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26/09/2015

Funérailles des Otages (Compte-rendu)

Paru dans la Biographie de Sa Grandeur Mgr Georges Darboy, archevêque de Paris : avec une notice sur les principaux otages massacrés en mai 1871, par ordre de la Commune, par Cyprien Ordioni, A. Leclère et Cie Ed., Paris, 1871.

 

COMPTE RENDU

DES

FUNÉRAILLES DES OTAGES

 Darboy and martyrs.jpg

FUNÉRAILLES DES OTAGES

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extrait des journaux

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Aujourd’hui 7 juin Paris a entendu le canon. C’était pour annoncer les funérailles de l’archevêque. Le corps, quittant le palais archiépiscopal, est porté triomphalement à Notre-Dame ; ce corps frappé il y a quelques jours contre le mur intérieur d’une prison, et enfoui avec d’autres à l’angle d’une rue ! Derrière lui marche la France, représentée officiellement par l’Assemblée nationale ; devant lui s’avance la croix, proscrite à vrai dire depuis neuf mois ; car le gouvernement régulier l’avait laissé chasser des écoles, avant que le gouvernement insurgé la fit tomber du fronton des églises et l’arrachât même des autels. La croix revendique et reprend ses droits par le martyre. Il y a une voix du sang et du témoignage qui l’appelle impérieusement. Il faut céder, Dieu le veut. Les barricades s’abaissent, la passion du sauvage s’impose le frein, la passion plus rebelle et plus sourde du lettré s’impose le silence, la croix passe. ‘Vous ferez demain comme il vous plaira, vous comprendrez ou vous ne comprendrez pas, vous changerez de voie ou vous continuerez dans votre voie mauvaise : mais voici un martyr, et vous laisserez passer la croix !

Il y a deux grandes palmes sur ce cercueil, deux palmes immortelles. La palme de l’obéissance est unie à celle du martyre. Avant de mourir avec cette sérénité qui accepte et qui pardonne, l’archevêque avait fait un acte de foi et d’humilité plus précieux même que sa mort. Entre la captivité du siège et la captivité de la prison, il s’est soumis à un décret de l’Eglise qu’il avait combattu. C’est la gloire de sa vie, sa couronne plus resplendissante que la couronne de sang, le triomphe de son âme sacerdotale. C’est par là qu’il a sauvé son Église,, et qu’il obtiendra de Dieu pour son peuple un autre pasteur qui le gardera dans la foi.

Que la mémoire de Georges Darboy, archevêque de Paris, témoin de Pierre, vicaire du Christ, et témoin du Christ, fils unique de Dieu, soit bénie à jamais!...

(Univers.)

Une foule nombreuse s’était portée sur le chemin que devait parcourir le funèbre cortège. Dès le matin, le palais archiépiscopal de la rue de Grenelle-Saint-Germain était l’objet d’un véritable pèlerinage. Tous les fonctionnaires, les députés, les prélats venus de Versailles pour assister aux funérailles, se rendaient à la chapelle ardente.

A dix heures et demie, le cortège se mit en marche et suivit la rue de Bourgogne et les quais, jusqu’au parvis Notre-Dame.

Le corps de Mgr Darboy n’a pas pu être porté à bras et la figure découverte, ainsi qu’on l’avait dit, car avant-hier il a fallu procéder à la mise au cercueil. L’archevêque n’ayant pu être embaumé que trois ou quatre jours après sa mort, cet embaumement n’a produit aucun effet et force a été de le transporter sur un char et dans un double cercueil.

Dès neuf heures du matin, les troupes qui devaient former le cortège se massent sur la place des invalides, rue de l’Université, place et rue de Bourgogne et sur le quai d’Orsay.

Six-coups de canon annoncèrent la sortie du cortège du palais archiépiscopal.

Le 1er régiment de cuirassiers, qui formait la tête, se mit en mouvement. Venait ensuite le général Vinoy et son état-major : le 3e régiment de chasseur d’Afrique, deux généraux de brigade, le 23e régiment des chasseurs de Vincennes, le 39e de ligne, musique en tête, le 48e, et quatre voitures de deuil dans lesquelles ont pris place les chanoines du chapitre métropolitain.

Enfin, la croix, la crosse, la mitre, le bougeoir et le pontifical des archevêques de Paris, portés par de jeunes prêtres, précédant le char, attelé de six chevaux richement caparaçonnés et conduits à la main par des palefreniers en grande livrée et portant les restes mortels de Mgr Darboy.

Le frère du défunt et des parents et amis de la famille suivent à pied, dans le plus profond recueillement.

Ils sont suivis par une députation de l’Assemblée nationale, par les consistoires israélite et protestant, par des académiciens, des artistes, des membres de la chambre de commerce et des commerçants du faubourg Saint-Germain.

Viennent ensuite le char portant les restes de Mgr Surat, attelé de quatre chevaux, le 38e de ligne, une batterie d’artillerie et trois escadrons des 8e et 9e de cuirassiers qui ferment la marche.

La foule est immense sur tout le parcours ; la place du Parvis est inabordable.

Dès six heures du matin, toutes les tribunes de l’immense basilique sont remplies d’assistants.

Personne ne pénètre plus dans l’église. La façade est entièrement tendue de noir.

A la porte, le chapitre de Notre-Dame, les curés de Paris et leur clergé reçoivent le corps de l’archevêque, qui est porté processionnellement sous le catafalque qui lui a été élevé et autour duquel l’attendaient les corps de ses infortunés compagnons, le curé de la Madeleine et les trois pères Jésuites fusillés avec lui.

Sur les marches de l’Hôtel-Dieu, une foule compacte entoure les sœurs de charité qui stationnent au dernier rang.

La tristesse est sur tous les visages à Notre-Dame, et des torchères, à l’esprit de vin, qui brûlent sur toute la longueur de la grande nef, ajoutent encore au milieu de ces tentures noires, à l’émotion qui se lit sur tous les visages.

La chaire et la stalle de l’archevêque sont voilées de longs crêpes noirs à crépine d’argent.

Tout en haut de l’église, sur des écussons appendus à intervalles égaux, on lisait ces dates funestes :

22, 23, 24, 25 mai 1871

ainsi que les noms des malheureuses victimes de ces horribles journées.

Le corps de Mgr Darboy, pendant la cérémonie, était disposé sous un dais magnifique aux coins duquel se trouvaient quatre anges, la main sur la figure en signe de deuil. — Le corps de Mgr Surat reposait à droite et celui de M. l’abbé Deguerry à gauche, sous deux catafalques. Les vêtements sacerdotaux des malheureuses victimes étaient déposés sur leur cercueil.

Au fond de l’église se tenait le général Laveaucoupet, entouré de son état-major. C’est lui qui commandait les forces militaires pour la triste cérémonie.

Dans le chœur étaient placés le maréchal Mac-Mahon, les généraux de Cissey, Susbielle, ainsi que l’amiral Saisset accompagnés de leurs états-majors. Auprès d’eux se trouvaient MM. Jules Favre, Jules Simon, Grévy, Daru, Picard, Léon Say et d’autres encore.

De chaque côté des catafalques étaient les députés au nombre de deux cents au moins. Dans la grande nef, plus près de la grande porte d’entrée, les membres de l’Institut, parmi lesquels le baron Taylor et M. Camille Doucet.

Plus loin, sur le côté opposé, plusieurs généraux entourés d’officiers de tous grades. Derrière ceux-ci, la Société des sauveteurs de Paris.

Pendant la bénédiction, les clairons et les tambours sonnaient ft battaient aux champs. La musique de la garde républicaine s’est fait entendre à diverses reprises.

La cérémonie s’est terminée par cinq absoutes données successivement par les évêques de Versailles, de Coutances, de Châlons, de Bagneux et en dernier lieu par Mgr Chigi, nonce du pape.

Le prélat officiant était Mgr Alouvri, ancien évêque de Pamiers, remplaçant le doyen d’âge, Mgr Allot, évêque de Meaux, empêché par indisposition.

L’évêque de Troyes était avec le chapitre.

Le Miserere de Mozart a été joué à la fin de la cérémonie. Le hasard a produit à ce moment un effet grandiose. Un coup de canon, dont la vibration s’est longtemps prolongée sous les voûtes, a pointé la dernière note du morceau.

La foule s’est retirée en silence, et le cercueil a été descendu dans le caveau des archevêques de Paris. 

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LISTE OFFICIELLE

DES OTAGES ASSASSINÉS AVEC MGR L’ARCHEVÊQUE DE PARIS

 

Mgr Darboy, archevêque de Paris. — Mgr. Surat, protonotaire apostolique, vicaire général de Paris. — L’abbé Deguerry, curé de la Madeleine. — L’abbé Bécourt, curé de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. — L’abbé Sabatier, deuxième vicaire de Notre-Dame-de-Lorette. — L’abbé Allard, prêtre libre, aumônier d’ambulance. — L’abbé Plan chat, aumônier du patronage de Sainte-Anne, à Charonne. — Le R. P. Houillon, prêtre de la Congrégation des Missions étrangères. — M. Seigneret, séminariste de Saint-Sulpice. — Les RR. PP. Ducoudray, Olivaint, Clerc, Caubert, de Bengy, de la Compagnie de Jésus. — Les RR. PP. Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu, de la Congrégation des S.-C. de Jésus et de Marie. (Maison de Picpus.) — Les RR. PP. Captier, Bourard, Cotrault, Delhorme, prêtres, Chatagneret, sous-diacre, dominicains de l’école libre Albert-le-Grand, à Arcueil.

MM. Bonjean, président à la cour de cassation. — Chaudey, publiciste. — Jecker, banquier. — Gauquelin, Volant, Petit, maîtres auxiliaires à l’école libre Albert-le-Grand (à Arcueil). — Aimé Gros, Marce, Cathala, Dintroz, Cheminai, serviteurs de l’école libre Albert-le-Grand (à Arcueil).

MM. Genty, maréchal des logis de gendarmerie. — Bermont, Poirot, Pons, brigadiers de gendarmerie. — Bellamy, Chapuis, Doublet, Ducrot, Bodin, Pauly, Walter, gendarmes. — Keller, Weiss, gardes de Paris.

(Journal officiel.)

 

Il faut ajouter à ces noms :

MM. Derest, ancien officier de paix. — Largillière, sergent-fourrier. — Moreau, garde national. — Belanuy, Biancherdini, Biolland, Burtolei, Breton, Cousin, Coudeville, Colombani, Dupré, Fischer, Garodet, Geanty, Jourès, Marchetti, Mangenot, Margueritte, Maunoni, Mouillie, Marty, Millotte, Paul, Pourtau, Salder, Vallette, gardes de Paris.

 

 

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12/09/2015

"In odium fidei, in odium nominis Christi Jesu"

 

portrait Leon Ducoudray.jpg

 

 

 "Car j'en ai la douce et forte confiance, si Dieu fait de nous, prêtres et religieux, des otages et des victimes, c'est bien in odium fidei, in odium nominis Christi Jesu."

 

Réverend Père Ducoudray, 16 mai 1871.

 

 

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22/11/2014

Le jubilé d’un holocauste 1871 - 1921

Trouvé sur Gallica, l'inépuisable source de documents, cet hommage paru en 1921, à l'occasion du jubilé de la Commune.
La proximité des événements se ressent dans le ton de l'article mais nous le livrons comme tel, à titre de document historique. Le lecteur saura prendre la distance nécessaire. 


nb: la photo ne figure pas dans l'article d'origine.

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Revue ETUDES. 58e année – tome 167e de la collection – 5 mai 1921

 

CHRONIQUE DU MOUVEMENT RELIGIEUX

 

LE JUBILÉ D’UN HOLOCAUSTE

LES OTAGES DE LA COMMUNE (24-27 MAI 1871)

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I

Les journées du 22 au 28 mai 187 comptent parmi les plus sanglantes et les plus tragiques de la trop longue histoire de nos discordes sociales et de nos révolutions.

Souveraine maîtresse de Paris insurgé, depuis le 18 mars, la Commune achève sa hideuse agonie de bacchante par le massacre et par l’incendie, tandis que l’armée de la France, sous le regard narquois des états-majors prussiens, doit reconquérir laborieusement la capitale, quartier par quartier, rue par rue, monument par monument. Pour projeter un pur rayon de grandeur morale sur cet effroyable drame de guerre civile et religieuse, dont nous allons revivre le cinquantième anniversaire, il faudra l’héroïsme sublime des élus de Dieu et l’holocauste des martyrs.

L’armée à laquelle est dévolue la redoutable mission de rétablir l’ordre légal par la force des baïonnettes est commandée par le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta. C’est le 21 mai, au petit jour, que les troupes du maréchal ont pénétré par surprise dans l’enceinte de Paris, à la barrière de Saint-Cloud, puis se sont emparées du château de la Muette et du Trocadéro, qui étaient devenus des forteresses puissamment armées pour la défense.

Voici quelles seront maintenant les étapes de la conquête de Paris. Le 22 mai, prise du rond-point de l’Étoile, de la gare Saint-Lazare, sur la rive droite ; du Champ de Mars et de l’École militaire, sur la rive gauche. Le 23 mai, occupation du faubourg Saint-Germain, de la Madeleine, de l’Opéra, encerclement et assaut victorieux des hauteurs de Montmartre. Le 24 mai, on s’empare du Luxembourg et du Panthéon, sur la rive gauche ; et, sur la rive droite, du Palais-Royal, de la Bourse, de la gare du Nord, de la gare de l’Est. Le 25 mai, prise de laButte aux Cailles et de la place d’Italie, puis de la gare d’Austerlitz, de la gare de Lyon et de la prison de Mazas. Le 26, progression laborieuse jusqu’à la place de la Bastille, puis jusqu’à la barrière du Trône. Le 27, on réduit le puissant bastion constitué par les Buttes Chaumont et le cimetière du Père-Lachaise. Enfin, le 28 mai, jour de délivrance, prise de la Roquette, prise de l’église de Belleville, prise de l’hôpital Saint-Louis ; les soldats du général de Ladmirault atteignent le Pré-Saint-Gervais. Le pouvoir insurrectionnel de la Commune révolutionnaire est partout anéanti. Force demeure à la patrie et à la loi.

Mais après combien de catastrophes Cette affreuse bataille de rues avait coûté de 7000 à 8000 tués et blessés aux troupes de Mac-Mahon ; et les pertes des insurgés furent, numériquement, beaucoup plus considérables encore. A partir du 23 mai, jour où l’armée de Versailles atteignait la Madeleine, l’Opéra et Montmartre, commençaient les immenses incendies qui allaient se prolonger et s’étendre jusqu’à la fin de la semaine sanglante. La Commune voulait- s’ensevelir sous les ruines de Paris, sous les ruines de tout ce qui perpétuait l’âme des aïeux, de tout ce qui représentait le culte, la croyance, l’art et la gloire du passé. Il y avait des « savants », des techniciens dévoyés et déclassés qui enseignaient doctement le secret infernal d’incendier avec méthode et succès. Les murailles extérieures et intérieures étaient enduites de pétrole, les grands courants d’air étaient soigneusement provoqués, les plus massifs bâtiments étaient attaqués par leurs recoins ou leurs dépendances les plus vulnérables à l’action dévorante du feu. L’incendie ravagera donc la grande chancellerie de la Légion d’honneur, la Cour des comptes et le Conseil d’État, le château des Tuileries, l’Hôtel de Ville, le Palais de Justice. Des bords de la Seine, il gagnera différents autres quartiers de Paris et atteindra le carrefour de la Croix-Rouge.

Notre génération a vu les ruines de la Cour des comptes, et, plus anciennement, les ruines mêmes des Tuileries, encore debout dans leur désolation navrante et grandiose. Mais la génération de nos parents et de nos aînés a contemplé le spectacle terrifiant du gigantesque incendie, qui laissa dans la mémoire de tous les contemporains une impression atroce, un souvenir fantastique.

Les Études ont publié, par exemple, les souvenirs du R. P. Jean Noury, alors supérieur des Jésuites de Versailles. Relisons la scène qu’il rapporte à la date tragique du 24 mai 1871 :

Ce même jour..., nous nous étions rendus, le R. P. provincial [Armand de Ponlevoy] et moi, dans cet endroit du parc de Saint-Cloud qu’on appelait la « lanterne de Diogène », d’autres disaient « de Démosthène ». C’était le point culminant du parc ; on y avait élevé une tour qui, de loin, avait la forme d’une lanterne. De là, Paris offrait un spectacle horrible et grandiose ! L’incendie, allumé dans tous les quartiers de la ville, faisait monter jusqu’au ciel des tourbillons de flammes et de fumée. Beaucoup de personnes étaient réunies à cet endroit, pour tâcher de se rendre compte de ce qui se passait. Mais on devinait difficilement, même avec les plus puissantes lunettes, quels édifices étaient la proie des flammes. On craignait pour Notre-Dame, pour les autres églises, pour la Sainte-Chapelle surtout, qui disparaissait dans un nuage de feu.

Le R. P. de Ponlevoy regarda longtemps en silence, ému et terrifié. « Tel dut être, dit-il, le spectacle qu’offrit la prise de Babylone et de Jérusalem ! C’est d’un grandiose effrayant et d’une horreur toute biblique »...

Après le témoignage d’un vénérable religieux, il faut reproduire celui d’un illustre soldat, le général du Barail, qui écrivait au tome troisième de Mes Souvenirs :

Ce que je vis de la semaine sanglante suffit à me plonger dans un profond sentiment de désespoir et de terreur, et à expliquer les sévérités de la répression. Je vis, du sommet des collines où je circulais avec mes cavaliers, flamber Paris. Le spectacle était horrible et grandiose. Pendant le jour, sous le soleil impassible de mai, c’était une voûte colossale de fumée noire, où tourbillonnaient les cendres des papiers brûlés, et qui s’étendait, comme un dôme de catafalque, sur la capitale pleine de rumeurs des détonations et de cris de rage. Pendant la nuit, le dessous de ce dôme s’illuminait des éclats rouges des fournaises, tandis qu’au-dessus, là-haut, la lune semblait passer, narquoise, sur le cataclysme.

Et je songeais que, pendant que des Français brûlaient Paris, les officiers prussiens regardaient tranquillement, les deux mains sur leur sabre, l’épouvantable complément de leur victoire…

Plus odieux et plus criminel encore que la destruction des monuments de pierre par la Commune révolutionnaire de Paris, fut l’attentat perpétré contre des vies humaines, contre des citoyens désarmés qui comptaient parmi les plus nobles, les plus bienfaisants et les meilleurs. C’est la cause de l’ordre social, c’est la sainteté même de la religion, que voulurent frapper en leur personne les misérables qui les assassinèrent. Nous sommes en présence du suprême forfait de la Commune le massacre monstrueux des otages.

Parmi ceux-ci, on distingue des laïques et des prêtres. Les laïques, au nombre de quarante-cinq, se répartissent de la façon suivante trente-deux gendarmes et gardes de Paris, deux professeurs auxiliaires et six serviteurs de l’école Albert-le-Grand d’Arcueil, un banquier, un publiciste, deux fonctionnaires, un membre enfin de la haute magistrature, M. Bonjean, sénateur, président de Chambre à la Cour de cassation. Quant aux prêtres et religieux, ils furent au nombre de vingt-quatre, et, dans la présente chronique, nous avons le spécial devoir de les désigner avec plus de détails et d’une manière plus expresse.

L’archevêque de Paris, Mgr Darboy.

L’un de ses vicaires généraux, Mgr Surat.

Le curé de la Madeleine, l’abbé Deguerry.

Le curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, l’abbé Bécourt.

Un vicaire de Notre-Dame de Lorette, l’abbé Sabattier.

Un prêtre des Missions étrangères, le R. P. Houillon.

Un aumônier de patronage, l’abbé Planchat (des Frères de Saint-Vincent-de-Paul).

Un ancien missionnaire, aumônier d’ambulance, l’abbé Allard.

Un séminariste de Saint-Sulpice, l’abbé Seigneret.

Un Frère des Écoles chrétiennes, le Fr. Sauget.

Cinq membres du Tiers-Ordre enseignant de Saint-Dominique, à l’école Albert-le-Grand d’Arcueil :

Le R. P. Captier,

Le R. P. Bourard,

Le R. P. Cotrault,

Le R. P. Delhorme,

Le R. P. Chatagneret.

Quatre religieux de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie (Picpus) :

Le R. P. Radigue,

Le R. P. Rouchouze,

Le R. P. Tardien,

Le R. P. Tuffier.

Cinq religieux de la Compagnie de Jésus, de la maison de la rue de Sèvres et de Sainte-Geneviève de la rue des Postes :

Le R. P. Pierre Olivaint, Le R. P. Léon Ducoudray,

Le R. P. Alexis Clerc,

Le R. P. Jean Caubert,

Le R. P. Anatole de Bengy.

Les prêtres et religieux que nous venons d’énumérer furent massacrés en quatre groupes distincts, les 24, 25, 26 et 27 mai.

Le 24 mai, jour où l’armée de Mac-Mahon s’empara du Luxembourg et du Panthéon, en même temps que des gares du Nord et de l’Est, six otages furent fusillés dans le chemin de ronde de la Grande-Roquette : l’archevêque de Paris, le curé de la Madeleine, le P. Ducoudray, le P. Clerc, l’abbé Allard, et, seul laïque parmi eux, le président Bonjean.

Le 25 mai, tandis que l’armée de Versailles allait s’emparer de la Butte aux Cailles et de la place d’Italie, et s’ouvrir péniblement un chemin vers la gare d’Austerlitz, les PP. Captier, Bourard, Cotrault, Delhorme, Chatagneret, du Tiers-Ordre enseignant de Saint-Dominique, étaient massacrés, avec deux maîtres laïques et six serviteurs de leur école Albert-le-Grand d’Arcueil, dans une impasse voisine de la place d’Italie et de l’église Saint-Marcel de la Maison-Blanche.

Le 26 mai, jour où la Commune perdait le faubourg Saint-Antoine et tout le secteur compris entre la place de la Bastille et la place de la Nation, avait lieu, sur les hauteurs de Belleville, cité Vincennes, au 85 de la rue Haxo, l’épouvantable scène de boucherie dans laquelle furent mis à mort, à coups de fusil et à coups de baïonnette, ou même à coups de couteau, quarante-sept otages, dont trente-sept gendarmes et gardes de Paris et dix ecclésiastiques les PP. Olivaint, Caubert et de Bengy, de la Compagnie de Jésus ; les PP. Radigue, Rouchouze, Tardien et Tuffier, de Picpus ; l’abbé Sabattier, de Notre-Dame de Lorette ; l’abbé Planchat, du patronage de Charonne ; le jeune abbé Seigneret, séminariste de Saint-Sulpice.

Enfin, le 27 mai, date de la prise des Buttes Chaumont et du Père-Lachaise, les geôliers communards de la Grande-Roquette ayant déserté leur poste devant la perspective imminente d’un châtiment certain, plusieurs d’entre les trente et un prêtres et religieux, encore détenus dans la prison bombardée, avec des gendarmes et des gardes de Paris, se risquèrent à sortir, croyant respirer désormais l’atmosphère de la liberté reconquise. C’était vingt-quatre heures trop tôt : Mgr Surat, vicaire général, l’abbé Bécourt, curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, et le P. Houillon, des Missions étrangères, furent abattus, massacrés au coin d’une rue, dans le quartier même de la Roquette.

L’holocauste était consommé. Le lendemain, dimanche 28 mai, sera, nous l’avons dit, le jour de la délivrance pour Paris incendié, ravagé, ensanglanté, sur lequel planait, depuis dix semaines, le plus hideux cauchemar. A la victoire finale du bon droit, avait préludé le sacrifice magnanime offert à Dieu par vingt-quatre « témoins » de sa propre cause et ministres de son immortelle Église.

 

II

Sur la voie douloureuse de la plupart des otages de la Commune, trois étapes sont particulièrement mémorables : Mazas, laRoquette, la rue Haxo.

Mazas, c’est la maison d’arrêt, la prison cellulaire, où ils demeureront séquestrés, chacun dans son étroit réduit, et sans être l’objet de la moindre instruction judiciaire, depuis la première quinzaine d’avril jusqu’au soir du 22 mai. Prisonniers d’État, ils sont au secret, par mesure de haute police et de suprême arbitraire des commissaires du peuple, notamment du féroce procureur de la Commune, Raoul Rigault.

Le plus important des otages était Mgr Darboy, l’archevêque de Paris. Des souvenirs quelquefois pénibles s’attachaient aux controverses doctrinales qui marquèrent son épiscopat de prélat gallican. Mais tout disparaissait désormais dans l’auréole de son malheur, de ses longues souffrances pour le Christ et l’Église, en attendant la gloire tragique d’une auréole plus splendide encore. Durant sa captivité, il relisait avec amour les livres qui lui étaient envoyés de sa belle bibliothèque de sciences ecclésiastiques, il revivait les jours où il avait été professeur de philosophie au petit séminaire, puis aumônier des normaliens. Sur sa poitrine, il gardait la croix pectorale de Mgr Affre, l’archevêque pacificateur dont le sang avait été le dernier versé au pied des barricades de juin 1848. A son doigt, il portait l’anneau pastoral de Mgr Sibour, cet autre archevêque de Paris poignardé à Saint-Etienne-du-Mont, en 1857, au milieu des fêtes de sainte Geneviève…

Le ministre plénipotentiaire des États-Unis, M. Washburne, obtint de visiter, un jour du mois d’avril 187 1, l’archevêque de Paris, prisonnier à Mazas. Pareil témoignage mérite d’être reproduit dans ses affirmations essentielles :

Je dois avouer que je fus profondément touché de l’aspect de cet homme vénérable. Sa personne amaigrie, sa taille mince et légèrement courbée, sa longue barbe, qui, selon les apparences, n’avait pas été rasée depuis sa captivité, son visage hagard et indiquant une santé ébranlée, tout en lui était de nature à affecter même les indifférents…

Le 19 mai, un autre visiteur pénétrait, par privilège, à Mazas, auprès de l’archevêque captif. C’était Me Edmond Rousse, qui venait briguer le périlleux honneur de le défendre éventuellement devant les tribunaux de la Commune. L’illustre avocat devait plaider, plus tard, pour d’autres nobles causes non moins désespérées, mais non moins dignes de son amour passionné pour le droit. Jusqu’au bout de sa carrière, selon le mot du duc d’Aumale, il unirait au talent de bien dire le courage de bien faire. L’impression de Me Rousse sur Mgr Darboy est aussi douloureuse et aussi émouvante que celle du diplomate américain :

En entrant dans la cellule du pauvre archevêque, je fus frappé de son air de souffrance et de son abattement. Grâce au médecin de la maison, on avait remplacé par un lit le hamac réglementaire des détenus. Il était couché tout habillé, les moustaches et la barbe longues, coiffé d’un bonnet noir, vêtu d’une soutanelle usée, sous laquelle passait un bout de ceinture violette, les traits altérés, le teint très pâle…

… Après une demi-heure de conversation, je lui tendis la main et pressai la sienne avec émotion. Plus d’une fois, je sentis les larmes me gagner. Il me dit adieu avec effusion, me remerciant vivement de ma charité. Ma visite, l’assurance que je lui donnais que le jugement n’aurait pas lieu tout de suite, la promesse que je lui fis de venir le voir souvent l’avaient évidemment remonté. Quand je me levai, il rejeta vivement la couverture de laine grossière qui l’enveloppait à moitié, descendit de son grabat sans que je pusse l’en empêcher, et, me serrant la main dans les siennes, il me reconduisit jusqu’à la porte.

Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas

– Mardi, Monseigneur.

« Mardi » sera le 23 mai. Depuis la veille, Mgr Darboy aura été transféré à la Roquette, la prison des condamnés à mort. Et, le mercredi 24, il sera fusillé sans jugement.

Mais revenons au 19 mai. Après sa conversation avec l’archevêque, Me Rousse fit une visite semblable au vénérable curé de la Madeleine, l’abbé Deguerry, naguère confesseur de l’impératrice Eugénie. Puis il eut un entretien avec le P. Jean Caubert, ancien avocat, Jésuite de la rue de Sèvres, dont il avait personnellement connu le père et le frère. Me Rousse voulut faire entrevoir au prisonnier du Christ une délivrance possible. Le visiteur nous rapporte que les espérances du P. Caubert étaient d’une autre sorte.

Il m’écoutait avec l’indifférence la plus sincère, souriant toujours et ayant l’air de penser : à quoi bon tout cela ? Enfin, il me dit :« Je vous remercie beaucoup de ce que vous faites. Il en sera ce qu’il plaira à Dieu. S’ils veulent nous tuer, ils en sont les maîtres. » Et, s’éloignant tout de suite de ce qui le regardait :« C’est une bien grande épreuve pour le pays, me dit-il, et qui le sauvera ? » Comme je lui exprimais mes doutes à cet égard : « Quant à moi, me dit-il avec le plus grand calme, jene doute pas, je suis sûr, je crois fermement que la France sortira de là régénérée, plus chrétienne, et, par conséquent, plus forte qu’elle n’a jamais été… »

… Je me levai, un peu gêné, et ne trouvant pas grand’chose à dire à un homme si fermement trempé, et dont le courage me semblait si fort au-dessus du mien.

Dans les premiers jours de son incarcération à Mazas (12 avril), Mgr Darboy avait cru devoir, comme tel était indubitablement son droit, écrire une lettre au Chef du pouvoir exécutif, à Versailles, Adolphe Thiers, pour appuyer un projet d’échange entre prisonniers politiques. Moyennant la libération, par le gouvernement légal de Versailles, du révolutionnaire Blanqui, condamné pour acte de sédition et d’insurrection, la Commune de Paris consentirait à remettre en liberté l’archevêque de Paris, le président Bonjean, l’abbé Deguerry, le vicaire général Lagarde et la sœur de l’archevêque, Mlle Darboy (laquelle allait être délivrée, de fait, après trois semaines d’incarcération arbitraire). L’abbé Lagarde, libéré sur parole, fut chargé de porter à Versailles le message de l’archevêque. Adolphe Thiers jugea inacceptable un échange qui semblait supposer ‘une analogie ou une équivalence entre la condition d’un criminel politique, comme Blanqui, et celles des otages de la Commune. Le gouvernement de Versailles interdit à l’abbé Lagarde de rentrer dans Paris, malgré les adjurations pressantes que lui adressait l’archevêque prisonnier. Au total, l’incident laissa, parmi les contemporains, une impression pénible et troublante.

Des projets d’échange continuèrent néanmoins à circuler avec quelque insistance. Le 6 mai, l’un des Jésuites détenus à Mazas, le P. Alexis Clerc, ancien officier de marine et professeur à l’école Sainte-Geneviève de la rue des Postes, recevait inopinément la visite d’une dame qui, durant le siège de Paris, avait été infirmière dans une ambulance où lui-même avait été aumônier. Cette dame avait accès auprès de l’un des potentats de la Commune révolutionnaire, et, en visitant le P. Clerc, amenait au prisonnier de Mazas, son propre frère, M. Jules Clerc, qui allait ainsi le revoir une dernière fois avant la suprême catastrophe. La charitable visiteuse annonce au P. Clerc que, s’il y consent, le haut personnage révolutionnaire ira prochainement le voir pour lui proposer d’être compris dans un échange de prisonniers politiques. Mais, aussitôt, l’ancien officier de marine bondit comme sous un outrage :

— De grâce, contenez-vous, lui dit-on, et, surtout, si l’offre vous est faite, n’allez pas vous compromettre... Il vous en arriverait malheur !

— Quel malheur ? Et qu’ai-je à craindre ? Nous ne pouvons guère être plus mal qu’à la Conciergerie et à Mazas.

— Pardon, mon Père, pardon…

Alors, s’écria-t-il en tressaillant, nous serions fusillés ! Quelle bonne fortune ! Tout droit en Paradis !

Et il avait l’air radieux, les mains étendues, les yeux au ciel...

Le soir même, le P. Alexis Clerc écrivait encore

J’ai entendu parler de propositions d’échange entre certaines personnes. Absit ! Je ne veux pas. Je patiente très bien, et le ferai tant qu’il faudra. Mais il y a tant de raisons pour refuser un échange. Oh !non !

Le P. Clerc n’avait guère d’illusions sur son sort. Néanmoins, sa libération, à la faveur d’un brusque écroulement de la Commune révolutionnaire, demeurait une éventualité possible. Professeur de sciences à la rue des Postes, il avait à prévoir la reprise de son cours au s futurs polytechniciens. Il réclama donc des livres de géométrie analytique, et, durant tout le temps qu’il ne consacra pas aux exercices de piété, il occupa laborieusement sa captivité à préparer son cours, en vue de la prochaine rentrée scolaire. Exemple magnifique de fidélité à la conscience professionnelle !

L’épisode le plus émouvant de la détention des otages est l’entrée mystérieuse de Notre Seigneur lui-même, sous le voile des espèces eucharistiques, dans la cellule de quelques-uns des prêtres et religieux qui s’apprêtaient à lui offrir le témoignage de leur sang.

Trois fois, l’audacieuse et sainte expédition fut accomplie, et avec un heureux succès, par une intrépide chrétienne, Mlle Delmas, directrice de l’Orphelinat des enfants délaissées, rue Notre-Dame-des-Champs. Ce fut, d’abord, le 13 avril, le jour même où les PP. Olivaint et Caubert allaient être conduits de la prison du Dépôt à la prison de Mazas. Ce fut, ensuite, le 15 mai, à Mazas même, quand des intelligences eurent été nouées, avec les garanties de sécurité nécessaires, parmi les geôliers des PP. Olivaint, Ducoudray et Clerc. Ce fut, enfin, dans la matinée du 22 mai, jour où les otages allaient quitter Mazas pour la Roquette. Le bombardement faisait rage, la ligne de feu s’étendait de la gare Saint-Lazare à l’École militaire. Mlle Delmas et une compagne digne de sa vaillance faisaient à pied, dans une prière silencieuse, la longue étape de la rue Notre-Dame-des-Champs à la prison de Mazas, près la gare de Lyon, et elles apportèrent sans encombre le précieux dépôt, qui fut immédiatement transmis aux PP. Olivaint, Ducoudray, Clerc, Caubert et de Bengy. Pour tous les cinq et pour plusieurs de leurs compagnons de supplice, notamment Mgr Darboy, Mgr Surat et l’abbé Deguerry, ce sera le viatique divin du dernier voyage et du suprême combat.

Pour chaque destinataire, le P. Hubin, lors du premier envoi, et le P. Matignon, lors du deuxième et du troisième envoi, placèrent quatre hosties consacrées dans une custode, enveloppée d’un corporal et renfermée dans un sachet de soie, lequel était muni d’un cordon pour être porté au cou. Le tout avait été introduit dans le double fond, hermétiquement fermé, d’un pot de crème, rempli jusqu’au bord. Les prisonniers étaient dûment avertis par des messages écrits en style conventionnel. A chaque envoi, ils purent faire savoir que l’aliment tant désiré leur était fidèlement parvenu et qu’ils avaient le bonheur d’être maintenant christophores.

Une lettre d’actions de grâces, écrite de Mazas, le 16 mai, par le P. Alexis Clerc, mérite d’être rapprochée de l’épitre fameuse aux chrétiens de Rome, où le martyr saint Ignace d’Antioche, au début du second siècle, chante avec amour son ardent désir d’être uni par le sacrifice de son sang au Pain véritable et vivant, Jésus-Christ

Ah !prison, chère prison, toi dont j’ai baisé les murs en disant : bonacrux !quel bien tu me vaux. Tu n’es plus une prison, tu es une chapelle. Tu ne m’es plus même Une solitude, puisque je n’y suis pas seul, et que mon Seigneur et mon Roi, mon Maître et mon Dieu y demeure avec moi...

Oh !dure toujours, ma prison, qui me vaux de porter mon Seigneur sur mon cœur, non pas comme un signe, mais comme la réalité de mon union avec Lui ! Dans les premiers jours, j’ai demandé avec une grande insistance que Notre Seigneur m’appelât à un plus excellent témoignage de son nom. Les plus mauvais jours ne sont pas encore passés. Au contraire, ils approchent, et ils seront si mauvais que la bonté de Dieu devra les abréger. Mais, enfin, nous y touchons.

J’avais l’espérance que Dieu me donnerait la force de bien mourir. Aujourd’hui, mon espérance est devenue une vraie et solide confiance. Il me semble que je peux tout en Celui qui me fortifie et qui m’accompagnera jusqu’à la mort.

Le voudra-t-il ? Ce que je sais, c’est que [s’il ne le veut] j’en aurai un .regret que la seule soumission à sa volonté pourra calmer...

La préparation au martyre est achevée.

L’holocauste sanglant va s’accomplir.

 

III

Dans la soirée du 23 mai, tous les otages qui venaient de passer, à Mazas, plusieurs semaines au régime de la prison cellulaire, se trouvaient incarcérés à la Grande-Roquette, prison des condamnés à mort. Ceux que le Seigneur avait choisis pour le martyre allaient y passer, les uns deux jours, la plupart quatre jours, quelques-uns cinq jours. Les autres, que l’Ange de Dieu n’aura pas marqués pour le même témoignage, seront délivrés le sixième jour.

Les conditions matérielles et morales de leur nouvelle (mais -combien passagère) installation représentèrent, pour les captifs du Christ, un incomparable adoucissement. Au lieu du jour parcimonieusement mesuré des lucarnes de Mazas, chaque cellule bénéficie d’une vraie fenêtre, s’ouvrant à hauteur d’appui et donnant libre accès à l’air et à la lumière. En outre, ce n’est plus l’isolement. Chaque cellule n’est séparée de la cellule contiguë ̃que par une mince cloison, qui partage par moitié, entre les deux prisonniers, la même fenêtre commune. A un signal donné, l’un et l’autre captif peut se rendre à la fenêtre et converser librement avec son voisin. On retrouve aujourd’hui cette disposition des lieux au numéro 85 de la rue Haxo, où les cellules de quelques-uns des otages ont été parfaitement reconstituées, après achat des diverses pièces de leur matériel (portes, verrous, grillages), lors de la démolition de la Grande-Roquette.

Non seulement les prisonniers pouvaient ainsi converser deux à deux, mais, deux fois par jour, ils avaient récréation commune, avec liberté de se voir dans le chemin de ronde, ou dans le couloir de la prison, ou même dans les cellules les uns des autres. On devine quel réconfort moral les otages de la Commune, prêtres et laïques, trouvèrent dans cette facilité bienheureuse de se communiquer mutuellement les secours fraternels et spirituels que réclamaient leur épreuve déjà longue et l’imminence du dernier sacrifice.

Les entretiens de Mgr Darboy et du P. Olivaint furent d’un caractère particulièrement émouvant les dissentiments des années précédentes disparaissaient à jamais dans la communauté d’un même témoignage rendu à la même cause pour le même amour. Le religieux put donner à l’archevêque le trésor des trésors, le Pain divin de l’Eucharistie.

Le P. Olivaint reconnut, parmi les otages laïques, un de ses anciens camarades de l’École normale, M. Chevriot, proviseur du lycée de Vanves (alors succursale de Louis-le-Grand). Après les premières effusions, le P. Olivaint, abordant un grave sujet, demanda simplement et affectueusement à M. Chevriot s’il comprenait comme lui les devoirs que leur imposait la perspective menaçante de la mort. Le proviseur répondit que rien ne les séparait plus. Dès la vieille, il avait fait sa paix avec Dieu, et s’était confessé au P. Houillon, des Missions étrangères, son voisin de cellule. « Fort bien, mon cher camarade, répliqua en souriant le P. Olivaint. Mais il me semble que vous m’apparteniez, et que j’ai un peu le droit d’être jaloux ! »

Dans une lettre du 25 avril, datée de Mazas, le P. Clerc écrivait à son frère Jules qu’il avait prévu de longue date la probabilité d’une incarcération à subir. « Pour ne pas exagérer les pressentiments que je reçois, continuait-il, je dois ajouter que j’imaginais que cela se ferait par le moyen régulier et officiel d’un M. Bonjean quelconque, magistrat des vieux Parlements, tandis que ce pauvre M. Bonjean trouvemoins étonnant de se voir lui-même en prison, que de s’y voir avec les Jésuites. Oh !fortune !je puis dire aussi : Oh ! Commune, voilà de tes coups ! » Un mois plus tard, à la Grande Roquette, c’était le Jésuite Alexis Clerc qui occupait la cellule contiguë à celle du président Bonjean.

La rencontre pouvait sembler paradoxale. Ce contact suprême et inopiné avec un prêtre de la Compagnie de Jésus n’allait-il pas bouleverser un magistrat qui incarnait, au su de tout le monde, et qui avait formulé avec âpreté, à la tribune du Sénat impérial, les plus violentes préventions des légistes et des césariens du gallicanisme d’État contre la puissance ecclésiastique, contre Rome et surtout contre les Jésuites? Mais, aux approches d’une mort tragique, la grâce de Dieu faisait luire, dans l’âme du magistrat gallican, des clartés nouvelles, lui faisait découvrir d’autres horizons. La charité sacerdotale du P. Clerc, sa droiture et sa générosité chevaleresques émurent, séduisirent, le président Bonjean. Sur le terrain de l’honneur, sur le terrain de la conscience professionnelle, les deux captifs n’auraient nulle peine à s’entendre. Nous connaissons déjà le P. Clerc. Quant au président Bonjean, il était revenu à Paris, en pleine Commune, pour prendre place à la tête de la Cour de cassation, comme doyen des présidents de Chambre, le premier président se trouvant écarté par la maladie.C’est au sortir même de son audience que le président Bonjean avait été arrêté, incarcéré, par les forbans de la Commune. Lorsque, pour des raisons de famille, on avait envisagé, pour lui, la libération temporaire, comme prisonnier sur parole, il avait, d’accord avec sa noble femme, refusé la perspective d’un tel avantage, craignant qu’un obstacle de force majeure l’empêchât de rentrer à Paris et lui donnât l’apparence d’avoir trahi, par crainte de la mort, son engagement d’honneur. Après quoi, le fier magistrat français avait, dans sa prison, écrit, pour ses enfants, cette déclaration admirable :

… Moi qui n’ai jamais trompé personne, moi qui voudrais encore moins tromper mes enfants en ce moment solennel, je vous affirme que, si misérable que puisse être la fin qui paraît m’être destinée, je ne voudrais à aucun prix avoir agi autrement que je ne l’ai fait. C’est que le premier bien, mes chers enfants, c’est la paix de la conscience et que ce bien inestimable ne peut exister que pour celui qui peut se dire :J’ai fait mon devoir.

Entre cet homme d’honneur et de haute conscience qu’était le président. Bonjean, et l’ancien officier de marine, le chevalier intrépide, le prêtre et le religieux au grand cœur, qu’était le P. Alexis Clerc, l’accord ne tarda pas à devenir étroit et cordial.

Tous deux causèrent longtemps, à la commune fenêtre de leurs deux cellules. Ils causèrent encore, seul à seul, dans le chemin de ronde, durant le temps de la récréation des détenus. Les autres otages respectaient l’intimité d’un dialogue dont chacun soupçonnait aisément le caractère. Enfin, les deux interlocuteurs se séparèrent, et le président Bonjean, le visage tout radieux, aborda l’archevêque de Paris :« Eh bien ! Monseigneur, s’écria-t-il, moi, le gallican, qui aurait jamais cru que je serais converti par un Jésuite ?... »

Ces choses étaient dites dans la matinée du 24mai. Dans la soirée du même jour, au pied des hautes murailles de: la Roquette, un double feu de peloton, salué par les acclamations haineuses et féroces de la populace qui avait envahi l’enceinte de" la prison, foudroyait tes six premières victimes Mgr Darboy et le président Bonjean, les abbés Deguerry et Allard, le P. Ducoudray, recteur de la rue des Postes, et le P. Alexis Clerc, son fidèle compagnon de labeur et de martyre. La dernière vision qu’un témoin eût gardée de l’archevêque, dont le corps était déjà criblé de balles, mais avant le coup de grâce, est celle qu’a immortalisée, à Notre-Dame de Paris, le monument de Mgr Darboy par le sculpteur Bonnassieux la main gauche s’appuyait sur le mur, tandis que la main droite demeurait élevéedans un geste de suprême bénédiction. Le Bon Pasteur donnait sa vie pour son troupeau, et, comme le Christ, il pardonnait à ses meurtriers.

jean Bonnassieux_Mgr Darboy.JPG

 

Le surlendemain, 26 mai, à Belleville, au 85 de la rue Haxo, avait lieu la grande hécatombe de quarante-sept otages de ta Commune, dont dix ecclésiastiques, parmi lesquels quatre Pères de Picpus et trois Jésuites.

Pour mieux savourer l’amertume du calice d’agonie, les otages qui, depuis la Roquette, venaient de subir l’épuisante fatigue de la voie douloureuse, durent supporter encore une longue attente, rue Haxo, parmi les menaces et les clameurs furieuses de la multitude en délire. Le sort des victimes se discutait confusément, tumultuairement, dans un conseil de guerre improvisé, dont l’issue ne pouvait être douteuse.

Avec le citoyen Hippolyte Parent, dernier commandant en chef de l’insurrection vaincue, la plupart des « juges » réclamaient l’exécution générale des otages, tandis qu’une tardive clémence était plaidée, au nom de l’intérêt politique, par quelques prévoyants de l’avenir.

Mais -à quoi bon tant de palabres ? Le débat se prolonge par trop, au gré de la foule révolutionnaire. Une vivandière de dix-neuf ans décharge son revolver. Un otage tombe foudroyé. Alors, il se produit une poussée formidable, tandis que le boucher Victor Bénot rugit :A mort !et que des centaines de voix avinées répètent :A mort ! A mort ! Ce sera la parole décisive.

Les otages sont entraînés pêle-mêle, vers le fond de la cité Vincennes, par delà le petit mur (haut de 50 centimètres) d’un immeuble en construction, et acculés au pied d’une haute muraille de couleur sombre. L’heure du massacre est venue.

Fédérés et vivandières tirent dans le tas, soit à coups de fusil, soit à coups de revolver, tandis que d’autres assassins, à califourchon sur le mur d’enceinte, dirigentcontre les otages un feu plongeant. Après quoi, la foule se rue sur les malheureux, qui râlent et gémissent encore. On les piétine, on les larde de coups de baïonnette et de coups de poignard, jusqu’à ce que tous soient entrés dans l’éternel silence.

Puis, les quarante-sept cadavres sanglants, horriblement mutilés et défigurés, furent jetés, entassés, dans une fosse de maçonnerie qui était destinée à devenir la fosse d’aisances de l’immeuble en construction. Du regard humain, tous les détails du massacre et de ses suites concourent à augmenter l’épouvante de cette affreuse, de cette répugnante scène de boucherie, qui reste le plus hideux forfait de la Commune agonisante.

Si nous commémorons le jubilé des otages de la Commune, ce n’est pas dans une pensée de haine ou de vengeance, mais en vue de rendre hommage à l’héroïsme de tant de nobles victimes.

C’est en vue de remercier le Dieu très bon et très saint qui, par la vertu spirituelle de leur sanglant holocauste, daigna exercer sur les âmes croyantes et incroyantes, sur les œuvres d’apostolat intellectuel ou populaire, sur la France repentante et consacrée, les magnifiques desseins d’amour dont témoigne, parmi tant d’épreuves, l’histoire religieuse des cinquante dernières années.

Les Dominicains enseignants d’Arcueil, fusillés, le 25 mai 1871, non loin de la place d’Italie, étaient tombés en criant :C’est pour le bon Dieu ! Parmi les prêtres et religieux massacrés rue Haxo, nous en savons deux qui, ayant atteint l’âge d’homme et, suivant déjà une autre carrière, avaient tout quitté, en 1845, pour entrer dans la Compagnie de Jésus proscrite, se sentant impérieusement sollicités par l’attrait de la persécution C’était l’universitaire Pierre Olivaint, dont le P. Charles Clair a retracé avec tant de charme la sainte carrière, et c’était le juriste Jean Caubert, qui aura eu pour historiographe son neveu, le R. P. Pierre Lauras, aujourd’hui directeur de la Conférence Laënnec. Ce qu’ils ont cherché, ils l’ont trouvé au delà de leurs plus magnanimes désirs d’immolation et de sacrifice, quand, le 26 mai 1871, ils donnèrent au Christ, à l’Église et aux âmes le suprême témoignage d’amour.

Sans nous permettre de dire encore les paroles que l’Épouse du Christ veut être la première à prononcer, nous avons le droit de rappeler que, dans le langage de l’antiquité chrétienne, pareil témoignage se nomme le martyre. Archevêque, vicaire général, prêtres du clergé séculier ou régulier, aspirants au sacerdoce ou éducateurs religieux des enfants du peuple, tous les otages de la Commune qui ont été arrêtés et mis à mort en raison même de leur qualité d’ecclésiastiques ou de religieux, et qui ont volontairement accepté la mort pour cette sainte cause, paraissent réaliser chacune des conditions que la Tradition catholique exige pour que le témoignage du sang prenne le caractère et reçoive l’auréole du martyre.

Déjà, notre cœur discerne et salue les témoins du Christ, immolés le 24, le 25, le 26, le 27 mai 1871, dans la blanche armée des cieux qui, selon les paroles du Te Deum, chante la louange du Seigneur par un éternel cantique.

Nous glorifions, par leur mémoire et leurs exemples, le Dieu tout-puissant que leur mort héroïque a plus dignement glorifié. Nous appelons avec espoir et confiance leur secours céleste sur tout ce que nous aimons et tout ce qu’ils ont aimé.

Mais nous nous gardons d’intercéder nous-mêmes pour leur âme et leur salut, comme s’ils pouvaient avoir besoin de notre aide, car nos aillés dans la foi nous ont appris que ce serait une impiété de prier pour des martyrs.

Yves de la BRIERE

 

la villa des otages.

Nous nous permettons de signaler à la délicate charité de nos lecteurs et lectrices les œuvres d’apostolat populaire (patronage de garçons, patronage de filles, institutions annexes) qui perpétuent la mémoire des nobles otages de la Commune au lieu même de leur massacre 85, rue Haxo.

A la « villa des otages », on retrouve le cadre presque intact de l’horrible scène du 26 mai 1871. Sur le mur sombre du massacre, on lit la liste des victimes qui furent mises à mort, voilà cinquante ans, par haine du droit, de la religion et de la paix, odioiuris, religionis et pacis. Devant ce mur, on contemple la fosse encore béante où furent jetés pêle-mêle les cadavres des victimes. Dans le bâtiment contigu, on visite les cellules des otages, telles qu’elles étaient à la Roquette.

Chaque secours donné aux œuvres de la « villa des otages » sera un hommage rendu à la sainte mémoire des témoins du Christ et une contribution méritoire à la fécondité de leur sacrifice.

Y. B.

 

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