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29/06/2013

VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 8)

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CHAPITRE VIII.

 

une conversion à bord du cassini.

 

 

Pendant sa longue campagne dans les mers de Chine, ayant toujours son centre de station à Macao, le Cassini alla mouiller trois fois dans le port de Chang-haï : en juin 1852, en mars 1853, et enfin, une dernière fois, au mois de septembre de la même année ; ce fut alors qu’il put offrir une protection efficace aux établissements européens et en particulier à la mission française, placée sous le feu de deux armées. Au second de ces trois voyages se rattache l’intéressant épisode qui fera l’objet du présent chapitre.

Avec ses qualités si sympathiques et son zèle enflammé, Clerc était partout un grand convertisseur, et tel il s’était montré, on le sait déjà, à Lorient et à Brest aussi bien qu’à Indret. Mais à bord du Cassini, dans une réunion choisie d’officiers et d’élèves de marine, l’occasion de faire du bien aux âmes était pour ainsi dire de tous les jours, de tous les instants ; la saisir au vol sans se rendre importun, savoir attendre l’heure de la grâce pendant des mois et même des années, en quoi il était secondé par la durée de l’expédition, telle fut la ligne de conduite qu’il suivit, non sans succès.

J’en recueille un premier témoignage dans la lettre que j’ai déjà citée et qui m’arrive de la chartreuse de Reposoir. Attaché à l’expédition en qualité d’aspirant de marine, le jeune M. de G***, qui avait reçu une éducation parfaite, n’était pas bien loin du royaume de Dieu, et s’il négligeait depuis quelque temps la pratique, si même sa foi s’était obscurcie, il n’était heureusement ni incrédule ni sceptique. Mais, comme ce paralytique de l’Évangile, incapable de s’arracher à une mortelle torpeur, il attendait un homme, un homme qui lui tendît la main pour le plonger dans la piscine. Clerc fut cet homme providentiel, et M. de G***, aujourd’hui Chartreux, lui garde une reconnaissance éternelle.

« Je dois, nous écrit-il, rapporter ici un trait que la reconnaissance ne me permettra jamais d’oublier et vous expliquer comment la Providence s’est servie de M. Clerc pour me ramener dans la voie du salut. Depuis trois ans environ je n’approchais plus des sacrements malgré les bons exemples que j’avais sous les yeux. J’avais même éludé quelques tentatives faites à ce sujet par un Père missionnaire. M. Clerc, comprenant ce que ma position pouvait avoir de dangereux à cet âge, où trop souvent on quitte le bien pour suivre aveuglément le mal, et sachant en outre que mon éducation avait été très-chrétienne, m’aborda un jour franchement et me mit en peu de mots sur ce sujet. Se promenant avec moi depuis quelques instants sur le pont du bâtiment, il me dit avec le sourire qui animait ses conversations les plus sérieuses : « Enfin, dites-moi comment il se fait que vous ne pratiquez plus. Avec l’éducation que vous avez reçue et la foi que vous avez certainement, je ne vois réellement pas ce qui peut vous retenir. » Comme je lui fis observer que j’avais des doutes (suite probable de tout ce fatras de mauvaises lectures qu’on fait dans le monde sans scrupule et sans remords), il me dit vivement : « Est-ce bien cela ? — Oui, lui dis-je. — Si ce n’est que cela, reprit-il, que ne le disiez-vous plus tôt ? Je vous donnerai de quoi vous éclairer. » Il me donna en effet les Études philosophiques de M. Auguste Nicolas, que je lus attentivement. Dès que j’arrivai au conseil de prier, je priai, et le voile tomba. Combien je dois sans doute en cela aux prières de M. Clerc ! Dieu veuille l’en récompenser au gré de mes désirs ! Quelques jours après je repris la bonne voie, qui, après quinze années, m’a conduit pas à pas à l’abri du cloître. »

Cela est bien simple, n’est-ce pas, mais c’est une grande chose dans l’ordre du salut. Nous tous, qui avons la foi et qui nous flattons d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, combien d’occasions semblables ne laissons-nous pas échapper, faute d’épier les moments de la grâce, mais surtout faute de connaître le prix d’une âme.

Toutes les conversions n’étaient pas si faciles, même parmi ces aspirants de marine, la plupart, mais non pas tous, élevés par des maîtres et des parents chrétiens. Avec tels et tels une première ouverture était chose très-hasardeuse, et, la glace une fois rompue, il fallait bien se garder de presser trop vivement le récalcitrant et d’engager la lutte corps à corps. Trop souvent le zèle du prêtre, du missionnaire y échouait. En sa qualité d’officier, Clerc avait plus d’accès et le service du bord lui offrait des facilités précieuses. C’est là un des grands secrets de l’apostolat ; rien ne nous le fait mieux comprendre que l’exemple si doux et si puissant de Notre-Seigneur annonçant le royaume de Dieu dans les villes et les bourgades de la Judée. Voyez-le au puits de Jacob, se manifestant à la Samaritaine et allumant dans le cœur d’une pauvre pécheresse la soif de cette eau vivifiante qui rejaillit jusqu’à la vie éternelle. Combien de fois n’a-t-il pas ainsi recueilli sur sa route et ramené au bercail les brebis errantes de la maison d’Israël !

Ce fut encore sur le pont du bâtiment, où Clerc était de quart avec un autre aspirant, — celui-là très-égaré, — qu’eut lieu le sérieux entretien à la suite duquel ce jeune homme s’avoua vaincu et rendit les armes. Laissons l’heureux converti nous raconter lui-même en toute sincérité sa propre histoire, depuis l’époque de son fatal endurcissement jusqu’à l’heure à jamais bénie où la grâce, contre laquelle il regimbait, triompha de ses longues résistances.

 

récit de l’aspirant de marine.

Je n’ai pas eu le bonheur d’être élevé dans le respect de la sainte religion catholique ; cependant j’en reçus au collège les notions premières et ce fut avec une ferveur plus vive et plus sincère que durable que je reçus pour la première fois à douze ans et demi la sainte communion. Cette première fois devait, hélas !être presque la dernière, pour un long temps du moins.

A la fête de Pâques qui suivit ma première communion, j’étais déjà profondément gâté par le respect humain, et si, à cette occasion, j’approchai une fois de la sainte table, ce fut à l’invitation des religieuses de l’infirmerie, où je me trouvais dans ce moment, et sans doute le Dieu d’amour ne trouva plus dans mon cœur qu’une bien chétive flamme trop refroidie déjà pour qu’il pût l’aviver.

De ce jour les ténèbres s’épaissirent de plus en plus autour de mon âme et, après avoir rougi d’abord d’un moment de naïve piété, j’en vins bientôt à me faire une misérable gloire d’afficher l’impiété par mes actes comme par mes discours.

Je passai du collège à une école préparatoire, puis à l’école navale. A dix-neuf ans enfin je pris la mer en qualité d’aspirant. Dieu, dont la miséricorde et la sagesse sont également insondables, avait sans doute préparé mon salut, en quelque sorte avant que je ne commençasse à me perdre ; car, dès l’âge de sept ans, j’avais, sans que rien y semblât pouvoir donner lieu, annoncé la volonté d’être marin.

A l’école navale je rêvais de faire sur les côtes de Chine mon premier voyage, et ce fut à ma demande et pour satisfaire ce désir que moi, contempteur public de toutes les choses saintes, je fus embarqué sur le Cassini commandé par M. de Plas, comptant parmi ses officiers M. Clerc, lieutenant de vaisseau, et parmi ses aspirants, mes camarades d’école, de G***, aujourd’hui Chartreux : j’étais encore un loup furieux et cependant le Seigneur me faisait entrer dans son bercail.

Outre de G***, deux ou trois de nos communs camarades étaient sinon affermis comme lui dans la foi, au moins observateurs réguliers des devoirs essentiels de la religion. C’était pour moi une raison de proclamer plus hautement et plus bruyamment mon impiété. Il n’était plaisanteries cyniques, propos obscènes, blasphèmes horribles, qui ne sortissent de ma bouche à tout instant.

Notre navire portait à. l’île de la Réunion, Mgr Desprez, évêque nommé de cette île, avec plusieurs prêtres et des religieuses, et en Chine Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, ainsi que plusieurs prêtres des Missions étrangères.

La présence de ces personnes consacrées à Dieu irritait mon humeur antireligieuse.

Nous étions en mer à la fête de Pâques. Seul de tout le personnel du bord, je m’abstins d’assister à la messe qui fut célébrée avec une grande solennité, et j’étais très-fier de me voir seul parmi tant de personnes complètement exempt de sots préjugés et courageusement indépendant.

Il n’était resté dans mon cœur qu’une certaine sympathie pour les religieuses, sans doute simplement parce qu’elles étaient femmes, et le bon Dieu n’avait point à me tenir compte d’un sentiment dont il n’était pas l’objet. Cependant il semble que la miséricorde divine se soit donné à elle-même ce prétexte pour faire une tendre violence à mon âme rebelle.

Nous eûmes, dans les mers de Chine, à transporter pendant quelques jours les Sœurs de Saint-Vincent de Paul qui, de Macao, allaient s’établir à Ning-po. Ayant eu un jour l’occasion de descendre à terre en même temps qu’elles sur une des îles de la côte, je cueillis quelques fleurs pour les leur offrir. J’ai su depuis que ces bonnes et saintes filles avaient prié particulièrement pour moi à partir de cette époque.

Il y avait près de deux ans que nous avions quitté la France, quand, au mois de janvier 1853, nous eûmes occasion de séjourner quelque temps dans les eaux de Canton. Le commandant de Plas, qui avait fait établir une chapelle à bord et ne la laissait jamais manquer de chapelain, fit venir l’abbé Girard, prêtre des Missions étrangères, mort depuis au Japon et établi alors dans une maison flottante au milieu du fleuve.

L’abbé Girard, dont le cœur était dévoré de zèle pour le salut des âmes, se sentit attiré vers moi et, comme je l’ai su depuis, exprima à M. Clerc le sentiment que je lui inspirais et le désir qu’il concevait de tenter ma conversion. Le pauvre M. Clerc, qui avait eu depuis deux ans le loisir de connaître mes dispositions, ne cacha point, paraît-il, qu’il n’entrevoyait aucune chance de réussite. Cependant l’abbé Girard, que le bon Dieu avait choisi pour être auprès de moi le premier messager de sa miséricorde, ne se rebuta point ; il m’attira un jour dans la cabine que le commandant avait mise à sa disposition et, sous prétexte de reconnaître si une certaine sténographie qu’il savait employée par moi était la même qui lui avait été autrefois enseignée, il m’invita à traduire devant lui une petite lettre qu’il avait écrite à mon intention. C’étaient, vous le devinez, de sages avis et de sérieux avertissements : il m’annonçait au nom de la bonté divine que la grâce me visitait et s’offrait à moi dans ce moment, mais que, repoussée, elle ne reviendrait jamais peut-être. Cet avis, qui bien d’autres fois m’avait été donné et n’avait point ébranlé mon impiété, ne m’émut pas beaucoup plus alors ; cependant je me souviens que j’eus comme un moment d’hésitation, comme un léger trouble intérieur, trouble passager que j’avais ressenti quelquefois déjà lorsque mes lèvres jetaient à Dieu quelqu’un de ces défis effroyables dont le souvenir me fait encore frissonner aujourd’hui.

Je n’ai remarqué que plusieurs années après une circonstance qui semble indiquer comment la miséricordieuse providence de Dieu fixe d’avance les heures auxquelles elle veut faire un suprême effort pour se rendre maîtresse de nos cœurs : le jour où cela se passait et dont le missionnaire avait inscrit la date en tête de sa lettre était précisément celui où j’atteignais l’âge de vingt et un ans.

Notre entretien ne se prolongea pas ; je voulais échapper à l’influence pernicieuse que j’avais cru ressentir un moment, et quelques instants après, je lisais, en faisant des gorges chaudes, la charitable lettre du bon prêtre à mes camarades réunis.

Nous quittâmes les parages de Canton, nous éloignant ainsi de celui que le bon Dieu avait fait le confident de ses tendres désirs à mon égard. Il avait, paraît-il, chargé M. Clerc de continuer en moi la reconstruction de la foi, dont, contre toute apparence, il ne désespérait pas d’avoir posé dans mon cœur la première pierre.

Je me trouvais quelquefois de quart avec M. Clerc et sous ses ordres, et un soir, comme nous étions à l’ancre et que le service ne réclamait ni son attention ni la mienne, il sut amener la conversation sur les questions religieuses et bientôt m’arracher l’aveu du vide douloureux que je ressentais souvent dans mon âme depuis que j’avais laissé s’éteindre la foi de ma première communion. En effet, il m’était arrivé à l’école navale, quand je prêtais l’oreille aux leçons d’astronomie qui nous étaient faites, d’envisager avec dédain ma chétive existence comparée à l’immensité de l’univers et de me sentir pris d’un profond dégoût pour la vie, ne connaissant plus mon âme et ses éternelles destinées et me sentant condamné à préparer péniblement un avenir qui, s’il ne s’évanouissait point par la mort, ne serait peut-être pas plus long que le présent employé à l’assurer. Parfois même l’idée du suicide traversait mon cerveau de dix-huit ans, l’âge de la joyeuse insouciance.

Plus tard, à bord, dans le calme des belles nuits tropicales, au milieu de l’immensité, je cherchais à sonder les insondables profondeurs du ciel étoilé et à deviner au-delà de cette matière immense, mais finie, l’Infini que mon âme avait perdu. C’était là un sentiment que je ne raisonnais pas, je ne savais pas ce que je cherchais, mais je sentais qu’il me manquait quelque chose ou plutôt qu’il me manquait tout. J’avais une carrière de mon choix et à mon goût ; je jouissais malgré mon impiété de la considération de mes chefs et de l’affection de mes camarades ; j’avais au loin une famille qui m’attendait pour me combler plus que jamais de ses tendresses, et pourtant dans ces moments où, tout bruit s’étant tu autour de ma conscience, elle pouvait entendre elle-même Sa voix presque éteinte, je me sentais dans le vide.

Du jour où je fis l’aveu de ce besoin instinctif que j’avais quelquefois ressenti, mais que j’avais bientôt cherché à tromper au lieu de tendre à le satisfaire, mon âme commença à se retourner, à se convertir, selon l’expression si belle et si vraie qui a été appliquée à ce phénomène moral.

Dès lors, je regardai enfin du côté du but et je me mis en marche d’un pas bien incertain, bien chancelant, bien irrésolu sans doute, mais me laissant pousser par l’énergique charité de notre saint ami qui, dès qu’il avait entrevu la possibilité de m’arracher au démon, s’était pris pour moi d’une brûlante affection surnaturelle.

Je dus lui dire que je ne croyais pas en Dieu ; et en effet c’était la croyance en Dieu, le sentiment de son existence que mon âme avait parfois cherché à puiser dans les profondeurs du ciel. Suivant le conseil de M. Clerc, je commençai à faire chaque soir, avant de m’abandonner au sommeil, cette étrange prière : « Mon Dieu, si vous existez comme on me l’affirme, veuillez bien, je vous prie, m’inspirer le sentiment de votre existence. »

Qui pourra mesurer l’étendue des miséricordes de Dieu ? Cette prière qui ressemblait à un blasphème fut ma seule part de coopération dans l’œuvre à laquelle notre ami vénéré allait désormais consacrer son zèle, et le Seigneur n’en attendit point davantage de moi. Cette lumière que mon âme avait cherchée d’instinct en même temps qu’elle la niait, commença à pénétrer dans les replis de mon cœur. Les épaisses ténèbres qui depuis nombre d’années obscurcissaient ma vue commencèrent à se fondre devant l’aurore de la grâce ; je me sentis saisi et emporté par un courant divin auquel je n’avais plus qu’à m’abandonner et qui m’entraînait à travers des régions nouvelles. La nuit où j’avais si longtemps vécu s’éloignait de moi et devant moi la clarté s’étendait sans cesse. Je me rapprochais des objets qui, de loin et à travers les ténèbres de l’impiété, avaient excité mon aversion, et je les voyais s’embellir à mes yeux. Mon affectueux pilote me disait : a bientôt vous verrez des horizons nouveaux s’ouvrir devant vous a ; et en effet j’éprouvais dans l’ordre surnaturel ce que j’avais ressenti dans l’ordre inférieur quand, pour la première fois, je m’étais avancé vers la pleine mer, vers les eaux bleues et limpides de l’immense et lumineux océan. Dès lors mon âme est captivée, elle ne songe plus à résister, elle se laisse doucement porter par la grâce ineffable de ce Dieu qui, oubliant en un instant tous les outrages qu’il a reçus de sa créature, semble reconnaissant de ce qu’elle veut bien se livrer à son amour.

Du travail qui se faisait dans les profondeurs de mon âme, rien n’avait transpiré au dehors ; mes camarades me croyaient jusque-là le rebelle endurci qu’ils avaient entendu tournant en dérision les tendres et sérieux avertissements du pieux missionnaire.

Un soir, je me trouvais sur le pont quand on commença la prière selon les règlements maritimes : depuis deux ans je n’y avais jamais assisté, et, quand je me trouvais au milieu de l’équipage à ce moment, je m’écartais à la hâte pour n’être point dans l’obligation de me découvrir. Ce soir-là, je me sentis poussé à faire un premier acte de foi, et avant que le respect humain, si longtemps mon maître, eût eu le temps de me rappeler ses anciens droits, ma casquette était détachée de ma tête. Mes camarades (ceux qui imitaient mon irréligion) s’étaient écartés, se croyant suivis de moi. Quand je me retournai après la prière achevée et me rapprochai d’eux, une stupéfaction profonde se peignait encore dans leurs regards, mais ils eurent la délicatesse de ne faire aucune allusion à ce qui venait de se passer. Pour moi, je n’étais pas sans trouble, mais le pas était fait ; j’étais comme un homme qui se sentait peu le courage de se jeter à la nage, mais qu’un autre a poussé dans l’eau : j’y étais, il ne me coûtait plus d’y rester.

De ce jour, la foi fit en moi de rapides progrès ; la gratuite miséricorde de Dieu et le zèle brûlant du futur martyr agissaient seuls ; je le répète encore, j’étais comme mollement entraîné par un courant qui ne me demandait point d’efforts.

De la religion qui avait éclairé mon enfance pendant de si courts instants, je n’avais conservé presque aucune notion. Je ne savais plus par exemple ce que c’était que la sainte Trinité, j’y faisais entrer la très-sainte Vierge ; mon ignorance était celle d’un païen. Un jour pourtant, je me sentis poussé à faire le signe de la croix. Le Seigneur semblait me demander ces faibles signes de ma bonne volonté et les attendre pour répandre sur moi ses grâces avec une nouvelle profusion.

A peu de temps de là, M. Clerc m’offrit une médaille de la sainte Vierge, je l’acceptai et la pendis à mon cou.

Le respect humain, vaincu une première fois par surprise, se trouvait maintenant dans mon cœur en présence d’un ennemi redoutable pour lui : c’était une disposition que j’ai toujours eue à pousser sans ménagement l’application de mes idées ou de mes fantaisies à l’extrême. Cette disposition, qui m’a fait commettre bien des fautes, fut là, par la miséricorde divine, un puissant soutien pour mon âme.

Deux ou trois mois auparavant, je faisais retentir de mes blasphèmes éhontés la pièce où mes camarades et moi nous vivions, — et l’on me vit, à l’heure des ablutions matinales, découvrir ma poitrine où brillait la précieuse médaille.

Le bon Dieu avait armé l’un contre l’autre deux travers de ma nature et rendait vigoureux celui qui pour le moment devait assurer mon salut.

Je songe souvent, non sans en être attendri, à l’attitude de mes camarades d’alors : les uns, pour leur foi religieuse, avaient été les objets de mes sarcasmes qu’ils ne me reprochèrent jamais ; les autres au contraire m’avaient entendu dépasser de beaucoup l’impiété de leurs discours, et, même quand, trop tôt oublieux, je devins sévère pour l’incrédulité d’autrui, ils ne me reprochèrent jamais d’avoir préconisé l’irréligion. L’un de ces derniers, dans la suite, m’offrit souvent de me remplacer quand le service m’aurait empêché d’assister à la messe du dimanche.

Je voguais ainsi dans une mer calme et tranquille, quand, un jour, une tempête terrible s’éleva dans mon âme. J’étais, cette fois encore, de quart en même temps que M. Clerc ; huit heures avaient sonné, la nuit était close, et nous devions demeurer sur le pont jusqu’à minuit. Le navire étant sur ses ancres, les matelots dormaient étendus ; il semblait que nous fussions à trois seulement entre le ciel et l’eau, le bon Dieu, son fidèle interprète et moi. Ce soir-là il se prit à me parler de la confession : à ce mot je tressaillis et tout à coup ce lumineux Océan au milieu duquel mon âme se complaisait depuis quelques mois, sembla se rembrunir ; de tous les points, je vis revenir à moi d’anciennes préventions que j’avais cru évanouies parce que j’avais cessé de les sentir ; j’étais comme investi par un cercle de noirs fantômes qui cherchaient à étouffer ma foi nouvelle, et mes anciennes répulsions semblaient revivre dans mon cœur et couvraient la voix suppliante de mon chaleureux ami. Trois heures s’écoulèrent, lui parlant sans cesse, puisant dans les profondeurs de sa piété et de sa tendresse des arguments toujours nouveaux pour triompher des répugnances que mon attitude silencieuse lui laissait facilement deviner. Il me l’a dit depuis, il sentait alors que l’heure solennelle avait sonné pour moi, et qu’arrivé sans peine aux portes de la cité divine, j’allais, si je ne les franchissais par un effort énergique, les voir se fermer pour jamais devant moi. Dieu ne me devait rien en effet, je n’avais rien fait pour lui ; je lui devais compte au contraire des grâces dont il venait de me combler et qui m’avaient transporté jusqu’ici. Ce que j’éprouvais, c’est ce qu’éprouverait un homme arrêté devant une caverne mystérieuse d’une profondeur inconnue, pleine de ténèbres, qu’il croirait infestée de hideux reptiles, et où cependant on voudrait lui persuader de pénétrer seul, sans lumière et sans secours. En un instant le démon, sentant sans doute sa proie près de lui échapper, avait su rendre la vie à toutes ces folles imaginations que j’avais puisées dans d’exécrables romans. Accablée sous le poids d’une sorte d’invincible terreur, mon âme haletante faisait de temps en temps un effort pour triompher ; puis elle retombait affaissée sur elle-même, sans force et sans courage. L’angoisse que je souffris pendant ces trois heures de ma vie, je ne saurais l’exprimer ; j’étais muet et mon pauvre ami, épuisé, sentait son cœur se serrer douloureusement à la pensée que c’en était fait de moi. Tout à coup, soulevé par une de ces grâces suprêmes qui ont sans doute coûté à notre Sauveur de bien déchirantes douleurs et de bien profondes ignominies, je me redressai et je dis à M. Clerc :« Je me confesserai demain ! » Je ne sais ce qui l’emporta dans son cœur, ou de la surprise, ou de la joie. Je n’avais point réussi à éloigner de moi ces fantômes qui m’obsédaient, mais j’avais répété intérieurement et comme en balbutiant les paroles que me dictait l’Esprit de Dieu : « Mon Dieu, je ne sais me défendre de ces répulsions, mais en reconnaissance de ce que vous avez déjà fait pour moi, je ferai cet effort qu’on me demande. » J’ai souvent évoqué dans ma pensée ce moment solennel de ma vie, et cela n’a jamais été sans une profonde émotion.

Le lendemain, j’entrais avec le P. Languillat [1], que j’avais choisi sur l’invitation de M. Clerc, dans la chapelle du bord et j’ouvrais mon âme fermée depuis neuf ans. Ah ! Dieu soit mille fois béni d’aimer tant les misérables pécheurs !

Le P. Languillat m’avait engagé à lire la partie des Études de M. Nicolas qui traite de l’Eucharistie ; j’ouvris le livre en effet, mais le refermai bientôt ; la grâce de Dieu devançait le texte et il me semblait que ces pages si profondes n’avaient plus rien à m’apprendre ; mon cœur, plus prompt que mon esprit, s’était abreuvé en quelques instants aux eaux de la science divine. Je demandai à faire la sainte communion et je rentrai définitivement dans la vie chrétienne.

Vingt ans se sont écoulés depuis ce jour, et, dans un combat incessant entre la grâce de Dieu et ma misérable nature, celle-ci, pour ma honte, a été trop souvent victorieuse ; mais le Dieu infiniment longanime et libéral n’a jamais permis que la foi restaurée dans mon esprit y fût ébranlée. J’étais revenu à la vie chrétienne presque sans étude ; longtemps encore je n’eus pas le loisir d’étudier attentivement cette admirable science dont j’avais reçu à peine les premiers éléments et qui m’était devenue complètement étrangère durant mon adolescence ; cependant les révoltes de ma nature ne purent jamais causer le plus léger trouble dans mes croyances renouvelées. Je me sens depuis vingt ans dominé, enveloppé, pénétré par la foi, et je me prends à être effrayé de la terrible responsabilité que j’encours pour n’avoir pas su faire fructifier en moi une foi si vive, œuvre de Dieu seul.

Pendant les quinze mois qui suivirent cet événement capital de ma vie jusqu’au retour du Cassini en France, M. Clerc et moi, nous vécûmes de cette vie intime du bord. Chaque jour il m’édifiait par sa piété, son humilité, sa charité si affable pour tous. Que de fois nous priâmes ensemble, tantôt dans la modeste chapelle du bord ou dans sa cabine, tantôt sur le côté du navire, laissant tomber grain à grain les invocations du chapelet sur les flots murmurants que le bâtiment dépassait dans sa course et dont chacun, en fuyant dans la nuit, semblait mêler son bruissement mélodieux à celui de nos voix. Que de fois nous reçûmes ensemble l’hospitalité de vos pieux et vaillants frères à Zi-ka-wei [2], à Tsam-ka-leu, à Chang-haï. Ah !doux et impérissables souvenirs, que je ne puis rappeler à lui-même qu’en me tournant vers le Ciel.

————

On nous saura gré d’avoir reproduit, dans sa simplicité éloquente, le récit de ce fervent converti, qui, dès ce jour, fut l’ami de Clerc à la vie, à la mort ; qui, vingt ans plus tard, assista à sa profession solennelle faite dans la matinée du 19 mars 1871, à la sinistre aurore de la Commune, et qui recevait encore quelques jours après un gage précieux de cette sainte amitié, une lettre, la dernière, écrite sous les verrous de Mazas.

 



[1]Aujourd’hui évêque de Sergiopolis, administrateur du diocèse de Nankin.

[2]Collège des Pères Jésuites, près Chang-haï.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 7)

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CHAPITRE VII.

 

Alexis Clerc, lieutenant à bord du cassini.
de lorient a chang-haï

 

 

Le 6 mars 1851, à sept heures du matin, le Cassini quittait la rade de Lorient, et renouvelant un antique usage tombé en désuétude depuis la grande révolution, il saluait de toute son artillerie le sanctuaire de Notre-Dame de l’Armor. En même temps, les missionnaires qui avaient pris passage à son bord entonnaient l’Ave maris Stella, que l’équipage chanta avec un entrain merveilleux ; prêtres et marins, unis dans une même pensée de foi, suppliaient l’Étoile de la mer d’être propice à leur traversée et de bénir les entreprises si diverses qui les éloignaient de la patrie, ceux-ci pour plusieurs années, ceux-là, ou du moins la plupart d’entre eux, pour le reste de leur vie, qu’ils avaient vouée tout entière au salut des âmes.

C’était un spectacle auguste et touchant. On voyait sur le pont deux évêques : l’un, Mgr Vérolles, illustré par de longs travaux, regagnait son vicariat apostolique de la Mantchourie ; l’autre, Mgr Desprez (actuellement archevêque de Toulouse), allait introniser l’évêché de Saint-Denis (île Bourbon), c’est-à-dire prendre possession de ce siège dont il était le premier évêque. Deux grands-vicaires, trois missionnaires des Missions étrangères, un aumônier attaché au Cassini et enfin trois religieuses de Saint-Joseph, destinées elles aussi à porter au loin le nom et la bonne odeur de Jésus-Christ, attestaient hautement par leur présence le caractère tout catholique de l’expédition. L’état-major, d’une composition parfaite, dépassait quelque peu le chiffre strictement réglementaire et comprenait cinq lieutenants de vaisseau, un officier d’administration, deux médecins et six aspirants de marine, dont quatre avaient été choisis parmi les meilleurs sujets du vaisseau-école.

Le Cassini, corvette à roues de 200 chevaux, était armé de six canons et comptait 120 hommes d’équipage, état-major compris, ce qui lui permettait de déployer au besoin une force militaire assez respectable. Il était destiné pour Bourbon et la Chine.

Les fonctions d’aumônier y étaient exercées, sans titre officiel, par M. l’abbé Cambier, du clergé de Paris, qui avait quitté, pour s’attacher en volontaire à l’expédition, la paroisse de Saint-Pierre du Gros-Caillou, dont il était alors vicaire. Devenu depuis quelques années curé de Saint-Jacques et Saint-Christophe de la Villette, c’est de la meilleure grâce du monde qu’il nous a confié son journal de voyage écrit pendant la traversée uniquement pour épancher son cœur dans le sein de l’amitié.

Muni des pouvoirs que Mgr l’évêque de Vannes lui avait conférés pour toute la traversée et installé du mieux qu’on avait pu dans sa paroisse flottante, M. Cambier, après avoir fait connaissance avec ses nouvelles ouailles, recueillait ses premières impressions et les consignait ainsi dans son journal : « Les marins qui composent l’équipage paraissent, il est vrai, jeunes et inexpérimentés en marine, mais ils seront vite formés et les choses en iront mieux pour peu que la divine Providence daigne nous favoriser. Du reste, tous ces marins ont bon visage. Bretons pour la plupart, le prêtre ne les effraie pas ; ils sont habitués à le voir de près, à l’entendre et à suivre ses conseils. Je puis donc attendre de la sympathie de leur part. Les mousses ne sont qu’au nombre de six, ce sera mon petit troupeau. Ces pauvres enfants ne sont-ils pas trop laissés à eux-mêmes et trop mêlés aux hommes de l’équipage ? A cet âge, les conversations libres qu’ils entendent peuvent leur être funeste. Isoler les mousses le plus possible, les surveiller avec une scrupuleuse attention, les instruire, me semblerait chose nécessaire ; il est à croire qu’on ne les néglige pas, l’expérience sans doute me l’apprendra. Les hommes sont au nombre de cent vingt ; ce sera là ma moisson ; puisse-t-elle être bonne ! A n’en pas douter, je puis dire qu’elle le sera, n’en aurais-je comme gage et garantie que l’exemple du commandant et des officiers. N’eussé-je pas été jusqu’à présent convaincu de la puissance du bon exemple, je n’aurais pas tardé à l’être sur le Cassini. J’ai dit que M. de Plas était un bon chrétien ; il sait qu’il a sous ses ordres non pas seulement des corps, mais des âmes, et il fait de la marine beaucoup moins un moyen d’avancement pour lui-même qu’un moyen d’exercer son zèle éclairé en faveur de ceux qu’il est appelé à commander. »

Puis M. Cambier dit un mot de chacun des officiers. « Son second, c’est-à-dire celui que l’on nomme le lieutenant chargé, parce qu’il a la haute main sur tout le détail du bâtiment, son second, dis-je (on sait que c’était le lieutenant Bernaert), est également un fidèle de bonne et vieille roche.

Son corps est brisé par de longs et pénibles services, mais son cœur est jeune et vigoureux. Il n’a entrepris la campagne de Chine que pour offrir ses services aux missionnaires ; ses caisses sont pleines d’objets religieux qu’il leur destine ; une de ses intentions est aussi de propager la conférence de Saint-Vincent-de-Paul, d’en former une à bord, si cela est possible. Quand on va à six mille lieues de son pays avec de pareilles pensées, et qu’on est âgé et infirme, n’est-ce pas aller droit en Paradis ? Que l’on dise que la religion rapetisse les idées et les sentiments ! Comme preuve très-évidente du contraire, je citerai l’exemple de M. Bernaert, lieutenant chargé du Cassini. »

M. Cambier n’a garde d’oublier celui dont nous écrivons l’histoire, et voici en quels termes il s’exprime à son sujet : « Enfin, il me reste à dire quelques mots sur le plus jeune lieutenant, M. Clerc, élève de l’École polytechnique. Officier choisi par le commandant, il justifie ce choix par sa piété et ses talents. S’il reste dans la marine, l’avenir sera, je pense, avantageux pour lui. Il n’a que vingt-six ans [1], et il est déjà lieutenant. La carrière est longue devant lui ; il a pour la bien parcourir la santé, la jeunesse, le mérite. Je ne serais pas surpris s’il venait à laisser le frac pour le froc : sa ferveur est celle d’un religieux. Les épaulettes sans doute sont très-honorables ; l’habit du prêtre l’est beaucoup plus encore ; mais il faut que ce soit Dieu qui le donne avec la vocation… »

Le digne aumônier nous apprend comment il exerçait à bord un ministère tout de paix et de persuasion, qui n’imposait aux hommes de l’équipage aucune gêne, aucune contrainte : « Le matin, après le lever de 6 heures en mer et de 5 heures en rade, je disais la prière : Notre Père, Je vous salue, Marie, et une oraison que j’avais composée pour les matelots. Quand les fourneaux étaient allumés, je descendais dans la machine et j’y faisais aussi les mêmes prières. Le soir, après la lecture des punitions du jour et la prise des hamacs, je disais la prière du soir au milieu des hommes tous debout et la tête découverte. Le mardi à i heure 1/4, il y avait catéchisme pour les mousses ; le dimanche, la messe était célébrée à 10 heures 1/4 ; elle commençait par l’aspersion de l’eau bénite et, en rade, il y avait instruction à l’Évangile. La dimanche soir, en mer, à 2 heures, je faisais une instruction aux hommes de l’équipage. Pour tous ces exercices, on tintait quelques coups de cloche, et venait qui voulait, même pour la prière du matin et du soir. » Non-seulement la vie chrétienne était ainsi librement pratiquée à bord du Cassini, mais Jésus-Christ lui-même y avait son trône dressé, comme il convient, à la place d’honneur. « Oui, dit M. l’abbé Cambier, nous avions une chapelle véritable sur notre bâtiment ; une chapelle parfaitement installée avec autel, tabernacle, crucifix, armoires pour les ornements ; une chapelle où nous avions le bonheur de posséder le Saint-Sacrement. Si vous avez parfois visité quelque bâtiment dans un de nos ports, vous devez en connaître la partie qu’on appelle dunette. C’est une ou plusieurs chambres placées sur le pont, soit à l’avant, soit, et plus souvent, à l’arrière. Cette dunette, sur les vaisseaux et sur les frégates, sert de salon et de cabinet de travail au commandant ; sur le Cassini elle était divisée en trois parties : à droite et à gauche étaient les deux évêques ; au milieu se trouvait la chapelle, fermée par une porte à deux battants que l’on ouvrait pour la célébration des offices. L’intérieur était en sapin plaqué de citronnier verni. On avait appliqué sur le devant de l’autel quelques ornements symboliques en palissandre. Le crucifix qui surmontait le tabernacle était en bois de noyer ; ce n’était pas un sculpteur qui l’avait taillé, mais un simple ouvrier menuisier du port. Ce n’en était pas moins un petit chef-d’œuvre, ainsi que la chapelle tout entière. Les ouvriers de Lorient y avaient mis tous leurs soins et la réussite avait couronné leurs efforts.

« Si j’avais affaire, ajoute le bon et digne prêtre, à un chrétien sans foi et sans intelligence des choses de la foi, je n’insisterais pas sur ces détails ; mais je sais que ce sera pour vous un plaisir de les entendre et que mes paroles auront de l’écho dans votre cœur.

N’était-ce pas pour nous tous, sur le Cassini, un bonheur insigne que de posséder le Très-Saint Sacrement ? Autour de nous, la mer, le ciel, nous montraient la puissance de Dieu ; auprès de nous l’Eucharistie nous révélait sa bonté et sa charité. Est-il étonnant que les flots se soient pour ainsi dire abaissés devant notre bâtiment pour lui laisser une marche facile et rapide ? Est-il étonnant que la paix ait constamment régné parmi nous, et que de nombreuses bénédictions nous aient été réservées ? Le Cassini portait en son sein le Dieu de l’univers, Celui qui marcha sur la mer de Galilée et qui par un seul mot apaisa les tempêtes.

Aussi la traversée fut-elle, d’un bout à l’autre, des plus heureuses. Il est vrai, au départ, la mer, qui était assez grosse, éprouva quelques passagers ; mais le temps fut ensuite très-supportable pour la saison, et après six jours de mer, le 12 mars, le bâtiment jetait l’ancre devant Funchal, île Madère. La relâche dura trois jours ; le charbon se fit rapidement, et des provisions fraîches permirent de gagner le Cap de Bonne-Espérance dans les meilleures conditions. « Le jour de Pâques [2] la corvette était assez près du Cap pour autoriser une dépense extraordinaire de charbon. L’ordre fut donc donné de chauffer à toute vapeur, et le Cassini atteignit environ dix milles à l’heure. La mer était unie comme un lac ; rien ne s’opposait donc à ce que le projet d’avoir la grand’messe fût mis à exécution. Mgr Desprez voulut bien officier ; des mousses bien vêtus et intelligents furent désignés comme enfants de chœur, et, grâce aux missionnaires, aux religieuses passagères et à un lieutenant de vaisseau bon musicien, le chant ne laissa rien à désirer. »

Alexis Clerc écrivait de Cap-Town à son père : « Nous sommes arrivés au Cap le 22 avril, à 2 heures de la nuit, après une très-heureuse traversée où nous avons échappé à tous les mauvais temps et à presque toutes les autres misères de la vie maritime. Le jour de Pâques a été pour le bâtiment une fête complète ; le temps et la mer étaient parfaitement beaux. Il n’est pas bien difficile de toucher le cœur simple de ces bons Bretons ; mais il est plus doux de se rappeler ces heureux moments que d’en parler. »

La préparation des marins avait été parfaite et les efforts de leur aumônier couronnés d’un plein succès : « Je leur dis, raconte celui-ci, que la confession était pour eux la planche du salut après le naufrage ; une fois le mot dit, je le répétai ; ils s’habituèrent à l’entendre, il finit par sonner moins dur à leurs oreilles et bientôt après il entra dans leurs cœurs. Quand la pensée de la confession est dans le cœur et qu’elle y est telle qu’elle doit être comprise, on ne tarde pas à venir à la pratique. C’est précisément ce qui arriva sur notre bâtiment. Les marins commencèrent par blaguer, et finirent par se confesser. Notre semaine sainte se passa tout entière dans la piété. »

Au Cap les attendait une autre solennité religieuse. Mgr Griffith allait faire la bénédiction de son église ; il avança de quelques jours la cérémonie, afin que l’éclat en fût rehaussé par la présence des deux évêques et du nombreux clergé du Cassini.

Le commandant et son état-major furent aussi invités et se montrèrent une fois de plus franchement catholiques.

« Avant-hier, lundi, écrit Alexis à son père [3], l’évêque du Cap a fait la bénédiction de son église. Le Cassini a été de la fête ; il y a été représenté par son clergé et par une députation des maîtres et des matelots. Nos deux évêques et nos sept prêtres ont beaucoup contribué à relever la pompe de la cérémonie, et l’on a chanté un Regina cœli et un O Salutaris d’un assez bon effet. La place du consul français, dans cette cérémonie, est la première ; les officiers du Cassini se sont joints à lui. C’est ainsi que partout, excepté chez nous, nous sommes catholiques. Mais qu’il est préférable de ne pas l’être comme par nécessité et par intérêt politique, — comme les Anglais sont protestants, — et d’apporter au véritable sens naturel de notre race cette adhésion du cœur qui nous permet de nous réclamer comme fils de ceux qui ont fondé la puissance et la gloire de la France !

« Les Anglais établissent actuellement un service de communications régulières entre le Cap et l’Angleterre. Elles seront d’une grande célérité : trente-trois ou trente-quatre jours ; déjà quelques paquebots ont exécuté la traversée dans ce temps. Ce sort des bâtiments à hélice qu’on y emploie. Le Cap ne sera par la suite qu’une station et les paquebots poursuivront jusqu’à Maurice, puis Ceylan ; d’autres doivent aller à la Nouvelle-Hollande. On ne saurait se défendre d’envier cette puissance et cette habileté, et si la fin de l’Angleterre n’était pas, au prix de tant d’efforts, de placer du calicot, il faudrait s’incliner devant une supériorité justifiée dans son but comme dans ses moyens. Que le commerce soit, non un moyen de grandeur, mais la grandeur d’un pays, c’est impossible, et ce sera un jour le point de vue auquel on jugera ce peuple qui applique à de si petits intérêts une puissance si considérable. »

Le Cassini quitta le Cap le 3 mai. On était donc au mois de Marie, ce qu’on n’eut garde d’oublier. Chaque soir, quand le soleil avait disparu dans les flots, on se rassemblait en famille devant l’autel de Marie, dressé dans la chapelle de la dunette, et là on priait de tout cœur et l’on chantait à pleine voix des cantiques à la louange de l’auguste Mère. Marins et passagers affectionnaient beaucoup un refrain en harmonie avec leur situation :

Exilés de notre patrie,

Nous voguons au milieu des flots ;

Soyez notre étoile, ô Marie,

Soyez aussi notre repos.

On arriva ainsi à Bourbon le 21 mai. Mgr Desprez débarqua le 22 au matin ; salué par le canon du Cassini, il fut reçu à terre par le commandant des troupes de la garnison, lieutenant-colonel de Cendrecourt ; après quoi on le conduisit processionnellement à sa cathédrale, où il prit possession de son siège dans les formes canoniques. « La cérémonie, écrit Alexis, a été fort belle, tant par la pompe auguste qui est le propre de nos solennités religieuses, que par le concours d’un grand peuple qui accueillait une autorité nouvelle dont il pressentait, sans la comprendre, la tendresse paternelle et la tutélaire sollicitude. Mais l’allocution de Monseigneur, dans laquelle il a tracé son plan de conduite et son but, était le chef-d’œuvre de la fête, parce qu’on y voyait toute sa charité sous une forme simple, et qu’il s’est montré en peu de mots tel que notre commerce continuel du bord nous l’a fait connaître. » Il y avait bien quelque ombre au tableau. A propos d’un article de journal « qui eût été parfaitement à sa place dans le National, » Alexis ajoute : « Quel triste spectacle de voir encore aujourd’hui ce qui est le plus élevé dans la société donner l’exemple non pas seulement de l’indifférence, mais de l’agression contre notre sainte religion ! Un pays où le gouvernement, la justice, l’enseignement sont antichrétiens, n’est-il pas bien près d’être un état païen ? »

Une autre lettre roule sur la mission de Madagascar et sur les espérances de colonisation qu’elle fait concevoir. On sent vibrer très-fort la fibre française dans cette causerie intime et familière.

« Il paraîtrait qu’on y essaie (à Madagascar) un nouveau système de colonisation, ou, pour mieux dire, sans système, on suit une marche que la nature des choses indique, mais qui est nouvelle. Ainsi, il ne s’agit ni de réduire les indigènes en servitude, ni de les détruire par la guerre, parce qu’ils sont belliqueux ; il faut les enseigner et les rendre colons de leur terre. Il y a dans ces différents points des missionnaires jésuites, ouvriers infatigables, qui sont le moyen de cette fondation nouvelle. On n’a pas, je le répète, adopté systématiquement cette méthode ; elle est suivie parce qu’elle est possible. Aujourd’hui le gouverneur de Mayotte, qui a autorité sur les autres possessions, est un homme distingué qui paraît bien comprendre la position. Le climat de Madagascar est meurtrier aux Européens ; les missionnaires ont fait de Bourbon leur hôpital ; ils s’y rallient, fatigués et fiévreux, y réparent leurs forces et leur santé, et retournent au combat jusqu’à la mort. Leur hôpital est en même temps un collège ; ils ont là une quarantaine de jeunes Malgaches, petits nègres qui, malgré leur couleur, ont l’air d’être de bons enfants. On leur apprend à lire, à écrire, la religion et un métier, et puis, une fois hommes, on les établit chez eux. Et si ceux-là n’aiment pas un pays qui leur envoie des maîtres si dévoués, — qui, au prix de leur vie, car on finit toujours par y laisser ses os, leur apprennent à vivre au physique et au moral, — ils seraient bien ingrats. Mais s’ils savaient quels sont les moyens ordinaires de colonisation, que ne diraient-ils pas à notre louange ?

« Cependant, près de ce collège, les sœurs de Saint-Joseph élèvent dans le travail et la vertu une quarantaine de petites filles malgaches, épouses probables de nos gamins. Le coup est bien monté, et ces pauvres Malgaches, qui n’y entendent pas malice, sont capables de se laisser tous prendre comme des enfants, quand ils verront les fruits de la civilisation chrétienne. Pourquoi, hélas ! y a-t-il en France tant de lieux où le spectacle en serait aussi nouveau qu’à Madagascar ?

« Je m’arrête avec douceur sur cette idée. Puisque les enfants sont encore entre les mains de leurs maîtres et maîtresses, je ne parle que de mes désirs, de mes espérances, si l’on veut de mes rêves. Mais quand le succès ne répondrait pas à l’espérance, cela ne diminuerait pas le mérite de l’entreprise. C’est là où j’aime notre généreuse patrie ; elle emploie sa supériorité à protéger, non à asservir. L’échelle est petite ici, il est vrai, mais ce n’en est pas moins un noble usage de sa puissance. Les autres peuples peuvent être et sont la plupart du temps plus habiles colonisateurs ; ils ne sauraient être, comme nous le sommes, de vrais civilisateurs. »

Vers le milieu du mois de juin, le Cassini dut songer à reprendre sa course vers l’Inde et la Chine. M. l’abbé Cambier n’était embarqué que pour Bourbon ; un instant pourtant, il espéra pouvoir retarder une séparation qui lui brisait le cœur. Si la corvette l’Eurydice était arrivée quelques jours plus tard, le digne aumônier suivait le Cassini jusqu’en Chine. Le départ était bien proche, lorsqu’on signala au mât de la direction du port un bâtiment de guerre français ; une heure après un second signal indiqua son numéro : c’était l’Eurydice.

« Je vis de loin s’approcher cette corvette, écrit-il dans son journal, et cette vue me troubla le cœur. Que va-t-il arriver ? Mon Dieu, me disais-je, n’exigerez-vous pas de moi un nouveau sacrifice ? Donnez-moi la force de l’accomplir ! »

« Le 15 juin, poursuit M. l’abbé Cambier, vers les 10 heures, une embarcation vint de l’Eurydice au Cassini. Un élève monta à bord et remit au commandant un pli du commandant de la station. Ce pli n’était rien moins qu’un ordre de débarquement du Cassini pour passer sur l’Eurydice en qualité d’aumônier de la station navale de la Réunion, et cela dans les vingt-quatre heures. Toute réclamation était inutile. Dieu me demandait un sacrifice, je devais lui obéir ; puissé-je l’avoir fait d’une manière méritoire pour le ciel ! Des larmes furent versées de part et d’autre ; pour moi, je pleurai le plus… Et quand vint le moment de la séparation, ce n’étaient plus seulement des pleurs, mais des sanglots que mon cœur déchiré ne put retenir.

« Le surlendemain, le Cassini levait l’ancre et quittait la rade de Saint-Denis. Je n’eus pas assez de courage pour le voir partir. Quand je montai sur le pont de l’Eurydice, on apercevait encore à l’horizon une colonne de fumée qui se perdait dans le lointain. Cette fumée venait de la machine du Cassini, il n’en fallut pas davantage pour faire couler de nouveau mes larmes. Je descendis dans ma chambre, et cette journée tut une des plus tristes que j’aie jamais passées depuis que j’ai pu savoir ce que c’est que la douleur et les peines du cœur. »

Ces lignes, que nous avons tenu à citer, sont le plus bel éloge du Cassini, et on ne les lira pas sans éprouver une respectueuse sympathie pour celui qui les a écrites et qui savait aimer les âmes d’une affection si tendre et si pure dans le Seigneur.

Le 14 juillet, le Cassini mouillait devant Achem (Achin), capitale d’un royaume du même nom situé à l’extrémité nord-ouest de l’île de Sumatra. Il s’agissait d’obtenir satisfaction pour l’accueil peu hospitalier fait à un navire napolitain, la Clémentine, dont le capitaine, le second et le lieutenant avaient été victimes d’un affreux guet-apens, le tout avec accompagnement de vol et de pillage [4]. Clerc fut envoyé en corvée, à la recherche du sultan et de sa capitale. Les géographes parlent d’une ville de 20,000 âmes, d’une flotte de 5oo voiles, d’une armée de 60,000 hommes qui ont fait, de moitié avec les Hollandais, le siège de Malacca. De tout cela il n’aperçut aucun vestige et se demandait si ce n’étaient pas des contes faits à plaisir. Cependant, rien n’est plus certain, les sultans d’Achem furent assez forts au xvie siècle pour chasser les Portugais de l’île, et ils recevaient à cette époque des ambassades de tous les États de l’Europe. Il y a plus : depuis la visite du Cassini, cette puissance déchue a relevé l’honneur de son drapeau, et, tout récemment, les Hollandais ont dû s’y reprendre à deux fois et renforcer leurs bataillons pour ne pas reculer devant elle. Ce que virent nos compatriotes en 1851, ne faisait nullement pressentir un pareil retour d’énergie et d’humeur guerrière.

Le premier soin de Clerc, arrivé à terre, est de se procurer un interprète ; il en trouve un qui sait quelques mots de français et s’en contente faute de mieux. Ensuite il se met à la recherche du sultan, découvre son palais, non sans peine, et obtient une audience. A peine a-t-il exposé le but de sa mission que le monarque malais fait tirer d’un coffre un étui, et de cet étui un papier attestant la bonne amitié qui règne entre le sublime sultan et l’empereur de France, Louis-Philippe. « Ne sachant pas trop, dit Clerc, comment témoigner du respect pour cette pièce souveraine, j’ai baisé le papier solennel. Et aux demandes qu’on me fit au sujet du roi, j’ai été très-heureux de pouvoir répondre qu’il était mort ; car, de faire comprendre à ce digne sultan que nous congédions nos rois, comme on ne fait pas un domestique, cela m’a paru trop difficile ; il eût cru avoir été mystifié et que son papier n’avait aucune valeur. »

Le lendemain, audience solennelle donnée au commandant du Cassini, qui vient accompagné d’un nombreux état-major. Quand on demande au sultan ce qu’il fera pour punir les coupables, qui sont des hommes de Dahia, après avoir décliné toute participation aux faits qui leur sont reprochés, il répond qu’il n’y peut absolument rien. L’interprète étant incapable et le sultan mal disposé, on se sépare peu satisfait. Le jour suivant, après échange de cadeaux, le Cassini part pour Poulo-Pinang ; là il se procure un interprète plus habile et complète sa provision de charbon ; puis, retournant à Sumatra, il passe devant Achem sans s’arrêter et s’en va mouiller en vue de Clouang.

« Il n’est pas, dit Clerc, de pays plus beau que celui-ci ; il est très-fortement accidenté et la végétation la plus riche couvre toutes les montagnes jusqu’à leur cime ; les arbres y poussent pour ainsi dire jusqu’à la mer. Nous avons défilé tout cela à très-petite distance. Clouang en particulier est remarquable pour sa beauté. Le mouillage est entre une île escarpée et un gros morne couvert d’arbres ; en face est une plage basse et fertile, où se trouve une rivière qui, ainsi que l’île et le pays, porte le nom de Clouang. D’autres mornes, sur un p !an peu reculé, ressortent sur cette plaine et font concevoir les avantages d’un pays fertile et bien arrosé.

De Clouang, on se rend à Dahia ; et là l’interprète est envoyé à terre, avec sept hommes de l’équipage, pour présenter au rajah une lettre par laquelle le commandant déclare qu’il veut atteindre les coupables sans frapper les innocents. Les deux coupables se trouvant effectivement à Dahia, une fois l’interprète revenu à bord, on arme deux canots en guerre et Clerc, à la tête de la compagnie de débarquement forte de cinquante hommes, est chargé de s’emparer du chef malais qui a commis le meurtre. Laissons-le nous raconter lui-même cette petite expédition :

« Nous trouvons à la barre de la rivière un courant d’une extrême rapidité ; les eaux étaient grossies par les pluies (occasionnées par la mousson sud - ouest). Pendant deux heures entières nous avons lutté sans succès contre cet obstacle inattendu, à portée de pistolet de terre ; mais j’avais déjà vu assez les Malais à Achem pour n’être pas effrayé de cela, d’autant plus que ce courant nous eût bientôt dérobés à leurs coups, si nous eussions voulu les éviter. Dans cette longue lutte, j’ai une fois échoué mon canot sur un banc de corail qui forme la barre et qui rend le courant si rapide : j’étais déjà au-dessus ; nous avons couru le plus grand danger de nous remplir et de nous briser : le canot était jeté d’un bord sur l’autre. Mais les matelots sont restés calmes à leur place, et la main qui protège le Cassini, a, par une petite lame, soulevé le canot qui, poussé par le courant, a franchi cette digue et est revenu à l’assaut de la rivière. Enfin nous mettons pied à terre. J’envoie six hommes avec un élève en embuscade, et ayant pourvu à la garde des canots, je me dirige avec le reste sur le fort de Kerjéroun-Siadom. Il ne nous en coûte que d’ouvrir ou d’enfoncer les portes : personne. Nous allons à son habitation : personne. Mais alors j’entends des coups de fusil ; ma recherche est finie, je reviens inquiet au rivage et je rencontre mon embuscade qui, malgré des ordres formels de ne faire feu qu’en cas d’attaque, avait tiré sur des fuyards. Heureusement personne n’a été atteint. Nous avons passé la rivière et fait une visite aussi infructueuse chez l’autre coupable, Etadji-Malot. Puis nous sommes revenus à bord. Le lendemain, avant de partir, nous avons brûlé les maisons de ces deux hommes. » Pour le faire court, dès qu’il sut ce qui se passait à Dahia, le sultan se montra plus traitable, et peu de temps après il s’engageait, dans une convention par écrit avec le commandant du Cassini, à poursuivre, par les moyens en son pouvoir, les lâches agresseurs de la Clémentine.

Le gouvernement napolitain, informé de ce qu’on avait fait pour infliger aux coupables un châtiment exemplaire, envoya la décoration de Saint-Georges de la Réunion à M. de Plas et la croix du Mérite de Naples à son lieutenant. Alexis ne porta jamais cet insigne d’honneur, qui lui arriva en France au moment où il quittait l’uniforme pour se revêtir des livrées de Jésus-Christ.

Après avoir touché de nouveau à Poulo-Pinang et fait relâche à Singapour, le Cassini entrait enfin dans la mer de Chine et, vers la fin du mois d’août, il venait mouiller devant Macao, ville déjà presque toute chinoise et porte du Céleste Empire. Jusque-là Clerc avait bien rencontré sur sa route un assez grand nombre de Chinois ; il en avait vu à Bourbon et à Sumatra comme à Poulo-Pinang et à Singapour, et il avait admiré leur aptitude remarquable à s’établir selon leurs convenances et à porter partout la Chine avec eux. Mais à Macao il les voyait en masse et chez eux, et son esprit observateur promenant sur eux un regard curieux, il était frappé de leur physionomie originale et tant soit peu grotesque. Il faut pardonner cette faiblesse à un franc Parisien comme lui, mais il eut tout d’abord une véritable explosion d’hilarité et son rire alla retentir jusqu’à Paris.

« Je veux te dire quelques mots du Céleste Empire, à la porte duquel nous sommes. Je n’en ai pas vu grand’chose, mais j’ai vu des gens qui connaissent mieux la Chine que les Chinois eux-mêmes, le P. Hue, dont tu as lu l’ouvrage, et d’autres missionnaires qui ont eu des aventures analogues.

« D’abord, le plus exact modèle du Chinois, c’est le Chinois connu sous le nom de Chinois de paravent. C’est à en pouffer de rire quand on rencontre les originaux de ces portraits si cocasses. Les voyageurs ne sont pas tous véridiques, on s’en aperçoit de reste quand on visite les pays lointains leurs descriptions à la main ; mais heureusement ils n’ont pas inventé la queue des Chinois. Il est très vrai, pour désopiler la rate des étrangers, qu’ils portent tous ce meuble singulier. Notez bien que ce n’est pas une de ces petites queues de rat comme on en portait avec les ailes de pigeons ; celles-ci sont des queues d’un magnifique développement et pendent jusqu’à la cheville. Les Chinois sont très-capables de frauder ; aussi je crois qu’il y a bien des queues qui ornent un autre chef que celui qui les a nourries ; mais ils ont en général de beaux cheveux. Enfin, à eux ou non, ils en tirent le parti de s’en faire une cravate quand ils en sont embarrassés.

« Mais tout grotesque qu’il est, c’est un marchand fin, actif et économe que le Chinois, et aussi un ouvrier que l’on ne peut surpasser. Ce caractère est très-remarquable. Le Chinois vit avec un peu de riz, il porte des vêtements de très-peu de valeur et l’on peut dire qu’il réunit les contrastes : il est paresseux et aussi très-actif, très-sobre et très-gourmand, très-ingénieux et très-borné, mais il est surtout fin et insinuant. On fait grand bruit de l’établissement que les Anglais ont fondé à Hong-Kong ; je crains que le bénéfice n’en soit pas pour eux. A coup sûr, les gros mandarins qui, après s’être enrichis, courent la chance presque certaine d’être au moins exilés et dépouillés, sinon pis, feraient que sage de sauter à Hong-Kong, qui est si près, et d’y acheter quelque palais.

« Les Anglais entendent, il est vrai, parfaitement la colonisation, et ils ont découvert que la première condition était que les colons pussent vivre de la recherche de ce qu’ils appellent le confort ; tandis que nous sommes campés dans nos colonies, eux son établis, et ils ont grandement raison : ces climats n’arrivent que trop vite à nous énerver. Mais à Hong-Kong ils ont dépassé, je crois, ce qui est bien, et bâti une ville de palais. Telle maison de commerce a, par exemple, dépensé pour la construction de ses bureaux 150,000 piastres (la piastre vaut ici 6 fr. 25). Il faut faire beaucoup de marchés pour couvrir de telles avances et des frais généraux à l’avenant. Aussi les étrangers anglais et américains — ce sont à peu près les seuls — font-ils seulement le grand négoce, et tout le reste est fait par les Chinois. Mais je crois que ce sont les fourmis blanches de la ville, et qu’elles la mineront. »

Ce qui le frappe par-dessus tout, c’est la supériorité des Chinois dans le commerce de détail et la petite industrie : « Les épiciers de Paris, à qui de mauvais plaisants ont fait une réputation drolatique, ne sont que des écoliers au prix. L’habileté des Chinois aux ouvrages des artisans est très-remarquable ; il est étonnant de voir le bon marché de certains travaux en bambous »

Mais le jugement d’ensemble est moins favorable : « Toutes ces petites qualités ne font pas une petite vertu et, en somme, c’est un misérable peuple qui, d’artisan, n’a jamais pu et ne pourra jamais devenir artiste ; qui n’a et n’aura jamais la vertu, le courage militaire ou civil, et qui, de la mesquine érudition où il s’élève, n’atteindra jamais à la science ; qui vit dans l’abaissement du paganisme le plus matériel, le plus étroit, le plus sot, pendant que, depuis plus de deux cents ans, il n’a pas cessé d’être évangélisé par des prêtres catholiques. »

A ce portrait peu flatté, Clerc ajoute certains traits moins déplaisants dans la lettre suivante, également datée de Macao (29 novembre 1851) : « S’il est un spectacle extraordinaire pour nous, qui poussons l’ardeur de l’aventure, la soif de la nouveauté jusqu’à l’horreur de la tradition, c’est, à coup sûr, ce peuple immobile qui en est à la stupide adoration de l’usage quand même il le sent et le reconnaît mauvais. Politiquement et philosophiquement, c’est le trait caractéristique de ce peuple. C’est aussi le secret de sa vie, et, sans contredit, la Chine est une éclatante démonstration de la grande importance de la fixité dans les institutions. Telle a été la cause de la conquête que la Chine a faite de tous ses conquérants. Pour certaines personnes, — pour qui le mot de patrie ne signifie guère que le sol que nous foulons, et qui conçoivent la patrie indépendante des gloires et des institutions du passé, — cet exemple remarquable serait la meilleure preuve que c’est précisément là qu’est la source de la longévité des nations. »

La vie que menait Clerc à Macao n’était pas tout à fait oisive ; il savait trouver de l’occupation partout, et il avait avec lui ses livres, ses chers livres, sa Somme de saint Thomas, les œuvres de saint Bernard en latin, que sais-je enfin ? certainement une partie des œuvres de Bossuet ; témoin un cahier couvert de son écriture, portant cette indication : à bord du Cassini, et contenant une analyse très-détaillée de la Connaissance de Dieu et de soi-même.

« Le Cassini, écrivait-il, est depuis ma dernière lettre en mouillage à Macao. Les événements que tu désires que je te marque sont donc très-peu importants. C’est la vie ordinaire d’un bâtiment : des exercices de toutes sortes. Cependant je dois dire, car j’en ai une grande joie, que tu partageras, j’espère, que tous ces travaux ne sont pas stériles, et que le bâtiment commence, à bon droit, à être fier de lui. Il peut se flatter que tout autre ennemi de même force n’aurait pas beau jeu à s’y attaquer. Je le dis d’autant plus volontiers que tout (ce mot est souligné par lui) l’honneur en revient au commandant, qui est le plus accompli des chefs. »

En bon chrétien, le commandant de Plas renvoyait à son lieutenant Clerc une grande partie de l’honneur. Nous n’avons pas compétence pour décider cette question entre eux, et nous constatons seulement qu’ils vivaient en parfaite harmonie de vues et d’action, ce qui, sans doute, était pour beaucoup dans le résultat si satisfaisant dont chacun d’eux attribuait généreusement le mérite à l’autre.

Le zèle religieux de Clerc trouvait amplement à s’exercer sur un bâtiment dont le personnel était parfaitement choisi, mais où plusieurs, particulièrement parmi les jeunes officiers et les élèves de marine, avaient besoin d’être raffermis dans la foi et doucement attirés à la pratique. Avant tout, notre lieutenant prêchait d’exemple, et la grande charité dont il usait envers ses camarades leur inspirait une sympathie qui devait ajouter beaucoup d’efficace aux insinuations de son zèle. « Dès que nous avions jeté l’ancre dans un port, racontent des officiers de marine, qui ont navigué avec lui, et quand la permission d’aller à terre était donnée, M. Clerc avait l’habitude de s’offrir pour remplacer l’officier de quart, afin de lui laisser la liberté de profiter immédiatement d’une permission si agréable à tous les marins. Et lorsque M. Clerc descendait lui-même à terre, si nous le suivions à quelques pas de distance, nous étions assurés de le voir bientôt entrer dans une église, car sa première visite était toujours pour le bon Dieu [5]. »

Sa piété fut servie à souhait pendant son séjour à Macao, car MM. les Lazaristes y avaient leur procure et les Sœurs de Charité y étaient établies depuis quelque temps. Il y avait aussi dans cette ville deux Pères Dominicains, faisant les fonctions de procureurs pour les missions de leur ordre en Cochinchine. Alexis ne tarda pas à se lier avec les missionnaires espagnols et français. Pendant un second séjour qu’il fit à Macao, les Lazaristes étant partis pour Ning-po (juin 1852), il entra dans une plus grande intimité avec les Pères espagnols Ferrando et Fuixa, et il eut la satisfaction de trouver en eux des hommes qui joignaient une rare instruction à une solide piété.

L’un de ces religieux, le P. Ferrando, voulait bien se rendre à bord du Cassini pour y célébrer le saint sacrifice de la messe. Il y venait par tous les temps, bons et mauvais, et même lorsque la mer était fort grosse. Le lieutenant Clerc servait la messe en uniforme, après avoir fait défiler la compagnie de débarquement qu’il commandait. Il garda cette habitude pendant toute la campagne, alors même qu’il y avait parmi les passagers des Frères des écoles chrétiennes tout disposés à le remplacer dans cet emploi pour lequel leur habit semblait mieux fait que le sien. Sur quoi le commandant du Cassini ajoute avec beaucoup d’à-propos : a L’esprit fin et la charité sans mesure d’Alexis Clerc, toujours prêt à obliger ses camarades, rendaient possible chez lui ce qui, chez d’autres, aurait été peut-être l’occasion de taquineries, sinon de querelles de la part des officiers. Mais il n’en fut jamais ainsi. »

On soupçonnera, et à bon droit, le commandant de Plas d’être tant soit peu partial pour son cher lieutenant. C’est pourquoi nous invoquerons le témoignage d’un marin beaucoup plus jeune, alors simple élève de marine. A cet âge, on est très-observateur et l’on ne pêche guère par excès d’indulgence.

« Dès que je fus à même de connaître M. Clerc, nous dit ce dernier témoin, je le vis ce qu’il a été toute la campagne : actif et vigilant au service, simple et aimable dans ses relations, maître de lui-même, fidèle à la pratique de ses devoirs religieux sans ostentation comme sans respect humain. Sa démarche avait dès lors contracté quelque chose de ses dispositions intérieures. Il avait le pas ferme de l’homme qui a un grand but à atteindre et un long chemin à parcourir. Ses yeux étaient le plus souvent modestement baissés. »

Ce qui suit anticipe sur le séjour en Chine, mais il importe assez peu ; ce que nous cherchons ici, c’est l’homme, son caractère, l’unité de ses sentiments et de sa vie.

« Durant nos tournées, quand, à notre arrivée, il y avait quelque dîner ou quelque soirée, M. Clerc les évitait en tant que faire se pouvait. Toutefois, s’il y avait là un devoir à remplir, un service à rendre, il le faisait de bonne grâce, avec cette gaîté et cette amabilité qui ne l’ont même pas abandonné dans le triste séjour de Mazas. Il ne descendait que rarement à terre par distraction ; il était le plus souvent dans sa cabine, travaillant et lisant. C’est ainsi qu’il s’essayait à la vie nouvelle de renoncement qu’il voulait embrasser. »

Ces lignes nous viennent de la chartreuse de Reposoir, en Savoie, où M. S. de G***, qui nous les adresse, achève sa carrière parmi les enfants de saint Bruno, après avoir atteint lui-même le grade de lieutenant de vaisseau. Rare et singulière rencontre ! Ces trois marins, d’âge et de grade différents, M. de Plas, commandant du Cassini, Alexis Clerc, son lieutenant, et M. de G***, l’élève de marine, tous les trois, un peu plus tôt, un peu plus tard, devaient dépouiller les livrées du siècle et se consacrer à Dieu dans l’état religieux. Deux Jésuites et un Chartreux, ce n’est pas mal pour un seul état-major ! Clerc était alors le seul des trois à peu près fixé sur sa vocation. Il se trouvait là, comme on voit, en bonne et digne compagnie, et ne s’était pas trompé en disant à qui voulait l’entendre, avant de s’embarquer sur le Cassini, qu’il allait y faire un premier noviciat.

Pendant plus d’une année, le Cassini ne put s’éloigner de Macao, où il avait son mouillage, que pour y revenir stationner longuement, sans utilité pour la mission qu’il avait reçue au départ. Cette inaction si contraire à tout ce qu’on s’était promis, à tout ce qu’on était encore résolu à faire, fut pour le commandant de Plas et ses généreux compagnons la plus rude de toutes les épreuves. Les nouvelles qui leur arrivaient de l’intérieur n’étaient pas faites pour calmer leur impatience. La Chine, ils ne pouvaient en douter, était en pleine révolution, en proie à tous les maux de la guerre civile. Les insurgés, favorisés par un certain réveil d’esprit national, non-seulement tenaient en échec les troupes impériales, mais gagnaient tous les jours du terrain et menaçaient d’une ruine complète la dynastie tartare. De leur côté, les impériaux ne respectaient nullement les garanties tant de fois stipulées en faveur des chrétiens, et nous avions tout sujet de leur demander compte de graves et récentes infractions aux derniers traités. Quelle que fût l’issue de la lutte, la France, qui protégeait surtout des intérêts moraux, pouvait être l’arbitre de la situation. Ce que l’Angleterre avait fait, peu d’années auparavant, dans l’intérêt de son commerce, — le commerce immoral de l’opium, — une grande nation catholique ne pouvait-elle pas le faire avec cent fois plus d’honneur pour ses missionnaires et leurs néophytes ? Si nous évitions d’intervenir dans la politique intérieure du Céleste Empire, il nous restait à remplir un devoir d’humanité compatible avec la plus stricte neutralité, et personne au monde ne pouvait nous empêcher de faire la police du littoral où refluait toute l’écume des provinces voisines et où, dans le piteux désarroi des autorités locales, régnait un brigandage effréné qui pouvait se promettre toute espèce d’impunité.

Monter un navire de guerre armé de bons canons, être en mesure de débarquer d’excellentes troupes, dont la seule vue suffirait pour mettre en fuite les malfaiteurs, et avec cela être réduit, par ordre, à l’immobilité, avouez que pour des marins français qui avaient le cœur bien placé c’était un cruel contre-temps.

Le commandant du Cassini n’y pouvait rien, car, depuis qu’il était dans les eaux de Macao, tous ses mouvements dépendaient du commandant de la station, son supérieur hiérarchique. Celui-ci avait-il lui-même toute liberté d’action et ses instructions lui laissaient-elles les coudées franches ? Nous n’en savons rien. Notons seulement ceci en passant. Trop souvent nos braves marins, après avoir pris d’urgence un parti énergique dicté par l’honneur et le devoir, ont été mal récompensés de leur zèle et le gouvernement ne leur a pas toujours épargné les plus pénibles désaveux. Quoi d’étonnant qu’ils déclinent, dans l’occasion, une responsabilité toujours onéreuse et qui n’est pas sans danger ? Et puis, — autre cause de faiblesse, — nos révolutions perpétuelles, nos changements à vue de gouvernements et de ministères sont la chose du monde la plus propre à déconcerter ceux qui ont l’honneur de représenter la France et de gérer ses intérêts à quelque mille lieues de Paris. Tout à l’heure, on l’a vu, le lieutenant Clerc était dans un grand embarras en présence du sultan d’Achem qui mettait sous ses yeux un traité d’alliance portant la signature du roi Louis-Philippe, et il n’avait garde de lui apprendre que Louis-Philippe, renvoyé comme on renvoie un domestique, était mort en exil, laissant derrière lui la république. Eh bien ! du petit au grand, c’est toujours la même chose chaque fois que nous nous passons l’envie de faire une révolution, et le Cassini l’éprouvait une fois de plus pendant ce long mouillage de Macao ; car la république de 1848, vaincue à son tour, cédait déjà la place à l’empire, préparé par le coup d’état du 2 décembre. Pour des gens qui avaient reçu leur mission d’un ministère sérieux et honnête après tout, celui dont faisait partie le noble amiral Romain Desfossés, la nouvelle de ce qui se passait à Paris n’avait rien d’encourageant et la première impression dut être des plus pénibles. Un exemple entre beaucoup d’autres. On fondait de grandes espérances, à Canton et à Chang-haï, sur l’action d’un diplomate expérimenté, M. de Bourboulon, qui devait, d’après ses instructions, réclamer l’exécution des traités passés entre la France et la Chine et très-probablement obtenir quelque chose de plus. Mais, à l’annonce du coup d’état, ce haut personnage s’exprima en des termes tels que tout le monde regarda sa démission comme certaine. Heureusement, quand la situation fut éclaircie, tout s’arrangea pour le mieux ; M. de Bourboulon resta à son poste et reçut, avec le titre de ministre plénipotentiaire, de nouveaux pouvoirs dont il sut faire un usage excellent. Mais la diplomatie française n’en avait pas moins été, pour un temps, complètement paralysée.

La première lettre d’Alexis après la nouvelle du coup d’état porte la date du 2 février 1852. Voici comment il s’exprime à ce sujet.

« Nous avons appris la nouvelle du coup d’état du président de la République par les journaux étrangers, qui nous paraissent fort mal informés, probablement à cause de la suppression des journaux de Paris. Aucune lettre ni journal ne nous est arrivée. Tous nos paquets nous attendent à notre centre de station, Macao, et nous irons incessamment les recevoir.

« Je ne voudrais pas avoir fait partie de l’armée de Paris pendant cette audacieuse usurpation. Quant au suffrage universel, qui vient absoudre de telles prétentions, je n’ai pas attendu jusqu’ici pour le juger un déplorable critérium du droit ; cependant il faudra bien s’en rapporter à lui, si la grande majorité se prononce. Dans le chaos et l’anarchie où nous nous débattons, ce suffrage me paraît, tant qu’il n’attentera pas à la loi divine, le seul point, non pas de droit, mais de fait, qui puisse indiquer où réside le gouvernement de la France. Mais tout cela, comme le gouvernement de février, ou la république qui en est sortie, c’est, à mon avis, des gouvernements de fait, à qui l’on doit obéissance sous bénéfice d’inventaire, je veux dire tant qu’il n’y aura rien de mieux, sans cependant me reconnaître, si leurs actes n’y forcent pas, le droit de désobéissance et le devoir de quitter le service. Je resterais donc au service, même en supposant que je fusse en France, où ma démission serait possible, au lieu d’être ici. Mais je ne prêterai aucun serment de fidélité à ce nouveau personnage.

« L’habitude où Jules se trouve d’être en Allemagne au mois de décembre me laisse espérer, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles, que vous êtes l’un et l’autre sains et saufs.

« Je n’accorde pas beaucoup de crédit aux récits que nous connaissons, et ils sont trop écourtés pour que l’on puisse en juger ; mais, d’après eux, je suis assez en peine de savoir avec quels hommes le président va gouverner.

« A mon sentiment, ce prince sera bien l’héritier de la politique de son oncle et leurs destinées auront quelque chose de très-comparable ; le premier a été la réaction contre les jacobins, celui-ci est pris pour combattre les socialistes. Il y a encore pour lui un beau rôle à jouer. Je n’ai pas la confiance qu’il ait ni la volonté ni la force de le remplir. » C’était voir de loin et juste. Malheureusement cette clairvoyance était peu commune. La France, affamée d’autorité, ne mesura pas sa confiance à un prince dont le passé n’avait rien de rassurant ; théoricien hardi autant que creux, toujours prêt à recommencer sa vie d’aventure en risquant non plus seulement sa liberté, ou sa tête, mais la fortune, mais l’existence même du pays qui l’avait pris pour chef et acclamé comme un homme providentiel !

Une lettre du 27 mars contient les lignes suivantes : « Mon cher père, nous allons arriver à Macao pour profiter du départ du courrier. Ma dernière lettre est de Batavia. Nous y avons reçu des nouvelles d’Europe jusqu’au 26 décembre, et l’espèce de consentement que le suffrage universel est venu donner comme sanction au coup d’état du président. Les étrangers que nous avons vus depuis ont tous l’air de croire que c’est là un mieux dans notre état. Pour nous il y aura, quand même nous en tirerions profit, une sorte de honte d’être tombés si bas qu’il ne faille pas un César d’un plus noble aloi pour nous dominer. »

Et une lettre du 13 avril : « Tu me parles avec douleur des proscriptions présidentielles. Sans plaindre beaucoup les soi-disant victimes : je déplore cette sévérité dictée par les sept millions cinq cent mille suffrages. Mais je suis dégoûté de l’espèce de curée que lui donnent certains journaux. Il n’est plus besoin d’exciter le pouvoir à la rigueur ; il est assez armé pour n’avoir pas besoin de ce faible appui de la voix d’un journaliste. »

Une réflexion glissée dans la lettre suivante n’est pas sans valeur, au moins comme argument ad hominem. « Je vois, par tes lettres, que tu regrettes beaucoup le gouvernement républicain. En réservant mon opinion personnelle, qui est de nul poids dans l’affaire, il me semble que sa base est le suffrage universel, et que les plus républicains sont ceux qui, après ces votes répétés de décembre et des élections à l’assemblée législative, doivent le plus regarder le nouveau gouvernement comme légitime. »

Au moment où il écrivait ces lignes, Clerc revenait d’un voyage à Manille, enchanté de tout ce qu’il avait vu et en particulier d’un régime colonial qui, pour n’avoir rien de républicain, n’en était pas moins civilisateur.

« C’est ici, je crois, le type de toutes les colonies faites ou à faire. Les Espagnols ont infusé aux Tagals leurs qualités dominantes, l’attachement à la foi et l’esprit militaire. Si on ne voyait la couleur un peu foncée de la peau, à la manœuvre des troupes, à leur démarche assurée, on croirait voir des soldats européens. Leur bravoure a été souvent éprouvée et n’a jamais fait défaut lorsqu’ils ont été conduits par des officiers espagnols. Par une coïncidence qui peut paraître singulière, les Espagnols ont retrouvé ici pour ennemis les musulmans et ils se battent contre les Moros comme ils faisaient chez eux du temps de la fameuse Isabelle. » Les Moros en question ne sont autres que les Malais des îles Soloo (ou Solo, comme disent les Espagnols), brigands de mer qui exercent la piraterie sur toutes les côtes et emmènent en captivité des populations entières. Dans la dernière expédition des Philippins contre ces forbans, on avait vu se joindre aux troupes régulières des volontaires levés, instruits, disciplinés, conduits et commandés par leur curé, le P. Hanez, de l’ordre des Augustins. « Ils montaient, raconte Clerc, une flottille qui s’est réunie à San-José, à celle du général Urbiztondo. Je m’imagine facilement l’allégresse qu’a dû causer cette réunion et la confiance que le général devait prendre dans l’exécution d’un projet auquel ce peuple s’associait si chaudement. Cette petite croisade, grâce à la simplicité des croisés, — qui ne se doutaient pas du beau titre que je leur donne et qu’ils méritent, — et à la vigilance du pasteur, donna le modèle d’une armée chrétienne. Ils rem plissaient tous leurs devoirs de religion comme s’ils eussent été dans leur pays. Le jour de l’action venu, le P. Hanez, qui les commandait toujours, les conduisit à l’assaut en même temps que M. Garnier (officier français d’un rare mérite) ; il y reçut un coup mortel et expira peu après. »

Enfin, après une longue attente, Clerc va être soulagé du poids de son inutilité. Le Cassini ira à Chang-haï, de conserve avec la Capricieuse, corvette à voiles à laquelle il servira de remorqueur. A bord de la Capricieuse, commandée par M. de Rocquemaurel, chef de la station, s’installe la légation française, composée du ministre, de sa femme, de son secrétaire et d’un interprète. Quant au Cassini, il porte le procureur des Lazaristes et dix Sœurs de Charité, pieuse colonie que l’on débarquera à Ning-po. L’horizon s’est donc éclairci, et une douce joie brille à bord ; on en retrouve les reflets dans la lettre suivante : « Cette traversée, par le charme des vertus aimables de nos passagères, a été la plus agréable que nous ayons faite. Ce parfum de sainteté que les communautés religieuses conservent précieusement et que le monde ignore, nous était offert, et rien n’est doux et touchant comme ce dévouement si complet et si simple des filles de la Charité. Cette absence de tout petit manège féminin, ce désir de s’employer pour rendre service et non pour paraître utile, cette gaîté si douce et si égale, ce sont là des qualités qui faisaient de leur commerce un plaisir pour chacun de nous. Quant à leur piété profonde, leur dévotion éclairée, il ne m’appartient pas d’en faire l’éloge ; c’est cependant là le secret de toutes leurs autres qualités, la source d’où s’écoulent ces ruisseaux limpides et, plus exactement, la souche qui nourrit ces rameaux féconds. »

Clerc satisfait ici lui-même « ce désir de s’employer pour rendre service, et non pour paraître utile, » qu’il admirait dans les filles de la Charité. Il ne nous dit pas, et pour cause, comment leur débarquement s’est effectué. Mais le commandant du Cassini, qui n’a pas les mêmes raisons de se taire, nous raconte ainsi le fait en détail : « Alexis Clerc rendit d’immenses services au commandant du Cassini durant toute la campagne. Je n’en indiquerai que quelques-uns des plus marquants. En juin 1852 le Cassini dut recevoir à bord le R. P. Guillet, Lazariste, supérieur des Sœurs de la Charité, ainsi que dix Sœurs destinées pour Ning-po. Le bâtiment ne se prêtait guère à cette destination ; mais, grâce à la simplicité des bonnes Sœurs et à la courtoisie pleine de convenance de l’état-major, les choses se passèrent aussi bien que possible, et le Cassini put débarquer son précieux chargement à Ning-po. Ce n’était pas facile de mettre à terre des femmes européennes dans une grande ville très-peuplée [6]. On pouvait même craindre une sorte d’émeute lorsque les autorités et la population sauraient que ces femmes étaient des religieuses. Il fut donc décidé que leur débarquement aurait lieu la nuit dans un lieu peu fréquenté, où des chaises à porteurs pourraient les soustraire tout de suite aux regards des curieux. Alexis Clerc se chargea de l’opération et fut secondé par M. Joyant de Couesnongle, son ami, officier d’administration. Tout réussit à point. Le temps pluvieux fut même regardé comme une circonstance favorable, et vers 10 heures du soir les Sœurs étaient installées dans la maison qui leur avait été destinée. »

 

Après une navigation laborieuse, on arrive à Chang-haï. Alexis annonce à son père cette bonne nouvelle : « Nous sommes arrivés le 28 (juin) à Chang-haï, le port le plus au nord de ceux qui sont ouverts aux Européens, et celui par lequel la Chine sera probablement le plus entamée par l’Europe. D’abord, l’importance commerciale de ce point, déjà très-grande, est dans une voie d’accroissement dont on ne peut apprécier le terme. La ville de Chang-haï est du second ordre ; elle est située sur le Wam-pou, affluent du Yang-tsé-Kiang. C’est un pays parfaitement plat et formé par les alluvions du fleuve. Du haut d’une pagode à neuf étages, à deux lieues de Chang-haï, on voit quelques buttes qui sont un lieu de promenade pour les Anglais. Ces plaines immenses sont sillonnées par un nombre infini de canaux. Les canaux sont les vrais chemins de la Chine ; nous n’avons aucune idée en Europe de la profusion avec laquelle ils sont répandus ; ils servent beaucoup pour l’irrigation. Les champs sont bien cultivés et il n’est aucun terrain perdu que celui des tombeaux. »

 

 

Voilà tout ; de la mission des Jésuites, pas un mot. Alexis a sans doute ses raisons pour ne pas attirer prématurément son père sur ce terrain brûlant ; car déjà il doit pressentir que son séjour dans cette mission, terme heureux et béni d’un si long voyage, ne sera pas sans résultat pour la grande affaire de sa vocation.

 

 



[1] Clerc avait alors trente et un ans passés ; sa petite taille et son enjouement habituel le faisaient probablement paraître plus jeune.

[2] Ici je suis, ou plutôt je transcris fidèlement les notes du commandant de Plas, que j’ai sous les yeux.

[3] Une fois pour toutes, la plupart des lettres d’Alexis pendant ce voyage étant adressées à son père, nous ne le répéterons pas chaque fois ; ayant soin néanmoins d’avertir le lecteur lorsqu’elles seront adressées à quelque autre personne.

[4] Les pillards avaient fait main basse sur une valeur métallique de 22,000 piastres, dont le commandant du Cassini réclamait la restitution.

[5] Témoignage recueilli par le P. Thébault, de la bouche de deux officiers, à bord de l’Erigone, en 1855.

[6] La population de Ning-po, ou mieux Ning-po-fou (car c’est une ville de première classe), s’élève à cinq cent mille âmes.

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VIE DU PERE ALEXIS CLERC PAR CH. DANIEL (Chapitre 6)

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CHAPITRE VI.

 

préludes de vocation. — préparatifs d’un nouvel
embarquement
.

 

Le ier  janvier 1850, Clerc fut promu au grade de lieutenant de vaisseau.

Il venait d’entrer dans sa trente-et-unième année. Désormais, grâce à l’expérience d’homme de mer qu’il avait acquise depuis dix ans, et grâce aussi aux connaissances mathématiques dont il venait de trouver l’emploi dans les usines d’Indret et à bord du Pélican, la carrière qui lui restait à parcourir était belle, facile et assurée, et rien ne lui manquait, humainement parlant, pour être satisfait de son sort.

Mais son cœur avait des aspirations qui réclamaient quelque chose de plus et qu’il croyait devoir écouter. Dieu exigeait-il de lui qu’il quittât la marine pour s’attacher plus étroitement à son service ? Cela ne lui apparaissait pas encore dans une pleine évidence ; mais il était trop franc pour dissimuler les pensées qui l’agitaient, trop fidèle à la grâce pour ne pas être prêt à tout.

Venu à Paris au printemps de 1850, il passa en retraite la semaine du Bon Pasteur, sous la direction du P. de Ravignan. Après un mûr examen, il sollicita dès lors son entrée dans la Compagnie de Jésus, qu’il connaissait depuis longtemps et vers laquelle il se sentait attiré. Mais le P. de Ravignan n’était pas homme à brusquer ces sortes de décisions. Quand il s’était agi de sa propre vocation, qui brisait une brillante carrière à peine commencée, vivement combattu par sa famille, il avait temporisé sans que sa résolution fût un instant ébranlée. Il pensa que Clerc pouvait faire de même ; et, malgré l’ardeur impatiente de ses désirs, Clerc dut attendre [1].

Nous avons sous les yeux quelques notes de sa main, portant la date de cette retraite. D’abord des réflexions sur l’Immaculée Conception, croyance catholique sur laquelle on attendait encore la définition solennelle qui devait, quatre années plus tard, réjouir le cœur de tous les fidèles serviteurs et enfants de Marie. Puis des considérations d’un caractère dogmatique sur le sort éternel des réprouvés, sur l’expiation infinie de Jésus-Christ, patrimoine commun de tous les hommes.

Plus loin, au beau milieu d’une page consacrée à plusieurs sujets , cette invocation qui tranche sur le reste :« Sainte Marguerite de Cortone, priez pour moi ! »

Sans doute Clerc a lu pendant sa retraite la Vie de cette sainte, qui, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, fut une grande pécheresse ; et dans la sincérité de sa pénitence, reconnaissant qu’il a commencé comme elle, il veut aussi finir comme elle et la réclame pour patronne.

Les dernières lignes roulent sur ces mots :amour et souffrance, - il a compris que sans douleur on ne peut vivre dans l’amour de Dieu : sine dolore, non vivitur in amore[a]. Et ce noble amour a, chez lui, tous les effets dont parle en termes si éloquents le pieux auteur de l’Imitation :« Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte ; jamais il ne prétexte l’impossibilité, parce qu’il se croit tout possible et tout permis [2]. »

De retour à Brest, où le fixe de nouveau son service, il reprend avec plus d’ardeur que jamais sa vie d’austérité et de bonnes œuvres. Il en use avec le monde en homme qui n’attend rien de lui et qui a brûlé ses vaisseaux. Arrive la fête du Saint-Sacrement ; Clerc juge que sa place est à la procession sur les pas de son Dieu, et il escorte le dais en uniforme, un cierge à la main. Cela ne plut pas à tout le monde et le bruit en alla jusqu’à Paris.

Qu’on se figure la stupéfaction de M. Clerc, persuadé que la religion doit se renfermer dans l’enceinte des temples et s’interdire rigoureusement toute manifestation extérieure. D’autres que lui, parmi lesquels de fervents chrétiens, étaient tout à fait de cet avis, et il a fallu de bien dures leçons pour qu’on accordât enfin au culte catholique une petite place au soleil. Ceux qui la voudraient grande sont bien hardis !

Naturellement Alexis est taxé d’exagération. Il en s’en défend que faiblement, pensant qu’il a ses défauts, qu’il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme et qu’il peut gâter, en y mettant du sien, le bien pour lequel il se sent une si vive passion. Mais il ne passera pas condamnation sur des reproches qui atteindraient du même coup les pratiques les plus autorisées de l’Église, ou les exemples des Saints qu’il ne perd jamais de vue. Être un peu fou aux yeux du monde ne lui déplaît pas, car il sait qu’on sauve son âme et qu’on gagne le cœur de Dieu en embrassant généreusement la folie de la croix.

On reconnaîtra ces sentiments dans une lettre adressée de Brest à son père.

« Quant à moi, mon cher père, je ne puis qu’approuver ce que tu dis : J’ai le défaut de vouloir toujours aller plus avant que les autres dans la voie où je m’engage, et je reconnais avec toi qu’il faut tâcher de s’en corriger. Que la voie soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, il est toujours mauvais de vouloir y primer. Mais tu sens bien que mon embarquement ne changera rien à cela ; que je sois à Paris, à Brest ou en Chine, j’y serai toujours avec ce détestable esprit de vanité. Il faut le combattre partout où je serai, à terre ou à bord, et je suis encore mieux pour cela à terre, car j’ai tous les secours spirituels qui me manqueraient au large. Ce n’est malheureusement pas une petite affaire que de se vaincre soi-même, surtout dans ce qui touche à l’orgueil.

« II est bien possible que ce détestable sentiment ait inspiré un grand nombre de mes actions, bonnes par conséquent seulement en apparence ; mais s’il faut purifier l’intention, il faut persévérer dans ce qui sera très-bon quand l’intention sera purifiée.

« Je dois te dire aussi que si je n’ai pas d’occupations serviles et nécessaires, j’en ai cependant passablement et que je ne suis pas oisif. On croit volontiers que les dévots se font une espèce de far niente, de paresseuse oisiveté où, comme le rat, ils se retirent loin des tracas ; et puis, dans cet agréable détachement des choses du monde, les uns, — les moines, qui mangent bien, dorment bien et ne chantent que par l’organe de chantres gagés, — engraissent à vue d’œil ; les autres ont leur pensée toujours fixée sur une même idée, ou mieux à la recherche d’un être qui n’existe pas, ils sont enfoncés comme les faquirs dans les ténèbres d’une abstraction qui détruit toute réalité. On me fait l’honneur de me classer dans la seconde espèce, celle des pauvres fous qui prennent la chose au sérieux. Mais tout cela n’est pas la vérité. Il y a quelques êtres ignobles qui se font litière des choses saintes ; il y a quelques fous de religion ; il y a quelques esprits vagues et obstinés qui se perdent dans les abstractions ; s’ils ont quelque force naturelle et quelque orgueil, c’est la matière dont se font les hérésiarques ; il y a enfin quelques songe-creux qui ne songent à rien et qui croient presque voir la substance de la Trinité. Avec la grâce de Dieu et la soumission à mes guides, j’espère éviter ces dangers à l’avenir comme je crois les avoir évités jusqu’ici.

« Certainement la méditation est recommandée, mais rien n’est moins vague ; il faut toujours en tirer quelque conclusion pratique, et il faut beaucoup plus chercher une affection, un mouvement du cœur vers Dieu, que les conceptions les plus sublimes de l’esprit. Quoi de plus sage, de plus prudent, de plus éloigné de l’état condamnable du songe-creux, de l’hérésiarque, du fou ? Notre religion est positive ; elle n’est pas une abstraction. Notre Dieu n’est pas vague et indéterminé ; il est inaccessible et infini dans son essence ; il n’est pas bon de vouloir scruter le mystère dont il se couvre à nos yeux ; mais, en Jésus-Christ, il est accessible et à notre portée, surtout à celle de nos cœurs ; et toute notre religion, c’est d’imiter Jésus-Christ et de l’aimer.

« Quant à l’ascétisme beaucoup trop exagéré, je cherche ce que j’ai pu faire pour inspirer cette opinion. Ce ne peut être que des conversations ; il ne faut pas trop s’en préoccuper ; comme tu le sais, sans parler absolument sans réflexion, je ne pèse toutefois pas assez mes paroles pour être assuré que je ne les désavouerai pas avec un peu plus de réflexion. Je ne me souviens pas actuellement de ce qui a pu faire porter ce jugement.

 

« Que le monde blâme ma conduite, c’est fort naturel, et je ne lui suis en reste de rien ; car, s’il me blâme de ne rechercher ni mon intérêt ni mon plaisir, je le blâme précisément de chercher l’un et l’autre. Ici, il n’y a pas moyen de s’entendre : l’un dit blanc, l’autre noir ; il n’y a qu’à choisir et mon choix est fait ; mais assurément ce n’est pas là ce que tu blâmes, toi qui es si peu du monde. Reste donc l’exagération ; je ne dis ni oui ni non, car je ne sais ce dont tu veux parler et je voudrais savoir où prendre ce nouvel ennemi. C’est très-vague de dire que l’on est exagéré, mais si tu veux bien préciser ce qui te paraît tel, je te promets d’y faire une sérieuse attention. Je pense que ma conduite pendant mon voyage et mon voyage lui-même témoignent que je suis en défiance contre mes idées propres, quand même elles sont dirigées vers le bien le plus pur. L’excès n’est pas un bien, c’est même un mal ; je veux le fuir comme un autre. L’excès en cette matière vient d’une présomption qui fait embrasser plus que ses prinses[b], comme dit Montaigne ; elle ne peut rien étreindre, et elle jette bientôt dans un dégoût, un découragement qui rend incapable des choses les plus faciles. Mais s’il ne faut pas de présomption, il ne faut pas de lâcheté, et il faut, sous peine des plus grands dangers, entreprendre, avec notre confiance fermement établie en Dieu, tout ce qui nous est possible. L’exagération a quelque chose de personnel, d’humain, qu’il est facile (au moins aux autres) d’apercevoir ; le zèle pur a quelque chose de saint qui révèle sa divine origine. Mais laissons.»

Cependant une nouvelle perspective commence à poindre dans le lointain. Clerc, embarqué sur le Duguesclin qu’on est occupé à désarmer, écrit à son père dans les premiers jours du mois d’août : « Je prévois aussi un autre embarquement plus sérieux et qui me ferait naviguer peut-être beaucoup et longtemps. Mais, comme il n’y a rien d’arrêté, je remettrai à t’en parler plus explicitement, que j’aie quelque chose de précis à t’apprendre. »

Mais en même temps, chose singulière !les idées de vocation vont leur train et prennent de plus en plus consistance. Voilà ce qui désole M. Clerc, qui voit son Alexis repousser d’un côté tout projet d’établissement et de l’autre ne poursuivre sa carrière qu’avec la résolution, déjà peut-être irrévocable, de l’abandonner au moment où elle lui sourit plus que jamais. Cruelle prévision pour un père qui a placé sur la tête d’un fils tendrement aimé ses plus chères espérances et qui voit ainsi s’écrouler l’édifice de son bonheur !

Mais il n’y a encore rien de fait et il espère bien détourner le coup. Il commence donc par attaquer son fils sur ses résolutions présentes et sur cette espèce de mur invisible qu’il a mis entre lui et le monde, évidemment dans l’espoir d’arriver un jour à une séparation définitive.

Alexis, serré de près, se défend vivement, et l’on sent qu’il ne cédera pas un pouce de terrain.

« C’est avec chagrin, écrit-il à son père, que j’ai lu dans ta lettre du 3 que ce qui te paraissait exagération de dévotion me paraissait à moi peut-être de la tiédeur à cause des points de vue différents où nous sommes placés.

« Je ne puis en effet rien changer à ma conduite en ce qu’elle a de conforme à ma foi. J’eusse bien préféré que tu eusses trouvé à reprendre autre part ; je t’eusse prouvé combien j’ai à cœur de te donner satisfaction. C’est peut-être dans la prévision qu’il y avait là pour moi une impossibilité de concession que tu as entrepris de me montrer qu’en te plaçant par supposition dans mon point de vue, tu verrais les choses autrement. Ainsi tu rappelles tes observations au sujet de la recherche que je faisais à Paris pour quitter le monde. Je les ai encore relues avec grande attention ainsi que celles de la présente lettre. Elles se réduisent à deux chefs, le premier que le célibat est un état contre nature, le second que j’ai une carrière faite que j’abandonne. Comme je ne me souviens pas d’y avoir fait réponse, tu me pardonneras celle-ci ; si elle n’a pas le mérite de la persuasion, elle aura peut-être pour toi celui de la nouveauté.

« Le mariage est pour l’espèce ce que la nourriture est pour l’individu ; c’est son moyen de conservation, de sorte qu’il est pour l’espèce une loi naturelle, et c’est, comme le dit ta note, le commandement que Dieu a posé en disant à nos premiers parents : Croissez et multipliez. Ainsi, tu aurais très-fortement établi que le mariage est un devoir naturel pour l’espèce et que, par suite, il est bon. Mais ce qui regarde l’espèce n’impose pas obligation à tous les individus. De même que dans une armée, où il faut des tambours, des porte-drapeaux, il ne faut pas que tous soient tambours ou porte-drapeaux ; de même, dans l’entretien et la conservation de l’espèce, etc. »

Le lecteur voit d’ici la conséquence : il n’est pas nécessaire que tous soient pères de famille. Mais là-dessus qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse.

On sait le commerce assidu qu’Alexis entretenait avec saint Thomas et l’habitude où il était de recourir à lui pour résoudre les objections qui lui arrivaient de tous côtés. Ici nous le prenons sur le fait, et au moment où il écrit ces lignes assez originales et même empreintes d’une certaine gaîté, il a son saint Thomas ouvert devant lui, soit sa Somme théologique (2a 2æ. q. 152. a. 2. ad primum), soit la Somme contre les Gentils (1. iii, c. cxxxvi) ; car c’est là que nous trouvons la distinction des choses nécessaires à la conservation de l’individu et des choses nécessaires à la conservation de l’espèce ; distinction qui donne lieu à un raisonnement identique à celui d’Alexis, en ce qui concerne le mariage, bien que saint Thomas n’ait parlé ni de porte-drapeaux, ni de tambours.

Cette argumentation est, du reste, irréfutable ; et, chose curieuse, quelques années plus tard, M. Jules Simon devait l’employer aussi dans un livre où il se plaçait exclusivement au point de vue de la morale naturelle. Il ne cite pas saint Thomas, mais évidemment il l’a lu et il écrit en propres termes : « Malgré tout ce qu’on peut dire du vœu de la nature, la nature, n’ayant pas besoin que tous les individus se reproduisent, peut permettre que la continence soit non-seulement possible, mais facile. » D’où il conclut qu’il n’est ni juste ni philosophique de condamner l’état de célibat [3].

M. Clerc, qui se disait philosophe, avait donc affaire à forte partie ; on prenait à tâche de le poursuivre sur son terrain et de le battre par ses propres armes.

« Voilà la raison philosophique, ajoute Alexis, mais la pratique et le jugement de l’Église sont bien plus concluants, et tu ne peux douter qu’elle ne fasse du célibat un très-grand cas. Il n’est pas de précepte, il est vrai, car autrement elle défendrait le mariage, et, au contraire, elle déclare que le mariage est un état saint ; mais il est de conseil, et meilleur que le mariage. Assurément tu sais que tel a toujours été et sera le sentiment de l’Église en cette matière. Cependant tu t’y confirmeras encore en lisant dans la première Épître aux Corinthiens le chapitre VII.

« Ce n’est pas pour le plaisir de faire de la controverse que je te dis ces choses, mais je ne voudrais pas que tu te méprisses sur mes sentiments. Nous sommes tombés tous d’accord qu’il me fallait attendre. Cette décision t’a paru sage, et il faut la suivre.

« Combien je voudrais te communiquer les magnifiques espérances qu’elle me laisse entrevoir ! Mais je heurterais ton sentiment, et loin de te remplir le cœur de joie, je n’y causerais que du trouble et de la douleur. Cependant tu dois, d’après la prudence que je me flatte d’avoir montrée, compter que je continuerai à m’en inspirer. Il est probable que je suivrai la marche naturelle des événements, que je laisserai à Dieu de me mettre, pour ainsi dire, de sa propre main où il me veut, si je ne dois pas rester où je suis. Mais je ne compte pas m’ingérer de quitter ma place par un effet de ma propre volonté.

« Cela me mène à répondre à ta seconde observation : que j’abandonne ma carrière. Si je l’abandonne, c’est que je n’y tiens pas ; dès lors que cet abandon serait volontaire et spontané, il ne serait pour moi aucunement malheureux. Et je reste marin avec la disposition de ne l’être plus demain s’il plaît à Dieu. Je t’assure que cela ne me paraît pas un sacrifice. »

Mais M. Clerc ne se tient pas pour battu et il revient à la charge assez vigoureusement, paraît-il, ce qui lui vaut toute une lettre sur le célibat des prêtres. Cependant il s’abstient pour le moment d’attaquer directement la résolution de son fils, car celui-ci ajoute, après avoir vaillamment défendu sa thèse : « Nous sommes restés en dehors de la question personnelle et nous sommes bien d’accord sur ce qu’il y a maintenant à faire pour moi : c’est de rester garçon, tu le trouves toi-même très-sage. Au retour du voyage, il aura bien passé de l’eau sous le pont, et je ne pense pas si loin dans l’avenir. A chaque jour suffit son mal. »

Ce n’est donc qu’une trêve, mais à laquelle le voyage de long cours dont il est ici question promet une durée assez étendue ; chacun des combattants compte bien d’ailleurs reprendre en temps utile les hostilités, avec plus de succès que par le passé.

Mais quel est donc ce voyage vaguement annoncé et qui sourit à notre Alexis, bien qu’il regarde sa carrière de marin comme à peu près terminée et que l’ambition même la plus légitime semble n’avoir plus sur lui aucune prise ? Évidemment ce projet doit être non-seulement dans ses goûts, mais de nature à satisfaire aux secrètes aspirations de son cœur et à n’apporter aucun obstacle à sa vocation. En effet, Dieu avait disposé toutes choses à souhait, de manière à lui donner toute sécurité sur ce point essentiel, sans qu’il eût à s’en occuper et à imaginer des combinaisons qui très-probablement n’eussent jamais présenté les mêmes avantages.

Une amitié récente encore, mais sur laquelle il pouvait entièrement compter, amitié fondée sur la conformité des vues, des sentiments et des principes religieux, consacrée — vingt années plus tard — par les mêmes vœux prononcés au pied des mêmes autels, voilà ce qui intervint providentiellement dans sa vie et lui fournit le moyen de poursuivre son généreux dessein avec une ardeur toujours égale, par un chemin en apparence assez détourné et qui semblait même fait pour l’éloigner du but.

Ce fut à Brest, en 1848, que Clerc rencontra le commandant Robinet de Plas, capitaine de frégate, son aîné, son ancien dans la marine et son supérieur en grade, mais son égal par la charité qui les attirait l’un vers l’autre. Ils faisaient tous les deux partie d’un club (c’était le langage du temps), ouvert aux officiers des divers corps de la marine afin de les soustraire aux dangers de la vie de café. Clerc, alors enseigne de vaisseau, était membre du bureau et rendit comme secrétaire d’importants services attestés par son ami, qui nous recommande le silence sur la part qu’il prenait lui-même à cette bonne œuvre. Le commandant ayant été appelé à Paris, dans le courant de la même année, pour siéger au conseil d’amirauté, Alexis s’empressa de le mettre en rapport avec son père et avec son frère Jules, et il écrivait au premier avec sa cordialité expansive : « Tu dois avoir vu M. de Plas, capitaine de frégate. Tu auras été content de ce marin ; c’est le plus bel échantillon que nous puissions envoyer à Paris ; il ne serait pas prudent d’acheter toute la partie en bloc sur ce spécimen. Je suis bien seul ici depuis que je ne l’ai plus, et j’ai besoin à chaque instant de penser au bien qu’il peut faire dans sa nouvelle et importante position pour me consoler de l’avoir perdu. »

La position du commandant ‘devint encore plus importante et son influence plus étendue, lorsque le brave amiral Romain Desfossés le nomma chef du cabinet au ministère de la marine. L’heure était aux généreux projets et à une politique plus chrétienne que celle qu’on avait vue à l’œuvre et dont on avait éprouvé la faiblesse sous la monarchie de 1830. Qu’on se rappelle ce retour triomphant de Pie IX à Rome, préparé par l’épée de la France et applaudi dans les deux mondes non-seulement par les catholiques, mais par tous les vrais amis de la justice et du droit. Comme nous nous sentions forts alors ! Peu de temps avait suffi, au lendemain d’une révolution insensée, pour relever notre ascendant et nous rendre notre rang parmi les puissances de l’Europe. Ni notre trésor ni nos armements n’étaient accrus par la chute de Louis-Philippe ; mais nous marchions les premiers au chemin de l’honneur, et jamais notre drapeau ne fut plus respecté que le jour où il s’inclina sous la bénédiction du Pontife-Roi.

On ne s’étonnera pas de voir, à pareille date, sortir du cabinet du ministre de la marine le projet d’une campagne ayant pour but la visite des missions catholiques, auxquelles nos braves marins, suivant une tradition vraiment nationale, devaient promettre un appui qui leur avait trop souvent manqué sous le dernier règne. M. de Plas, désigné pour cette mission si honorable, désirait avoir Alexis à son bord. On devine comment celui-ci accueillit l’ouverture qui lui fut faite ; en attendant qu’il pût s’enrôler de sa personne dans la sainte milice, il ne souhaitait rien tant que d’être, n’importe à quel titre, l’auxiliaire du prêtre et surtout du missionnaire. La chose étant revenue à M. Clerc par le P. de Ravignan, Alexis fut mis en demeure de s’expliquer avec son père et voici ce qu’il lui écrivit (lettre du 5 septembre 1850) :

« J’arrive maintenant au projet de voyage. De Plas m’a en effet proposé cette expédition, et comme tu penses bien, j’ai accepté de tout cœur. Rien ne pouvait en effet mieux satisfaire mes vœux. Si je dois rester marin, rien ne peut m’y plaire autant que d’y servir, le plus directement possible, l’Église.

« Puisque tu as appris la même chose par le P. de Ravignan, il faut qu’elle soit regardée comme très-décidée. Quant à moi, je n’ai pas de nouvelles à ce sujet depuis fort longtemps. De Plas est parti pour Rome le 8 août et je n’ai rien reçu de lui depuis lors. Il a entrepris ce voyage pour prendre les instructions et les ordres du Saint-Père ; mais il n’en est encore aucunement question et tous l’ignorent, si ce n’est ceux à qui j’ai fait des ouvertures pour avoir leur concours. Le choix du bâtiment n’est même pas arrêté. Cependant je crois très-fort que l’expédition se fera. Si je ne mérite pas l’honneur d’en faire partie, malgré la grande satisfaction que j’y trouverais, je me crois très-disposé à m’y résigner. Comme tu me dis, il ne faut pas se fier aux espérances les plus flatteuses, et cela devient facile à celui qui est intimement convaincu que la Providence conduit tous les événements pour le plus grand bien de ses enfants.

« Que je serais heureux, mon cher père, si tu t’unissais à moi pour apprécier ce beau projet ! L’histoire de notre chère patrie la montre comme étant toujours dans les siècles passés le bouclier et l’épée de l’Église. Clovis a défait l’arianisme ; Charles Martel, le mahométisme ; Montfort, le manichéisme ; la ligue, le protestantisme. Depuis les croisades, où les plus illustres étaient les Français, le nom de Franc s’employait partout chez les barbares pour signifier chrétien, et la France, acceptant cette naturalisation, avait toujours pris en main la défense de tous les chrétiens opprimés à l’étranger.

« C’est ainsi que nos forces protégeant toujours la vertu, le dévouement et la faiblesse, le nom de la France était béni par toute la terre. Elle était proclamée la nation généreuse et chevaleresque. Oh !que ces temps reviennent ! Que nous comprenions quelle est notre mission, que notre destinée est la plus grande que Dieu ait faite à une nation ! En nous donnant d’être les défenseurs de l’Église, des Papes, des apôtres qui vont porter son Évangile aux confins de la terre, il a fait de la France le bras droit, la puissance temporelle de son royaume spirituel. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de plus grande destinée pour un État. Notre autorité doit être universelle comme celle du Pape ; il nous appartient de protéger partout les chrétiens et les missionnaires. »

Quand il eut reçu l’assurance que l’expédition se ferait et qu’il en serait, il tressaillit de joie, et empruntant à la Vierge Marie son chant d’actions de grâces, il s’écria : Magnificat anima mea Dominum. Il est vrai, là comme toujours, il ne vit pas son idéal pleinement réalisé ; le projet de visiter les missions catholiques subit des atténuations et des retouches qui lui ôtaient, à ses yeux, un peu de sa grandeur et de sa portée au point de vue religieux. Mais il en restait assez pour qu’il y trouvât un noble emploi de ses forces et qu’il eût lieu de se féliciter, en attendant mieux, d’être associé à une entreprise dont on pouvait bien augurer pour la prospérité de plusieurs importantes chrétientés situées sur les côtes d’Afrique et sur les différentes plages de l’extrême Orient.

« Je crois prochain, écrivait-il (lettre du 19 octobre), le terme de mon attente, et d’un jour à l’autre je peux recevoir l’ordre d’embarquer. Il paraît que l’on s’est arrêté au choix d’un bateau à vapeur, le Cassini, qui est à Lorient, et c’est là que nous irons en faire l’armement. La campagne ne serait pas non plus telle que nous l’aurions voulu ; elle se bornerait peut-être à l’Inde et à la Chine au lieu d’embrasser tout l’univers. Il est probable aussi que le commandant ne pourra choisir ni son équipage, ni tout son état-major. Enfin je crains, pour ma part, sans avoir à ce sujet rien de positif, que l’on ne donne à l’expédition un air trop diplomatique ; je préférerais marcher plus carrément et dire tout bêtement que nous allons secourir et protéger les Jésuites. Il est vrai que, pour la France, la diplomatie et la protection de la religion catholique sont, pour ceux qui ont un peu vu le monde, une seule et même chose. J’aurais voulu cependant qu’on ne craignît pas de proclamer notre intention. La circonspection, la prudence n’est peut-être pas mon fort ; j’avoue que je n’aime pas ces concessions à l’opinion publique égarée. Toutefois je me rassure en songeant au chef qui doit nous commander et avec lequel je suis sûr que cette prudence du siècle n’ira jamais jusqu’à la faiblesse.

« Le bâtiment est, dit-on, fort avantageux sous beaucoup de rapports ; il est à peu près neuf, les chaudières en sont à terre en réparation ; après ces travaux le Cassini sera en état de faire une longue campagne. Mais cela demandera quelque temps, et je me suis laissé dire qu’il faudrait environ trois mois avant qu’il pût prendre la mer.

« Je ne sais trop quel sera l’emploi de ce temps et si je le donnerai à l’armement ou à acquérir les connaissances qui permettent de rapporter d’un beau voyage des documents qui intéressent la science. Je suis disposé à tout ce que voudra de Plas ; en tout cas, je vois arriver avec joie le moment de m’utiliser. Je ne crains pas trop le désœuvrement, et l’ennui ne me tourmente guère ; mais mon inutilité me pèse et je suis un peu honteux de vivre avec si peu de peine. »

Dieu sait pourtant s’il avait à faire ; et, quant à la peine, s’il en était exempt par la modération de ses désirs, il savait s’en donner pour autrui autant et plus que ne le font généralement ceux qui sont stimulés par leur propre intérêt. Mais ce n’était rien au prix de ce qu’il souhaitait faire, étant de ceux qui, après s’être acquittés de leur tâche en conscience, savent se rendre justice en disant : Nous sommes des serviteurs inutiles [4].

Voici une première tentative de Clerc, d’accord avec le commandant du Cassini, pour donner à l’expédition projetée un caractère aussi catholique que possible. Alexis connaît le R. P. Rubillon, provincial de la Compagnie de Jésus à Paris, le même que l’on a vu depuis assistant de France à Rome ; plein de confiance dans le zèle et la charité de ce digne supérieur, il lui écrit, le 19 octobre :

 

« Mon Révérend Père,

« Je vous remercie du fond du cœur de votre lettre si affectueuse ; j’embrasse aujourd’hui cette longue campagne avec une parfaite sécurité, et dans l’espoir que Dieu la fera servir à sa gloire et à notre profit spirituel. Le commandant de Plas, à Rome, a offert de transporter à bord du Cassini un délégué du Saint-Père qui pût examiner et apprécier l’état et les besoins du royaume universel. Le ministère a fait lui-même la même ouverture au nonce à Paris. Il est probable qu’un projet qui paraît si avantageux à l’Église sera accepté ; cependant cela n’est pas sûr. Quoi qu’il en soit, ce délégué, qui peut-être ne serait pas Français, pourrait avoir des visites à faire qui le tiendraient longtemps absent du bord, le bâtiment ne serait pour lui qu’un moyen de transport ; et vous comprenez, mon cher Père, que nous voulons un prêtre pour nous. Aussi nous avons recours à vous.

« La loi relative aux aumôniers n’en attribue pas aux bâtiments comme le nôtre ; nous nous réjouirions de ce malheur si nous pouvions en profiter pour avoir un Jésuite. Puisque le gouvernement n’interviendrait pour rien dans ce choix, il ignorerait volontiers ce qui ne le regarderait pas.

« Le Père serait nourri avec et par le commandant ; nous réclamons les dépenses de toute autre espèce, et nous tâcherons de le rendre en aussi bon état qu’on nous l’aura livré. Dans la difficulté de faire davantage et de constituer à notre aumônier des émoluments comme s’il était légalement et administrativement embarqué, il n’y a qu’un prêtre ayant fait vœu de pauvreté et que son ordre recevra de nouveau dans son sein après l’expédition, qui puisse convenir. Cette considération fera peut-être que l’évêque de Vannes, de qui les aumôniers qui embarquent dans ce port reçoivent leurs pouvoirs, se départira du droit de choisir un prêtre de son diocèse, et voudra bien accorder à un Père Jésuite ce qui ne pourrait être accepté par un prêtre séculier.

« Mais si les difficultés extérieures paraissent faciles à lever, il faut cependant des raisons de poids pour décider votre Compagnie à consacrer pendant trois ans un Père à un aussi petit nombre de fidèles que l’équipage du Cassini (130 hommes).

« D’abord, le bâtiment remplira d’autant mieux son importante mission que les hommes en seront plus religieux, et il est certain que leur avancement ne sera pas utile à eux seuls. Mais la raison principale est que le bâtiment doit en effet, comme il avait été dit d’abord, faire le tour du monde, et que, par conséquent, vous pouvez avoir comme un visiteur général qui fasse pour toutes vos maisons voisines du littoral ce qui, je crois, se fait dans vos diverses provinces de l’Europe De telle sorte que la Compagnie trouverait quelque avantage à ce qui nous serait si avantageux à nous-mêmes.

« Mon Révérend Père, c’est de la part du commandant de Plas que je vous adresse cette demande ; il sera lui-même à Paris le 28 octobre et vous verra pour cette affaire ; mais comme elle peut être longue à décider, il a désiré que je vous écrivisse, pour ne pas perdre de temps. Nous comptons que le bâtiment sera prêt à partir à la fin de décembre.

« Mon cher et vénéré Père, soyez-nous favorable dans ce projet, où nous sommes aussi jaloux de notre bien que de celui de la Compagnie. Il est clair que le choix d’un Père convenant à ces doubles fonctions d’aumônier et de visiteur appartient exclusivement à votre Très-Révérend Père Général ; mais de Plas m’a dit de vous citer le nom du P. de Sainte-Angèle, qui est, croit-il, à Dôle, sans toutefois insister aucunement.

« Je prierai Dieu qu’il vous rende favorable à nos desseins.

« Votre très-respectueux et soumis fils en N.-S. J.-C.

« A. CLERC. »

 

Quel esprit de foi et quel cœur d’apôtre !quel respect de toutes les convenances, en particulier des convenances de la vie religieuse ! On sent que la soumission filiale de Clerc à son vénérable correspondant n’est pas un vain mot, et que, sans être lié par des vœux, il y trouve un avant-goût de l’obéissance religieuse. Tout, pourtant, ne devait pas marcher au gré du commandant de Plas si bien secondé par son lieutenant. Le Cassini ne fit pas le tour du monde et aucun Jésuite n’y fut embarqué. Mais ce double mécompte fut compensé par la présence de deux vénérables évêques, accompagnés de plusieurs prêtres, et par les services que l’expédition, une fois parvenue en Chine, rendit à l’une des plus intéressantes missions de la Compagnie de Jésus dans cet extrême Orient.

Les préparatifs furent longs et laborieux. Les officiers se recrutaient à petit bruit, sans prosélytisme affiché, et le choix fut aussi heureux qu’on pouvait raisonnablement le souhaiter, en tenant compte des entraves administratives.

« Le Cassini n’est pas encore prêt à partir, écrivait Alexis à son frère Jules au commencement de novembre (1850) ; ses chaudières sont à terre et il faut encore un mois avant qu’elles ne soient à bord ; le départ ne me paraît guère possible que dans le commencement de janvier. C’est un bâtiment très-semblable au Caïman ; il est déjà éprouvé par une campagne qui n’a rien usé et a fait l’essai de toutes choses. La machine est bonne et elle est revue d’un bout à l’autre et comme mise à neuf.

« Nous devons avoir en partant force passagers de toute robe, même des religieuses et des évêques : le nouvel évêque de Bourbon, où jusqu’ici il n’y avait pas eu d’évêché, et Mgr Vérolles, évêque de Mantchourie, qui a déjà souffert pour la foi.

« La campagne séduit beaucoup les officiers de marine, et il paraîtrait que l’ombre des soutanes, comme dit M. Hugo, n’obscurcit pas assez l’avenir du Cassini pour le faire redouter. Malgré notre petit parfum de jésuitisme, on paraît assez disposé à devenir nos collègues ; c’est, du reste, un parfum qui se répand tout seul, car nous vivons fort tranquilles, mon collègue Bernaert et moi, et on pourrait même dire dans une réserve diplomatique, si ce n’était l’effet de nos goûts personnels. »

Ce lieutenant Bernaert, second du Cassini, était un marin expérimenté et un vaillant chrétien. Alors âgé de cinquante ans, il avait demandé à partir comme officier en supplément, c’est-à-dire à prendre le dernier rang ; mais une décision du préfet maritime, qu’il n’avait nullement provoquée, lui rendit son droit d’ancienneté. Non moins généreux que modeste, quoiqu’il fût sans fortune, il donnait largement du peu qu’il avait ; ainsi, à son arrivée en Chine, il donna au procureur des Missions étrangères, pour l’œuvre de la propagation de la foi, une somme de 600 francs, disant qu’il n’était pas venu dans ce pays-là pour faire des économies. C’était, nous dit-on, un officier auquel l’occasion seule manqua pour s’élever jusqu’à l’héroïsme et qui vivait en saint. Une fois rendu à la vie privée, il se retira dans un bourg du département du Nord (Steenvoorde), où il mourut, il y a peu d’années, laissant la réputation d’un grand homme de bien, et des exemples que n’ont pas oubliés ses confrères des conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Un tel homme était fait pour s’entendre avec Alexis. Avant le départ, on les voyait chaque matin assister ensemble à la première messe de la paroisse, ensemble s’approcher de la sainte table ; digne préparation à cette sorte de croisade maritime à laquelle ils s’étaient consacrés de si grand cœur. Clerc allait tous les jours à bord suivre les travaux et proposer les installations, mettant à profit l’expérience qu’il possédait de vieille date, grâce à son embarquement sur un bâtiment du même genre, le Caïman.

Contraste piquant et instructif. Lorsque, en 1847, il parcourait la côte occidentale d’Afrique sur cette corvette à vapeur, qui avait à effectuer de nombreux transports dans l’intérêt de nos établissements du Sénégal, il se sentait peu de goût pour ce genre de service, dont le terre-à-terre répondait mal à ses aspirations guerrières et chevaleresques, et, confondant dans une même réprobation la vapeur et les transports, il écrivait à son père avec un enjouement tant soit peu caustique ; a En somme, depuis que je suis à bord, nous avons fait du charbon, puis chargé des foules de bagages, brûlé notre charbon, rechargé, rebrûlé le charbon, etc., toujours et toujours. Ça ressemble à un métier d’officier, si l’on veut ; mais nous voilà débarrassés, je crois, pour quelque temps des chargements, car il n’y a plus rien à charger. Si tu avais, depuis mon départ, conquis l’oreille de quelqu’un d’influent, je te dirais combien cet emploi de la marine de guerre est vicieux ; que les bâtiments à vapeur exigent des marins pour les conduire, mais qu’on ne saurait rien apprendre, à bord, du métier ; que les jeunes officiers ne devraient pas y être embarqués, que l’emploi qu’on fait des vapeurs comme transports fait, des officiers, des charretiers, etc. » Il avait la plus noble idée de la marine militaire, et sa prédilection était, en ce temps-là, pour la navigation à voiles ; témoin certain mémoire sur la chasse des vaisseaux, qui s’est retrouvé dans ses papiers. C’est, nous assure-t-on, une belle et ingénieuse théorie mathématique, mais dont l’application est impossible dans la navigation à vapeur. Quoi qu’il en soit, chargé sur le Cassini des détails de la machine, il utilisa dans cet emploi des connaissances d’une nature toute différente, celles qu’il avait acquises sur le Caïman, pour ainsi dire, à son corps défendant ; et contrairement à toutes ses prévisions, brûler et rebrûler du charbon, pour l’honneur de la France et dans l’intérêt des missions catholiques, devint la grande joie et comme le couronnement de sa carrière maritime.

Aussi, dans les derniers jours de 1850, nous le trouvons uniquement occupé à réunir des renseignements techniques précis et circonstanciés sur les différentes qualités de combustible qu’on pourra employer dans la campagne du Cassini. L’école des Mines offrant pour cette étude les plus abondantes ressources, Alexis voulut les mettre à profit et vint à Paris. Ce voyage lui procura la connaissance d’un homme dont l’amitié, bien que tardive, lui fut infiniment précieuse et fit époque dans sa vie. Qui n’a entendu parler du commandant Marceau, ce grand chrétien avec lequel notre jeune lieutenant avait tant de traits de ressemblance ?Tous les deux entrés dans la marine par l’École polytechnique, revenus de loin, étrangers qu’ils étaient à toute foi et à toute pratique religieuse ; tous les deux aussi, depuis leur conversion, aspirant sans cesse au plus parfait et n’ayant d’autre ambition que de procurer à Dieu des adorateurs en esprit et en vérité. On sait l’histoire de Marceau, elle est simple et belle comme son caractère. Neveu du général Marceau et seul héritier d’un nom qui figure avec tant d’éclat dans nos fastes militaires, il songeait, au sortir de l’École, à prendre rang dans l’armée de terre où son goût l’appelait et où les antécédents de son oncle lui assuraient, semblait-il, un brillant avenir. Mais il ne fut pas libre, en quelque sorte, de suivre ses inclinations. « Comment pouvez-vous songer, lui dit un officier supérieur, à entrer dans une carrière où s’est distingué un parent du même nom que vous ? Vous devez viser à une gloire indépendante et personnelle. » Poussé de tous côtés dans la marine, il céda. « Et voilà vingt ans, disait-il en 1849 à un digne prêtre, que je cours les mers sans goût comme sans répugnance. La Providence avait ses desseins. Je n’aurais pu rendre aux missions les petits services qu’il m’a été permis de leur rendre, si je n’eusse été marin [5]. »

Les petits services dont il parle avec une humilité toute chrétienne, passeraient pour grands aux yeux de tout autre que lui, et, si l’on considère ce qu’ils lui ont coûté, ils sont tout simplement héroïques.

Pour se dévouer à cette œuvre dont il comprenait toute la grandeur, il sacrifia son avenir, son repos, sa santé et, jusqu’à un certain point, la considération dont il jouissait dans la marine militaire. Quand on sut qu’il avait donné sa démission pour prendre le commandement d’un bâtiment de commerce, et cela au moment où il allait recevoir les épaulettes de capitaine de corvette, on douta qu’il fût dans son bon sens. « Mais tu as perdu la tête ? lui dit un de ses amis. — Oui, répondit-il, humainement parlant, j’ai perdu la tête ; mais j’espère que par la foi, ma folie deviendra sagesse, car je travaille par la foi et pour la foi. » Quelles victoires n’eut-il pas à remporter sur sa fierté naturelle, lorsqu’il se fit mendiant et quêteur au profit de la Société française de l’Océanie, s’exposant à être traité, ou peu s’en faut, comme un chevalier d’industrie, et ne se faisant d’ailleurs aucune illusion sur les mille chances contraires au succès de l’entreprise. Mais il y avait des millions d’âmes à sauver ; sans lui, sans la campagne qu’on lui proposait de faire sur l’Arche d’alliance, les pauvres insulaires de l’Océanie attendraient longtemps encore la visite des missionnaires et plusieurs chrétientés naissantes seraient en souffrance. Il n’hésita point ; parti en 1846, il ne revint en France qu’en 1849, et quand Clerc le rencontra à Paris, il y avait déjà près d’un an que, malade, épuisé, vieilli avant le temps et abreuvé de dégoûts de toute espèce, il était, pour ceux qui se connaissent en sainteté, l’un des plus grands exemples offerts à l’admiration et au respect de notre siècle. Animé des mêmes sentiments et tout disposé aux mêmes sacrifices, combien Alexis ne dut-il pas goûter l’entretien du noble marin qui venait de réaliser, dans une certaine mesure, l’idéal qu’il poursuivait lui-même en ce moment avec le commandant du Cassini ? La grande idée de Marceau, c’était la création d’une marine religieuse. Chose impossible ! dira-t-on. Sans doute, si le gouvernement refuse tout concours, la difficulté sera presque insurmontable. Mais, s’il voulait, les hommes de bonne volonté ne manqueraient assurément pas pour entreprendre, tous les deux ou trois ans, une campagne semblable à celle dont nous allons esquisser le tableau ; et si le pavillon français parcourait ainsi tour à tour toutes les plages de l’univers, apparaissant partout comme un signe de concorde et de paix et portant dans ses plis la bonne nouvelle, on peut croire que sa gloire n’en serait pas amoindrie. Marceau se mourait ; il venait de dépenser le reste de ses forces languissantes dans une retraite faite à Notre-Dame de Liesse, sous la direction du R. P. Fouillot. Encore un rapprochement inattendu. Ce sera dans cette même communauté (transférée à Laon) que Clerc, vingt années plus tard, passera la dernière année de sa vie (1869-70) dans les exercices de la troisième Probation, qui le prépareront au martyre. Dieu ne les a réunis qu’un instant sur terre, mais il leur réservait mieux que cela et il avait fait l’un pour l’autre ces deux grands cœurs. Oh !comme Marceau a dû faire bon accueil à notre Alexis en le voyant aborder à son tour aux rivages de l’éternité, décoré des stigmates de la victoire !

A la fin de janvier 1851, Marceau partit pour Tours avec sa mère, et quelques jours après Alexis apprit la mort de son ami. Il s’empressa de consoler, en partageant ses regrets, la pauvre mère que cette cruelle séparation plongeait dans le deuil. C’était une femme d’une grande foi, mais qui n’avait pas toujours été telle : par une rare et touchante interversion des rôles, elle avait reçu de son fils ce que la plupart des fils doivent aux leçons et aux exemples d’une mère chrétienne. Voici sa réponse, que Clerc avait gardée comme une relique et que nous avons retrouvée avec bonheur :

« Ce 18 février 51,

J. M. J.

« C’est hier, mon cher monsieur, que j’ai reçu votre bonne lettre, et d’avance j’avais deviné tout ce qu’elle contiendrait. Votre souvenir, celui de M. de Plas et du bon docteur Montargis m’ont pour ainsi dire été constamment présents depuis le coup fatal qui m’a frappée. J’avais vu dans les courts instants où j’ai eu le bonheur de faire votre connaissance toute l’affection qu’il vous portait et n’avais pu douter de la sympathie qu’il trouvait en vous, et je trouvais une sorte de consolation à penser que vos larmes s’unissaient aux miennes. Hélas !ce n’est pas sur ce cher et bon fils que je pleure, car j’ai bien la douce confiance qu’il jouit dans le sein de Dieu de toutes les félicités qu’il a promis à ses bons serviteurs ; mais c’est sur moi, pauvre vieille mère qui avais encore tant besoin de ses conseils et de ses exemples. Néanmoins je ferai tous mes efforts pour mettre en pratique celui qu’il nous a donné dans sa soumission à la sainte et adorable volonté de Dieu ; et chaque jour, je demande cette grâce à Dieu comme le plus précieux héritage que je puisse recueillir de mon excellent fils.

« Comme je pense bien, mon cher monsieur, que cette lettre sera la dernière que vous pourrez recevoir de moi avant votre départ, je vais réunir quelques-uns des détails qui ont précédé la fin de mon Auguste, en vous demandant qu’ils soient communs entre vous et M. de Plas. Vous êtes désormais tous deux réunis dans mes souvenirs, et mes vœux vous accompagneront dans la longue et pénible campagne que vous allez entreprendre.

« C’est le mardi, comme vous le savez, que nous avons quitté Paris. Ce cher ami supporta assez bien la route ; seulement il commença à souffrir du froid à 15 lieues d’ici. Enfin nous arrivâmes, et le sentiment de bonheur qu’il éprouva en se retrouvant au milieu de nous parut lui faire oublier les fatigues du voyage [6]. Le mercredi il se trouvait très-faible, ce qui me paraissait une suite inévitable. Quelques aliments furent gardés, d’autres rejetés. Le jeudi fut moins mauvais ; il garda presque tous les aliments qu’il prit ; seulement la faiblesse augmentait et il s’en apercevait. La nuit du jeudi au vendredi lut mauvaise ; il avait fréquemment de ces vomissements remplis de sang. Le vendredi fut d’autant plus pénible qu’il souffrait beaucoup d’étouffement et que le médecin que j’avais appelé le mercredi avait remis de le revoir le vendredi, et que ce fut le soir, très-tard, et après que j’eus envoyé deux fois chez lui, qu’il nous arriva. Oh !combien j’ai regretté alors de n’avoir pas demandé à ce bon docteur Montargis de nous accompagner ; il ne m’eût pas refusé. Je sais qu’il ne pouvait le guérir, mais il aurait bien certainement adouci ses souffrances. Enfin, Dieu en avait ordonné autrement, et je veux, à l’exemple de ce cher fils, répéter : « Que son saint nom soit béni ! » La nuit du vendredi au samedi fut moins mauvaise que la précédente. Il reposa assez bien et garda le peu d’aliments qu’il prit vers le matin, et se plaignit d’étouffement. Sur les huit heures, cela augmenta ; il se mit sur son séant. Je lui proposai alors de le lever pour faire son lit et le rafraîchir ; il y consentit, mais sans paraître pressé. Je disposai tout et pendant ce temps nous causions, sa sœur était avec nous. Je lui dis que j’allais écrire au docteur pour lui demander de venir. Cela parut lui faire plaisir. Il me dit : « Tu vas aussi écrire au P. Fouillot. C’est lui qui m’a mis dans cet état, il faut bien qu’il prie et fasse prier pour moi. » Il était alors près de 9 heures. Il me dit qu’il était prêt. Je m’approchais de la cheminée pour prendre la chemise que j’avais mise chauffer, lorsque ma fille jeta un cri. Je me retourne et vois ce pauvre ami pris d’une horrible convulsion. Je veux lui faire respirer des sels, avaler de l’eau de la Salette ; ma fille envoie vite chercher le médecin ; je lui dis de faire aussi chercher le prêtre, qui ne se fit pas attendre. La supérieure des Dames de la Présentation, dont il est aumônier, le suivit et donna à mon Auguste tous les secours spirituels et corporels en son pouvoir. La convulsion se passa, on lui administra l’Extrême Onction ; à chaque onction ce cher ami demandait pardon à Dieu. Après la communion la sœur lui nettoya la bouche, il se moucha lui-même, puis elle lui fit prendre deux petites cuillerées de gelée de viande, qui parurent lui faire plaisir. Ensuite, avec cette douceur et cette bonté que vous lui connaissez, il regarda la sœur de charité et lui dit : « Merci, ma sœur, merci. » Ce mieux si marqué a duré environ une demi-heure. Je vous l’avouerai, mon cher monsieur, ce bon garçon m’avait tant de fois répété que le bon Dieu ferait un miracle en sa faveur et le guérirait, que, dans ce moment, j’ai cru qu’il allait avoir lieu. Mais cet espoir m’a été promptement enlevé. Une seconde convulsion, bien plus affreuse que la première, est arrivée et à 11 heures et demie sa belle âme était devant Dieu.

« Dans ce moment, le sourire est revenu sur ses lèvres, et sa figure, contractée par les horribles souffrances, est redevenue calme et belle. Je l’ai revu encore le lendemain plus de 24 heures après ; il n’était pas du tout changé et semblait en méditation. Je l’ai embrassé en lui disant au revoir, car je compte sur sa protection pour m’obtenir les grâces dont j’ai tant besoin pour mériter de le rejoindre un jour.

« Je ne doute pas que ces détails ne vous soient précieux, à vous et à M. de Plas, et j’ai trouvé, dans la pensée que je pouvais vous témoigner ma reconnaissance pour l’affection que l’un et l’autre vous portiez à mon Auguste, la force de vous les transmettre. Pour moi, cher monsieur, bien que le bon Dieu m’ait frappée dans ce que j’avais de plus cher, je ne saurais assez le remercier de toutes les grâces qu’il a daigné me faire, non-seulement en me préparant au plus grand des sacrifices par une retraite, mais encore en permettant que ce cher et bon fils, qui mène depuis son retour une vie si errante, soit venu mourir près de nous, que j’aie pu lui donner les derniers soins, et qu’enfin j’aie la douce et précieuse consolation de pouvoir aller prier sur sa tombe. Là, je n’en doute pas, j’obtiendrai de grandes grâces ; en priant pour moi je prierai pour vous, chers messieurs ; je lui dirai de vous obtenir toutes les grâces dont vous avez besoin, de vous mettre sous la protection de notre bonne Mère, qu’il aimait tant, de vous ramener un jour, si cela entre dans les décrets de la Providence, prier avec moi sur sa tombe.

« Comme je n’ai rien de plus pressé que de satisfaire à votre pieux désir, je vous envoie, pour vous et M. de Plas, deux livres, deux médailles, quatre images, un morceau de la cravate qu’il portait dans les derniers jours ; j’ai choisi ces objets dans les plus fanés, comme lui ayant le plus servi et pensant qu’ils vous en deviendraient plus précieux. J’ajoute un exemplaire de cantiques du mois de Marie et une Litanie de la volonté de Dieu, que nous devons, à son exemple, nous efforcer de mettre en pratique ; enfin vous trouverez ci-jointe une petite mèche de cheveux.

« Je ne puis terminer sans vous parler du bon, de l’excellent M. Montargis, qui, après lui avoir donné tant de soins du corps, s’est mis en quatre la semaine dernière pour lui procurer messes et prières.

 

« Adieu, bons amis de mon fils. Priez pour la vieille et malheureuse mère qui vous a voué une affection sincère.

« Tout à vous dans les saints Cœurs de Jésus et de Marie.

« MARCEAU,          

« Servante de Marie. »

 

La mère de Marceau signe servante de Marie, parce qu’elle faisait partie du tiers-ordre de la Société de Marie. Si Marceau eût vécu, il eût lui-même terminé ses jours au sein de cette Société, lié par les vœux de religion et engagé dans les saints ordres. C’était là, du moins, son ambition, lorsqu’il plut à Dieu de mettre fin à son exil et de couronner des mérites qui l’emportaient de beaucoup sur les résultats appréciables de l’œuvre à laquelle s’était sacrifié cet homme de désirs.

 

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Notes additionnelles :

[a] « dans l’amour, on ne vit point sans douleur », in L’imitation de Jésus-Christ, Livre iii, Chapitre V. § 7.

[b] la phrase ne se retrouve pas dans les Essais. Par contre, on en trouve une très similaire dans le Livre III, chapitre 12 (De la Physionomie) : « En aucune chose l'homme ne sçait s'arrester au point de son besoing: de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu'il n'en peut estreindre; son avidité est incapable de moderation. » Il est plus que probable que, dans sa lettre, Alexis Clerc citait de mémoire. 



[1]Avant de quitter la maison de la rue de Sèvres, où il avait fait sa retraite, il fut présenté à la communauté et prit congé d’elle en des termes qui répondaient bien au désir qu’il aurait eu d’y rester, si on le lui eût permis. Le P. Ministre a écrit sur son journal ou Diarium : « 24 avril. Notre jeune officier de marine, M. Clerc, sort de sa retraite et prend congé de nous après nous avoir beaucoup édifiés. Il exprime vivement sa reconnaissance pour l’édification qu’il a reçue lui-même et le bien qu’il croit avoir retiré de sa retraite. » C’est le seul exemple que nous offre le Diarium d’une mention si spéciale, qui contraste avec son laconisme habituel.

[2]Imit., 1. III, c. 5. De Mirabili effectu divini amoris.

[3]Le Devoir, première édition, p. 122.

[4]Servi inutiles sumus ; quod debuimus facere, fecimus. Luc, XVII, io.

[5]Voyez Auguste Marceau, capitaine de frégate, commandant de l’Arche d’alliance, par un de ses amis.

[6]La sœur de Marceau habitait Tours avec sa mère.

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