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28/11/2012

Récit de Faucher de Saint Maurice

Extrait de Loin du Pays. Souvenirs d'Europe, d'Afrique et d'Amérique. (Deuxième volume), Québec, Imprimerie générale de A. COTÉ et Cie, 1889

 

 

XIV

 

Chez les Carmes. — Trois jours d’avance. — Ce qui se passait à la section des sans-culottes du Luxembourg — Il faut agir d’une manière uniforme. — A bas les réfractaires ! Scènes d’horreur et de meurtre. — Massacre générale. — Rares évasions. — Frères dans la vie, frères dans la mort, — Dernier assassinat. — Les dépouilles. — Sauvé par une vieille culotte. — Ce qui se passait sous l’îf. — La chambre des épées. — Un ministre sur la sellette. — Mensonge historique. — La chapelle des. martyrs. — Paroles de paix. — Actes d’accusation. — Scène atroce. — Un canadien français guillotiné. — La Conciergerie.— Le cachot de la Reine. — Le loup et l’agneau. — La petite Roquette. — La guillotine. — La grande Roquette. — Parmi les détenues. — Les cellules des otages. — Hésitations. — La Passion. — Scènes de nécrophores. — Immortelles et violettes. — Le ministre Washburn. — L’abbé Crozes. — Le pèlerinage de la rue Haxo. — Une demie confidence. — Horrible mensonge. — Des gens qui veulent voir. — Un homme de cœur. — - Indécisions. — A mort ! — Où peut descendre une femme. — Tir au vol. — Barbarie et massacres. — Vive l’Empereur ! — Fusillé par erreur. — A la bayonnette ! — Joie et liesse. — Un regret de Prud’homme. — Pas de sensibleries ! — Le talion. — La vraie liberté : — A Belleville. — Gambetta. — Des frères et des amis. — En petit balthazar. — Monsieur le citoyen. — A l’Alcazar d’hiver. — Quel chahut ! — Les confidences de mon cocher. — Les Tuileries en ruines. — Démolitions. — Souvenirs du passé. — Panorama splendide. — La Cour des comptes à conserver. — Le palais de Saint-Cloud. — Pour les jeunes allemands.

 

———

 

[…]

 

De la Conciergerie j’ai voulu aller à la petite et à la grande Roquette. La première de ces prisons est réservée aux jeunes détenus. Ils vivent sous le régime cellulaire et travaillent dans leurs chambres, où ils m’ont fait l’effet d’un lièvre dans un tonneau. Ils font de la ciselure ; du maillage, des fleurs artificielles. Ce dernier métier est très recherché. Serait-ce parce qu’il leur rappelle toutes ces merveilles de la création dont ils sont privés pour un temps ? Ces jeunes ouvriers gagnent 10 centimes, deux sous par jour.

Le baron Platel qui a fait une étude spéciale de la petite Roquette disait :

— Sur cent enfants, à peine vingt êtres n’ont pas inscrite d’avance sur le front la condamnation qui les attend quand ils seront hommes. D’ordinaire le crâne est aplati comme celui d’un épervier. Ils ont une grande bouche de carpe ; un œil sans cils et une sorte de voix de ventriloque.

En face de la petite Roquette se trouve la grande Roquette. Entre la rue et la porte nous passons sur des pierres. En temps et lieu elles servent d’appui aux bois de la guillotine. C’est là, — me disait en riant celui qui m’accompagnait — c’est là qu’à certains jours, on remet au nom de la société un homme au bourreau, lequel homme a sa tète sur les épaules. Le bourreau le remet à la tombe, ayant la tête entre les jambes. Et la société se rendort tranquille !

Le brigadier de service vise notre permission d’entrée ; un sous-officier nous accompagne. Nous voilà bientôt parmi les détenus. Ils étaient alors en récréation et causaient entre eux. Ils sont chaussés de sabots de bois et portent un uniforme gris-fer. La discipline m’a semblée moins forte ici que dans nos prisons d’Amérique. La tenue est moins hideuse ; moins ridicule. Ceux qui se conduisent bien et n’ont que de bonnes notes couchent dans des dortoirs oh ils peuvent causer et fumer. Dans un autre préau se promène une seconde catégorie de prisonniers. Ce sont les moutons, les mouchards, les dénonciateurs. On les sépare des autres, et avec raison. Il y aurait plus d’un meurtre à redouter. Le brigadier continue à nous montrer la prison.

Tout à coup, il s’arrête et nous dit :

— Voici les cellules où les otages ont été détenus. Le numéro i était celle de Mgr Darboy ; M. le président Bonjean eût le numéro 2 ; l’abbé Deguerry le numéro 3 ; monseigneur Surat, archidiacre de Paris, le numéro 4, et l’abbé de Marsy le numéro 23. Pour ameublement ils n’avaient qu’un lit en fer, sans chaise, ni escabeau, ni vase. Un jour, le président Bonjean demanda une chaise.

— Elle est bonne celle-là ! lui répondit le brigadier Ramain qui a joué un triste rôle à cette époque ! Pour le temps que vous serez ici, vous n’en avez guère besoin.

Maxime du Camp, dans son livre intitulé les Convulsions de Paris a écrit de main de maître le crime odieux du 24 mai. Il est impossible de lire ces pages sans pleurer. Après avoir décrit l’emprisonnement injuste de ces malheureux, leur vie, leurs espérances, leurs angoisses, les insultes supportées, les consolations données, l’écrivain nous raconte ce qui s’est passé le jour de l’exécution. Il est cinq heures du soir. François, le gardien communard de la Roquette, reçoit le peloton d’exécution commandé par Genton. L’ordre est remis au greffier. Celui-ci y découvre une irrégularité. La discussion s’engage. Le greffier ne veut pas céder. On ne trouve pas la liste des otages. Enfin l’un des fédérés l’aperçoit au milieu d’une liasse de papier.

« Alors, dit Maxime du Camp, Genton se mit à l’œuvre. Il écrivit dans l’ordre suivant : Darboy, Bonjean, Jecker, Allard, Clerc, Ducoudray. Il s’arrêta, sembla réfléchir, puis brusquement effaça le nom de Jecker et le remplaça par celui de l’abbé Deguerry. Montrant la liste à François il lui dit : — Ça te convient-il comme ça ? François répondit : — Ça m’est égal, si c’est approuvé. Genton eut un mouvement d’impatience : — Que le diable t’emporte avec tes scrupules : je vais au Comité du Salut public et je reviens de suite. » Il s’éloigna seul, en courant vers la place du Prince Eugène.

« Trois quarts d’heure après Genton revenait à l’ordre. On sonna au brigadier, et Ramain commanda au surveillant Henrion d’ouvrir les cellules et de faire descendre les otages désignés. Henrion partit, jeta ses clefs, courut jusqu’à la barrière de Vincennes et finit par tomber dans un poste bavarois du côté de Pantin. »

Pendant ce temps là, les assassins s’impatientaient. On fit monter le peloton d’exécution au premier étage. La liste des otages demandés avaient été remise au surveillant Beaucé. Celui-ci ne revenait plus. Il était tombé sans connaissance sur la première marche de l’escalier. Ramain le poussa du pied, enleva la liste et remonta.

Je laisse ici la parole à Maxime du Camp :

« Tous les otages avaient mis l’œil au petit judas de leur poste et tachaient de voir ce qui se passait dans le corridor. Ramain appela « Darboy ! » et se dirigea vers la cellule N° 1. A l’extrémité du couloir, il entendit une voix très calme qui répondait : « Présent ! » On alla ouvrir le cabanon N° 23, et l’archevêque sortit : on le conduisit au milieu de la section, à un endroit plus large qui forme une sorte de palier. On appelé « Bonjean ! » Le président répondit « me voilà ! je prends mon paletot. » Ramain le saisit par le bras, le fit sortir en lui disant : « Ça n’est pas la peine, vous êtes bien comme cela ! » On appela « Deguerry ! » Nulle voix ne se fît entendre : on répéta le nom, et, après quelques instants le curé de la Madeleine vint se placer à côté de M. Bonjean. Les pères Clerc, Allard, Ducoudray répondirent immédiatement et furent réunis à leurs compagnons. Ramain dit : « Le compte y est ! » François compta les victimes et approuva d’un geste de tête. »

Ramain se mit alors à la tête du peloton d’exécution pour lui montrer le chemin. De temps à autres on s’arrêtait et on se disait : « Nous serons très bien, ici. » Alors une discussion s’engageait et on reprenait la marche funèbre. Pendant une de ces haltes les prisonniers s’agenouillèrent et prièrent. En passant par la petite porte qui donne sur le premier chemin de ronde, Maxime du Camp dit que l’archevêque « descendit rapidement le premier les cinq marches de l’escalier et se retourna. Lorsque ses compagnons de martyre furent tous sur les dégrés il leva la main droite, les trois premiers doigts étendus, et il prononça la formule de l’absolution : Ego vos absolvo ab omnibus censuris et peccatis ! »

L’abbé Allard prit alors la tête et se mit à réciter les prières des agonisants. Arrivés à la « grille des morts » il y eût un nouveau temps d’arrêt. Ramain ne pouvait plus retrouver la clef qui pourtant était dans son trousseau. Enfin il ouvrit la porte.

« On tourna à gauche, écrit Maxime du Camp, puis tout de suite encore à gauche et l’on entra dans le second chemin de ronde, dont la haute muraille noire semblait en deuil. C’était l’endroit que les autorités de la prison étaient venus reconnaître ensemble dans la journée du 22. Il était très bien choisi et fermé à tous les regards ; c’était une sorte de basse-fosse en plein air, propre aux guets-apens et aux assassinats. Ramain s’en était allé. Les victimes et les bourreaux restaient seuls en présence, sans témoin qui plus tard pût parler à la justice. D’après la place où les corps ont été retrouvés, on sait que les otages ont été disposés dans l’ordre hiérarchique qui avait précédé à leur classement en cellules. On les rangea contre le mur, à droite, faisant face au peloton d’exécution, Mgr Darboy le premier, puis le président Bonjean, l’abbé Deguerry, le père Ducoudray, le père Clerc tous deux de la compagnie de Jésus, et enfin l’abbé Allard l’aumônier des ambulances, qui, pendant le siège et lors des premiers combats de la Commune, avait rendu tant de services aux blessés. Le peloton s’était arrêté a trente pas de ces six hommes restés debout et résigné. Ce fut Genton qui commanda le feu [1]. On entendit deux feux de peloton successifs et quelques coups de feu isolés. Il était alors huit heures et un quart du soir.

« Le procès verbal d’autopsie démontre que Mgr Darboy ne reçut pas le coup de grâce. Il n’en fut pas de même de M. Bonjean ; dix-neuf balles l’atteignirent sans le tuer, sans même lui faire des blessures, immédiatement mortelles : un coup de pistolet tiré en avant de l’oreille gauche -mit fin à son martyre. »

Le soir on pilla les cellules, et continue Maxime du Camp, « pendant qu’on les dévalisaient, les cadavres toujours étendus au pied du mur de ronde, se raidissaient dans la mare de sang dont ils étaient baignés. Le respect des morts professé par les gens de la Commune exigeait qu’on ne les laissât pas sans sépulture, mais le respect de la propriété nécessitait qu’on les dépouillât de tout ce qui représentait une valeur quelconque. Ramain et sept autres nécrophores, munis de lanternes, vinrent à deux heures du matin s’accroupir auprès des corps mutilés par les balles. On y allait sans ménagement et l’on déchirait tout vêtement dont les boutonnières ne cédaient pas an premier effort. Un d’eux se passa la croix pastorale au cou, ce qui fit rire les camarades ; un autre voulant arracher les boucles d’argent qui ornaient les souliers de l’archevêque se blessa la main contre un ardillon ; il se releva, frappa le cadavre d’un coup de pied au ventre et dit : « Canaille, va ! il a beau être crevé, il me fait encore du mal ! » Cela dura quelque temps. Ramain, fatigué disait : — Dépêchons-nous, le jour va venir ! » Alors on jeta dans une petite voiture les corps de Mgr Darboy, du président Bonjean, de l’abbé Deguerry ; un fédéré s’attela dans les brancards ; d’autres poussèrent derrière et aux roues ; on arriva ainsi au père Lachaise, où les corps furent versés dans une des tranchées toujours ouvertes aux fosses banales. On fit un second voyage pour emporter de la même façon les restes de l’abbé Allard, du père Clerc et du père Ducoudray. »

C’est avec cette description sous les yeux que je fis — en compagnie de l’honorable M. Paquet, alors ministre de la Province de Québec — le douloureux pèlerinage du deuxième chemin de ronde de la Roquette. En arrière de la grille où monseigneur Darboy a donné l’absolution à ses compagnons d’agonie est une plaque en marbre donnant les noms des otages fusillés, ce jour-là. Nous cueillons quelques immortels et quelques violettes à l’endroit où sont tombés l’archevêque de Paris et ses compagnons : ici sur le mur on voit la trace de deux balles.

Le ministre des Etats-Unis en France, M. Washburne, fit dans le temps tout ce qu’il put pour sauver l’archevêque. Cet homme qui vient de mourir, a toujours été l’ami des causes justes et des Canadiens-français. Ministre de son pays auprès du gouvernement Thiers, il avait étudié le passé de notre mère-patrie. Il avait su se rappeler, au moment horrible de la Commune, que Lafayette et Rochambeau étaient venus, au nom de la France, jeter leur épée dans la balance indécise, et qu’ils l’avaient fait pencher en faveur de la liberté américaine. Ses démarches pour sauver les otages sont restées célèbres. La figure calme, sereine, bienveillante, énergique de ce républicain se dresse, dans toute sa mâle beauté, au-dessus des têtes hideuses de l’époque tourmentée et honteuse qui fut la Commune de Paris.

En inaugurant l’exposition de Chicago, l’honorable M. Washburne s’était exprimé ainsi au sujet des anciennes relations du Canada avec l’état des Illinois.

« Nous sommes heureux de la présence de tant de nos amis et de nos voisins Canadiens, et nous ne saunons trop les remercier de l’intérêt qu’ils portent à notre exposition.

« Le Canada et les Illinois sont alliés par une vieille amitié provenant d’une histoire commune.

« Un siècle avant cette année de 1763, ou le sceptre de la France passa entre les mains de la Grande-Bretagne, le drapeau des Bourbons protégeait le Canada et les Illinois, ces grands pays qui formaient partie de cette Nouvelle-France qui était le joyau le plus brillant du diadème des rois de France et de Navarre.

« Les habitants des Illinois se rappellent avec fierté et reconnaissance que le Canada a donné à notre État son premier lieutenant-gouverneur, Pierre Ménard, né à Québec.

« La longue carrière de cet homme a été sans tache, sans reproche. Le souvenir de l’intérêt qu’il a toujours porté à notre pays, son esprit d’entreprise, son intelligence, sa libéralité, sa probité, sa bienveillance conserveront le nom cher et vénéra de ce noble fils du Canada français dans la mémoire du peuple des Illinois.

« Tant que cet État aura une histoire, Chicago et l’Illinois se souviendront de Pierre Ménard. »

Ces paroles ont leur place ici, puisque je parle de ce grand disparu. Washburne ne saurait être oublié ni par les Versaillais, ni malheureusement par ceux qui ont été les Communards, et surtout ni à Paris, ni au Canada.

De l’endroit où eurent lieu ces martyres, le brigadier nous conduit à la chapelle.

L’aumônier de la prison est là agenouillé dans le sanctuaire L’abbé Crozes est un vieillard qui a vu mourir bien des fois et qui a assisté plus d’un supplicié. Il a été otage sous la Commune et n’a échappé que par miracle à ses bourreaux. Je n’ai jamais vu rien de plus touchant comme la sérénité et la paix intérieure qui régnait sur la physionomie de ce patriarche, priant ainsi au milieu de l’asile du meurtre, de l’iniquité, à deux pas de ce chemin de ronde où il avait failli trouver le martyre.

A quelque temps de là — en octobre 1888 — le vénérable abbé Crozes s’éteignait à l’infirmerie diocésaine de Marie Thérèse, où il avait pris sa retraite. Il fut emporté rapidement, à 82 ans par une pneumonie, continuant jusqu’au dernier jour sa vie austère et occupée qui commençait à trois heures du matin. Son cercueil l’attendait, placé debout depuis plusieurs années à côté de son lit. L’abbé Crozes aimait les prisonniers avec une intense et délicate charité. Nul ne saura le nombre de criminels qu’il a amenés au repentir. Un jour, dans une maison où l’on tirait les Rois, on le vit envelopper et emporter dans sa poche son morceau de gâteau traditionnel. Le lendemain il portait ce souvenir dans la cellule de Troppmann, sept fois assassin et condamné à mort !

Puisque nous sommes au chapitre des horreurs, restons-y. Ainsi que le disait le cardinal de Retz : — « Nous allons voir des scènes auprès desquelles les passés n’ont été que des verdures et des pastourilles. »

Quittons maintenant la Roquette pour gagner Belleville. Il y a encore là un douloureux pèlerinage à faire. C’est celui de la rue Haxo. Il faut une heure et demie de voiture pour s’y rendre. Rien de pénible, de triste comme de voir cette artère puante et poussiéreuse de Menilmontant. Nous sommes en plein quartier révolutionnaire : l’insurrection y couve en permanence. De partout surgissent des types à blouses et à casquettes à deux ponts. Ils sont aussi peu attrayants que le ruisseau qui coule de chaque côté de la rue. Le nom de Haxo semble être inconnu ici. Aux questions que nous posons aux sergents de ville sur la situation de la rue où plusieurs de leur camarades sont morts martyrs, ils répondent d’une manière indifférente :

— C’est plus loin.

A leur haussement d’épaules on dirait qu’ils sont maintenant à l’abri de ces accidents ; et pourtant rien qu’à voir les têtes qui les entourent, on sent qu’il y a quelque chose d’inassouvie qui monte ici et qui gronde de partout.

Enfin la voilà, cette fameuse rue Haxo ! Elle se trouve tout au bout de Menilmontant qui la sépare en deux. Rendus ici nous voilà plus perplexes que jamais ; lequel choisir de ces tronçons ? Un homme en blouse avec la légendaire casquette et la barbe grise est devant nous.

— Ahoy ! l’ami, là bas ! où ont-ils été tués ? lui criâmes-nous.

— Les otages ? répondit-il : en face de chez moi, au numéro 85. J’y étais ; c’est moi qui… .... Mais au moment de nous faire sa confidence, il s’aperçut que l’un de nous était décoré. Il se ravisa et nous tourna le dos.

A côté du numéro 85 nous trouvâmes une impasse et un jardin. C’est là qu’à eu lieu l’horrible drame du 26 mai. On avait extrait de la grande Roquette les otages suivants : les pères Olivaint, Caubert, de Bengy, de la compagnie de Jésus ; les pères Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu, de la congrégation des Sacrés- Cœurs de Picpus ; l’abbé Planchât, aumônier de l’œuvre du Patronage ; l’abbé Sabotier second vicaire de Notre-Dame de Lorette ; l’abbé Benoist ; M. Seigneret séminariste ; M. Dereste, officier de paix : Greff et Largillière ébénistes ; Ruault tailleur de pierres et trente-sept gendarmes ou gardes de Paris, commandes par le maréchal des logis Geanty. Maxime du Camp a écrit le récit de cette abomination, sous la dictée d’un jeune homme de vingt ans « qui assista au massacre et en conçut une telle horreur qu’il brisa son fusil et se sauva pour ne plus servir une cause capable de tant de forfaits. » D’abord on trompa ces malheureux.

« On ne fit point l’appel, dit le témoin oculaire. Un brigadier de la commune se contenta de dire : — En rang et descendez ! Il y avait là plus de cinquante hommes qui vaguaient dans le couloir. L’un d’eux demanda : — Pourquoi nous fait-on descendre ? où allons-nous ? » Le brigadier qui avait le mot d’ordre du directeur de la prison, répondit. — « Il n’y a plus de pain dans la maison : on va vous conduire à la mairie de Belleville pour vous faire une distribution de vivres et vous mettre en liberté. » Les soldats prisonniers coururent à leur cellule, se bouclèrent le sac au dos, se coiffèrent du képi et partirent. »

La route fut longue, terrible : suivons maintenant pas à pas, le récit de Maxime du Camp, ou plutôt de son témoin. Nous sommes au secteur ou Hippolyte Parent, dernier commandant en chef de l’insurrection a établi son quartier général :

— « On entendit tout à coup une immense clameur ; c’était la foule qui arrivait poussant les otages au milieu d’elle. Elle se précipita dans la longue allée bordée de maisons qui formait la cité de Vincennes. Quand les otages furent entrés on ferma une mince barrière en bois qui fut immédiatement brisée par les gens qui « voulaient voir. » Des cris de mort retentissaient. Un homme fut très énergique et essaya de défendre ces malheureux. Cet homme était Varlin. II criait : — « Allons les hommes du comité central, prouvez que vous n’êtes pas des assassins ! Ne laissez pas déshonorer la Commune ! sauvez le peuple de lui-même, où tout est fini et nous ne sommes plus que des forçats.» — Vaines paroles : nul ne les écoutait. Des fédérés lui répondirent : — « Va donc avocat ! Ces gens là appartiennent à la justice du peuple. » Varlin eut un geste de fureur et voulut recommencer à parler : quelques uns de ses amis l’emmenèrent de force.

« Les otages maintenus, serrés par la foule étaient acculés dans un espace carré, assez large, qu’une faible barrière en bois séparait d’un vaste jardin où l’on avait commencé une construction interrompue par la guerre. Contre une muraille élevée d’une douzaine de pieds une cave inachevée formait une sorte de fosse. Malgré les cris de mort et les menaces qui avaient escorté les otages depuis la rue de Puébla jusqu’à la cité de Vincennes il y eut un moment très court d’hésitation. On avait appliqué le maréchal des logis Geanty contre la muraille d’une des maisons : il se tenait immobile, les bras croisés, impassible sous la boue et les pierres que lui jetaient les femmes. On entendit armer quelques fusils : on cria : — Ne tirez pas ! la maison est pleine de munitions. Il y eût un recul instinctif de la foule : on eût dit qu’elle était reprise d’indécision et que nul n’osait donner le signal. Un homme grimpa sur une charrette chargée de tonneaux — poudre ou vin — qui se trouvait à l’entrée du secteur. Il lut un papier qu’il tenait à la main et parla. On applaudit. C’est alors que le boucher Victor Benot, colonel des gardes de Bergeret, incendiaire des Tuileries, se précipita hors d’une maison en criant : — « A mort ! » Une poussée formidable se fit ; la barrière tomba et les otages d’un seul mouvement furent entrainés dans le terrain qui précédait le petit mur inachevé. Une cantinière qui les avait guidé descendit de cheval. Elle se jeta vers eux : les femmes excellent aux actes de cruauté, qu’elles prennent pour des actes de courage. Elle porta le premier coup et tous les hommes qui étaient là devinrent des assassins.

« Geanty était toujours en tête, à son rang. Il entr’ouvrit sa tunique et présenta sa poitrine : un prêtre âgé se plaça devant lui et reçut le coup qui lui était destiné. Le prêtre tomba et l’on vit Geanty toujours debout, toujours découvrant sa poitrine : on l’abattit. A coup de fusil, à coup de revolver, on tirait sur ces malheureux ; des fédérés accourus au bruit s’étaient perchés sur une muraille voisine et chantaient à tue-tête, tout en faisant un feu plongeant. Le massacre ne suffisait pas ; on inventa un jeu : on força les malheureux à sauter par dessus le petit mur. Les gendarmes sautèrent : on les tirait « au vol » et ça faisait rire. Le dernier soldat qui restait était un garde de Paris, beau garçon d’une trentaine d’années. Il s’avança paisiblement vers la basse muraille qu’il fallait franchir, se retourna, salua la tourbe rouge et dit : — « Messieurs ! vive l’empereur ! » Puis lançant son képi en l’air, il fit un bond et retomba frappé de trois balles sur le monceau de blessés qui s’agitaient en gémissant L’œuvre n’était point terminé ; quatre otages, trois prêtres et « un civil » vivaient encore. On ordonna aux prêtres de sauter par dessus le mur ; ils refusèrent. L’un d’eux dit : — Nous sommes prêts à confesser notre foi ; mais il ne nous convient pas de mourir en faisant des cabrioles. » Un fédéré jeta son fusil à terre, saisit chacun des prêtres à bras le corps et pendant que la foule applaudissait, les enleva et les poussa au delà de la muraille indiquée. Le dernier prêtre résista ; il tomba entrainant le fédéré avec lui ; les assassins étaient impatients ; ils firent feu et tuèrent leur camarade ! Un seul restait, le « civil » évanoui. Son système nerveux n’avait pas été de force à supporter ce long supplice : ce pauvre homme avait perdu connaissance. On le prit par les jambes et par les bras, on le balança un instant et on le lança sur les autres victimes. On lui fit l’honneur d’une décharge générale. Il fallait maintenant achever les blessés qui se plaignaient lamentablement. On se mit à piétiner, à danser sur eux : on leur tira des coups de fusil et de pistolet sans pouvoir faire taire leurs gémissements, car ceux qui étaient dessus garantissaient ceux qui étaient dessous. Un fédéré cria : — Allons les braves, à la baïonnette ! On lui obéit, et cela parut drôle. On larda ces pauvres gens jusqu’à ce qu’ils fussent entrés dans l’éternel silence. Quand on fit la levée des corps, le lundi 29 mai, on constata qu’un des cadavres avait reçu soixante-neuf coups de feu, et que le père de Bengy avait été percé de soixante douze coups de baïonnette !

« Lorsque l’on fut certain que tous étaient bien morts, on se félicita d’avoir « purgé la terre » de tant de Versaillais ! Les femmes furent embrassées ; on porta la cantinière en triomphe. On alla dans les cabarets se rafraîchir un peu en parlant de ses hauts faits. Une jeune femme disait : — « J’ai essayé d’arracher la langue d’un des curés : mais je n’ai pas pu. » Un artilleur colossal, sorte d’hercule de foire, qui sans armes avait frappé les otages à coups de poings, disait en montrant sa main enflée : — « J’ai tant tapé dessus que j’en ai la patte toute bleue. » Le lendemain quelques fédérés prévoyants vinrent en famille dépouiller les morts ; puis ils jetèrent les cinquante deux otages et le fédéré dans le trou du caveau qui était une fosse d’aisance ! »

Voilà les documents que j’ai tenu à lire sur les lieux mêmes. Ils n’ont jamais été contestés : ils resteront à la honte éternelle de ceux qui ont commis l’abomination de verser le sang français pendant que l’ennemi foulait encore le sol de la patrie. Ils prouvent de plus que l’histoire se répète. Partout nous retrouvons les mêmes atrocités. Aux Carmes — où la Révolution montre son bonnet phrygien —on massacre, on tue, on vole, on dépouille les morts. Il en est de même à la Roquette, à la rue Haxo, partout où la Commune a promené ses crimes et ses assassinats.

 

Fin de l’extrait



[1]Mégy, dans une lettre que m’a montré le rédacteur du Courrier des Etats-Unis, lors de l’un de mes voyages à New- York, réclame énergiquement pour lui-même la responsabilité de cet odieux commandement.

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