30/06/2013
VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 14)
CHAPITRE XIV.
le p. clerc a saint-vincent de laon et a l’ambulance de vaugirard.
— ses derniers vœux.
Le P. Clerc avait cinquante ans, dont quinze de vie religieuse, lorsque, au mois d’octobre 1869, ses supérieurs l’envoyèrent à la maison de Saint-Vincent de Laon, pour y faire cette troisième Probation que la Compagnie de Jésus réserve à ses enfants au milieu de leur carrière, et par laquelle elle achève de former en eux l’homme intérieur, avant de les admettre aux derniers vœux.
Saint Ignace a placé haut notre idéal, et, pour nous en approcher le plus possible, il n’a rien épargné. On s’est justement représenté ce saint fondateur « comme un ouvrier courbé avec ardeur sur son ouvrage pour le façonner et le perfectionner ; l’essayant, puis le reprenant pour le façonner encore et le refaire ; et ne le livrant à sa destination que lorsqu’il a épuisé toutes les ressources d’un art patient et laborieux [1]. »
Voilà donc, après de longues années consacrées en partie à l’étude, en partie à l’enseignement des sciences divines et humaines, le religieux, déjà prêtre et dans sa pleine maturité, appelé à une école plus élevée encore que celles qu’il vient de traverser : l’école du cœur, schola affectus ; le mot est ravissant et il est de saint Ignace lui-même, qui avait les entrailles d’un père aussi bien que le génie d’un législateur.
Donc, nouveau noviciat, autant dire nouvelle enfance par la simplicité du cœur et la docilité à se laisser conduire ; mais aussi mâle et forte école, qui exige dans les disciples une coopération active et spontanée au travail intérieur dont leur volonté est l’indispensable instrument et dont leur perfection religieuse sera le terme.
Au seuil de ce second noviciat, la grande retraite ; pendant trente jours encore les Exercices spirituels. Ce n’est plus cette fois le lait des enfants, mais le pain des forts. Avec quelle générosité le P. Clerc entra dans la voie qui lui était tracée ! Il la connaissait, faisant depuis longtemps une étude assidue des Exercices ; mais il n’avait garde de se diriger lui-même et de se fier à sa propre prudence.
Les notes que nous avons sous les yeux attestent son empressement à recourir aux lumières du Père Instructeur. Elles nous montrent aussi ses combats, sa fidélité à lutter contre la désolation et la sécheresse, au point de doubler l’heure de méditation s’il lui arrivait de n’y éprouver que trouble et anxiété ; enfin sa mortification extraordinaire, pour laquelle il obtint, cette année-là, une latitude qui lui avait été refusée lorsqu’il supportait les fatigues du professorat On lui permit de prendre la discipline tous les jours, excepté les dimanches et fêtes, et de jeûner trois fois la semaine. Il aurait voulu jeûner tous les jours.
Les reproches qu’il s’adresse (on fera bien de ne pas les prendre à la lettre) témoignent d’un ardent désir d’atteindre à une pureté d’intention aussi grande que possible, avec la grâce de Dieu.
Il se demande si les honneurs sont une fin digne de lui. « Les honneurs ? — Travaillerai-je encore pour être loué, pour qu’on dise que je suis habile et intelligent ou autre chose flatteuse ? Quelle récompense ! Vani vanam [2]. Mais cependant il faut réagir pour ne pas être alléché par la douceur de la louange. Le contentement de soi-même ? — Encore plus vain et plus dangereux. Je n’ai presque cherché autre chose. Trouver la paix et la joie intérieure dans son devoir est bon ; mais chercher sa satisfaction dans ses œuvres est mauvais et illusoire. Or, cela ne m’arrive que trop et, pourvu que j’aie rempli ma charge, je n’ai souci ni du service de Dieu ni du bien du prochain. Quelle vanité, puisque c’est là un travail sans fruit ; j’en suis le principe et la fin ; c’est une occupation, ce n’est pas un travail. Le pire serait de se complaire dans sa vertu. Grâce à Dieu, je ne crois pas être si insensé. J’ai là-dessus si peu de sujets d’illusion. »
Un peu plus loin il dit : « Quel profit ai-je tiré de tant de travaux, à la fin pénibles cependant ? Quoi !rien autre chose que de m’être oublié ? Ah !mon Dieu, que tout n’en périsse pas ! Et qu’en ai-je tiré pour les autres ? Que les fruits sont petits et rares ! Oh !si j’avais vivifié cette action par l’union avec Dieu, par la prière, par l’abnégation et en faisant usage de toutes choses pour la gloire de Dieu ! »
Il n’y a que les saints à se juger ainsi. Le Saint-Esprit n’a-t-il pas dit : Justus prior est accusator sui. Mais il ajoute aussitôt : Venit amicus ejus et investigabit eum [3]. Nous avons donc le droit de réviser le jugement si sévère que notre saint confrère portait sur lui-même.
L’ardeur de son amour pour Jésus-Christ éclate à propos des paroles du saint vieillard Siméon : Quia viderunt oculi mei Salutare tuum ! « Faites, je vous en supplie, ô mon Dieu, briller à mon âme cette lumière. Vous êtes le soleil, vous êtes la splendeur : que votre éclat dévore mes yeux, qu’ils ne puissent ensuite rien voir ; que tout autre amour soit éteint, tout désir étouffé, toute curiosité morte. Qu’est-il besoin d’apprendre et de connaître des choses nouvelles, pour celui qui connaît la vérité éternelle ? Qu’y a-t-il de beau et de séduisant pour celui qui a entrevu votre beauté ? Un seul rayon de votre gloire peut faire tout cela en mon âme. On peut vivre après, mais on est comme mort ; on voit sans voir, on entend sans entendre, ou mieux, on voit et on entend Jésus en tout et partout. »
Mais voilà que cette lumière pâlit à ses yeux. Il écoute, il n’entend rien ; aucune de ces paroles auxquelles on reconnaît l’accent du Bien-Aimé. La page suivante, dont je ne veux rien retrancher, est l’image fidèle d’une âme enflammée du désir de la perfection, mais en même temps humblement soumise à Dieu qui est maître de ses dons.
« Je demande avec une grande instance une vive lumière pour régler l’avenir, un sentiment profond du désir de servir Dieu par ce moyen ; il me semble que j’ai fait tout ce qui était possible pour l’obtenir, que je n’ai absolument rien négligé de ce qui était prescrit, recommandé, et de ce que je croyais de mon côté pouvoir faire : fidélité, prière, mortifications, je n’ai rien omis, et cependant je n’ai point obtenu cette grâce abondante. Elle est pourtant selon la sagesse chrétienne, puisque je ne demande que de connaître ce que Dieu désire de moi, et que c’est avec le plus vif désir et, je crois, avec une pleine bonne volonté que je dis : Quid me vis facere [4] ? Et encore ce désir, bon en soi, est aussi bon pour moi, qui en recevrais une si puissante excitation, une si forte impulsion. Oui, Seigneur, je demande une grâce de conversion qui fasse de moi, à partir d’aujourd’hui, un homme tout nouveau.
« Peut-être le Seigneur me répond-il :
« N’est-ce pas une grande grâce que je t’ai accordée de faire la grande retraite aussi bien que tu le pouvais ? N’en est-ce pas une autre que ce désir si vif que tu éprouves ? Qui biberit, sitiet adhuc [5].
« Veux-tu être rassasié, et ne sais-tu pas que ce serait un malheur ? Ne sais-tu pas ce que je désire de toi, et si tu le sais, pourquoi désires-tu plus de lumière ? Je t’en donne la mesure qui te convient. Je te veux voir marcher avec la lumière imparfaite que je te communique ; la foi est-elle donc sans obscurité ?en est-elle moins certaine pour cela ?
« N’as-tu pas pour te conseiller et te tranquilliser mon serviteur à qui je veux que tu t’ouvres naïvement ? N’est-il pas plus excellent pour toi que tu sois obligé de recourir à lui et de soumettre ton esprit, que si tu devais marcher dans la confiance ? Ne serais-tu pas exposé à marcher bientôt dans la confiance de toi-même ?
« N’est-ce pas l’ordre régulier et paternel de ma providence surnaturelle, et pourquoi réclamer une révélation qui n’est pas nécessaire ?
« Tu ne pourrais pas porter des grâces extraordinaires sans en tirer vanité, et c’est la première satisfaction à ta demande de corriger ton amour-propre, que de ne point lui donner l’aliment que tu réclames.
« D’ailleurs, n’as-tu pas assez de force pour marcher dans l’exécution de tes résolutions ?
« Elles sont bonnes, sages, prises dans la sincère intention de mon service et sous mon inspiration certaine quoique cachée ; pourrais-tu douter que je ne t’aide à les accomplir ?
« Tu espères beaucoup d’un grand mouvement d’amour que je te donnerais. D’abord ce mouvement serait passager, ensuite il laisserait encore nécessaires mes secours continuels.
« Ces secours qui seraient toujours nécessaires te seront aussi toujours suffisants ; je te les donnerai toujours.
« Tu veux les sentir. Mais sens-tu les secours par lesquels je soutiens tout ton être, toutes tes facultés, par lesquels je concours à tous tes actes ? Telle est ma conduite, très-forte et très-douce, aussi bien dans l’ordre de la grâce que dans l’ordre de la nature.
« D’ailleurs ton état d’âme depuis vingt-cinq jours n’est-il pas une grâce que tu peux assez facilement constater ? Est-ce un signe douteux de mon assistance ?
« Tu voudrais davantage ; mais, quand je te donnerais davantage, ne voudrais-tu pas recevoir encore plus ? Puisque tu sais que tu agis avec moi et par moi dans tes résolutions, cela te doit suffire, et tu dois t’en remettre aveuglément à mon amour (ce sera).
« Quelle plus belle devise pourrais-je te donner : « Pro corde meo, per ipsum cor meum, et cum ipso, et in ipso [6].
« D’ailleurs ton désir me plaît. Prie instamment mon cœur, celui de ma mère, et laisse-moi de t’exaucer quand il faudra. »
Tout pour le Cœur de Jésus, par ce Cœur, avec lui et en lui ; telle fut donc la devise du P. Clerc au sortir de sa grande retraite. Il n’était pas mal inspiré, se trouvant à l’école du cœur, de prendre pour maître, pour modèle et pour soutien le cœur de son Dieu. Le 29 novembre, entre les mains du Père Instructeur, il prononça un acte de consécration au Sacré Cœur de Jésus ; « ce dont je me réjouis dans le Seigneur, écrivait-il, rendant grâces mille fois à la bonté de Dieu et à la tendresse du Sacré Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » C’est sous les auspices de cet adorable Cœur qu’il mit ses résolutions. Elles ne consistaient en rien moins que dans cette parfaite abnégation où se résume toute la science des Saints et que saint Ignace nomme le troisième degré d’humilité. « Il ne peut y avoir de délibération, écrivait-il, sur ce qui est nécessaire ; il faut le vouloir fortement et l’exécuter quoi qu’il en coûte. Or cela se trouve pour moi renfermé dans le troisième degré d’humilité et dans la onzième règle du Sommaire ; et je veux l’avoir toujours présent sous les yeux. » Quant aux motifs de sa consécration au Sacré Cœur, je me borne à celui-ci :« Je crois que cette dévotion donne droit à une effusion immédiate du Sacré Cœur de Notre-Seigneur dans le nôtre. »
Quinze ans auparavant, faisant à Saint-Acheul sa première grande retraite, il avait pris ces mêmes résolutions généreuses ; son mérite et son honneur, c’est de les avoir renouvelées, en parfaite connaissance de cause, avec une sincérité qui éclate surtout dans le choix des moyens par lesquels il s’assure de l’exécution.
Il est facile d’imaginer comment il passa cette année vouée tout entière aux exercices de la vie intérieure et à des œuvres où le zèle ne se déploie que sous les formes les plus humbles. Le Père Instructeur admirait sa docilité parfaite, rendue plus méritoire par son âge. « Toujours, nous écrit-il, on le trouvait disposé non-seulement à exécuter les ordres qui lui étaient donnés, mais même à prévenir les désirs de ceux qui lui tenaient la place de Dieu. » Quant à ses confrères, ils étaient à la fois édifiés et charmés, et cette vertu, si austère au fond, leur a laissé à tous l’impression la plus douce. L’un d’eux nous écrit : « Il me fut donné de passer avec lui l’année qui a précédé sa mort glorieuse, la bonne année de la troisième Probation. Personne n’appréciait mieux que lui cette faveur que la Compagnie accorde à ses enfants. Vingt fois on l’a entendu se féliciter de ce qu’un vieux comme lui pût avoir une pareille année. Aussi était-il un modèle pour nous tous. Malgré ses cinquante ans, il avait toute la simplicité, je dirai même les grâces et l’amabilité de l’enfance religieuse. Comme un enfant, il demandait exactement toutes les petites permissions prescrites par la règle. Pour lui il n’y avait là rien de petit ; il savait, il pressentait peut-être que, par une abnégation continuelle dans les petites choses, il se préparait aux plus grandes choses, à l’apostolat, au martyre. On le trouvait toujours prêt à rendre service, et il semblait prendre plaisir à se charger d’une corvée, d’une besogne désagréable. D’une imagination vive et d’un caractère enjoué, il était très-aimable causeur et racontait à ravir. Personne, je crois, ne s’est jamais ennuyé de sa conversation qui unissait l’utile à l’agréable. Il avait des connaissances très-variées et joignait à beaucoup d’esprit un bon sens exquis qui savait apprécier sainement les choses. Faut-il ajouter qu’aux heures de récréation et de promenade on était heureux de se trouver auprès de lui ? Plein de charité pour les personnes, il était sans ménagement pour l’erreur, qu’il avait le don de découvrir sous n’importe quel déguisement. La rectitude de son jugement lui faisait abhorrer, comme d’instinct, ce mélange de principes appelé libéralisme catholique, et plus d’une fois je l’ai entendu stigmatiser ce regrettable système de conciliation aussi énergiquement que l’a fait depuis notre saint Père Pie IX, en disant que c’était un véritable fléau. »
On s’occupait peu de politique dans la maison de Saint-Vincent et l’on ne savait même que très-vaguement ce qui se passait au dehors. Cependant on ne pouvait ignorer le bruit qui se faisait autour du concile du Vatican, et, dans la prévision d’une lutte prochaine entre la révolution et l’Église, on pouvait n’être pas rassuré sur le parti que prendrait le gouvernement impérial, jaloux de rajeunir son prestige même au prix des alliances les plus compromettantes. Mais ils étaient bien rares, ceux qui voyaient là un péril et une menace pour la paix de l’Europe. Au mois d’avril 1870, on s’en souvient, sous le ministère libéral et pacifique de M. Émile Ollivier, tout était couleur de rose, et qui songeait encore aux points noirs qu’on avait vus apparaître à l’horizon au lendemain de Sadowa ? Le P. Clerc ne partagea pas l’illusion commune ; il pressentit l’orage prochain, et le prédit dès ce moment. Un de ses anciens camarades étant venu le voir à Saint-Vincent, on parla des différentes carrières où l’on pouvait engager les jeunes gens. Le Père se prononça pour la carrière militaire, et comme son ami montrait quelque hésitation, il lui dit : « Il y aura une débâcle. Quand et comment ? Je ne sais pas, mais certainement il y en aura une avant peu. » Sur quoi son interlocuteur ajoute : « Sans croire beaucoup moi-même à la stabilité de l’ordre de choses alors existant, je ne croyais pas entendre une prophétie qui dût être si tôt vérifiée. »
Quatre mois après cet entretien, non-seulement nous étions en pleine guerre, mais en pleine débâcle, battus coup sur coup à Wissembourg et à Reichshoffen, en attendant la catastrophe de Sedan. En pareilles conjonctures, la place du P. Clerc était dans les camps ou dans les ambulances ; on l’envoya d’abord à Cherbourg pour préparer les marins à la lutte en les réconciliant avec Dieu ; après quoi, on lui assigna son poste de dévouement et de péril à l’ambulance du collège de Vaugirard, qu’il ne quitta plus de tout le siège. Il y fut rejoint par son ancien commandant, maintenant Père de Plas, et tous deux recueillirent dans l’exercice de la charité ce qu’ils avaient semé ensemble pendant leur campagne de Chine.
Le P. Clerc dirigeait l’ambulance ; il en profita pour se faire le serviteur de tous et pour avoir sa bonne part des besognes les plus rudes et les plus mortifiantes. Alors on vit quels trésors d’abnégation il avait amassés pendant tout le cours de sa vie religieuse. J’en parlerai d’après des témoins oculaires qui, sans songer à l’observer, ne l’ont pas perdu de vue et sont encore sous l’impression des admirables exemples qu’il leur donnait tous les jours. Voici quel était régulièrement l’emploi de ses journées. A cinq heures et demie, il montait à l’autel, célébrait le saint sacrifice de la messe et, après son action de grâces, descendait à l’ambulance, où il commençait par réciter son bréviaire. Cela fait, il appartenait tout entier à ses chers blessés. D’abord il visitait les plus souffrants, les consolait, leur distribuait de petites douceurs, leur rendait en un mot tous les services que peut suggérer la charité la plus tendre. Puis il poursuivait sa visite, allant de lit en lit, disant à chacun un petit bonjour, s’informant des besoins du corps et parfois aussi de ceux de l’âme, toujours prêt à satisfaire aux uns et aux autres.
L’heure du repas arrivée, il récitait le bénédicité, auquel répondaient les pauvres blessés. Alors il prenait un tablier, se joignait aux servants, distribuait les légumes, la soupe, etc. ; puis, comme une tendre mère eût fait pour son enfant, il aidait à manger ceux que leurs blessures privaient de l’usage de leurs membres.
Quand il avait lui-même pris son repas, presque toujours c’était à l’ambulance qu’il venait passer sa récréation, au grand contentement des malades.
L’après-midi était la répétition de la matinée, et ce train de vie, cruel à la nature, se renouvelait tous les jours, à moins que, par suite de quelque engagement, le Père ne jugeât sa présence plus utile au dehors qu’à l’ambulance. Alors il allait administrer les mourants sur le théâtre même de l’action et relever les blessés qu’attendait l’omnibus du collège. On le vit, à Champigny et à Bagneux, s’exposer à un feu très-vif sans sourciller. A Bagneux, on se battait en plein village. Quand l’omnibus revint pour la seconde fois, il ne ramena pas le P. Clerc. Très-inquiet, le Père Recteur se fait sur-le-champ conduire là où il a disparu, au risque de tomber au milieu des ennemis, qui ont, dit-on, repris le village, emporté le matin par les Français qui battent maintenant en retraite.
On arrive, on parcourt avec anxiété le champ de bataille encore tout fumant. Quelle n’est pas la surprise et la joie du Père Recteur et de ses compagnons, lorsque, après un quart d’heure de recherches, ils trouvent le P. Clerc assis sur une pierre, et là récitant son bréviaire aussi tranquillement qu’il eût pu le faire dans sa chambre !
Quand les blessés arrivaient à l’ambulance, il étanchait lui-même le sang de leurs blessures et lavait avec une éponge leurs membres meurtris et ensanglantés. Il leur lavait aussi les pieds, heureux d’imiter en cela son divin Maître, non par manière de cérémonial, mais par des actes réitérés où l’humilité et la charité avaient pour compagne inséparable une mortification très-méritoire. Il les changeait de linge, de draps, n’épargnait aucune peine pour leur procurer quelque soulagement et faisait lui-même, plusieurs fois le jour, le pansement des plaies les plus répugnantes.
Quel n’était pas l’attendrissement de ces pauvres gens ! Il faudrait avoir un cœur de bronze pour résister à tant de charité, et, grâce à Dieu, nos soldats ne sont point ainsi faits. On nous cite un d’eux, Renaudin, enfant de Paris et forgeron de son métier. Engagé seulement depuis quinze jours, il eut, à Champigny, la cuisse fracturée. Il resta sept ou huit heures gisant sur le champ de bataille. Le P. Clerc prit de lui un soin tout particulier et le fit approcher plusieurs fois des sacrements. Il n’était service si abject qu’il ne lui rendît. « Vous ne savez pas, dit un jour le malade à un Père, vous ne savez pas comme le P. Clerc est bon ? Il m’a fait ce que mon propre père n’aurait jamais fait. » L’émotion le gagnait, il ne pouvait continuer son repas commencé, et, ne sachant comment s’exprimer, il répétait en pleurant : « Si vous saviez comme je l’aime ! » Il est mort peu de jours après dans les meilleurs sentiments.
Le P. Clerc confessait presque seul les deux cents malades de l’ambulance. Le samedi et les veilles de fêtes, il les exhortait à faire acte de chrétiens, et on les voyait aller un à un s’agenouiller à ses pieds où ils recevaient le pardon. Le dimanche, attentif à leur faire entendre la messe, il disposait tout de manière à leur rendre ce devoir facile et même agréable. Au milieu de tant de sombres journées arriva la nuit de Noël, et elle s’illumina tout à coup, dans la chapelle du collège, d’une clarté qui semblait à jamais disparue et qui causa la plus douce surprise aux pauvres victimes des fureurs de la guerre. Grâce au concours d’un certain nombre d’élèves, qui fréquentaient encore la maison comme externes et auxquels on avait eu soin de préparer des lits, la messe de minuit fut célébrée avec une solennité tempérée, mais fort inattendue en ces tristes conjonctures, et on y entendit des chants accompagnés d’orgue, de violoncelle et de flûte. Outre les amis généreux dont l’ingénieuse charité multipliait les ressources et presque les agréments de l’ambulance, on remarquait dans l’assistance M. l’amiral de Montaignac, qui commandait le quatrième secteur et avait son quartier général au collège, le fils de l’amiral et plusieurs officiers de son état-major. Au moment de la communion, les élèves, par un sentiment délicat, cédèrent spontanément le pas aux soldats qui avaient eu l’honneur de verser leur sang pour la France. Ce ne fut pas sans attendrissement qu’on vit le P. Clerc s’avancer vers la table de communion entre deux jeunes gens de dix-huit ans, fort affaiblis par leurs blessures, qui s’appuyaient sur ses bras. Les autres infirmes, retenus par la gravité du mal sur un lit de douleur, ne furent pas frustrés de la céleste nourriture ; ils ne pouvaient pas venir s’agenouiller au pied de l’autel, mais Notre-Seigneur alla lui-même à eux, précédé du long cortège de leurs camarades qui marchaient en bon ordre, sur deux rangs, le cierge à la main ; et quand fut terminée la touchante et pieuse cérémonie, tous ces cœurs de jeunes gens et de soldats ne faisaient plus qu’un, et rien ne manquait à la sérénité miraculeuse de cette nuit où la paix du ciel avait été donnée encore une fois aux hommes de bonne volonté.
Tels sont les souvenirs de l’ambulance de Vaugirard. On nous dit encore que, malgré les froids extraordinaires de ce cruel hiver, le P. Clerc ne voulut jamais allumer de feu dans sa chambre ; que, pendant toute la durée du siège, il ne se donna ni un jour ni une heure de répit, ne sortant jamais que pour aller porter secours aux mourants et aux blessés. Ces détails, bien incomplets sans doute, n’en donnent pas moins l’idée d’une vertu peu commune, et ceux qui nous les ont transmis ont soin d’ajouter : « Ne nous doutant pas qu’il fût un élu du Seigneur pour le martyre, nous n’apportions pas une aussi grande attention à ses actions, pleines d’abnégation cependant ; et puis, il était si humble qu’il trouvait toujours le moyen de les faire passer inaperçues. » N’est-ce pas là précisément ce qui les rendait plus saintes et plus précieuses devant Dieu ?
Il ne sortit de l’ambulance de Vaugirard que pour aller à l’école Sainte-Geneviève se préparer, par une retraite de huit jours, à prononcer ses derniers vœux, dont la solennité venait d’être fixée au ier mars.
Ce fut sa dernière retraite. Après que le flot de la Commune eut passé, on retrouva dans sa chambre, occupée pendant deux mois par les fédérés, quelques feuilles, dédaignées par eux et portant encore l’empreinte de leurs talons, où notre bien-aimé frère avait mis par écrit ses pensées, ses résolutions, jusqu’à la veille de sa profession solennelle.
Quelle humilité dans les reproches qu’il s’adresse sur les six mois qui viennent de s’écouler et pendant lesquels il a fait l’admiration de ceux qui l’ont vu à l’œuvre tous les jours ! « Pourquoi, dit-il, n’ai-je pas mieux réglé et disposé ma vie pendant mon emploi à l’ambulance ? Quel changement ne se fait-il pas en moi !quelle inconsistance ! Comment ai-je tenu mes résolutions de troisième an ? En vérité je suis honteux et presque surpris. »
Puis, faisant allusion à un entretien avec le P. Ducoudray qui seconde son amour de l’humiliation et le confirme dans les bas sentiments qu’il a de lui-même :« Le désordre de mes actions n’est pas, comme le dit le bon Père Recteur, le non-ordre. Au contraire, tout, dans ma vie, a son ordre, sa place, les heures, les choses. Tout est prévu, ordonné, ou par les règles, ou par l’emploi, ou par le supérieur, ou par l’élection ; il reste, quand on a fait la part de tout cela, très-peu de chose. Ce n’est pas la non-subordination et la non-discipline d’un troupeau de mobiles ; c’est l’insubordination et l’indiscipline d’une troupe formée, et le désordre s’introduit dans ma vie, non pas faute de règle ni faute de connaissance, mais par la lassitude et la contrainte de la pratique et par la nonchalance et l’inapplication des chefs, c’est-à-dire de ma volonté. » Nous savons heureusement qu’en pareille matière, il ne mérite pas d’être cru sur parole.
Je cite enfin la dernière page, inspirée par la méditation des deux Étendards.
« Notre-Seigneur nous présente sa croix en nous disant : In hoc signo vinces[b]. On peut s’imaginer le discours qu’il nous tient en nous la présentant : « Ces mépris qui te font tant d’horreur, ne les as-tu pas mérités par tes péchés ? Et quand tu t’es offert à tout souffrir pour les expier, en as-tu excepté la honte qui en est le juste salaire ?
« Qu’est-ce qui t’est dû pour tes mauvais penchants, pour tes faiblesses et tes défaillances ? OU sont tes mérites et tes vertus, tes services, tes grandes actions ? Ne veux-tu pas que toute justice s’accomplisse ? N’as-tu pas besoin d’être ainsi contenu à ta place, et ne faut-il pas dompter ta vanité et ton orgueil ?
« Ne faut-il pas que tu t’abaisses devant Dieu ?et c’est ce que tu fais en t’abaissant devant l’outrage qu’il t’envoie par les hommes. Ne veux-tu pas lui rendre un culte digne de lui ? Fais quelque chose de grand pour son honneur. Ne veux-tu pas m’imiter ? Enfin c’est ma voix qui te presse, c’est ma main qui te présente la croix, je l’ai portée avant toi et je l’ai fait pour t’encourager et te montrer l’exemple. Je te la donne : comme elle est mon triomphe et ma gloire, elle sera aussi les tiens. Et comme elle est le gage de mon amour a pour toi, elle le sera de ton amour pour moi.
« O crux ! O bona crux ! [7] »
Animé de ces sentiments de profonde humilité et d’amour passionné pour Jésus crucifié, il fit sa profession solennelle le dimanche 19 mars, fête de saint Joseph, entre les mains du P. Ducoudray, recteur de l’école Sainte-Geneviève, dont le sang allait se mêler au sien dans l’immolation du 24 mai.
Déjà la Commune était sur pied. Les pieux amis qui prirent part à cette fête intime, célébrée dans la matinée du dimanche, eurent quelque peine à regagner leur demeure à travers les barricades qui se dressaient sur les flancs de la montagne Sainte-Geneviève pour interdire l’accès du Panthéon aux troupes régulières. La veille, les assassins des généraux Lecomte et Clément Thomas avaient préludé dans la rue des Rosiers aux exécutions sommaires de la Roquette et de la rue Haxo.
Malgré les agitations de la rue et l’incertitude du lendemain, le fervent religieux passa les semaines suivantes dans le plus grand recueillement et se mit en devoir de préparer le cours de mathématiques spéciales dont il venait d’être chargé. Après diverses combinaisons qui échouèrent, on avait décidé que l’ouverture des classes, empêchée par l’insurrection, se ferait le 12 avril, à la maison de campagne d’Athis. Resté à Paris en attendant qu’on eût besoin de lui, le P. Clerc augurait mal de ce qui se passait sous ses yeux : l’indiscipline des troupes, dont il avait été si souvent témoin pendant le siège ; la faiblesse du gouvernement, qui doutait de son droit à pareil moment, la démoralisation, le défaut d’entente, le manque de conviction et d’énergie des honnêtes gens, tout cela l’attristait profondément, et il était de ceux qui ne se faisaient aucune illusion sur la gravité du mal dont nous étions atteints bien avant qu’il éclatât par la désorganisation des pouvoirs publics. On l’entendait dire quelquefois : « Moriamur in simplicitate nostra [8]… Il n’y a plus qu’à mourir ; il n’y a plus place ici-bas pour les honnêtes gens. » Le ton enjoué qui accentuait ces paroles n’en dissimulait nullement l’amertume.
Vers la fin du mois, une personne dévouée qui n’avait pu assister à la cérémonie du 19, vint lui faire une visite d’excuse et de politesse. Comme elle avait dû traverser pour arriver jusqu’à lui plusieurs barricades : « Mon Père, lui dit-elle, n’avez-vous point peur pour vos maisons et vos personnes à Paris ? — Si fait, madame, répondit-il ; j’ai d’autant plus peur que Paris est plus coupable ; il aurait besoin d’être purifié par le sang. Le bon Dieu devrait bien prendre le sang de quarante d’entre nous. »
Il ne marchandait pas, comme on voit, et supposait aux autres la sainte ardeur du sacrifice dont il était consumé. Dieu peut-être n’a pris des victimes de choix que pour en restreindre le nombre sans diminuer la valeur de l’holocauste. Qui sait cependant ?...
« Deux jours avant son emprisonnement, dit un de ses collègues de l’école Sainte-Geneviève, j’ai été frappé de sa persistance à se tenir dans sa cellule, et mon impression fut que, prévoyant dès lors que sa vie était en danger, il se félicitait d’avoir à l’offrir à Dieu. Je l’invitai à prendre des précautions ; sa réponse me donna lieu de croire qu’il désirait faire le sacrifice de sa vie. »
Au fait, il avait toujours eu ce désir, peut-être même avec la prévision du genre de mort qui lui était réservé.
Énumérant tout ce que nous devons accepter de grand cœur, pour répondre à l’esprit vraiment militaire de la Compagnie de Jésus, il écrivait : « Un poste périlleux, ennuyeux, — brillant… obscur, — les balles… la maladie. »
Et il s’était persuadé que Dieu lui épargnerait l’épreuve de la maladie.
Restaient donc les balles. Mais au moment où il jetait ces mots sur le papier (novembre 1869), qui aurait prévu la Commune de 1871 et la fusillade de la Roquette ?
[1]Le P. de Ravignan, de l’Existence et de l’Institut des Jésuites. Chap. II, § 3. Troisième Probation.
[2]Ceux qui sont vains ont reçu une récompense vaine.
[3]Proverbes, xviii, 17.[a]
[4]Que voulez-vous que je fasse ? Paroles de saint Paul au moment de sa conversion. Act. ix. 6.
[5]Celui qui boira aura encore soif.
[6]Pour mon cœur, par mon cœur, avec lui et en lui.
[7]C’est la salutation qu’adresse l’apôtre saint André à la croix sur laquelle il va mourir. Le P. Clerc répétera ces paroles à Mazas en saluant les murs de sa cellule.
[8]Mourons dans notre simplicité.[c]
Notes additionnelles :
[a] « On donne raison au premier qui plaide, que survienne un adversaire, il le démasque. »
[b] In hoc signo vinces est une locution latine traduite du grec ancien « ἐντούτῳνίκα », qui peut se traduire ainsi : « Par ce signe, tu vaincras ».
[c] Macchabés I, 2,37 : « Moriamuromnes in simplicitate nostra, / Mourons tous dans notre droiture, ».
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