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13/07/2015

Abbé Bayle : Oraison Funèbre des RR. PP. Olivaint, Ducoudray, Caubert, Clerc et de Bengy, S.J.

Nous reproduisons ici le texte de l'Oraison funèbre des RR. PP. RR. PP. OLIVAINT, DUCOUDRAY, CAUBERT, CLERC et DE BENGY, S.J. prononcée le 26 mai 1871 par l'Abbé Bayle, alors Vicaire Général de Paris. Ce texte reprend la version qui fut publié par Téqui éditeurs, à Paris, en 1894. 

La copie du document original nous a été transmis par Monsieur le Président de la Conférence Olivaint (Bruxelles, Belgique) www.olivaint.be que nous tenons à remercier tout particulièrement.

Le texte de l'Oraison funèbre est également disponible au format PDF ici (document PDF que vous pouvez aisément imprimer en utilisant l'option "livret").

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Ce discours, qui a produit une si vive impression au moment où il fut prononcé, a été retrouvé dans les papiers de M. l’abbé Bayle, après sa mort. Mgr Pelgé, Évêque-nommé de Poitiers, a eu l’obligeance de nous en donner communication et de nous autoriser à le faire connaître au public. Nous sommes heureux de l’offrir à tous ceux qu’intéresse la cause de nos chers martyrs de la Commune.

 

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ORAISON FUNEBRE

 

par M. L’Abbé BAYLE Vicaire Général de PARIS

 

Quid facitis flentes et affligentes cor meum ? Ego enim non solum alligari sed et mori in Jerusalem paratus sum propter nomen Domini Jesu.

Pourquoi pleurer, pourquoi attrister mon cœur ? Je suis prêt, non seulement à être chargé de fers, mais à être mis à mort dans Jérusalem, à cause du nom du Seigneur Jésus.

 

(Au 21e chap. des actes des Apôtres).

 

 

Mes Frères,

Il me semble entendre, comme un écho de cette grande protestation de l’apôtre saint Paul, sortir de ces tombes vénérées, il me semble entendre ces saintes victimes de notre foi nous dire à leur tour, pourquoi pleurer, pourquoi vous attrister, n’est-ce pas à cause du nom du Sauveur Jésus, que nous avons été captifs et mis à mort dans cette Jérusalem nouvelle ?

Si, en effet, c’est à cause du nom béni de Jésus qu’ils portaient avec tant d’honneur, si c’est à cause de la religion dont ils étaient les représentants qu’ils ont été persécutés, outragés et indignement massacrés, ce ne sont point des pleurs qu’il faut verser sur leurs tombes, mais des chants de louange et de triomphe qu’il faut faire monter vers le trône de Dieu pour le remercier d’avoir associé à la gloire de ses souffrances et de sa mort sanglante, ces nouveaux martyrs que nous avons aimés, vous comme les pères de vos âmes, et nous comme nos frères dans le sacerdoce.

Nos prières publiques dans ce mémorable anniversaire, sont un témoignage de notre déférence envers l’autorité de l’Église dont nous devons attendre avec respect les décisions solennelles, mais elles n’excluent pas la ferme confiance qu’ils nous protègent au ciel, les morts illustres que nous prions sur la terre.

S’il ne nous est pas permis de leur rendre un culte public, tout nous encourage à les regarder comme les élus de Dieu, et à espérer en leur puissante médiation.

C’est pour ne pas rester trop au-dessous de votre attente, que je vais essayer de vous dire les motifs qui légitiment cette confiance. Je vous rappellerai les grandeurs du martyre catholique et ses conditions essentielles ; il me sera ensuite facile de vous montrer dans quelle limite, ces conditions me paraissent avoir été remplies par nos saintes victimes, non de la haine personnelle ou politique, mais bien de la haine religieuse.

 

 

PREMIERE PARTIE

 

Dieu, en nous créant esprit et matière, a établi des relations mystérieuses entre notre âme et notre corps ; je ne m’arrête à aucune théorie, je constate seulement que le sang est regardé comme étant en nous un principe de vie.

Quand Notre-Seigneur a voulu réparer la gloire outragée de son Père et sauver le monde, il l’a fait par l’effusion de son sang. Le sacrifice perpétuel de nos autels n’est que l’offrande sans cesse renouvelée de ce sang adorable.

C’est dans le sang que l’Église catholique a été fondée, car à la suite du Rédempteur, je vois des générations de martyrs donner leur sang pour rendre gloire à Dieu et affirmer la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa doctrine.

L’effusion de sang est donc une réparation et un témoignage. L’homme abuse de la vie et méprise son Dieu, le Seigneur, pour venger sa gloire outragée, n’a qu’à l’abandonner à ses propres conseils, et c’est alors que nous voyons avec épouvante des peuples entiers se lever les uns contre les autres et inonder la terre des flots de leur sang.

O Dieu ! qu’est-ce donc que le mal, pour qu’il exige de telles réparations ? Quelle est la gravité de nos outrages envers votre majesté sainte pour qu’ils demandent de si innombrables victimes ? Victimes même insuffisantes puisqu’il faut encore le sang de votre Fils et celui de vos saints.

La mort héroïque des légions de martyrs qui ont illustré les premiers siècles de l’Église était d’abord devant Dieu, un sacrifice d’expiation ; mais elle était de plus un éclatant témoignage rendu à la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et à la vérité de sa doctrine. Le mot martyr dans son sens rigoureux signifie témoin. L’Église appelle de ce nom ceux qui ont été mis à mort à cause et en haine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ou de la religion dont il est le divin fondateur.

Notre-Seigneur, en confiant à apôtres la mission de prêcher l’Évangile, leur avait dit : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, en Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. Déjà il leur avait annoncé qu’à cause de son nom, ils seraient tourmentés, mis à mort, et un objet de haine pour toutes les nations : Odio omnibus propter nomen meum. Il leur avait dit aussi : « Le serviteur n’est pas au-dessus de son maître ; s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront, mais ne craignez rien, ceux qui me rendront témoignage devant les hommes, je leur rendrai moi-même témoignage devant mon Père qui est au ciel ; et ailleurs : Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient.

D’après cette définition et les paroles de Notre-Seigneur qui en sont la base, on peut, dans le martyre, considérer trois conditions essentielles : la cause, la peine et le consentement.

La cause. — C’est, dit saint Augustin, non la peine, mais la cause qui fait le martyre, martyrem non pœna sed causa facit.

La première condition du martyre est que la mort soit donnée en haine et à cause de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

En haine de Dieu. Celui qui se dévoue dans une épidémie et meurt, victime de sa charité, sera certainement récompensé de Dieu, mais son sacrifice n’est pas reconnu par l’Église comme un martyre. Il faut que la mort soit endurée en haine de Notre-Seigneur, à cause de lui ou de la religion dont il est le divin Fondateur.

Il avait révélé à ses apôtres les grands mystères de notre foi ; il leur avait prouvé par des miracles, la vérité de sa doctrine et la divinité de sa mission rédemptrice. Il leur avait dit ensuite : Vous me servirez de témoins, Eritis mihi testes. Les apôtres, en effet, ont rendu à Notre-Seigneur et à sa doctrine, le plus éclatant témoignage, celui de leur sang. Après les Apôtres, d’innombrables légions de chrétiens, convaincus de la divinité de notre foi, soit par les miracles qui se renouvelaient dans l’Église, soit par la sainteté de ceux qui les avaient convertis à Notre-Seigneur, ont confessé dans les plus cruels supplices, le nom béni de Jésus et donné leur vie pour affirmer la vérité de sa doctrine.

Tels sont les martyrs. Toutefois il n’est pas nécessaire que la mort soit directement endurée pour Notre-Seigneur, il suffit qu’elle le soit pour un des points essentiels de sa doctrine ou une des vertus dont elle nous impose le devoir. Ainsi l’Église honore comme martyrs saint Jean Népomucène jeté dans les flots par ordre d’un prince jaloux, pour n’avoir pas consenti à trahir le secret de la confession ; saint Thomas de Cantorbéry indignement frappé pour avoir courageusement défendu les droits de l’Église injustement attaqués ; et ces chastes légions de jeunes vierges qui ont péri au milieu des plus affreuses tortures pour n’avoir pas voulu livrer à d’ignobles convoitises la céleste pureté de leurs âmes.

Pour les fidèles, Notre-Seigneur et la religion dont il est l’auteur se confondent dans un même respect et un même amour ; pour les ennemis de notre foi, ils se confondent dans la persécution et la haine. C’est ce qui fait qu’il y a encore de nos jours des martyrs dans l’Église.

Il est martyr le missionnaire qui, convaincu de sa foi et de son excellence, abandonne tout ce qu’il a aimé et, la croix du Sauveur à la main, va sur une plage lointaine et ignorée souffrir et mourir, pour faire connaître et confesser hautement le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Il est martyr encore celui qui, dans des jours néfastes se voit attaqué et persécuté uniquement, parce qu’il semble personnifier en lui Dieu, la justice et le devoir, et tombe frappé de mort à cause de Notre-Seigneur ou un des principes sacrés de notre foi, dont il est, aux yeux de ces nouveaux barbares, le représentant ou le défenseur.

La seconde condition du martyre est la peine. Il faut, pour être martyr, souffrir la mort ou du moins des tourments de leur nature propres à la donner. Ainsi saint Jean, sauvé par miracle et sortant plein de vie de la chaudière d’huile bouillante où, sans une intervention divine, il devait nécessairement périr, est à juste titre honoré comme martyr.

Au premier siècle de l’Église, le nom de martyr fut indistinctement donné à tous ceux qui avaient souffert pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais on ne tarda pas à réserver ce titre auguste à ceux qui avaient réellement donné leur vie pour la foi, tandis qu’on nomma confesseurs ceux qui avaient seulement souffert pour elle. Les plus cruelles persécutions, les plus indicibles douleurs, les peines morales les plus poignantes ne peuvent faire de nous des martyrs ; il faut de plus notre mort, il faut notre sang, il faut notre vie.

Enfin le martyre, comme tout acte méritoire, exige de nous le consentement.

Nous n’avons pas à examiner ici ce qui concerne le martyre de jeunes enfants comme celui des Saints Innocents ; mais pour les adultes, il est nécessaire que la mort soit volontairement acceptée ; il est permis de fuir, mais il faut qu’on ne se défende pas, qu’on ne lutte pas, qu’on n’oppose pas la force à la force ; mais qu’à la suite du Sauveur Jésus, on se laisse, comme d’innocentes brebis, conduire à la mort. Le soldat qui, combattant pour la plus sainte des causes, tombe mortellement frappé les armes à la main, a le plus grand mérite devant Dieu et peut espérer la couronne des saints ; cependant, ce n’est point à lui qu’appartient la palme du martyre.

La cause, la peine, le consentement, telles sont donc les trois conditions essentielles du martyre. Il m’est bien doux, mes Frères, d’examiner maintenant avec vous, si elle nous offre ce triple caractère, la mort des victimes dont l’immortel souvenir nous rassemble ; et si nous pouvons espérer leur voir un jour décerner par l’Église le titre le plus élevé qui soit dans le Christianisme, celui de martyrs.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

Quelle est d’abord la cause pour laquelle nos bienheureux frères ont été poursuivis, emprisonnés et mis à mort ? Y avait-il là une vengeance personnelle ou une raison politique ?

Une vengeance personnelle ? Mais ils étaient complètement inconnus à ceux qui en foule se sont tout à coup déclarés leurs ennemis acharnés. On peut dire de leurs bourreaux, comme de leurs cruels devanciers qui crucifièrent le Sauveur, que s’ils les avaient connus, ils n’auraient jamais mis à mort ces hommes aux sentiments élevés dont l’abnégation et le dévouement, l’intelligence et la vertu sont une des forces de l’Église, et un continuel bienfait pour la terre. Ils ne les connaissaient pas, et cependant, ils redoutaient en eux je ne sais quelle puissance mystérieuse qui leur faisait peur. Car, dépassant sur ce point la passion de Notre Seigneur à qui des juges ne furent pas refusés, dépassant les horreurs des époques les plus sanglantes de la première révolution, ils les ont condamnés sans consentir à les entendre. Ils ont craint, à juste titre, qu’un nouveau Pilate, vaincu par la vérité, ne s’écriât : Mais enfin, qu’ont-ils fait de mal ? Quid enim mali fecit ?

Dans tous les cas, comme le Dieu persécuté dont ils portaient le nom glorieux, ces nobles accusés auraient pu dire hautement : Nous avons, il est vrai, accompli parmi vous un grand nombre des œuvres de notre Père qui est au ciel ; pour laquelle de ces œuvres voulez-vous donc nous lapider ? Propter quod eorum opus me lapidatis ?

Écartons tout motif personnel. O vous qui les avez connus, vous savez s’ils étaient dignes de respect, de vénération ou de vengeance ?

La cause politique était-elle plus sérieuse ? Il est vrai qu’on a fait grand bruit, nous nous en souvenons, d’armes cachées dans de prétendus souterrains de vos résidences, car pour cette foule qui n’a jamais franchi le seuil d’une de nos maisons religieuses, pour cette foule qui est le nombre, et par conséquent une force aveugle et redoutable, pour cette foule qui lit et qui chaque jour se nourrit avec une avidité fiévreuse de mensonges, d’impostures ; pour cette foule, couvent ou monastère semble synonyme de souterrains, de complots et de toutes sortes d’infamies. Ah ! la calomnie, quelle arme terrible, en tout temps ; mais alors surtout que, par un indicible renversement de toutes choses, la justice et le droit semblent bannis de la terre !

Un de nos gardiens de Mazas, après avoir lu les révoltants récits inventés sur une de nos maisons religieuses, après avoir été témoin de l’émotion produite dans les rassemblements de la rue, par ces calomnies infernales, nous disait avec son bon sens populaire : « Pourvu que tout ce monde ameuté ne force pas les portes de la Prison pour vous égorger en masse ! » Cette foule nous la retrouverons plus tard, nous poursuivant de ces cris de mort. Quoiqu’il en soit, le prétexte mis en avant pour pénétrer dans les maisons de nos Pères, permettez-moi de leur donner ce nom, car nous nous sommes si fortement attaché, à eux dans la souffrance qu’il semble qu’ils sont nôtres aussi ; ce prétexte d’armes cachées ne pouvait soutenir un long examen. Toutefois, il faut bien le reconnaître, ce n’est pas là précisément ce que cherchaient tous ces hommes que je ne sais vraiment comment nommer, les armes ne leur manquaient pas, on s’était fait gloire de les leur laisser, alors qu’on les arrachait aux mains de nos braves soldats ; ce qu’ils voulaient, c’était de l’or, et n’en trouvant point, leur déception devait naturellement se changer en fureur. Ils se saisissent de nos Pères et les conduisent à la préfecture comme de vils malfaiteurs. « Où sont les armes ? leur demande-t-on encore. — Nous n’en avons pas, répond avec calme le Père Ducoudray. — Je le sais de source certaine, ajoute l’insolent chef de bataillon. — S’il y en a, c’est à mon insu, répond le digne Père. — Vous avez une volonté de fer, nous irons voir cela ensemble, et si nous n’en trouvons pas vous ne reviendrez pas ici. Du reste, vous avez commis bien des crimes... » Le grand mot était dit : des crimes... Avoir commis des crimes ! Vous âme sacerdotale, s’il en fût jamais vous dont tous les traits respiraient l’innocence et la pureté, vous dont le ferme et tendre regard disait la grandeur de caractère ; vous qui nous avez édifiés dans la vie et exhortés dans la mort ; des crimes !... et cela vous était dit par cet homme que nous avons vu, par… je m’arrête, jamais nos ennemis n’entendront sortir de nos lèvres une parole de malédiction. Puisse Dieu oublier et pardonner comme nous oublions et pardonnons !

Pour tout esprit sérieux, aucun motif politique ne s’est mêlé à la persécution et à la mort de nos chers martyrs. Une preuve suffirait au besoin : a-t-on reproché à un seul d’entre eux une parole, un écrit compromettant, une participation quelconque aux événements tristement accomplis ? Non, ce qu’ils poursuivaient en eux, c’était la religion, c’était Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils l’ont dit, parmi tant d’autres insultes au vénérable archevêque, notre chef à tous ; au nom de l’athéisme dont ils se proclamaient les apôtres, ils voulaient, en anéantissant évêques, prêtres et religieux, en finir avec ce qu’ils appelaient dans leur pompeux et ridicule langage, le despotisme de dix-huit siècles de christianisme. Cela rappelle vraiment les empereurs romains qui, après avoir fait périr des milliers de martyrs, se décernaient une médaille sur laquelle ils avaient gravé cette devise : nomine christianorum deleto, « le nom chrétien ayant été anéanti. » Ils ont passé ces trop puissants empereurs, ils passeront à leur tour tous ceux qui, dans des jours néfastes, épouvantent la terre par les excès d’un pouvoir usurpé ; mais le sang des martyrs sera toujours une semence féconde de chrétiens, Sanguis martyrum semen christianorum, et le Christ qu’ils ont poursuivi dans ses prêtres, continuant sa marche à travers les siècles, trouvera plus de gloire dans l’amour, la souffrance et la mort de ces innocentes et saintes victimes, que tous leurs forfaits accumulés ne pourront jamais lui en ravir.

Oui, la haine religieuse, telle est la grande et unique cause de la mort de nos Pères.

Un de nos chers compagnons d’infortunes, homme de haute intelligence et de noble cœur, après avoir reconnu, là, dans ce long et triste corridor de la Roquette le Père Olivaint pour un de ses anciens camarades de l’École Normale et l’avoir serré dans ses bras avec émotion, après nous avoir vus tous de plus près, me disait : « Vous ne pouvez vous douter des préventions qui s’attachent à votre robe, même dans les classes élevées.

Ces préventions, ah ! nous les connaissons bien ; quand nos frères ont été saisis sous nos yeux, ont s’est borné à leur demander ce qu’ils étaient. Ils étaient prêtres, et c’est avec un inexprimable cri de joie qu’on s’en emparait pour les conduire à la mort. Ces préventions, il y a un nom auquel elles s’attaquent avec plus d’acharnement, et ce nom est celui même du Fils éternel de Dieu, du Rédempteur du monde, ce nom est celui de Jésus. Vous l’avez pris, mes Pères ; qu’il est grand, mais qu’il est lourd à porter ! Le P. Olivaint, le jour même de son martyre, me disait : « Quand on m’a demandé si j’étais prêtre, j’ai répondu : Oui, prêtre et jésuite. J’ai tenu, ajoutait-il, à bien préciser ce je faisais. » Oh ! oui, vous pouviez vous rendre à vous-même le témoignage que c’était vraiment pour votre sacerdoce et le nom béni de Jésus que vous alliez mourir.

Votre sacrifice à tous est ce qui rassure pour l’avenir de l’Église et de notre patrie. Dans un siècle où on a osé dire que Jésus-Christ n’est pas Dieu, où on a osé écrire tout un livre pour affirmer cet infernal blasphème, où on honore le téméraire qui l’a prononcé, dans un siècle où, après avoir banni Dieu de nos lois, on tend à le chasser de plus en plus de son temple, le cœur de l’enfant, tout est à craindre, et il faut être aveugle de cet aveuglement dont parle l’Écriture, pour ne pas voir la vengeance céleste. Ces attentats contre Dieu, sachez-le, ne se lavent que dans le sang. Mais tout n’est pas perdu, ô mon Dieu, puisque le sang de ces pures et saintes victimes a été versé en expiation et pour vous rendre témoignage. On nous accuse de n’être pas sincères, de ne pas croire à la vérité de la doctrine que nous enseignons, de ne pas croire, pour tout résumer en un mot, à la divinité du christianisme dont nous sommes les ministres. Eh ! bien, si nous n’y avions pas cru, j’ose le dire, alors que nous étions en face de la mort, il nous eût été facile de nous faire ouvrir les portes de nos cachots ; est-ce que nous ne savons pas comment dans les rangs de nos ennemis, est accueilli le prêtre transfuge et apostat ?

Mais cette prison, vos Pères l’ont acceptée et aimée, parce qu’ils y voyaient un moyen de rendre témoignage à leur foi et à leur Dieu, « Prison, chère prison, écrit le P. Clerc, toi dont j’ai baisé les murs, quel bien tu me vaux ! J’ai demandé avec instance que le Seigneur m’appelât à un plus excellent témoignage de son nom. » Il a été exaucé.

« Dès le premier jour, dit de son côté le P. Ducoudray, je me suis tenu prêt à tous les sacrifices, car, j’en ai la douce confiance, si on fait de nous, prêtres et religieux, des otages et des victimes, c’est bien in odium fidei, in odium nominis Christi Jesu ; c’est bien en haine de la foi et en haine du nom du Christ Jésus. » Oh ! oui, bien-aimés Pères, vous avez été frappés en haine de ce nom béni, et on peut dire de vous, comme de ce divin Sauveur, que si vous avez été persécutés et mis à mort, c’est que vous l’avez voulu ; Oblatus est quia ipse voluit.

La mort, telle est la peine subie par nos martyrs, et quelle mort ! Elle est précédée d’une longue et douloureuse agonie. Et d’abord, vous représentez-vous tout ce qu’il y a d’humiliant pour une âme élevée de se voir tout à coup saisi, entraîné, tourné en ridicule accablé d’insultes par ces hommes aux traits repoussants, à la parole blessante, et qui se jouent de vous comme la bête féroce se joue de sa proie.

« Vous vous appelez de Bengy, disaient-ils à un de vos Pères ; voilà un nom à vous faire couper le cou. — Oh ! j’espère bien, répond-il sans s’émouvoir, que ce ne sera pas à cause de mon nom. » Ainsi, ce qui faisait le mérite de sa vocation devant Dieu est un crime, aux yeux de ses ennemis.

— Vous avez 47 ans, vous avez assez vécu. » Ils disaient vrai cette fois, sa couronne au ciel était prête, car ses années avaient été employées au service de Dieu, de l’Église et de la patrie, tant pour l’éducation de la jeunesse que pour le dévouement à nos armées sur les champs de bataille.

Faut-il parler de leur long emprisonnement, de cette retraite de deux mois qu’ils passent avec Dieu dans le plus complet isolement ? Tout est lugubre, mes Frères, dans l’appareil qui conduit à un cachot ; visites, interrogations, cellule provisoire, transmission de gardien en gardien ; et quand on entend pour la première fois des verrous qui se ferment sur vous avec leur bruit sinistre, quand on se voit seul dans ces murs naguère habités par les plus vils criminels, malgré soi, le cœur se serre, l’âme se sent peu à peu gagnée par une indicible tristesse ; mais on se souvient que c’est pour Notre-Seigneur qu’on est prisonnier : Vinctus pro Christo. Et alors autour de vous tout change d’aspect ; comme l’admirable P. Caubert, on arrive à aimer cette pauvre cellule, cette table, cette chaise, ce hamac qui prouvent bien qu’il faut peu de chose pour être heureux, à l’homme dont la conscience est en paix.

« Je ne puis apercevoir que le ciel, écrivait-il, mais c’est beaucoup quand on a l’habitude d’élever son âme vers Dieu. Un prisonnier est à plaindre quand il n’a pas la foi, comme il doit souffrir de son isolement ! Mais avec la foi, quelle différence ? l’âme n’est plus seule, elle peut s’entretenir avec Dieu, notre père du ciel, avec Notre-Seigneur, son Sauveur et son ami et avec les anges ses frères. » Cette page de ravissante piété serait à sa place dans la vie des plus grands saints, mais quand on songe qu’elle était écrite de Mazas et qu’on sait ce qu’est une cellule de Mazas, on ne peut s’empêcher d’admirer les hommes qui, dans de telles épreuves, montrent une foi si tendre jointe à un caractère si ferme et si noble.

Tout, dans leurs lettres comme dans leurs conversations, respirait la paix, mais ne croyez pas que cette paix fut sans mérite, elle était au contraire chèrement acquise.

« Ce pauvre cœur, dit le P. Ducoudray, serait tenté de s’échapper quelquefois et de bondir. L’imagination se mettrait volontiers de la partie. De là, à certaines heures, certains accès d’ennui, des souffrances de l’âme qui la jettent dans la langueur, le découragement, l’inquiétude et le dégoût. Mais, ajoute-t-il en se servant des paroles de l’Imitation : c’est une grande, très grande vertu que de savoir se passer de toute consolation humaine et divine, et de soutenir volontiers pour la gloire de Dieu l’exil de notre cœur. Ce sont de ces choses qui ne se comprennent que quand elles se sentent. »

Cet exil du cœur, cet isolement prolongé, qu’il est dur à supporter pendant deux mois ! Ce n’est pas diminuer le mérite de nos Pères que de dire qu’ils le sentaient vivement, tout en l’acceptant avec joie ; et comment ne pas le sentir quand surtout viennent s’y mêler de ces détails qui en multiplient les ennuis et les dégoûts ?

Vous avez lu dans leurs récits qu’à des heures très irrégulières, ils étaient conduits dans des promenoirs séparés ; là, du moins, ils pouvaient aspirer l’air librement. Oh ! quel bienfait de pouvoir respirer l’air ! Or dans le trajet, marcher trop vite ou trop lentement au gré des gardiens, c’était s’attirer de leur part des observations hautaines ; essayer surtout de rejoindre l’ami qui vous précédait pour lui prendre et lui serrer la main, c’était assez pour mériter de durs reproches comme celui-ci : « Surtout ne recommencez pas, je vous mettrais en pénitence. » On a beaucoup parlé en termes opposés de nos gardiens ; tout ce qui a été dit me paraît vrai ; les uns nous respectaient, s’attachaient à nous ; et quand, sachant le sort qui nous était réservé, ils sont venus nous annoncer le départ pour la redoutable Roquette, des larmes dans les yeux, ils nous baisaient la main. Mais le plus grand nombre accomplissaient leur tâche avec une indifférence et un ensemble de manière qui vous torturait l’âme ; nous étions sous leur domination, dépendant de leur volonté changeante, en un mot, nous étions leur chose.

Laissez-moi jeter encore un regard sur ces promenoirs ; ils nous sont restés chers, car là du moins à travers la grille, à l’arrivée ou au départ, nous avons pu à de longs intervalles, saluer du geste et du cœur chacun de nos Pères qui passaient devant nous. Cette consolation cette joie du prisonnier ne tarda pas à nous être ravie ; ordre fut donné, pendant les arrivées et les départs, de nous placer à l’autre extrémité du promenoir, afin que nos regards ne pussent plus se rencontrer. On faisait bien. Un simple regard entre gens si habitués aux complots pouvait compromettre l’État. Et pendant qu’on nous privait ainsi à plaisir de tout ce qui pouvait nous rendre la vie moins amère, aucune humiliation ne nous était épargnée. N’avons-nous pas vu dans ces mêmes promenoirs, plusieurs des jeunes chefs connus de l’insurrection, venir nous montrer à leurs courtisanes derrière nos barreaux de fer comme on montre à l’étranger des bêtes féroces dans un jardin public ? Oh ! par moment comme on éprouvait bien ce que dit le bon P. Ducoudray, comme on sentait son cœur bondir ! mais aussitôt on se rappelait le divin captif du tabernacle, on se rappelait les chaînes des apôtres et des premiers martyrs ; et quand ils n’étaient plus là, ces hommes sans cœur, on les prenait ces barres de fer, on les serrait avec amour, on les baisait avec larmes.

Non, rien au monde n’égale la joie de souffrir pour le nom à jamais béni de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Vers la fin du séjour à Mazas, un changement notable fut introduit dans le règlement de la prison ; était-ce un adoucissement ou une cruauté nouvelle ? je vous en laisse juges.

Les journaux avaient été rigoureusement interdits, on ignorait complètement tout ce qui se passait au dehors, mais le bruit incessant du canon disait assez l’acharnement des combats et de la résistance ; tout à coup celle barrière tombe, et on nous laisse libres de recevoir les feuilles publiques, quand il n’en existe plus que de mauvaises. Mais que voyons-nous ? Un des premiers articles tombés sous nos yeux avait pour titre en gros caractères : Le vertige du sang.

Le vertige du sang ! Nous y lisons avec effroi qu’on a promis à une foule en furie qu’après le tour des choses allait enfin venir le tour des personnes. Nous y lisons je ne sais quel écrit calomnieux pour lequel on demande une éclatante et prompte vengeance. Il faut dix otages à l’instant, cinq doivent être conduits aux avant-postes pour y être fusillés, et cinq le seront à l’intérieur de Paris pour apaiser et venger le peuple. Cette fois, il n’est plus question de tirer les victimes au sort, il faut un choix, ils le disent et l’écrivent, il faut dix prêtres. Dix prêtres ! et vos Pères otages étaient prêtres ; que dis-je ? le dénouement l’a prouvé, ils étaient même pour eux comme pour nous des prêtres de choix.

Vous représentez-vous, mes Frères, ces chers directeurs de vos âmes, lisant de tels articles, puis se voyant sans défense, dans leur tristes cellules et aux mains de leurs cruels ennemis. Leur situation dès lors était vraiment analogue à celle de Jésus agonisant au jardin des Oliviers ; et toutes les fois que des pas nombreux se faisaient entendre dans les sombres corridors, quand les verrous étaient tirés avec fracas, ils se demandaient avec angoisse : « Mon Dieu, le moment du dernier sacrifice est-il venu ? »

Il approchait. Le lundi matin (22 mai), un trait de lumière, un  éclair d’espérance. Les gardiens nous annoncent que les portes de l’enceinte ont été forcées et que l’armée victorieuse semble se diriger vers nous. Oh ! comme on se rattache à la vie, même quand on en a fait à Dieu de bon cœur cent fois le sacrifice. Quelle journée d’attente ! Le soir arrive enfin, les gardiens ouvrent nos portes, mais en hésitant, leur consternation nous effraie. Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ? Il faut réunir vos petites affaires, on va venir vous chercher. — Mais où nous conduit-on ? — A1a Roquette. — A la Roquette ?

— Ne vous effrayez pas trop, c’est peut-être pour vous y garder plus sûrement. « Cela était dit d’une voix émue, et on se détournait aussitôt pour ne pas nous permettre de voir le trouble causé par l’annonce d’une telle nouvelle qui équivalait à un arrêt de mort. On ne tarda pas à partir. Quel ravissant spectacle que celui qui nous fut alors offert ! Le Père Olivaint répétait sa maxime chérie : Ibant gaudentes : ils allaient avec joie.

Ibant gaudentes. Oh ! oui, bien-aimés Pères, nous vous avons vus, c’est bien cela ; comme les Apôtres, vous alliez au supplice avec joie, ibant gaudentes. Qui pouvait dire cependant l’émotion de nos illustres martyrs, quand on les a fait monter sur ces charrettes des condamnés qui rappelaient si fidèlement les scènes les plus hideuses de la première révolution, dont celle-ci allait renouveler les sanglantes horreurs ? Qui pourrait dire leurs serrements de cœur, leurs étreintes intérieures, en voyant debout à côté d’eux ces barbares armés, en voyant une foule passionnée se presser autour du lugubre cortège et pousser des cris redoublés de menace et de mort. Le lendemain, notre archevêque qui, on le sait, ne manquait ni de caractère ni d’énergie, me disait : « les malheureux ! ils nous conduisaient au pas pour nous laisser mieux sentir toutes les horreurs de notre épouvantable situation. Enfin, on parvint à cette trop célèbre Roquette où nous avaient précédés les plus vils scélérats et les plus lâches assassins.

Pendant qu’on annonce notre arrivée et qu’on s’apprête à ouvrir les portes, la fatale charrette stationne à l’endroit même ou quatre pierres connues indiquent la place destinée à l’échafaud. Nous nous les sommes tristement montrées ces pierres ; quand on est là, la mort est assurée, il ne reste plus qu’une condition à remplir, c’est de l’accepter.

Dieu cependant réservait à nos martyrs, dans cette dernière prison, quelques consolations. La nuit fut longue et pleine d’angoisses ; mais dès les premières lueurs du jour, on s’aperçut que ces cellules de la Roquette étaient bien préférables à celles de Mazas. Là, une croisée, ou au moins une moitié de croisée et à côté un être humain, un ami, un frère avec lequel on pouvait parler. Quand on eut reconnu que ce voisin envoyé par la Providence était prêtre aussi avec quel empressement on lui demanda d’entendre le récit de ses faiblesses et de ses découragements pour obtenir le pardon de Dieu. Il y avait longtemps qu’on était privé de ce bienfait ! Bien plus, vers huit heures, les portes des cellules s’ouvrent successivement, et on nous permet de sortir dans le corridor dont, du reste, les extrémités étaient fermées par des grilles de fer.

Je demande la cellule de l’Archevêque, on me l’indique ; j’arrive, le Père Olivaint m’y avait précédé. Oh ! comment oublier cette scène touchante ! Je les vois encore, ces deux chères figures, le Pontife était assis sur son misérable grabat, le dos tristement appuyé au mur, le digne Père était placé à côté de lui. Je n’en doute pas, ils s’entretenaient des malheurs de la terre et des espérances du ciel. Plusieurs fois, j’ai été témoin de ces conversations intimes qui disaient les sympathies et la confiance que l’épreuve avait fait naître dans ces deux âmes dignes l’une de l’autre. La différence et la délicatesse des situations engendrent, quelquefois dans nos rangs de regrettables difficultés ; on défend la même et sainte cause, on combat sous le même drapeau, mais avec des armes différentes qui pourraient paraître opposées. Toutefois j’ai eu là une preuve nouvelle de ce qui fut toujours ma conviction, que, pour des hommes sincères, également dévoués à la cause de Dieu et de son Église, les divergences sont à la surface, mais l’estime et l’amour sont au fond des cœurs. Ces rapports d’intimité entre l’Archevêque et le Père Olivaint furent scellés d’un sceau sacré. C’est du Père Olivaint en effet que le Pontife reçut, non seulement le pain matériel qui lui manquait, mais le pain divin, le Dieu de force et de consolation. Comme aux premiers siècles de l’Église, pendant qu’au-dessus de nos têtes, le soleil parcourait librement son cours dans l’espace, le Créateur de la terre et des Cieux, mystérieusement porté par une courageuse femme pénétrait dans nos prisons en se cachant. O bienfait que nous vous devons, mes Pères, quelles joies vous avez valu à notre âme accablée !

Trois communions resteront à jamais ineffaçables dans nos souvenirs : la première dans notre enfance, celle d’une première messe à l’autel, et celle que nous fîmes alors en viatique en attendant nos bourreaux et que nous croyions bien la dernière.

Confession et communion, tels furent les divins encouragements que le Seigneur nous réservait à la Roquette. Mais de plus, il nous fut permis d’y prendre nos récréations en commun dans les jardins, si on peut appeler de ce nom ce long et étroit espace, qui, par des murs élevés, sépare la prison des rues qui l’entourent.

Tout ce temps précieux fut employé à de fraternels épanchements et à s’exhorter à bien mourir. C’est dans cette récréation du mercredi, 6 ou 7 heures avant son supplice, que le Père Ducoudray me dit avec un calme angélique : « Que voulez-vous ? si nous y passons, le purgatoire sera court. » Quelques instants après, je répétais ces belles paroles à Mgr Darboy qui me fit, à cette occasion, remarquer l’analogie qui existait entre sa situation et celle de St Thomas de Cantorbéry dont il avait écrit la vie. C’est là encore où le doux et saint Mgr Surat me dit : « Vous verrez, mon cher ami, vous verrez que ça finira par un massacre. »

C’est là au pied de l’escalier que le magistrat éminent, dont la mort est une gloire pour sa digne famille, rendit à l’Archevêque en ma présence le plus précieux témoignage à la Compagnie de Jésus. Il se félicitait d’avoir été converti par un Père Jésuite ; il désignait ainsi le P. Clerc que nous avons vu souvent avec lui et pour lequel le respectable vieillard avait conçu la plus sympathique confiance. Dans ces heures d’inquiétudes mortelles, une marque d’affection fait tant de bien !

Nous arrivons au mercredi soir, il est près de huit heures, nos cellules viennent d’être fermées, les petits guichets donnant sur le corridor restent ouverts. Tout à coup, on entend à l’extérieur une grande agitation : ce sont des conversations animées, des pas qui retentissent, des bruits de sabres qui traînent à terre ; qu’est-ce donc ? Nous ne restons pas longtemps dans le doute : en passant devant nos cellules, un de ces forcenés se donne la joie cruelle de nous avertir. « Ah ! ces prêtres, c’est maintenant que nous allons les fusiller ; prend-on celui-ci ce soir ? » Bientôt commence le terrible appel : M. Bonjean, M. Deguerry, M. Clerc, M. Ducoudray. M. Allard, M. Darboy.

Voilà l’heure solennelle du consentement demandé de Dieu ; vous savez avec quel calme, quelle dignité, ils y ont répondu, et pour ne parler que de nos Pères, ainsi que je le dois, vous savez comment le P. Clerc et le P. Ducoudray entourent le vénérable curé de la Madeleine et comment le P. Ducoudray, apercevant un de nos compagnons entr’ouvre sa soutane, soit pour se nourrir une dernière fois du Pain des forts qu’il portait sur lui, soit pour faire comprendre que l’heure du sacrifice était arrivée et qu’il l’acceptait avec joie. Il était huit heures un quart, un double feu de peloton retentit, puis des coups isolés, ce sont les coups de grâce. Mon Dieu, mon Dieu, est-ce possible ? et nous tombons à genoux pour réciter le De profundis ; ah ! c’était bien des profondeurs de l’abîme, que nous poussions vers vous, Seigneur, nos cris de supplications pour notre cher Archevêque et pour nos bien-aimés frères. Il était temps pour nous aussi de dire le Fiat voluntas tua, que votre volonté s’accomplisse, car nous étions persuadés que nous allions le soir même partager le sort terrible mais glorieux de nos martyrs.

La nuit s’écoule dans d’affreux pressentiments ; vers 11 heures, les assassins remontent dans notre division ; est-ce pour cette fois ? Non, ils viennent piller les cellules de leurs innocentes victimes. Nous les entendons énumérer un à un les objets de leur infâme pillage ; il ne manquait que de les tirer au sort, pour que la ressemblance avec la mort du divin Rédempteur fut parfaite. Le lendemain, nos portes s’ouvrent, nous retrouvons nos amis qui survivent. Avec quelle tristesse on se raconte les impressions produites sur chacun de nous par la catastrophe sanglante ! on entre avec un saint respect dans ces cellules des martyrs, on y prie avec ferveur, on s’exhorte et toutes les fois que l’heure se fait entendre à l’horloge de la prison, on se dit : peut-être celle-ci est pour nous la dernière. Le P. Olivaint m’indiqua dans une courte explication des Exercices de saint Ignace qu’il me prêta, et qu’il me dit ne pas lui être nécessaire, parce qu’il la savait par cœur, les passages les plus en rapport avec notre affreuse situation. C’est alors qu’il me montra une image de la Très Sainte Vierge et de Jésus enfant, dont les vignettes renfermaient tout autour des têtes de tigres : « Comme c’est bien nous, n’est-ce pas ? me dit-il. Jésus et Marie nous protégeront. Pour moi, ajouta-t-il, je me rappelle sans cesse ce que j’ai lu dans la vie de saint François de Sales. Ce saint évêque, traversant un jour le lac de Genève sur une pauvre petite barque, fut tout à coup assailli par une affreuse tempête. Tantôt soulevé au-dessus des flots, tantôt  retombant dans l’abîme, il était calme et heureux, parce qu’il sentait qu’il était alors porté réellement sur la main de Dieu. Que je suis heureux aussi, me dit le Père, de me voir si bien entre les mains de Notre-Seigneur ! »

La journée du jeudi s’achève ; c’est celle du vendredi qui devait mettre le comble à nos malheurs. Le bruit du canon était incessant, des bombes et des balles arrivaient tout autour de la prison, les incendies de Paris jetaient jusque dans nos murs une lueur sinistre.

Vers 4 heures, le redoutable gardien qui avait fait le premier appel, apparaît dans le corridor. « Tous ici, crie-t-il d’un ton sévère, et il nous groupe autour de la croisée devant laquelle est un espace assez vaste pour nous contenir. C’est alors qu’il déploie la feuille fatale dont la transparence nous laisse voir une liste d’une quinzaine de noms. Rien, mes Frères ne peut dépeindre cette scène effrayante de l’appel des condamnés. Tous les noms qui vont tomber de ces lèvres maudites seront autant d’arrêts de mort.

Le P. Olivaint qui était à mes côtés est appelé le premier, il répond : Présent, et obéissant au geste du gardien, il va, sans se troubler, se ranger à sa droite pour commencer la série des victimes. Viennent ensuite à leur tour le vénérable P. Caubert qui rentre à la hâte dans sa cellule pour prendre sans doute le viatique divin qu’il possédait, et enfin le P. de Bengy dont on prononce mal le nom et qu’on force ainsi à se désigner lui-même pour le supplice. « Qui cherchez-vous avait dit N.-S. à ses bourreaux ? — Jésus de Nazareth. — C’est moi. » C’est vous aussi, mon Père, c’est vous qu’on veut, vous étiez digne comme vos frères de verser votre sang après celui du Sauveur et pour sa cause. Quinze noms sont successivement prononcés et on part. Que de choses dans ces regards que nous avons échangés et qui étaient pour nous un suprême adieu ! Pauvres Pères, vous partez sans nous !

Des ennemis de notre foi ont osé dire pour amoindrir la gloire des martyrs des premiers siècles qu’ils étaient sous l’impression d’un enthousiasme religieux qui tenait du délire. Pour nous, à qui Dieu a fait la grâce de voir de près des martyrs, nous pouvons affirmer, car nous en sommes témoins, qu’ils ont conservé jusqu’à la dernière heure, une simplicité sublime aussi éloignée de l’enthousiasme que de la faiblesse ; ils n’ont ni poussé un cri de joie, ni proféré une plainte, mais à l’exemple du Sauveur, comme d’innocentes brebis, ils se sont laissé conduire à la mort. Et quelle mort ! le plus hideux massacre populaire, après toutes les ignominies, les insultes et même les coups d’un long et douloureux Calvaire ; car que de fois dans votre agonie vous avez entendu vociférer autour de vous le Crucifige eum du Calvaire. A mort ! à mort ! à mort !

Je m’arrête, mes Frères ; qui pourrait dépeindre ce spectacle fait à lui seul pour condamner les exécrables principes dont le but est de tout renverser et de tout détruire ?

Vous le voyez, la dernière des conditions, celle du consentement a été remplie par vos Pères. D’ailleurs, comme le disait le Père Olivaint à un jeune homme qui le consultait sur sa vocation : «Pour entrer dans la compagnie de Jésus il faut être prêt à tout, à l’exil et à la mort. » C’est, mes Pères, dans cet esprit de sacrifice qu’est la puissance mystérieuse de votre Ordre. Quand on est prêt à tout souffrir, et même à donner sa vie pour la cause de Dieu, quand on réunit la noblesse des sentiments à l’élévation de l’intelligence et qu’on est en nombre, il faut que le bien triomphe et que le mal s’acharne à votre perte.

Cette contradiction n’est pas nouvelle dans votre histoire : les princes et les peuples semblent s’entendre sur ce point. Oui, en votre présence, comme en celle de N.-S. dont vous portez le nom, il est impossible à l’homme de rester indifférent. Chez les uns, je le sais, vous rencontrez la haine, chez les autres, vous appelez l’amour ; je ne m’en étonne pas et suis loin de vous en plaindre ; c’est que les uns trouvent en vous des juges, et les autres y saluent des pères.

Puisse un jour, l’Église dont vous êtes un des plus fermes appuis et dont vous partagez les persécutions, puisse le Souverain Pontife qui vous honore d’une si légitime confiance, réaliser les espérances que d’incontestables prodiges ont fait naître dans nos cœurs, et placer sur nos autels nos Pères bien-aimés ! Pardonnez-moi de vous avoir parlé si longuement, je n’ai eu qu’un dessein : celui de vous dire les motifs qui nous autorisent à penser que si cette solennelle décision arrive, nos Pères auront droit à être honorés non comme confesseurs, mais au titre glorieux de martyrs.

 

Pour nous qui n’étions pas dignes de partager leur sort glorieux, je le dis à ma honte, suivons les exemples qu’ils nous ont laissés ; prions avec un redoublement de ferveur pour notre chère patrie qu’ils ont tant aimée ; dévouons-nous de toutes les puissances de notre âme à la cause de Dieu et de son Église. Soyons donc des saints pour retrouver au ciel les martyrs qu’il nous a été donné de connaître et d’aimer sur la terre.

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