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30/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 13)

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CHAPITRE XIII.

 

le p. clerc et ses anciens camarades.

 

 

Grand était l’étonnement des camarades du P. Clerc qui, ne l’ayant connu que dans sa vie de dissipation et de plaisirs, le retrouvaient tout à coup, après longues années, prêtre et Jésuite. Quantum mutatus ab illo ![a] C’était là l’impression première, et quelques-uns n’en sont jamais revenus. Cependant la plupart, encore plus charmés que surpris, s’apprivoisaient peu à peu avec son nouvel habit et sa nouvelle manière d’être ; ravis de constater de leurs yeux qu’il n’avait rien perdu de son esprit, de sa gaîté, de son amabilité d’autrefois, il leur arrivait bien plutôt de dire : Il n’est pas changé, c’est toujours le même. Et la vieille intimité renaissait d’elle-même, dès la première entrevue. Ce que Clerc était devenu en quittant le monde ne diminuait pas la confiance, bien au contraire, et si par hasard on mettait sa bonne volonté à l’épreuve, c’est alors surtout qu’on se félicitait d’avoir en lui un ami sûr, dévoué, serviable au possible. Aussi, à très peu d’exceptions près, tous venaient à lui de bon cœur. L’ardeur connue de ses convictions religieuses ne le rendait pas inaccessible à ceux qui n’avaient pas le bonheur de les partager. Je pourrais citer tel savant, étroitement lié avec lui depuis qu’ils s’étaient rencontrés, camarades de promotion, à l’École polytechnique : homme assurément très-distingué, mais qui a la réputation, méritée je crois, d’être fort indulgent aux coryphées de la libre pensée. Je suis bien sûr que Clerc, qui était la franchise même, ne lui épargnait pas le blâme à ce sujet ; et pourtant leur amitié ne s’est jamais démentie et elle a duré jusqu’aux sanglantes journées de la Commune. Ayant fait lui-même si longue résistance à la grâce avant de s’abandonner à son empire, il ne désespérait de personne, et quelle que fût la vivacité de ses désirs, il savait attendre. Plus d’une fois la conquête des âmes qui lui étaient chères fut le prix de sa longanimité charitable et prévenante.

On se rappelle peut-être M. C***, l’un des deux camarades avec lesquels, à son retour du Gabon, Clerc partagea pendant plusieurs mois la jouissance d’une petite habitation et d’un jardin situés dans un des faubourgs de Lorient [1]. L’application d’un chrétien de si fraîche date à la lecture de saint Thomas était un sujet d’étonnement pour les deux amis qui lui crurent d’abord le cerveau dérangé, contre-carraient à qui mieux mieux ses idées religieuses, engageaient avec lui des discussions moitié sérieuses moitié plaisantes, et, voyant qu’ils ne gagnaient rien sur son esprit, finissaient par l’appeler petit frocard. Cependant M. C*** n’était pas tout à fait aussi insensible qu’il le croyait à ces exemples qu’il accueillait avec toutes les apparences d’un scepticisme railleur, et il a reconnu plus tard qu’il en avait bien malgré lui subi l’influence. Cela se passait en 1847. Vers la fin de 1850, le Cassini, destiné pour la Chine, étant en rade de Lorient, Clerc vient surveiller les préparatifs du départ ; il revoit son ami et, cette fois, il l’amène bien près des vérités chrétiennes. Quatre autres années se passent ; Clerc arrive de Chine, il trouve M. C*** marié et ne peut refuser l’hospitalité que lui offre le jeune ménage. Leurs relations sont plus intimes et plus cordiales que jamais ; Clerc déclare qu’il ne quittera Lorient que pour entrer au noviciat de la Compagnie de Jésus. — « Mais c’est un suicide ! » s’écrie M. C***, et il s’efforce de lui prouver que la vie n’est pas si mauvaise après tout et qu’il a tort de renoncer à toutes les joies qu’elle lui promet encore. Comme dernier argument, il allègue son propre exemple et montre les deux jolis enfants qui lui sont nés pendant le voyage de son ami. On lui répond d’abord faiblement et avec un certain embarras, comme si on avait peu d’espoir de se faire comprendre. Mais bientôt la glace est rompue dans une promenade que les deux amis font ensemble ; Clerc donne libre cours à ses pensées, à ses sentiments les plus intimes, et il s’exprime avec une éloquence entraînante. M. C*** n’a jamais oublié depuis ce mémorable entretien « du pont Saint-Christophe, » qui lui a révélé toute l’élévation de cette belle âme. Que disait donc Clerc à son ami ? « Que la destinée de l’homme sur la terre est d’aspirer au bien et que, pour lui, il le veut faire autant que cela lui est possible ; que sans doute les joies dont on lui parle ont leur séduction, mais qu’elles ne le tentent guère ; qu’il veut le bien pour le bien, et qu’il n’existe qu’en Dieu. Là est son espoir, son ambition, le reste ne lui est rien ; il se livre donc sans réserve à l’amour lu souverain bien, de Dieu, de la perfection infinie. »

En nous rapportant cet entretien : « Je cherche, lit M. C***, à vous donner la note ; c’était l’aspiration vers le pur amour de Dieu. J’avais lu cela dans les histoires des Saints, mais je n’y croyais jusque-là que modérément ; cette fois je le voyais de mes yeux et le doute ne m’était plus possible. J’eus le bon sens d’admirer cet élan et cette vertu. Je compris que Clerc n’avait rien de mieux à faire que de marcher dans sa voie, et j’eus dès lors la conviction qu’il deviendrait un saint. »

Avant de partir pour le noviciat, Clerc, laissant ses hardes et bagages chez M. C***, donna son sabre au petit Paul, l’aîné des fils de ce cher ami [2].

Au mois de décembre, M. C*** lui écrivait à Saint-Acheul : « Je te dirai, mon cher Clerc, que ton passage à la maison et la détermination que tu as prise m’ont fait beaucoup réfléchir et ont troublé un peu la quiétude dont je jouissais. » La pensée de l’éternité s’emparait de cette âme accoutumée à ne songer qu’aux intérêts et aux joies d’ici-bas. Huit jours après, autre lettre qui commence ainsi : « Je viens d’être bien cruellement éprouvé ! Mon Paul, mon bel enfant chéri vient de nous être enlevé au milieu de sa beauté et de sa force. » Et quatre mois après, le frère de Paul n’était plus ! « Oh ! s’écrie le pauvre père, les heureux jours que j’ai passés dans ma petite maison, avec mes beaux enfants, ma chère femme et toi, mon bon ami ! Maintenant mes deux petits sont couchés côte à côte dans le cimetière. »

Quelle leçon ! Fut-elle comprise ? Non, pas tout à fait du premier coup. La correspondance se poursuit à travers une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis l’entrée d’Alexis au noviciat jusqu’à la veille des douloureux événements qui mirent le sceau à son héroïsme. Il n’épargne pas les conseils, les exhortations, les reproches même ; mais comme cela part du cœur ! Qui pourrait s’offenser de ces vives et pressantes instances, preuves d’une amitié sans mesure ? Il s’accuse d’avoir été âpre et cassant dans un entretien qu’ils eurent à Paris et dont le résultat fut décisif. M. C*** ne se plaint pas ; il rend pleine justice à son ami et lui sait gré de sa franchise. Le P. Clerc revient encore avec beaucoup d’humilité sur ses torts personnels, mais il est dans la joie, l’âme de son ami est sauvée, a Mon cher ami, écrit-il, c’est une bonne marque d’amitié de ta part de m’avoir écrit le grand changement que Dieu a opéré dans ton âme ; tu as bien jugé de la joie que j’en devais recevoir. Je me joins à toi pour remercier Dieu et je dirai le 12 novembre, à ton intention et en reconnaissance de ce que Dieu a fait pour toi, une messe d’action de grâces.

« Depuis notre dernière entrevue, je ne pensais pas sans chagrin à notre long et pénible entretien et je craignais beaucoup que Dieu, dans sa bonté, voyant que tu t’écartais de lui dans la prospérité, n’essayât de te ramener par l’adversité. Heureusement il n’en a pas été besoin et cela est préférable, non seulement à cause du mal auquel tu échappes, mais encore à cause de la plus grande générosité d’une conversion spontanée.

« Quand je te disais en te quittant, et c’était pour finir du moins mal possible, que celui-là se sauverait certainement qui suivait avec bonne foi n’importe quel chemin, pourvu qu’il conformât toujours sa conduite à ce qu’il croit la vérité, je t’avouerai que je n’avais pas l’espérance de voir ta bonne foi se rendre sans plus longs combats au premier rayon de la vérité ; mais tu prouves encore plus fortement cette proposition. Tu la prouves dans le sens où elle doit être le plus souvent (si ce n’est pas toujours) entendue : que Dieu montre bientôt la vérité à ceux qui la cherchent.

« Notre discussion a été difficile, pénible de part et d’autre, dure de la mienne ; Dieu sait cependant que j’avais, alors même, pour toi le cœur d’un ami ; je ne le regrette pas, parce que l’amitié ne doit pas être une molle condescendance et que l’effet en a été heureux.

« Maintenant que tu partages ma foi, tu sens que la certitude avec laquelle je parlais de ce qui la touche devait rendre mes assertions décisives, absolues ; je pense n’avoir défendu avec toi ce qui est d’opinion qu’avec beaucoup de restriction et dans la disposition de céder facilement. Mais il est inutile de faire l’apologie d’une conduite que tu juges favorablement. Je crois qu’avant d’en finir sur ce sujet je te dois en quelques mots le jugement que j’ai alors porté de toi. Tu n’es plus le même homme, et je ne parle que dans une bonne intention…

« Toutes les idées justes en métaphysique, en religion, en morale, en politique, je dirai même en histoire, avaient fait naufrage. Il n’en restait qu’une debout ; heureusement elle est capitale, avec celle-là on peut reconquérir toutes les autres : c’est l’idée de la fin dernière. Là-dessus, au point de vue naturel, tu as toujours parlé juste. Tu auras un sujet d’étude intéressant à faire, en recherchant si elle a eu sur ce grand changement l’influence que je crois.

« Ta lettre du ier novembre te fait le plus grand honneur : Qui se humiliât, exaltabitur[b]. Et en vérité, tu l’as écrite avec le sentiment qui animait saint Augustin en composant ses confessions ; ce besoin de réparer le mal, de se rétracter, d’avouer ses orgueilleuses faiblesses, est une preuve de générosité. Si les hommes sont obligés d’oublier des torts qu’on reconnaît si sincèrement, qu’on regrette de si bon cœur, le bon Dieu sait les faire tourner en mérite. Encore une fois, on ne peut plus noblement confesser ses erreurs ; cela est si beau, si prompt, si complet, que tu peux y voir un de ces coups de la grâce que Dieu ne fait que rarement. »

Maintenant veut-on voir avec quel aimable enjouement et quelle grâce ingénieuse le P. Clerc presse son ami, qui se défend de son mieux, de tendre toujours et partout à la perfection ? La perfection, il la veut non-seulement dans les choses qui regardent le service de Dieu, mais encore dans celles qui passent pour indifférentes et que l’opinion commune relègue dans une sphère où le christianisme n’a rien à voir. M. C*** avait dit, on saura tout à l’heure dans quel sens : « Je suis toujours hussard, mais je n’aime plus la sabretache [3] » Son ami lui renvoie cette parole avec commentaire.

« Je suis toujours hussard, mais

je n’aime plus la sabretache. »

« Mon cher ami et frère en N. S.

« Voilà mon texte et j’en pourrais choisir un meilleur, mais nous le développerons avec une certaine liberté.

« C’est une grâce particulière de Dieu que cet attrait que nous avons pour la nouveauté, et puisque les commencements sont toujours difficiles, il était bien digne de Celui qui conduit toutes choses à leur fin par la douceur de mettre ce sentiment dans nos cœurs. Ensuite, lorsque les choses ont perdu cet attrait, Dieu a encore très-suavement disposé que l’habitude eût, elle aussi, une douceur qui nous les fît accomplir volontiers. Qui n’admirerait et n’aimerait une si sage et si paternelle providence ?

« Laissons le jeune hussard aimer sa sabretache, et le vieux cuirassier ne plus sentir la meurtrissure du cilice auquel il est condamné.

« Mais tu vois qu’il y a quelque chose de mieux que la gloriole du premier et que l’insensibilité du second.

« Dis-moi, tant que tu voudras, que tu n’es pas fait pour la perfection ; je sais à quoi m’en tenir maintenant et je t’en parlerai toujours.

« Mais par forme de sermon je veux te donner un échantillon de mes études philosophiques de l’année passée [4]. Tu n’es pas fait pour la perfection. — Distinguo : Pour l’atteindre, concedo. — Pour la vouloir, pour y tendre, nego. Et tu la veux très-certainement.

« Revenons à la sabretache ; et n’y a-t-il pas d’autres motifs possibles de nos actes que la puérilité ou l’insensibilité ? Notre volonté est à nous et nous pouvons l’avoir très-parfaite. Que penserais-tu du hussard qui aimerait le singulier objet en question parce qu’il marque qu’il sert son pays et son roi, qu’il appartient à un corps d’élite qu’on expose dans les batailles aux plus grands périls ? Au point de vue humain, ne voilà-t-il pas au moins un sage, sinon un héros ?

« Mais s’il veut y voir le cachet de la servitude que Dieu lui impose par l’intermédiaire de ses supérieurs et l’aimer comme tel, ne voilà-t-il pas un saint ?

« Il y a eu un jeune homme dans la Compagnie, nommé Jean Berchmans, dont on suit la béatification [5] ; il aimait tant sa chère soutane, qu’il la baisait avant de la revêtir. Nous lui prenons cette pieuse pratique. Voilà, n’est-ce pas, pour nous, savoir aimer la sabretache.

« Mais enfin, on ne peut toujours ni tous les jours aimer la sabretache, et un hussard de cœur ne la porte pas moins et n’en est pas moins bon hussard.

« Tu n’as plus d’attrait naturel, de goût pour ton métier, tu en sens toutes les difficultés et toutes les charges, aucune illusion ne te les cache plus ; c’est que tu es capable de le continuer par des motifs plus relevés : servir ton pays, surtout servir Dieu avec désintéressement là où il t’a placé ; accomplir la rude mortification et la patiente sanctification du travail, par quoi l’homme atteint sa fin dernière.

« Cela est si vrai que si on te proposait de revenir aux illusions qui te procuraient certaines douceurs, tu refuserais et préférerais tes souffrances actuelles. Le vrai, le noble, le grand, voilà ce qu’il faut à l’esprit et au cœur de l’homme. Réjouissons-nous, nous posséderons un jour la vérité, la majesté, l’infinité de Dieu.

« Mon sermon est fini et je te vois sourire ; il faut encore mettre de l’eau dans son vin, penses-tu ; n’aie pas peur, je ne suis pas si fort en action qu’en paroles, je suis pourtant vrai quand je parle ; mais je conviendrai, si tu veux, que je m’anime, que je me grise de ma propre parole. Qu’y veux-tu faire ? Tirons le moins mauvais parti possible de nos misères ; grisons-nous de l’amour, de l’enthousiasme de ce qui est parfait ; nous en rabattrons toujours assez dans la pratique. Laissons nos aspirations monter, monter toujours jusqu’au trône de Dieu ; sa bonté peut-être exaucera ces prières imparfaites. »

En nous envoyant ces lettres, pieuses et chères reliques dont nous ne sommes que dépositaire, M. C*** ajoute quelques mots sur les qualités attachantes de son saint ami, relevées par la générosité et la grandeur de ses sentiments chrétiens : « Cette beauté d’âme et cette grandeur de vertu ne diminuaient en rien l’amabilité et l’enjouement de son caractère, et je l’ai toujours considéré, depuis son dernier passage à Lorient, comme une âme d’élite que j’admirais, tout en étant aussi à mon aise avec lui qu’auparavant. Il me témoignait à moi et aux miens une amitié extraordinaire, plus grande que celle que je pouvais mériter, bien que je l’aimasse tendrement. J’ai lu quelquefois que des saints avaient eu sur la terre des amitiés semblables ; c’est comme cela que je considère notre liaison et je crois fermement qu’il nous continue cette amitié dans le ciel. Il aimait beaucoup deux petits enfants que j’ai perdus en 1854, et j’aurais voulu pouvoir vous envoyer la lettre qu’il écrivit à leur mère pour la consoler, mais nous l’avons égarée pour le moment. Je pense qu’il est avec eux et que tous trois protègent notre famille. J’ai toujours cru que Clerc aurait une mort magnifique. Je ne me suis pas trompé, et je vois d’ici sa joie de donner sa vie pour Jésus-Christ. »

Qui reconnaîtrait, à un tel langage, l’homme qui avait tant de peine à prendre au sérieux son ami après l’admirable changement que la religion avait opéré en lui ? Ne peut-on pas dire aussi de M. C*** : Quantum mutatus ab illo ? Et n’est-il pas devenu, à son tour, un bien consolant exemple de la bonté si patiente de Dieu et de la toute-puissance de la grâce ?

Autre exemple, non de conversion, mais du salutaire et doux ascendant que le P. Clerc exerçait sur ceux qui, l’ayant connu dans le siècle, s’estimaient heureux de le retrouver tel que l’avait fait sa nouvelle vocation.

Un jour, à Laval, il reçoit la visite de deux camarades, tous les deux anciens officiers de marine. « Ces messieurs, nous dit une personne bien informée, revinrent charmés de son aimable simplicité, de sa gaieté, de sa sainteté gracieuse. » L’un des deux visiteurs, M. de Vauguion, pouvait presque se dire son voisin, le château des Alleux (près de Cossé, Mayenne), qu’il habitait, n’étant qu’à quelques heures de Laval. Comme il pressait le Père de lui rendre visite à son tour, celui-ci, pour concilier les inclinations de son zèle avec les devoirs de l’amitié, vint aux Alleux et partagea son temps entre le château et la paroisse où il donna une mission. A peine est-il de retour à Laval, qu’on le réclame auprès de son ami atteint d’une fluxion de poitrine qui inspire les plus vives inquiétudes. Il y vole et, en entrant dans la chambre du malade, il dit simplement : « Je suis venu pour vous aider à sanctifier votre maladie. » Les secours de son ministère sont acceptés avec joie et, après avoir réconcilié cette chère âme, il part très-consolé des dispositions si rassurantes où il la laisse, sur le seuil peut-être de l’éternité.

M. de Vauguion se rétablit. En 1870, voyant la France envahie, il reprit du service, déploya devant l’ennemi une brillante valeur et se montra toujours et partout passionné pour le devoir ; mais il puisa dans les camps le germe du mal auquel il devait succomber. Nommé député à l’Assemblée nationale, il était à son poste, à Versailles, lorsque, le 11 avril 1871, il fut forcé de se mettre au lit. Pendant cette maladie qui fut la dernière, il demanda un jour avec anxiété : « Et le P. Clerc ? Pourvu qu’il ne soit pas pris par ces gens de la Commune. Que je voudrais en avoir des nouvelles ! » On s’informe et l’on apprend que le Père est enfermé à Mazas. L’ami auquel il ne pouvait plus apporter les suprêmes consolations, termina son exil le 20 avril, dans les sentiments d’une grande piété. Clerc avait encore un mois à passer sous les verrous. Notons une circonstance qui doit trouver place ici à titre de pieux souvenir. Le château des Alleux, visité par le Père en 1865, a reçu depuis une destination vraiment digne des sentiments si élevés et si chrétiens de ses anciens hôtes, et aujourd’hui il abrite une petite colonie formée de nos frères exilés de la province de Venise, qui préludent, par une vie de recueillement et d’étude, aux travaux de l’apostolat.

Pour bien des raisons, le commandant du Cassini, devenu capitaine de vaisseau, était, aux yeux du P. Clerc, quelque chose de plus et de mieux qu’un camarade, et la cordialité de leurs rapports ne fit jamais oublier à l’ancien lieutenant la distance que d’honorables états de service mettaient entre lui et son chef vénéré. Pendant longues années, en lui écrivant, il ne l’appela que « mon cher commandant ; » mais un jour vint où il lui donna le nom plus doux de « frère. » M. de Plas l’était devenu par son entrée au noviciat de la Compagnie de Jésus.

Ici, en me remettant entre les mains quinze années de correspondance, on me recommande la plus grande discrétion. J’en ferai ma loi et me garderai bien de troubler, par une publicité importune, une vie qui, après avoir connu le grand jour, aime à s’entourer d’ombre et de silence.

Le commandant honorait dans son ancien lieutenant la qualité de religieux et le caractère sacerdotal dont il le voyait revêtu. La confiance, qu’il avait toujours eue en lui, s’était donc accrue et il ne dédaignait pas de le consulter, qu’il s’agît de son intérieur ou de certains devoirs inhérents à sa position, et dont il croyait avec raison que le P. Clerc était bon juge.

L’alliance italienne, par exemple, lui faisait prévoir telles occasions où sa conscience réclamerait contre les exigences de l’obéissance militaire : « J’ai retrouvé à peu près la tranquillité d’esprit, écrivait-il, depuis que j’ai suivi vos conseils, néanmoins il me vient de fortes rafales de dégoût de ma carrière quand je songe que les circonstances auraient pu m’appeler à figurer dans les banquets et les fêtes du roi galant-homme à Naples. Je pense bien que le bon Dieu me fera connaître ce qu’il veut de moi, quand il m’enverra des épreuves de cette sorte. Il paraît que quelques officiers ont fait des démarches pour éviter l’honneur d’être décorés par le roi d’Italie soi-disant ; cela me fait plaisir. » Et le Père lui répondait : « Je crois bien que vous pourriez demander un commandement pour les mers de Chine, et je vous engage à le faire. Je crois bien aussi qu’ils ne se méprendront pas et qu’ils ne vous en donneront pas dans l’escadre de la Méditerranée. »

Quoique M. de Plas, habitant la Charente, ne fût pas aussi voisin de Laval que M. de Vauguion, il obtint aussi la visite du Père, qui descendit chez lui, à Puycheni, et de là, évangélisa la paroisse de Saint-Romain. Dès qu’il en eut reçu la promesse, il écrivit : « Cher ami et Révérend Père, il y a environ quatorze ans que vous me répondiez : Magnificat anima mea Dominum, à la proposition de faire une campagne dans les missions catholiques ; votre bonne lettre a mis ce commencement du beau cantique de la sainte Vierge sur mes lèvres. »

On devine ce qu’étaient leurs entretiens, où les choses de l’âme tenaient toujours la plus grande place. Les idées de vocation assaillirent vivement M. de Plas lorsqu’il vit un de ses plus intimes amis, M. de Cuers, quitter le service pour entrer dans la congrégation dont il est devenu supérieur général. Plusieurs retraites n’ayant pas amené une lumière suffisante, le P. Clerc ne pouvait que lui conseiller d’accepter les emplois de son grade, où les occasions ne lui manqueraient pas de prêcher d’exemple ; et c’est ainsi qu’il devint encore capitaine de pavillon de l’amiral Bouët-Willaumez, à bord du Solferino, et major de la flotte à Rochefort. Cependant les années s’ajoutant aux années, le commandant allait bientôt prendre sa retraite ; ses inclinations pour la vie religieuse n’avaient fait d’ailleurs que se fortifier ; mais il craignait que son âge ne fût un obstacle à la réalisation de ses désirs. Le P. Clerc lui dit alors : « Vous êtes très-versé dans les Exercices spirituels de saint Ignace, vous savez ses règles d’élection, vous pouvez les appliquer à la décision que je vous propose. » Il lui proposait d’entrer dans la Compagnie de Jésus, moyennant une dispense d’âge qui ne pouvait, lui semblait-il, être refusée à un postulant de ce caractère.

L’élection fut faite, la décision prise, la dispense demandée et obtenue ; et, à quelque temps de là, le commandant, dont les derniers liens avec le monde étaient brisés, pouvait écrire du noviciat d’Angers à son ami : a Ainsi que vous me l’aviez annoncé et promis pour ainsi dire, je trouve ici une grande paix et le bon Dieu me paie la petite part de bonne volonté que je lui ai apportée, avec une grande générosité. » Le noviciat du P. de Plas, commencé à Angers, se termina à Rome ; et là il recevait de son ami des effusions de cœur comme celle-ci : « Je vous avouerai simplement, moi aussi, la vivacité de mon désir de vous revoir. J’ai tant de joie quand je pense à vous depuis que je vous sais dans la Compagnie ; je suis si assuré que vous vous féliciterez de jour en jour davantage de la grâce que Dieu vous a faite, que vous bénissez Dieu du fond de votre cœur et l’aimez tous les jours davantage, que je ressens une douce consolation. » Une visite au port de Cherbourg, pendant le carême qu’il a prêché dans une des paroisses de la ville, lui suggère ce retour sur un passé que ni l’un ni l’autre n’est tenté de regretter : « J’ai visité votre Solferino. C’est déjà une vieillerie ; les merveilles nouvelles me donneraient peu le goût de recommencer. Après votre carrière si pénible, si complète, vous venez chercher, au lieu du repos, de l’honneur que vous avez gagné, le travail et le mépris dans la Compagnie. Oh ! mon bien cher commandant, encore une fois réjouissons-nous de ce que Dieu vous donne L’intelligence de ce que si peu d’hommes peuvent comprendre. »

On a déjà vu apparaître un moment, à propos du séjour de Clerc à Brest, un enseigne de vaisseau avec lequel il se rencontra à la conférence de Saint-Vincent de Paul, et qui, averti par la secrète conformité de ses propres aspirations, démêla en lui du premier coup le germe encore obscur de la vocation religieuse [6]. Plus heureux que lui alors, moins assujetti à des circonstances de famille, cet enseigne dépouilla le premier l’uniforme et entra au noviciat de la Compagnie de Jésus pendant que son cher camarade faisait sa campagne de Chine. Mais Clerc ne tarda pas à le rejoindre ; vivant sous le même toit et mangeant à la même table, ils portèrent ensemble le joug aimable et doux du Seigneur, à Paris et à Laval. Tantôt éloignés et tantôt rapprochés l’un de l’autre, selon que l’obéissance disposait d’eux pour la plus grande gloire de Dieu, toujours ils se félicitèrent mutuellement d’avoir été fidèles au rendez-vous qu’ils s’étaient donné dans la sainte milice alors qu’ils appartenaient encore à celle du siècle.

Le lecteur n’en a-t-il pas été frappé comme nous ? Depuis l’humble et pieux Joubert qui s’enfuit un jour à Saint-Sulpice et meurt diacre à vingt-neuf ans, jusqu’au commandant du Cassini, combien de grâces de vocation répandues autour de Clerc sur des officiers de tous les grades [7] ! Cela nous rappelle ce qu’il avait coutume de dire : a Nous sommes les enfants des Saints ; nous surtout Français, plus réellement peut-être qu’aucun autre peuple de la chrétienté, et il est peu d’entre nous qui n’aient dans les veines du sang des Saints. »

Quand l’ardeur de ce généreux sang se rallume, nous sommes capables de tous les dévouements, de tous les héroïsmes. Si les lois, si les mœurs administratives de ce temps ne comprimaient pas l’essor de la vie chrétienne, sur ce sol d’une admirable fécondité et tant de fois arrosé du sang des martyrs, on verrait encore fleurir, sous une forme nouvelle, les grandes vocations monastiques et chevaleresques des vieux âges de foi. Ce serait la régénération, mieux encore la résurrection de la France.

 


[1] Nous avons parlé de M. C… au chapitre iii, page 92.

[2] Cette arme a passé depuis aux mains d’un capitaine de frégate, qui la garde comme une relique.

[3] Inutile de rappeler, si ce n’est peut-être en faveur de quelques profanes, que la sabretache est une espèce de sac plat qui pend à côté du sabre de certains cavaliers. M. C… se donnait beau jeu en s’attaquant à cette partie de l’équipement du hussard, dont l’utilité est assez contestable.

[4] Le P. Clerc venait de repasser sa philosophie à Vaugirard.

[5] Elle a été prononcée depuis.

[6] Chapitre III, page 123.

[7] Rappelons quelques noms. Le commandant Marceau, qui voulait se faire mariste, M. de Cuers, mort supérieur général des Prêtres du Saint-Sacrement. M. de G***, cet aspirant de marine ramené par le P. Clerc à la pratique et qui nous écrit de la Chartreuse de Reposoir. Nous pourrions y joindre M. l’abbé de Broglie, qui faisait partie de l’état-major du Solferino, en même temps que le commandant de Plas.

 

Notes additionnelles :

[a] Virgile – Énéide, II, 2, 274-275 :
« Ei mihi, qualis erat, quantum mutatus ab illo
Hectore, qui redit exuuias indutus Achilli,

Pauvre de moi ! dans quel état était-il ! Combien différent
du brillant Hector rentrant chargé des dépouilles d'Achille,

[b] « Celui qui s’abaisse sera élevé » Saint Luc, 14, 11

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