30/06/2013
VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 12)
CHAPITRE XII.
le p. clerc et ses élèves.
Nous n’avons pas tout dit sur le professorat du P. Clerc. Il faut voir les fruits : a fructibus eorum cognoscetis eos [1]. Oh ! c’est quelque chose d’aimable et d’attachant plus qu’on ne saurait croire. Professeur dévoué, dévoré du désir d’être utile à ses élèves, il a aimé et il a été aimé, il s’est donné et on s’est donné à lui, comme la jeunesse sait le faire, sans marchander et sans songer à se reprendre. Voilà ce que nous apprennent de nombreuses lettres qu’il avait conservées avec soin dans ses archives intimes, comme autant de témoignages d’un passé toujours cher. Ne lui était-il pas bien permis, au soir de ses journées laborieuses et pleines, de se reposer à l’ombre de ces jeunes et fraîches amitiés et de respirer le parfum qui s’exhalait du cœur de ses bien-aimés élèves ?
Nous l’avons respiré après lui et nous en sommes embaumés. Si étranger que nous fussions aux circonstances mentionnées dans ces lettres, dont les signataires nous étaient inconnus, nous n’avons pu nous défendre d’une émotion sympathique en pénétrant, beaucoup plus que nous ne l’avions d’abord espéré, dans la vie intime de cette classe dont le P. Clerc faisait ses délices et qui avait tant de ressemblance avec une famille bien unie.
Nous ne croyons pas être indiscrets en dérobant quelques pages à cette correspondance dont les plus graves confidences ne craignent pas le grand jour. Ce sont des fleurs cueillies dans le jardin du P. Clerc et dont nous lui voulons tresser une couronne. Il ne déplaira pas à ses anciens élèves que l’on apprenne par là que, s’il était pour eux toute tendresse, il n’avait pas, Dieu merci, affaire à des ingrats.
C’était en octobre 1861, époque de la rentrée des classes ; le P. Clerc avait professé l’année précédente le cours des marins (cours préparatoire à l’école navale), enfants d’une quinzaine d’années et les plus jeunes de toute l’école Sainte-Geneviève [2]. A peine arrivés, ils n’ont rien de plus pressé que d’aller se jeter dans les bras de leur excellent maître. Mais, hélas ! sa chambre est vide et on leur apprend qu’il a quitté la maison depuis quelques semaines ; il réside actuellement à Laval, où il passera plusieurs années. Quelle amère déception pour eux ! quels regrets ! quelles plaintes ! On eût dit qu’ils étaient victimes d’une trahison et qu’on avait perfidement profité de leur absence pour faire le coup. Comment le P. Provincial, auteur de ce changement, ne les avait-il pas consultés ? Puis, la première émotion passée, ils songent qu’il y a encore quelque communication possible entre Paris et Laval, et chacun de prendre la plume pour écrire à son ancien maître. Si j’en juge par les échantillons que j’ai sous les yeux, la poste eut fort à faire en cette fin d’octobre.
« Mon bon et cher Père, écrit celui-ci, je ne veux pas que les autres vous écrivent sans que votre petit gars (c’est un Breton) ne le fasse aussi, et que vous pensiez qu’il ne se souvient que de ceux qui sont présents. Je vous assure bien que je me souviendrai toute ma vie des bontés que vous avez eues pour moi. J’ai eu bien du regret d’être parti de Paris sans pouvoir vous dire à revoir ; si le P. P., qui m’a mené à la gare, ne m’avait pas empêché d’aller à votre chambre, je ne serais pas parti ainsi ; etc., etc. »
Tous lui tiennent à peu près le même langage, mais chacun s’estime redevable envers lui à des titres tout particuliers. « Mon Père, dit un autre qui se croit en retard, il est bien honteux pour moi d’être le dernier à vous écrire, vous qui m’avez donné tant de témoignages de bonté l’année dernière, quoique par moment vous me fissiez les gros yeux et qu’un pain sec complet ou accompagné de pruneaux me fît souvenir qu’on ne causait pas en répétition. Mais tout cela, je le sais, était pour me faire travailler et profiter le plus possible pour l’année suivante. Ce n’est qu’avec un profond étonnement mêlé de regrets que j’ai appris votre départ d’ici ; car après tous les rapports que nous avions eus ensemble, j’aimais bien mieux vous avoir que d’avoir le P. N…, que je ne connaissais pas... etc. »
Notons-le toutefois : on s’accoutuma au nouveau professeur, on se félicita de la solidité et de la clarté de son enseignement, et nul ne s’avisa de faire sa cour au P. Clerc en lui disant qu’il n’était pas bien remplacé.
En voici un qui mêle à l’expression de ses regrets une pointe de malice :
« Je n’ai pas besoin de vous exprimer tout le chagrin que j’ai éprouvé quand j’ai appris que vous nous aviez quittés. C’est malheureux pour nous, les marins ; mais je pense cependant que vous ne devez pas être fâché, non pas de nous avoir quittés, mais d’avoir quitté le métier de professeur, qui, à ce que l’on dit (je n’en puis pas parler d’expérience), ne doit pas être ce qu’il y a de plus amusant, surtout quand on a beaucoup d’élèves médiocres. »
Le compliment n’est pas des plus flatteurs pour messieurs les marins, mais l’observation, dans sa généralité, ne manque pas de justesse.
Le P. Clerc était-il donc perdu pour eux sans retour ? Non ; d’après les usages de la maison, on pouvait espérer le voir aux époques des examens semestriels, où il viendrait partager les travaux de ses anciens collègues. D’ailleurs Laval était sur la route de Brest, sur la route du vaisseau-école, et, une fois nommés élèves de marine, ses élèves, en se rendant à leur poste, avaient une belle occasion de le saluer au passage.
« Mon Père, écrit l’un de ces heureux concurrents qui vient de lire son nom dans la feuille officielle, vous devez connaître le résultat des examens ; aussi ma lettre a pour but de répondre à l’aimable invitation que vous me faites. Nous devons partir dimanche 28 septembre, par le train du matin qui arrive à Laval à 2 heures 13’. Ce sera pour moi un grand bonheur de vous voir, mais je ne voudrais pas que vous vous dérangiez à cause de moi si vous étiez occupé. » Le même écrira bientôt du vaisseau-école et donnera des nouvelles de ses camarades, en y joignant les noms et qualités des officiers du bord, la plupart anciens camarades du P. Clerc.
L’un des plus sensibles au départ inopiné qui excita tant de regrets, ce fut un nouveau venu, jusque-là élève de Vaugirard, lequel, par conséquent, ne connaissait guère le Père que de réputation, mais se faisait fête plusieurs mois à l’avance d’avoir à se préparer sous sa conduite à l’école navale. Employant courageusement une partie de ses vacances à se mettre au niveau du cours qu’il allait suivre, il soumettait à son futur professeur le règlement de ses journées, où le travail était sagement combina avec le repos et les distractions de la saison ; et après avoir donné cette preuve non équivoque de sa bonne volonté, il terminait en disant : « Cette lettre, mon Père, est sans doute bien sèche, bien froide et bien insignifiante par elle-même ; ce n’est pas le style d’un élève d’humanités ; mais du moins soyez persuadé du respect et du dévouement (puisqu’il n’a pu encore apprendre à vous connaître, c’est-à-dire à vous aimer) de votre fils reconnaissant et aimant, » Cela paraît un peu contradictoire dans les termes ; mais on voit que le cœur prenait les devants, tant il était sûr de son fait et reconnaissait d’avance le père dans le futur professeur.
Arrivé à l’école Sainte-Geneviève trop tard pour devenir son élève, il ne se croit pas quitte vis-à-vis de lui et lui écrit encore : « Mon Révérend Père, vous ne vous attendiez pas sans doute à recevoir quelques lignes de ma part. Cependant j’ai cru de mon devoir de vous remercier des bontés que vous aviez eues pour moi, et, en voyant tous nos condisciples me vanter votre bonté à leur égard, j’ai pensé bien faire en vous mettant un peu au courant de l’état où nous sommes. » Suit le compte-rendu de son travail de vacances, où il a fidèlement observé les instructions du P. Clerc. Mais le pauvre enfant ne tarit pas sur le chapitre de la bonté, et insistant sur ce que lui en ont dit ses nouveaux camarades : « H***, ajoute-t-il avec ingénuité, m’a parlé de vous d’une manière qui m’a fait bien plaisir, car j’ai compris que, dans les deux fois que je vous avais vu, je ne m’étais pas trompé et que vous étiez véritablement un bien bon Père. » Celui qui a écrit ces lignes est mort à vingt-trois ans enseigne de vaisseau. Tombé dès ses premiers pas dans la carrière qui souriait à sa jeune ambition, mais sans doute préservé par cette fin prématurée de la corruption du siècle, le peu que nous apprenons de lui nous attache à sa mémoire et nous le fait aimer comme il aimait lui-même l’excellent maître qu’il n’avait fait qu’entrevoir.
L’affection que le P. Clerc inspirait à ses élèves nous apparaît déjà intime, profonde, sérieuse, chrétienne par-dessus tout, est-il besoin de le dire ? Viennent les jours d’épreuve, ces jeunes gens sauront où chercher la consolation et trouveront tout naturel de lui confier non-seulement les petites déconvenues de leur vie d’écoliers, mais aussi les cruels échecs qui renversent leurs projets d’avenir et les pertes encore plus irréparables qui plongent leurs familles dans le deuil.
Voici une lettre que nous citons avec un vrai plaisir, ne pouvant douter que celui qui l’a écrite ne fût le digne élève d’un tel maître :
École Ste-Geneviève, ce mardi 23 octobre 1861.
« Mon bien cher et révérend Père,
« Je vous demande pardon de venir vous déranger, mais un motif bien puissant m’engage à vous écrire. Toute notre famille, et particulièrement mon bien cher père, vient d’éprouver un cruel malheur. Mon grand-père, le père de mon père, vient de mourir subitement, sans avoir eu le temps de faire aucune préparation pour ce terrible passage. Ce cher grand-père est mort lundi dernier 17 octobre, l’on ne sait à quelle heure, puisque c’est en entrant le matin dans sa chambre que le domestique l’a trouvé inanimé et étendu sur le sol. La veille de sa mort il avait été aussi gai, aussi en train que les autres jours ; il avait reçu une visite de deux heures, avait joué au billard et était resté jusqu’à dix heures du soir, riant et jouant aux cartes. Hélas ! il ne pensait point au cruel malheur qui allait nous frapper. Il est à croire qu’il n’aura pas eu un instant d’agonie et qu’il ne se sera pas senti mourir ; car après sa mort, lorsqu’il a été replacé sur son lit, ceux qui ont eu le bonheur de le voir m’ont dit qu’il ressemblait à un beau vieillard endormi. La figure était calme et ses traits nullement altérés ; il se sera levé pour prendre quelque chose dans sa chambre, et il sera tombé frappé d’un coup d’apoplexie foudroyante. Cette mort est bien affreuse et bien cruelle pour lui comme pour ses enfants, qui n’ont pu recevoir ni ses derniers conseils, ni sa dernière bénédiction. Papa l’avait vu il y a seulement quinze jours, et ma tante ne l’avait vu pour la dernière fois qu’il y a un mois ; quant à mon oncle, il était avec mon grand-père, mais il n’a pas eu plus de consolation que les autres, puisque, après l’avoir laissé bien portant la veille, il devait le retrouver sans vie, sans avoir eu un mot de consolation ou d’adieu de sa part. C’est bien terrible aussi et bien cruel pour moi, car je ne saurais vous dire toute l’affection que je portais à ce bien-aimé grand-père ; mais enfin, au milieu de toutes ces angoisses, nous avons quelque sujet de consolation et d’espérance en la miséricorde de Dieu. Mon grand-père était heureusement très-pratiquant depuis l’âge de soixante-douze ans, âge auquel il a fait seulement sa première communion. A partir de cette époque, il n’a pas manqué une seule confession ni une seule communion, et il a été toujours environné de familles pauvres dont il faisait le bonheur. Tout ceci nous fait espérer que Dieu l’aura appelé à lui pour le récompenser de sa vie si pleine et si honorable. Cette mort, quoique bien affreuse, est peut-être encore un coup de la grâce de Dieu, qui a voulu épargner à mon cher grand-père les souffrances et les angoisses de la mort, que ce cher parent craignait si fortement. Enfin, nous espérons fermement et nous prions aussi bien ardemment pour le repos de son âme. Je vous demanderai donc, mon bien cher Père, de vouloir bien dire une messe pour lui et de ne pas l’oublier dans vos prières quotidiennes. Nous le recommandons tout particulièrement à vous dont les prières sont si puissantes auprès de Dieu.
« Votre enfant bien-aimé,
« R. P. L. »
Il est inutile d’insister sur les sentiments qui ont dicté cette lettre, signée d’un des noms les plus respectés de la haute bourgeoisie parisienne.
Mais quel est ce jeune malade, mûri avant le temps par la souffrance, qui expose avec tant de candeur l’état de son âme et qui date ses lettres d’une petite ville de la Côte-d’Or ?
Nous avions vainement cherché son nom dans l’Annuaire de l’école Sainte-Geneviève, et nous nous demandions où il avait puisé une foi si fervente, lorsque nous eûmes la pensée d’écrire à M. le curé-doyen de S***, entre les bras duquel, selon toute probabilité, il avait rendu le dernier soupir.
Dès lors tout s’est expliqué, et des lettres du P. Clerc, conservées au sein d’une famille en deuil, nous parvinrent bientôt et nous apprirent à quelle direction efficace et sûre il soumettait cette âme prédestinée à la croix et à la couronne d’innocence.
Louis (nous tairons le nom de sa respectable famille), devenu de bonne heure élève du collège de Montgré, dirigé par les Pères de la Compagnie de Jésus, avait voué à ses maîtres une affection qui ne s’est jamais démentie. Sui- la fin de ses études, éprouvant un grand attrait pour la vie religieuse, il résolut d’entrer au noviciat et ne se laissa détourner du but qu’il poursuivait avec ardeur ni par les railleries de certains amis, ni par l’opposition formelle de son père. Ce père crut qu’il aurait raison de sa constance en le lançant malgré lui dans le monde, et il exigea qu’il fît son cours de droit. Par les conseils de M. le curé de S***, Louis demanda qu’il lui fût au moins permis d’aller étudier à Paris, où il aurait plus de liberté pour fréquenter la maison des Pères et leur confier les intérêts de son âme. C’est là qu’il rencontra le P. Clerc, et l’on peut juger de l’accueil qu’il reçut par ce petit mot qu’il a précieusement gardé jusqu’à la mort :
« Mon cher enfant, vous jouez encore à cache-cache ; puisque vous ne m’avez point attrapé, vous devriez continuer à me chercher. Je vous avais déjà, la semaine dernière, accordé ce que vous me demandez, je vous le répète donc, mais je ne vous dispense pas de me trouver lorsque vous viendrez à la maison pour cela, et que je ne suis pas sorti.
« Votre très-affectionné en N. S.
« Al. Clerc. s.j.
« 12 Juin 1867, Paris. »
Au mois de novembre, Louis est dans sa famille, et il écrit à son tour :
« Mon Père, depuis que j’ai quitté Paris, ma pensée est allée bien souvent vous trouver. Que de fois je vous ai rendu de ces visites charmantes, où vous me prodiguiez tous les trésors de votre amitié, de votre science et de votre piété. J’ai conservé de ces heureux instants le meilleur des souvenirs, et mes regrets de les avoir perdus deviennent tous les jours plus amers. Je voudrais vous dire quelle reconnaissance je vous garde pour vos bontés, pour votre dévouement sans bornes, votre inépuisable charité. Mais j’aurais honte de vouloir m’acquitter envers vous, par des remercîments stériles, de la dette que j’ai contractée. Je veux rester toute ma vie votre débiteur, parce que je ne pourrai me libérer complètement que là-haut. En attendant, je prierai Dieu de vous rendre au centuple cette douce paix que vous m’avez donnée, ces consolations que vous n’avez jamais refusées à mes importunités, enfin tous ces profits spirituels que j’ai retirés de vos bons avis, de votre excellente direction. »
Pauvre jeune homme ! atteint d’un mal inconnu, il ne se sent pas assez fort pour faire le voyage de Paris ; tout au plus espère-t-il aller à Dijon, dans un mois, reprendre, s’il est possible, ses études interrompues.
« Mon cher et bien cher enfant, reprend le P. Clerc (lettre du 16 décembre 1867), qu’est-ce donc que cette mauvaise santé-là, et n’allez-vous pas enfin prendre le dessus comme il convient à un homme ? Est-ce une maladie nouvelle ou une suite de celle de l’an passé ? Vous ne m’en dites pas assez ; je crains que ce ne soient encore vos entrailles. On ne sait trop comment atteindre un mal si profond, et il jette un grand trouble partout, même lorsqu’il n’est pas très-violent. Je crois à l’efficacité des eaux contre ces maladies : pensez-y pour la saison prochaine ; — et aussi à celle d’un bon régime : une vie bien régulière et de l’exercice corporel. »
Suivent des conseils d’hygiène qui témoignent du plus tendre intérêt.
« Ayant quitté ce mauvais Paris, poursuit-il, vous n’auriez pas dû être malade ; peut-être avez-vous emporté le germe du mal ces deux dernières années. Je voudrais pourtant vous y revoir. Faudra-t-il attendre 1869 ? Autant dire l’an quarante. S’il s’agit d’un séjour dépendant d’un grand projet, vous ne le dites pas ; et en vérité votre lettre est trop courte et me laisse tout à demander.
« Je dis tout, c’est trop, c’est prendre un ton grognon mal à propos, car votre bonne petite lettre me dit que vous m’aimez. Il n’y a rien de si doux que de savoir que notre amour est payé de retour. Je vous aime trop tendrement, bien cher enfant, pour ne pas recevoir une grande joie de l’expression de votre affection.
« Que vos visites m’étaient agréables et que mon cœur se plaisait à recevoir les communications du vôtre ! Il n’y avait pas seulement pour moi le plaisir et la douceur d’une vive affection satisfaite ; il y avait encore la joie de vous aider dans vos bonnes intentions et de rassurer une conscience délicate et alarmée. Que votre désir de la vérité, votre docilité, votre confiance me donnaient de consolation ! Cher et bien cher enfant de mon cœur, que Dieu vous bénisse et vous conserve dans la ferveur et la fidélité.
« Je me porte à merveille et enseigne de plus en plus les mathématiques ; notre école de la rue des Postes prospère parfaitement. Je ne saurais vous dire combien nos élèves, surtout ceux de la première division, sont excellents : travail, docilité, piété, sont presque au delà de mes désirs ; je crois qu’on ne désire guère ce que l’on n’espère pas, et je crois que mes espérances sont dépassées. Après la grâce de Dieu, c’est à la prudence, à la piété et à la fermeté de notre Père Recteur (le P. Ducoudray) que nous le devons.
« Adieu, mon cher enfant, j’aurai une grosse intention pour vous jeudi prochain et le jour des saints Innocents. Je vous embrasse ici, et je vous aime bien dans le Sacré Cœur de N.S.
« Al. Clerc, s.j. »
Au printemps de l’année suivante le jeune malade croit renaître ; il vient, dit-il, d’être délivré de son terrible ennemi, le ténia ou ver solitaire, et il s’empresse de faire part de cette heureuse nouvelle au digne ami dont il tient à calmer les tendres inquiétudes. Celui-ci avait commencé une lettre où il lui prodiguait les conseils pour hâter sa guérison ; elle se termine par l’expression de la joie la plus vive. « Oui, vous allez redevenir alerte, gai, vigoureux, et je vous verrai dans la fleur de la jeunesse. Je remercie assurément Dieu de bon cœur, pour m’avoir conservé et guéri mon cher enfant ; mais de plus je dirai la messe en action de grâces pour ce bienfait, et afin que vous puissiez vous y joindre, je la fixe au dimanche 24 mai, fête de Notre-Dame Auxiliatrice.
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« Enfin, vous voulez une lettre pour l’Ascension, vous l’aurez aussi, et si vous aviez demandé qu’elle vous portât toutes mes amitiés, tous mes souhaits, toutes mes bénédictions pour vous, elle aurait tout cela puisque je l’y mets, et encore cette parole de Notre-Seigneur : vado parare vobis locum [3], pour vous occuper le jour de jeudi que vous passerez dans votre chambre. »
Un mois entier s’écoule et les forces du pauvre enfant ne sont pas encore revenues. Il écrit cependant (lettre du 23 juin 1868) :
« Mon Père, votre bonne lettre du mois dernier m’a fait un si grand plaisir que c’est à vous que j’adresse les premières lignes que je peux écrire. J’ai été secoué bien fortement par l’ennemi que vous savez, et pour m’en délivrer, il m’a fallu lui livrer un si rude assaut que je suis encore aujourd’hui à peine convalescent. Mes forces commencent seulement à revenir et elles ne me permettent de vous écrire que quelques mots fort insignifiants par leur laconisme. Mais au moins je vous aurai remercié, je me serai recommandé de nouveau à vos prières et je vous aurai renouvelé l’expression de mes sentiments les plus vifs d’affection et de filial dévouement, etc.
« Votre enfant en N. S.
« Louis C. »
« Mon cher Louis, répond le P. Clerc (lettre du 2 juillet 1868), vous m’étonnez et vous m’affligez en m’apprenant le rude combat que vous avez livré. Je ne croyais pas qu’il fût si long ni si terrible, et j’imaginais que la difficulté était plutôt de reconnaître l’ennemi que d’en triompher. C’est plus d’un mois Qui s’est passé depuis l’Ascension jusqu’au 23 juin, et pendant que vous étiez en proie à de grandes souffrances et aussi menacé dans votre vie, j’étais dans la confiance que votre convalescence, déjà décidée, marchait à une heureuse guérison.
« Au moins cette fois êtes-vous bien débarrassé de la tête de l’hydre ? Ses terribles crochets ont-ils lâché prise ? A votre âge, on revient vite à la santé, et, entouré comme vous l’êtes de soins et d’affections, votre bonheur de revenir à la vie, si profond en lui-même, recevra de nouveaux charmes du chemin qui vous y conduira et des mains qui vous soutiendront.
« Oh ! je suis bien sûr que vous avez été patient et résigné, doux, si je puis dire, envers la souffrance. Il est peut-être plus difficile de se garder dans la convalescence de l’exigence et de la sensualité. Sauriez-vous voir autour de vous, empressées, attentives, une mère, une sœur, sans réclamer, sans provoquer leur dévouement ? Ce serait mieux de l’attendre doucement et quelquefois de s’en défendre.
« C’est difficile aussi de savoir borner les soins multipliés, minutieux, de notre corps, de notre santé, à ceux qui sont nécessaires (c’est là un devoir), ou même utiles (ce qui est encore dans l’ordre), sans rechercher toutes les délicatesses propres seulement à satisfaire notre sensualité.
« Si je vous fais ainsi de la morale (opportune, importune, comme dit saint Paul), c’est que je sais bien à qui je m’adresse, et mes condoléances, non plus que mes espérances, adressées au cœur de l’ami, ne suffiraient pas au cœur de mon cher fils en Notre-Seigneur.
« Ne manquez pas, dès que vous pourrez aller jusqu’à l’église, de faire la sainte communion. Pour moi, je dirai la sainte messe pour vous en action de grâces, et aussi à l’intention de votre pleine et prompte guérison, le jeudi 8 juillet.
« Je vous reverrai donc comme renouvelé, comme ressuscité, avec une vie nouvelle, plus forte, plus robuste, et aussi avec une âme perfectionnée par la souffrance.
« Oh ! mon bien cher fils, tout est bon pour ceux qui aiment Dieu : Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.[a] Je crois bien ! Dieu, qui est bon même envers les méchants, a une providence tout affectueuse et paternelle pour ceux qui l’aiment.
« Quand on attend tout, qu’on reçoit tout de sa main, peut-il y avoir dans notre destinée quelque chose de funeste ? Non, ni la maladie, ni la mort. Il vous destine au ciel et il vous y conduit par le chemin qu’il vous faut. »
Quelle force et quelle douceur à la fois ! Le jeune homme était digne de ces conseils, qui venaient bien à propos, comme on va le voir, à la veille des suprêmes épreuves qui lui étaient réservées.
Une lettre, la dernière de Louis, écrite à deux reprises le 10 et le II septembre, nous rappelle les accents plaintifs du roi Ezéchias : « Au milieu de mes jours j’arrive aux portes du tombeau. [4] »
« Mon bon Père, il y a des siècles que je ne vous ai écrit et, pendant tout ce temps, Dieu sait combien de fois j’ai pensé à vous. J’étais encore jusqu’à ces jours incapable de tenir une plume. Ma santé a traversé bien des épreuves et je ne sais guère comment je suis encore en ce monde. J’essayerai pourtant de vous le dire en reprenant haleine plusieurs fois s’il le faut.
« Je n’ai pas oublié que vous m’avez offert de continuer à être mon guide spirituel ; je ne sais si vous avez compris que j’ai accepté. Mais sans aucun doute, votre dernière lettre renfermait des conseils si précieux, si bien appropriés à mes besoins, que Dieu seul avait dû vous les inspirer.
« Je viens vous en demander encore, mon bon Père ; si vous saviez comme vos bonnes paroles me font du bien !
« J’ai un grand remords. Voici tantôt mon neuvième mois de maladie. Quelle grâce c’est là que Dieu a voulu me faire ! Mais j’en ai si peu profité que j’ai conservé religieusement tous mes défauts, Et je ne suis pas plus prêt à mourir qu’au premier jour. Mon Dieu, pardonnez-moi ! Mon Père, aidez-moi ! Il faut que je sois prêt à mourir. La mort est à ma porte, il faut que je me sauve à tout prix. »
Là s’arrête le pauvre malade, n’en pouvant plus ; mais le lendemain il ajoute :
« Je ne suis plus qu’un squelette. Les personnes qui ne m’ont pas vu depuis quelque temps ne me reconnaissent plus. » Puis il énumère ses misères, — misères de la maladie accrues encore par les remèdes, — et il sollicite de la manière la plus touchante le secours dont il a besoin pour soulever le poids qui l’accable et se tourner vers Dieu seul avec un cœur confiant et soumis.
Fut-il répondu à cette lettre ? Quelques mots tracés au dos et sur les marges indiquent le sens de la réponse que le P. Clerc devait faire ; mais cette réponse ne s’est pas retrouvée, et qui sait si la mort, plus prompte, ne l’a pas prévenue ?
Mais nous avons la certitude que la mort fut douce à cette âme privilégiée, si douce elle-même et si humble. Témoin de son passage à une vie meilleure, M. le curé de S*** nous écrit : « Cette belle âme était mûre pour le ciel. » Et faisant allusion à sa vocation et à ses désirs de vie religieuse, il ajoute : « Dieu ne voulut pas vous prêter notre cher Louis, comme il vous avait prêté son modèle, Louis de Gonzague. »
Il est vrai, le vertueux jeune homme n’a pu franchir le seuil du noviciat et il n’a pas reçu de nous, avant de mourir, le doux nom de frère. Mais Dieu, en le retirant du monde, qui n’était pas digne de lui, l’a placé au ciel dans !e chœur virginal des Louis de Gonzague, des Stanislas Kostka et des Berchmans, et c’est là que le P. Clerc a retrouvé son cher enfant pour ne plus le perdre, lorsqu’il est allé à son tour prendre possession de la gloire qu’il avait conquise au prix de son sang.
Revenons, une fois encore, à ses chers petits marins, qui eurent tant de part à sa sollicitude, excitée sans doute par le souvenir des dangers qu’il avait courus lui-même dans la carrière où il les voyait entrer si jeunes, si innocents parfois, mais toujours si dépourvus d’expérience [5].
Nous avons remarqué l’un d’entre eux, objet, évidemment, de la part de son professeur, d’un intérêt tout particulier, et dont la correspondance, commencée à l’école Sainte-Geneviève, se poursuit sur Je vaisseau-école et bien au delà, toujours filiale Et confiante, à travers les vicissitudes de sa vie de marin. Pour n’être pas indiscret, nous lui avons demandé la permission d’user de ses lettres ; il a voulu les revoir, et, en nous les rendant, il nous remercie avec effusion du bonheur que nous lui avons procuré. « En parcourant ces pages, je me suis revu, nous écrit-il, à l’époque la plus heureuse de ma jeunesse. J’ai vécu à nouveau, pendant le court espace d’une heure, ces deux années de mon séjour à la rue des Postes, années si rapides, si remplies et si fécondes. J’ai retrouvé mes camarades d’autrefois et mes professeurs, tous des amis. »
Et là-dessus, ses souvenirs revenant en foule, il a laissé courir sa plume. Pourquoi ne pas associer le lecteur au plaisir que nous avons éprouvé en lisant ces pages pleines d’une émotion sincère ? On y verra le P. Clerc tel qu’il apparaissait à ses élèves, dans la spontanéité et l’abandon de son aimable et charmant caractère. Celui auquel nous cédons la parole sortait de Sainte-Barbe et arrivait à l’école Sainte-Geneviève encore enfant ; il a été depuis enseigne de vaisseau ; aujourd’hui, rentré dans la vie civile, il a son foyer où nous lui souhaitons des fils qui lui ressemblent. L’homme a gardé les bons sentiments de ses jeunes années, et c’est encore le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à la mémoire de son cher et vénéré maître.
« Me voici, nous écrit-il, frappant pour la première fois à la porte de l’école et venant timidement demander une place parmi les enfants de la maison.
« C’était aux vacances… La ruche était silencieuse. Dans le fond des grands corridors passent et disparaissent des robes noires... puis, d’autres robes noires qui me semblent de gigantesques ombres.
« Faut-il le dire ? (bah ! à quatorze ans !) j’avais presque peur. Tout à coup je me trouve en présence du supérieur, le R. P. Turquand. Cette belle figure encadrée de cheveux blancs imposait le respect ; le calme et la sérénité s’y reflétaient et cette vue faisait du bien. Que me dit-il ? que répondis-je ? Je ne l’ai jamais bien su, troublé comme je l’étais ; tout ce que je compris, c’est que j’allais passer un examen.
« Oh ! pour le coup, toutes mes frayeurs me revinrent. Le Père supérieur me fit conduire dans une salle d’étude ; la porte se ferme ; j’avais devant moi un immense tableau, à côté de moi une de ces robes noires comme celles que j’avais aperçues dans les corridors. Je baissais les yeux, n’osant regarder ni la robe ni le tableau, lorsque j’entendis une voix bien timbrée, bien franche : « Eh bien, mon enfant, vous voulez donc être des nôtres ? »
« J’étais peu habitué à ce ton de bienveillance dans les collèges que je quittais. Ces mots : « mon enfant, » si nouveaux pour moi, me firent une singulière impression ; j’eusse voulu trouver des paroles pour remercier celui qui les avait prononcés. Mais rien ne venait. Celui-ci continuait cependant, me questionnant avec affabilité sur ce que j’avais fait jusqu’alors : quels étaient mes goûts, mes plaisirs, etc. Il ne me demandait pas si j’étais fort en mathématiques ; on n’exigerait de moi, disait-il, que de la conduite et de la bonne volonté ; on répondait du reste…
« A mesure qu’il parlait, je me sentais plus rassuré. Je levai les yeux : je n’ai jamais vu de visage plus ouvert, plus loyal. Le front était haut, le regard plein d’intelligence ; je me sentis eh présence d’un homme supérieur ; mais ce qui dominait dans cette physionomie, c’était la bienveillance, la bonté ; elle y éclatait partout. Je me sentis attiré par une sympathie extraordinaire. J’ignore quelle impression je produisis alors, mais la conversation prit insensiblement un tour plus empreint de bienveillance d’une part, de confiance et d’abandon de l’autre. Je dis conversation, lisez confession ; au bout d’une demi-heure j’avais vidé mon cœur.
« Et quand ce fut fini, le Père, me prenant par la main, me reconduisit chez le Père supérieur ; il lui dit quelques mots à voix basse et sortit en me souriant. Le P. Turquand m’apprit alors que le P. Clerc consentait à m’admettre dans sa classe et qu’à compter Se ce jour, je faisais partie de la maison.
« J’étais ravi. Mais ce qui me réjouissait le plus, c’était de penser que j’allais être dans la classe du P. Clerc ! de ce Père que je venais de quitter... que je pourrais le voir et l’entendre chaque jour.
« Tel il m’est apparu dans cette première entrevue, tel je l’ai toujours trouvé depuis : droit, simple et indulgent. Nous autres, « les enfants », comme il disait, nous l’adorions. Quelle joie quand, en dehors des classes, il venait se mêler à nous, et comme on l’entourait ! Descendait-il dans la cour pendant une récréation, aussitôt on courait à lui, on voulait lui parler, on s’arrachait une de ses réponses. Parfois, il était obligé de se fâcher pour qu’on continuât de jouer : alors il menaçait de quitter la cour. Le plus souvent il feignait de prendre un intérêt immense à une grande partie de balle ou de gymnastique. Oh ! alors c’était un mouvement, un entrain incroyable ; c’était à qui ferait les plus beaux coups, risquerait les tours les plus périlleux.
« Plus tard, quand il quitta la classe, épuisé par la fatigue, le travail (aussi les macérations de toutes sortes, car cet homme si bon pour les autres était impitoyable pour lui-même), ce fut une consternation générale, lorsque, en revenant de vacances, on apprit que le P. Clerc était parti. J’en sais qui ont versé des larmes bien sincères. »
Bientôt le cœur déborde et notre cher correspondant se rappelle, ici ses camarades tombés sur le champ de bataille, là ses maîtres immolés par la Commune : « P. Clerc, P. Ducoudray, s’écrie-t-il, chères et saintes victimes, est-ce ainsi que vous deviez couronner une vie d’abnégation et de dévouement ?
« O mon Père Clerc ! vous me disiez souvent jadis : « Plus tard, quand je ne pourrai plus élever des jeunes gens et en faire des Français et des hommes de bien, le désir le plus cher à mon cœur serait d’être envoyé, missionnaire en Chine, mourir pour mon Dieu et sa sainte religion ! » Ah ! qui eût pu prévoir que ce vœu serait si tôt accompli ! »
J’ai laissé parler l’homme, et certes on ne m’en saura pas mauvais gré ; mais revenons maintenant de douze à quatorze ans en arrière, et voyons comment l’enfant s’exprimait après ce cruel départ du P. Clerc.
Après quelques excuses motivées par un contre-temps qui l’a jusque-là empêché d’écrire : « J’espère bien, dit-il, que si vous venez à Paris cette année, ou si je retourne à Angers l’année prochaine, nous pourrons nous voir. J’aurais tant de plaisir à vous dire de vive voix combien je vous suis reconnaissant de toutes les bontés dont vous m’avez comblé pendant toute l’année qui vient de s’écouler ! Mais d’ailleurs je dois vous dire que je ne suis pas le seul qui fous ait regretté et que chaque élève a fait une piteuse mine en apprenant que vous aviez quitté tous vos enfants. »
Suivent des détails sur les changements dans le personnel de la maison, sur le nouveau professeur, qui ne badine pas, sur le travail auquel on se met de tout cœur, non sans espoir de succès. Le P. Clerc n’a-t-il pas promis qu’on réussirait ?
Dans la lettre suivante, le jeune correspondant, qui est enfant de chœur, ne tarit pas sur les cérémonies de la fête de la Toussaint ; ce qui prouve, par parenthèse, que l’on peut trouver là une innocente et agréable diversion à des études bien arides et qui ne disent rien au cœur. Puis il ajoute : « Enfin, mon cher Père, vous me demandez des détails ; que vous dirai-je ? Que j’ai beaucoup grandi et ensuite que je pense déjà au moment où il me faudra quitter cette maison. Je prévois que j’aurai un bien grand chagrin, car c’est la première fois que je me suis senti aimer ceux avec qui je vivais et que je me sentais aimé aussi. Car enfin qu’est-ce qu’un collège ? Une réunion d’individus qui viennent là pour faire leurs classes et qui se croient obligés de rompre en visière à tout le monde. Ici, au contraire, outre que les élèves sont dans de bons rapports entre eux, les Pères font de leur côté tout ce qu’ils peuvent pour se faire aimer de leurs élèves. Comment la concorde ne règnerait-elle pas dans la maison ? Mais c’est vous, mon bon Père, que je dois remercier et aimer par-dessus tous ; car, paria que j’étais, c’est vous qui, le premier, m’avez appelé à vous ; aussi, croyez-le bien, je vous en serai toujours reconnaissant et, de loin comme de près, je mêlerai toujours votre nom dans mes prières parmi ceux qui me sont les plus chers. Mais ne viendrez-vous donc pas à Paris ? etc., etc. »
Quelques lignes de la lettre suivante :
« Quand donc pourrai-je dater mes lettres du Borda ? Quand pourrai-je les terminer par ces mots pompeux : Fait en rade de Brest, à bord du vaisseau-école. Il faut attendre, n’est-ce pas, cher Père, et surtout travailler ; je fais l’un et l’autre. »
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« Vous nous recommandez, cher Père, de vivre en bonne intelligence et union les uns avec les autres ; je vous assure que cette recommandation est superflue cette année. Que vous seriez content de voir vos enfants ne former qu’un seul tout à la gymnastique et aux autres jeux ! »
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« Peut-être, cher Père, avez-vous été étonné de m’entendre dire que j’avais lu la lettre de P. Mais il faut que je vous dise qu’on s’arrache vos lettres, il s’en fait une consommation effrayante. Aussitôt que l’un de nous a reçu une lettre de vous, elle court toute la division ; on fait cercle pour l’entendre ; puis, des élèves, vos ordres du jour vont quelquefois chez les Pères. Ne soyez donc point avare, cher Père, de vos bonnes lettres toujours remplies de conseils et encore plus d’affection. »
L’enfant va entrer en retraite ; il réclame une messe à son intention, et cela du ton le plus pressant. Après la fête de Noël, nouvelle description d’une belle solennité religieuse avec cette réflexion finale : « Je vous assure, cher Père, que c’est un spectacle bien touchant de voir tous les élèves, tout le collège approcher de la sainte Table dans les grandes cérémonies. » Et ainsi de suite, toute l’année, grâce à cet aimable correspondant, l’ancien professeur saura tout ce qui arrive à ses chers enfants, leurs progrès plus ou moins rapides, la place de chacun dans le classement trimestriel, le découragement de celui-ci, la maladie d’un autre, etc., etc. Puis arrive le jour tant souhaité où une première lettre porte cet en-tête : Borda, Rade de Brest, et débute de la manière suivante : « Mon cher Père, vous avez su que j’avais été reçu et je viens vous rendre la part qui vous revient dans mon succès.
Si en effet vous n’aviez cessé de m’encourager au travail et si vous ne m’aviez pas constamment montré une bonté vraiment paternelle, j’eusse été rebuté dès la première année, et je ne pourrais aujourd’hui dater ma lettre du Borda. Acceptez donc l’assurance de ma grande reconnaissance, et joignez à toutes vos bontés le pardon de ma négligence. »
Un peu plus loin nous lisons dans la même lettre :
« En arrivant ici, j’ai été voir les RR. PP. Jésuites. J’ai fait connaissance avec le P. L. ; c’est lui qui m’a donné mon correspondant, car je ne connaissais personne. Malgré ma joie, je n’ai pas été faire mes adieux au P. C. (son professeur de l’école Sainte-Geneviève) sans quelque tristesse de quitter cette maison où j’avais passé deux années, sans contredit les meilleures de ma vie. » A bord du vaisseau-école, la correspondance se poursuit pleine de détails sur les anciens élèves du P. Clerc, qui continue à veiller sur eux de loin comme de près. Ainsi, — heureuse rencontre ! — il se trouve que l’ancien commandant du Cassini est maintenant en rade de Brest à bord du Turenne, placé sous ses ordres ; voilà un ami sûr pour ces chers enfants, et cet ami s’empresse de tenir auprès d’eux la place du P. Clerc. « Laissez-moi vous remercier, écrit-on à celui-ci, d’une connaissance que vous m’avez fait faire, et qui pour moi est bien précieuse. Je veux parler de M. de Plas. C’est un homme bien charmant et bien distingué, un vrai officier de marine. Plusieurs fois il nous a envoyé sa baleinière, à D..., P..., T... et moi, et nous avons dîné à bord du Turenne et passé une soirée délicieuse. »
Encore une citation, et ce sera la dernière, empruntée à une lettre datée du Magenta. Dans un voyage à Paris, l’aspirant de marine a revu quelques instants la maison de la rue des Postes, il y a retrouvé le P. Clerc, et cette visite a ravivé en lui des sentiments qu’il ne peut taire : « En parcourant avec vous cette maison où j’ai passé deux années si calmes et si joyeuses, je me suis cru plus jeune de trois ans. Je me revoyais livré tout entier à ces graves occupations qui, seules alors, avaient le privilège de m’empêcher de dormir, la balle et surtout la gymnastique. Que de fois, alors que vous vous efforciez de faire entrer dans ma tête une démonstration importante, mon esprit rebelle rêvait un nouveau saut périlleux !
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« Que de fois, depuis que je l’ai quittée, j’ai eu à regretter cette maison hospitalière au sein de laquelle la robe si sévère du prêtre a fait si bon accueil à l’uniforme quelque peu taché du petit Barbiste ! Le gamin est devenu jeune homme. Le jeune homme s’est-il fait homme ? Je l’ignore (peut-être vous pourriez le dire, mon bon Père, vous qui le connaissez si bien) ; mais ce que je sais, c’est que du gamin il ne reste que le souvenir et l’attachement pour ceux qui lui ont si cordialement tendu la main. »
Nous n’ajouterons rien ; de pareils témoignages, rendus en si grand nombre dans l’abandon et le laisser-aller du commerce le plus intime, peuvent se passer de commentaire. Où sera la sincérité si elle n’est pas là ? On est tenté d’appliquer cette parole de l’Écriture : ex ore infantium... perfecisti laudem[b]. Oui, vraiment, des bouches d’enfants ou de très-jeunes gens, des lèvres encore étrangères au déguisement et à la flatterie, ont pu seules donner à ces éloges, que je n’ai fait que recueillir, cette parfaite vérité et aussi ce charme.
Mais nous ne terminerons pas ce chapitre, consacré au P. Clerc et à ses élèves, sans mentionner ceux d’entre eux qui, après l’avoir tant aimé, ont prouvé, en mourant pour l’honneur et la défense de leur pays, qu’ils avaient su admirablement comprendre cette âme héroïque et mettre leurs sentiments au niveau des siens.
Le premier est Roland du Luart, qui tomba frappé de trois balles à Etla, près d’Oajaca, pendant la campagne du Mexique où il avait déployé la plus brillante valeur (18 décembre 1864). En apprenant l’arrivée du corps de son fils à Saint-Nazaire, le comte du Luart réclama aussitôt la présence du P. Clerc, qu’il invitait à prononcer quelques mots à la funèbre cérémonie. « Il n’y a que trop de leçons renfermées dans ce cercueil, » répondit le P. Clerc, et il s’empressa de satisfaire aux pieux désirs du père et de la mère de son cher Roland.
Trois autres ont arrosé de leur sang la terre de France envahie par l’étranger.
À Gravelotte (16 août 1870), Louis Couturier, officier d’ordonnance du général Bataille, qui, le bras traversé par une balle, n’en continuait pas moins son service sous le feu de l’ennemi, lorsqu’un obus éclata sous le ventre de son cheval, qui fut tué, en même temps que lui-même tombait grièvement blessé au bas ventre. Emporté à l’ambulance, il mourut deux jours après, ayant reçu avec piété les derniers sacrements et pressant le crucifix sur son cœur.
A Fréteval (14 décembre 1870), Maurice de Boysson, qui avait cinq frères sous les drapeaux dans cette lamentable guerre : un autre a succombé en même temps que lui. Enseigne de vaisseau, Maurice venait de faire la triste et inutile campagne de la Baltique, lorsqu’il rencontra à Cherbourg son ancien professeur. « J’ai le regret, écrivait-il à ses parents, de ne pouvoir suivre la retraite qu’il donne, mais je vais le voir souvent et je crois que nous sommes fort contents l’un de l’autre. » Il marchait à la tête d’une compagnie de fusiliers marins dans cette héroïque affaire de Fréteval, où le commandant Collet tomba le crâne fendu, et Maurice à ses côtés, la poitrine traversée par une balle.
Enfin à la sanglante bataille du Mans (11 janvier 1871), Maurice du Bourg ; un héros de Castelfidardo et de Mentana, accouru des premiers à l’appel de Pie IX et resté, jusqu’au 20 septembre, fidèle au noble drapeau pontifical. Il menait au feu ses chers zouaves, devenus les volontaires de l’Ouest, lorsqu’il fut frappé d’une balle au front au moment où il essayait d’emporter le plateau d’Avours occupé par les Prussiens. Par ses vertus chrétiennes comme par sa bravoure chevaleresque, vraiment de la race des Cathelineau, des Lescure et des Bonchamp.
Tels furent les élèves du P. Clerc. Je ne parle, bien entendu, que des morts.
Pour ceux qui, grâce à Dieu, sont encore aujourd’hui pleins de vie et d’avenir, je leur dédie ces pages, dont ils m’ont fourni la matière et où plusieurs se reconnaîtront. Puissent-elles avoir pour tous le charme qui s’attache au souvenir des jours heureux et purs, raviver, s’il en était besoin, leurs meilleurs sentiments, les exciter au bien par l’exemple de ces chers morts, et surtout ne devenir jamais, pour aucun d’eux, un reproche.
[5] Dans la seconde période de son professorat (1867-1869), le P. Clerc fournit aussi des élèves à l’école centrale. Mais ces jeunes gens, ne s’éloignant pas de Paris, venaient le voir et ne lui écrivaient pas. Ils ont donc laissé peu de traces dans le dossier de sa correspondance.
Notes additionnelles :
[a] « Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, (…) », Saint Paul, Épitre aux Romains, 8, 28.
[b] « Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem propter inimicos tuos,
ut destruas inimicum et ultorem. » (Psaume 8, 3)
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