver des paroles pour remercier celui qui les avait prononcés. Mais rien ne venait. Celui-ci continuait cependant, me questionnant avec affabilité sur ce que j’avais fait jusqu’alors : quels étaient mes goûts, mes plaisirs, etc. Il ne me demandait pas si j’étais fort en mathématiques ; on n’exigerait de moi, disait-il, que de la conduite et de la bonne volonté ; on répondait du reste…

« A mesure qu’il parlait, je me sentais plus rassuré. Je levai les yeux : je n’ai jamais vu de visage plus ouvert, plus loyal. Le front était haut, le regard plein d’intelligence ; je me sentis eh présence d’un homme supérieur ; mais ce qui dominait dans cette physionomie, c’était la bienveillance, la bonté ; elle y éclatait partout. Je me sentis attiré par une sympathie extraordinaire. J’ignore quelle impression je produisis alors, mais la conversation prit insensiblement un tour plus empreint de bienveillance d’une part, de confiance et d’abandon de l’autre. Je dis conversation, lisez confession ; au bout d’une demi-heure j’avais vidé mon cœur.

« Et quand ce fut fini, le Père, me prenant par la main, me reconduisit chez le Père supérieur ; il lui dit quelques mots à voix basse et sortit en me souriant. Le P. Turquand m’apprit alors que le P. Clerc consentait à m’admettre dans sa classe et qu’à compter Se ce jour, je faisais partie de la maison.

« J’étais ravi. Mais ce qui me réjouissait le plus, c’était de penser que j’allais être dans la classe du P. Clerc ! de ce Père que je venais de quitter... que je pourrais le voir et l’entendre chaque jour.

« Tel il m’est apparu dans cette première entrevue, tel je l’ai toujours trouvé depuis : droit, simple et indulgent. Nous autres, « les enfants », comme il disait, nous l’adorions. Quelle joie quand, en dehors des classes, il venait se mêler à nous, et comme on l’entourait ! Descendait-il dans la cour pendant une récréation, aussitôt on courait à lui, on voulait lui parler, on s’arrachait une de ses réponses. Parfois, il était obligé de se fâcher pour qu’on continuât de jouer : alors il menaçait de quitter la cour. Le plus souvent il feignait de prendre un intérêt immense à une grande partie de balle ou de gymnastique. Oh ! alors c’était un mouvement, un entrain incroyable ; c’était à qui ferait les plus beaux coups, risquerait les tours les plus périlleux.

« Plus tard, quand il quitta la classe, épuisé par la fatigue, le travail (aussi les macérations de toutes sortes, car cet homme si bon pour les autres était impitoyable pour lui-même), ce fut une consternation générale, lorsque, en revenant de vacances, on apprit que le P. Clerc était parti. J’en sais qui ont versé des larmes bien sincères. »

Bientôt le cœur déborde et notre cher correspondant se rappelle, ici ses camarades tombés sur le champ de bataille, là ses maîtres immolés par la Commune : « P. Clerc, P. Ducoudray, s’écrie-t-il, chères et saintes victimes, est-ce ainsi que vous deviez couronner une vie d’abnégation et de dévouement ?

« O mon Père Clerc ! vous me disiez souvent jadis : « Plus tard, quand je ne pourrai plus élever des jeunes gens et en faire des Français et des hommes de bien, le désir le plus cher à mon cœur serait d’être envoyé, missionnaire en Chine, mourir pour mon Dieu et sa sainte religion ! » Ah ! qui eût pu prévoir que ce vœu serait si tôt accompli ! »

J’ai laissé parler l’homme, et certes on ne m’en saura pas mauvais gré ; mais revenons maintenant de douze à quatorze ans en arrière, et voyons comment l’enfant s’exprimait après ce cruel départ du P. Clerc.

Après quelques excuses motivées par un contre-temps qui l’a jusque-là empêché d’écrire : « J’espère bien, dit-il, que si vous venez à Paris cette année, ou si je retourne à Angers l’année prochaine, nous pourrons nous voir. J’aurais tant de plaisir à vous dire de vive voix combien je vous suis reconnaissant de toutes les bontés dont vous m’avez comblé pendant toute l’année qui vient de s’écouler ! Mais d’ailleurs je dois vous dire que je ne suis pas le seul qui fous ait regretté et que chaque élève a fait une piteuse mine en apprenant que vous aviez quitté tous vos enfants. »

Suivent des détails sur les changements dans le personnel de la maison, sur le nouveau professeur, qui ne badine pas, sur le travail auquel on se met de tout cœur, non sans espoir de succès. Le P. Clerc n’a-t-il pas promis qu’on réussirait ?

Dans la lettre suivante, le jeune correspondant, qui est enfant de chœur, ne tarit pas sur les cérémonies de la fête de la Toussaint ; ce qui prouve, par parenthèse, que l’on peut trouver là une innocente et agréable diversion à des études bien arides et qui ne disent rien au cœur. Puis il ajoute : « Enfin, mon cher Père, vous me demandez des détails ; que vous dirai-je ? Que j’ai beaucoup grandi et ensuite que je pense déjà au moment où il me faudra quitter cette maison. Je prévois que j’aurai un bien grand chagrin, car c’est la première fois que je me suis senti aimer ceux avec qui je vivais et que je me sentais aimé aussi. Car enfin qu’est-ce qu’un collège ? Une réunion d’individus qui viennent là pour faire leurs classes et qui se croient obligés de rompre en visière à tout le monde. Ici, au contraire, outre que les élèves sont dans de bons rapports entre eux, les Pères font de leur côté tout ce qu’ils peuvent pour se faire aimer de leurs élèves. Comment la concorde ne règnerait-elle pas dans la maison ? Mais c’est vous, mon bon Père, que je dois remercier et aimer par-dessus tous ; car, paria que j’étais, c’est vous qui, le premier, m’avez appelé à vous ; aussi, croyez-le bien, je vous en serai toujours reconnaissant et, de loin comme de près, je mêlerai toujours votre nom dans mes prières parmi ceux qui me sont les plus chers. Mais ne viendrez-vous donc pas à Paris ? etc., etc. »

Quelques lignes de la lettre suivante :

« Quand donc pourrai-je dater mes lettres du Borda ? Quand pourrai-je les terminer par ces mots pompeux : Fait en rade de Brest, à bord du vaisseau-école. Il faut attendre, n’est-ce pas, cher Père, et surtout travailler ; je fais l’un et l’autre. »

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« Vous nous recommandez, cher Père, de vivre en bonne intelligence et union les uns avec les autres ; je vous assure que cette recommandation est superflue cette année. Que vous seriez content de voir vos enfants ne former qu’un seul tout à la gymnastique et aux autres jeux ! »

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« Peut-être, cher Père, avez-vous été étonné de m’entendre dire que j’avais lu la lettre de P. Mais il faut que je vous dise qu’on s’arrache vos lettres, il s’en fait une consommation effrayante. Aussitôt que l’un de nous a reçu une lettre de vous, elle court toute la division ; on fait cercle pour l’entendre ; puis, des élèves, vos ordres du jour vont quelquefois chez les Pères. Ne soyez donc point avare, cher Père, de vos bonnes lettres toujours remplies de conseils et encore plus d’affection. »

L’enfant va entrer en retraite ; il réclame une messe à son intention, et cela du ton le plus pressant. Après la fête de Noël, nouvelle description d’une belle solennité religieuse avec cette réflexion finale : « Je vous assure, cher Père, que c’est un spectacle bien touchant de voir tous les élèves, tout le collège approcher de la sainte Table dans les grandes cérémonies. » Et ainsi de suite, toute l’année, grâce à cet aimable correspondant, l’ancien professeur saura tout ce qui arrive à ses chers enfants, leurs progrès plus ou moins rapides, la place de chacun dans le classement trimestriel, le découragement de celui-ci, la maladie d’un autre, etc., etc. Puis arrive le jour tant souhaité où une première lettre porte cet en-tête : Borda, Rade de Brest, et débute de la manière suivante : « Mon cher Père, vous avez su que j’avais été reçu et je viens vous rendre la part qui vous revient dans mon succès.

Si en effet vous n’aviez cessé de m’encourager au travail et si vous ne m’aviez pas constamment montré une bonté vraiment paternelle, j’eusse été rebuté dès la première année, et je ne pourrais aujourd’hui dater ma lettre du Borda. Acceptez donc l’assurance de ma grande reconnaissance, et joignez à toutes vos bontés le pardon de ma négligence. »

Un peu plus loin nous lisons dans la même lettre :

« En arrivant ici, j’ai été voir les RR. PP. Jésuites. J’ai fait connaissance avec le P. L. ; c’est lui qui m’a donné mon correspondant, car je ne connaissais personne. Malgré ma joie, je n’ai pas été faire mes adieux au P. C. (son professeur de l’école Sainte-Geneviève) sans quelque tristesse de quitter cette maison où j’avais passé deux années, sans contredit les meilleures de ma vie. » A bord du vaisseau-école, la correspondance se poursuit pleine de détails sur les anciens élèves du P. Clerc, qui continue à veiller sur eux de loin comme de près. Ainsi, — heureuse rencontre ! — il se trouve que l’ancien commandant du Cassini est maintenant en rade de Brest à bord du Turenne, placé sous ses ordres ; voilà un ami sûr pour ces chers enfants, et cet ami s’empresse de tenir auprès d’eux la place du P. Clerc. « Laissez-moi vous remercier, écrit-on à celui-ci, d’une connaissance que vous m’avez fait faire, et qui pour moi est bien précieuse. Je veux parler de M. de Plas. C’est un homme bien charmant et bien distingué, un vrai officier de marine. Plusieurs fois il nous a envoyé sa baleinière, à D..., P..., T... et moi, et nous avons dîné à bord du Turenne et passé une soirée délicieuse. »

Encore une citation, et ce sera la dernière, empruntée à une lettre datée du Magenta. Dans un voyage à Paris, l’aspirant de marine a revu quelques instants la maison de la rue des Postes, il y a retrouvé le P. Clerc, et cette visite a ravivé en lui des sentiments qu’il ne peut taire : « En parcourant avec vous cette maison où j’ai passé deux années si calmes et si joyeuses, je me suis cru plus jeune de trois ans. Je me revoyais livré tout entier à ces graves occupations qui, seules alors, avaient le privilège de m’empêcher de dormir, la balle et surtout la gymnastique. Que de fois, alors que vous vous efforciez de faire entrer dans ma tête une démonstration importante, mon esprit rebelle rêvait un nouveau saut périlleux !

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« Que de fois, depuis que je l’ai quittée, j’ai eu à regretter cette maison hospitalière au sein de laquelle la robe si sévère du prêtre a fait si bon accueil à l’uniforme quelque peu taché du petit Barbiste ! Le gamin est devenu jeune homme. Le jeune homme s’est-il fait homme ? Je l’ignore (peut-être vous pourriez le dire, mon bon Père, vous qui le connaissez si bien) ; mais ce que je sais, c’est que du gamin il ne reste que le souvenir et l’attachement pour ceux qui lui ont si cordialement tendu la main. »

Nous n’ajouterons rien ; de pareils témoignages, rendus en si grand nombre dans l’abandon et le laisser-aller du commerce le plus intime, peuvent se passer de commentaire. Où sera la sincérité si elle n’est pas là ? On est tenté d’appliquer cette parole de l’Écriture : ex ore infantium... perfecisti laudem[b]. Oui, vraiment, des bouches d’enfants ou de très-jeunes gens, des lèvres encore étrangères au déguisement et à la flatterie, ont pu seules donner à ces éloges, que je n’ai fait que recueillir, cette parfaite vérité et aussi ce charme.

Mais nous ne terminerons pas ce chapitre, consacré au P. Clerc et à ses élèves, sans mentionner ceux d’entre eux qui, après l’avoir tant aimé, ont prouvé, en mourant pour l’honneur et la défense de leur pays, qu’ils avaient su admirablement comprendre cette âme héroïque et mettre leurs sentiments au niveau des siens.

Le premier est Roland du Luart, qui tomba frappé de trois balles à Etla, près d’Oajaca, pendant la campagne du Mexique où il avait déployé la plus brillante valeur (18 décembre 1864). En apprenant l’arrivée du corps de son fils à Saint-Nazaire, le comte du Luart réclama aussitôt la présence du P. Clerc, qu’il invitait à prononcer quelques mots à la funèbre cérémonie. « Il n’y a que trop de leçons renfermées dans ce cercueil, » répondit le P. Clerc, et il s’empressa de satisfaire aux pieux désirs du père et de la mère de son cher Roland.

Trois autres ont arrosé de leur sang la terre de France envahie par l’étranger.

À Gravelotte (16 août 1870), Louis Couturier, officier d’ordonnance du général Bataille, qui, le bras traversé par une balle, n’en continuait pas moins son service sous le feu de l’ennemi, lorsqu’un obus éclata sous le ventre de son cheval, qui fut tué, en même temps que lui-même tombait grièvement blessé au bas ventre. Emporté à l’ambulance, il mourut deux jours après, ayant reçu avec piété les derniers sacrements et pressant le crucifix sur son cœur.

A Fréteval (14 décembre 1870), Maurice de Boysson, qui avait cinq frères sous les drapeaux dans cette lamentable guerre : un autre a succombé en même temps que lui. Enseigne de vaisseau, Maurice venait de faire la triste et inutile campagne de la Baltique, lorsqu’il rencontra à Cherbourg son ancien professeur. « J’ai le regret, écrivait-il à ses parents, de ne pouvoir suivre la retraite qu’il donne, mais je vais le voir souvent et je crois que nous sommes fort contents l’un de l’autre. » Il marchait à la tête d’une compagnie de fusiliers marins dans cette héroïque affaire de Fréteval, où le commandant Collet tomba le crâne fendu, et Maurice à ses côtés, la poitrine traversée par une balle.

Enfin à la sanglante bataille du Mans (11 janvier 1871), Maurice du Bourg ; un héros de Castelfidardo et de Mentana, accouru des premiers à l’appel de Pie IX et resté, jusqu’au 20 septembre, fidèle au noble drapeau pontifical. Il menait au feu ses chers zouaves, devenus les volontaires de l’Ouest, lorsqu’il fut frappé d’une balle au front au moment où il essayait d’emporter le plateau d’Avours occupé par les Prussiens. Par ses vertus chrétiennes comme par sa bravoure chevaleresque, vraiment de la race des Cathelineau, des Lescure et des Bonchamp.

Tels furent les élèves du P. Clerc. Je ne parle, bien entendu, que des morts.

Pour ceux qui, grâce à Dieu, sont encore aujourd’hui pleins de vie et d’avenir, je leur dédie ces pages, dont ils m’ont fourni la matière et où plusieurs se reconnaîtront. Puissent-elles avoir pour tous le charme qui s’attache au souvenir des jours heureux et purs, raviver, s’il en était besoin, leurs meilleurs sentiments, les exciter au bien par l’exemple de ces chers morts, et surtout ne devenir jamais, pour aucun d’eux, un reproche.

 



[1] C’est à leurs fruits que vous les connaîtrez. MATTH. VII, 29.

[2] Cette section a été depuis transférée à Brest, dans le plus proche voisinage du vaisseau-école.

[3] Je vais vous préparer une place.

[4] Ego dixi : In dimidio dierum meorum vadam ad portas inferi. ISAIE. xxxviii, 20.

[5] Dans la seconde période de son professorat (1867-1869), le P. Clerc fournit aussi des élèves à l’école centrale. Mais ces jeunes gens, ne s’éloignant pas de Paris, venaient le voir et ne lui écrivaient pas. Ils ont donc laissé peu de traces dans le dossier de sa correspondance.


Notes additionnelles :

[a] « Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, (…) », Saint Paul, Épitre aux Romains, 8, 28.

[b] « Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem propter inimicos tuos,
ut destruas inimicum et ultorem. » (Psaume 8, 3)

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