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16/07/2019

Actes de la Captivité et de la mort des RR PP Jésuites (2e partie)

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ACTES

DE LA CAPTIVITÉ

ET

DE LA MORT

DES PP. PIERRE OLIVAINT, LÉON DUCOUDRAY,

JEAN CAUBERT, ALEXIS CLERC, ANATOLE DE BENGY,

Prêtres de la Compagnie de Jésus

 

PAR LE P. ARMAND DE PONLEVOY

de la même compagnie

————

(Deuxième Partie)

oOo

 

 

LES PRÉLIMINAIRES

—————

 

AVANT et pendant tous nos désastres de 1870, les signes avant-coureurs n’avaient point manqué à la catastrophe de 1871, et l’on peut dire qu’elle était pressentie, comme elle était préparée depuis longtemps. Quoi qu’il en soit, il est dans nos traditions de ne pas reculer devant la peur et de céder seulement à la force. En conséquence, et en dépit de tous les pronostics menaçants, il fut résolu, aussitôt après la conclusion de l’armistice, d’activer les préparatifs pour rouvrir dans le plus bref délai l’école Sainte-Geneviève et le collége de Vaugirard.

Pendant toute la durée du siége de Paris, et même dès le commencement de la guerre avec la Prusse, ces deux établissements avaient été spontanément offerts à l’Intendance militaire et transformés en ambulances permanentes, où des centaines de malades et de blessés avaient été entretenus et soignés ; toutes les économies des deux maisons avaient passé dans cette bonne œuvre, chrétienne et patriotique. Il fallait maintenant en toute hâte assainir le local et remettre à neuf une bonne partie du mobilier.

La rentrée du collège de Vaugirard fut fixée au 9 du mois de mars, et au jour indiqué, près de deux cents élèves avaient déjà répondu à l’appel. Eh bien ! c’est à cette seule circonstance, fort accidentelle, ce semble, qu’est due la préservation de toute la maison. En effet la révolution, de jour en jour plus menaçante, ayant enfin éclaté le 18 mars, le P. recteur, encore plus soucieux pour les enfants que pour les Pères, se hâta de faire partir tout son monde, maîtres et élèves, pour la campagne du collège, située aux Moulineaux entre Issy et Meudon.

Mais bientôt une nouvelle translation, encore plus précipitée, devint nécessaire. Le dimanche des Rameaux, 2 avril, les hostilités s’ouvrent entre Versailles et Paris ; les Moulineaux, placés précisément dans la zone étroite qui sépare les lignes belligérantes, se trouvent pris entre deux feux ; toute la famille, une seconde fois fugitive, se replie d’abord sur Versailles et se retire enfin à Saint-Germain-en-Laye. Le collége de Vaugirard, resté désert, fut envahi, occupé, pillé au milieu des plus ignobles orgies ; mais là du moins, si l’on trouva quelque chose à voler, on ne trouva personne à prendre.

A l’école Sainte-Geneviève il avait fallu plus de temps pour réparer les avaries du siège, et les élèves n’avaient pu être convoqués que pour le 21 mars. Or, l’insurrection survenue dans l’intervalle nécessita de nouveaux retards ; un contre-ordre fut donc immédiatement expédié dans toutes les directions, et les familles furent averties d’attendre un autre avis. Cependant le P. Ducoudray fit partir sans retard quatre de nos Pères ; l’un pour essayer de négocier un emprunt en Angleterre ou en Belgique, afin de faire face aux extrêmes nécessités du moment ; les trois autres pour chercher partout en province un abri sûr pour son école exilée. Aucune de ces démarches n’ayant abouti, on dut se rattacher à un dernier parti d’une exécution plus facile et moins coûteuse, et les élèves furent définitivement rappelés pour le 12 avril à la maison de campagne de l’école, située à Athis-Mons, sur le chemin de fer d’Orléans, à 20 kilomètres de Paris. Toute la communauté, le ministre en tête, s’y établit sur-le-champ ; le P. recteur resta lui-même encore un peu à Paris, pour présider à la dernière opération du déménagement. Le 3 avril, il devait rejoindre les siens, quand Dieu l’arrêta et la Commune aussi.

A la rue de Sèvres, on avait pris également toutes les mesures que la prudence semblait suggérer, laissant le surplus à la Providence. Ainsi d’abord il avait paru bon de ne conserver à Paris qu’un petit nombre des nôtres, les hommes à la fois nécessaires et volontaires. Quelques-uns furent donc envoyés en province, les autres restèrent dispersés dans l’ingrate capitale.

Quant à moi, le 20 mars au soir, je dus quitter la rue de Sèvres avec le petit personnel et matériel administratif, pour aller habiter dans un quartier plus tranquille, à l’abri d’une charité dévouée. C’est dans cet asile que le P. Olivaint, le 26 mars, vint me trouver ; il insista pour obtenir mon départ de Paris déjà presque assiégé : encore un peu, les communications allaient être coupées ; les chemins de fer ne prenaient plus de bagages, et bientôt sans doute ne prendraient plus même de voyageurs. Pouvions-nous prévoir que cette entrevue serait la dernière ? Et c’était lui qui s’exposait, se perdait même, en voulant me sauver ! Le 28 mars, avant de partir, je me rendis encore une fois, à travers les barricades, les canons et la foule armée, à l’école Sainte-Geneviève. Je vis, pour ne plus le revoir, le P. Ducoudray ; et nous arrêtions ensemble des mesures qui devaient rester sans objet.

Ce jour-là même, j’allai me fixer, pour un temps bien indéterminé, dans notre maison de Versailles, à distance et cependant à proximité ; assez loin pour avoir les communications libres avec la province, et assez près pour les avoir faciles et rapides avec Paris. Tous les jours, en effet, et souvent plusieurs fois par jour, à travers le fer et le feu, nous recevions des messages ou des messagers. C’est là que nous avons attendu le dénoûment, ballottés du commencement jusqu’à la fin entre la crainte et l’espérance. Et cependant je recueillais d’avance tous les documents contenus dans ce recueil, avec je ne sais quel pressentiment que je conservais des reliques.

Après toutes ces séparations successives, le P. Olivaint n’avait plus près de lui, à la rue de Sèvres, que le P. Alexis Lefebvre, qui devait désarmer même les bourreaux, et quelques frères coadjuteurs, dévoués et à l’épreuve de la peur. Un tout jeune Frère, Jean Rethoré, qui se mourait, épuisé au service de notre ambulance de la rue de Sèvres, avait été trans- porté à temps chez les bons Frères de Saint-Jean-de-Dieu, rue Oudinot.

Quant à notre résidence de Saint-Joseph des Allemands, rue Lafayette, elle allait rester sauve, protégée sur la terre comme dans le ciel. D’abord une bonne partie de la communauté, d’origine allemande, avait dû quitter la France, au début même de la guerre avec l’Allemagne. De plus, la maison se trouva naturellement placée sous le protectorat du ministre des États-Unis, chargé par la Prusse de veiller aux intérêts de ses nationaux à Paris. Enfin la modeste mission avait la réputation méritée d’être fort pauvre ; c’était là un médiocre appât pour les limiers de la Commune.

Tel était, au moment fatal, l’état des personnes et des choses dans nos diverses maisons de Paris. Certes nul ne pouvait encore deviner quelles étaient, dans le nombre, les victimes prédestinées. En vérité il y a ici tout un mystère, et c’est le cas de répéter l’exclamation de l’Apôtre : O altitudo ! Ainsi, d’une part, d’après nos calculs et nos mesures, ceux qui ont été réellement élus pour le sacrifice ne devaient pas y être appelés ; car, à l’heure même de leur arrestation, ils devaient se trouver hors d’atteinte. D’autre part, ce n’est ni la préparation de cœur, ni même l’occasion, qui ont fait défaut à ceux qui survivent. Par exemple, un de ces derniers me demandait la permission de demeurer à Paris, au service des âmes en détresse et en péril : « Bien que porté à rester à mon poste, m’écrivait-il le 16 avril, je sacrifierai tout à un de vos désirs, mais il me semble que je suis un peu utile. Puis je trouve si doux de m’abandonner entre les mains adorables de Notre-Seigneur ! Ne voir que lui, n’avoir que lui, ne dépendre que de lui, ne se confier qu’en lui, mais c’est le ciel anticipé. J’ai au fond du cœur un alleluia qui résonne continuellement ; car il serait bien déplorable que des événements extérieurs, quels qu’ils puissent être, nous fissent perdre la grâce du temps pascal. C’est une magnifique occasion d’acquérir la joie spirituelle, vertu si importante pour marcher à grands pas dans la voie qui conduit à Jésus, notre amour : et les honnêtes gens de la Commune me paraissent des instruments visiblement choisis pour nous la faire acquérir. Donc, que votre cœur si tendre n’ait pour moi aucune inquiétude ; je suis bercé doucement par Notre-Seigneur et je ne désire rien autre chose. »

Un autre, le 14 avril, me remerciait en ces termes d’avoir été maintenu à Paris : « Je ne saurais jamais assez vous dire combien je suis reconnaissant de la bonté que vous avez de me laisser ici le dernier. J’aurai peut-être à souffrir, j’aurai peut-être le bonheur de mourir pour le nom de Jésus, et par conséquent d’aller au ciel, de le ravir en quelque sorte, sans avoir jamais rien fait de bon pour le mériter. Que je vous remercie, mon Père ! Soyez bien sûr pourtant que je ne veux pas faire d’imprudence. Bénissez-moi et priez pour moi ; et si le bon Dieu m’accordait la grâce de mourir en quelque sorte martyr, dans la Compagnie, comme je le lui ai demandé tous les jours depuis plus de trente-cinq ans, soyez bien content, je ne cesserai de prier pour vous au ciel que je vous devrai. Je n’ose dire que j’en ai le pressentiment, mais j’en ai le plus grand désir.

Mais il est écrit dans le saint Évangile : Unus assumetur et alter relinquetur : L’un sera pris et l’autre laissé. Que le Seigneur en soit deux fois béni !

 

 

LES ARRESTATIONS

——————

 

LA semaine sainte venait de s’ouvrir ; c’était bien une heure propice pour entrer dans le chemin de la croix.

Le premier coup porta sur l’école Sainte-Geneviève. Dès le lundi saint 3 avril, le P. Ducoudray m’écrit : « Aux grandes épreuves de la situation, le bon Dieu ajoute l’épreuve plus intime. Le P. de Poulpiquet a rendu ce matin son âme à Dieu. Hier matin, il semblait n’y avoir encore aucun danger prochain. Hier soir, vers six heures, la situation devenait beaucoup plus alarmante. J’ai administré le bon Père cette nuit à trois heures et demie, et je lui ai appliqué l’indulgence de la bonne mort. J’ai reçu son dernier soupir à huit heures et quart. Ce bon Père est allé au ciel, récompense de sa vie si édifiante. C’est une grande perte pour notre maison.

« Voici de nouveaux embarras, un décret rendu ce matin par la Commune : Confiscation des meubles et immeubles appartenant aux congrégations religieuses. J’ai déterminé avec les PP. Billo et de Guilhermy comment il fallait répondre à la visite qui peut nous venir à tout instant. A la garde de Dieu ! »

Cette mort inopinée du P. de Poulpiquet retint le P. Ducoudray à Paris un jour de plus, hélas ! un jour de trop. Elle y ramena même plusieurs de nos Pères, déjà transférés à Athis, pour assister aux obsèques qui devaient avoir lieu le lendemain, 4 avril. Tous allaient y rester dans des conditions qu’ils n’avaient point prévues.

Dans la nuit du lundi au mardi saint, 4 avril, entre minuit et une heure, l’école est tout à coup cernée par un bataillon de gardes nationaux, tous armés jusqu’aux dents. La rue Lhomond, la rue d’Ulm, le passage des Vignes, le chantier au fond du jardin, tout est gardé. On frappe à coups redoublés à la porte du n° 18. Le Frère portier se lève aussitôt et vient dire que les clefs sont, selon l’usage, déposées dans la chambre du P. recteur, mais qu’il va les chercher pour ouvrir. Sur cette réponse, pourtant assez simple et convenable, l’impatience est déjà de la fureur ; le clairon, en guise de sommation, retentit trois fois à de rapides intervalles ; une décharge générale sur toutes les fenêtres de la rue Lhomond jette l’alarme dans le quartier ; on menace d’aller chercher, à quelques pas de là, des canons et des mitrailleuses en batterie sur la place du Panthéon. Enfin les portes s’ouvrent, le P. recteur se présente et, avec un calme parfait, veut faire quelques observations au nom du droit commun et de la liberté individuelle. Mais l’heure en était bien passée ! Le commandant, le revolver à la main, signifie, pour toute réponse, au P. Ducoudray qu’il le constitue prisonnier et qu’il occupe la maison, afin d’enlever les armes et les munitions qu’elle recèle. Là, comme ailleurs, au fond on en voulait surtout à la caisse. « Ce qu’il nous faut, avait dit un membre de la Commune, c’est de l’argent. » Mais en vérité, surtout après les dépenses du siège, on devait être bien mal venu.

Cependant tout le monde était sur pied dans la maison : on allait et venait un peu au hasard, et chacun suivant son instinct. Mais avant tout, un prêtre courait à une chapelle intérieure où, par précaution, on avait retiré le Saint-Sacrement, et se hâtait de le soustraire aux profanations.

Les envoyés de la Commune étaient en nombre et en force pour procéder à plusieurs opérations à la fois. D’abord un poste fut établi dans la cour d’entrée, et des factionnaires furent distribués dans les corridors et les cours, à toutes les issues, et enfin le long des murs autour du jardin. On mit aussitôt la main sur tous les nôtres qu’on put rencontrer, Pères et Frères, et même sur les domestiques de l’école. A mesure qu’on les arrêtait, on les amenait au poste dans la cour d’entrée, et là on les faisait asseoir. Ce ne fut qu’au bout de deux longues heures qu’on leur permit d’entrer dans les petits parloirs qui ouvrent sur la cour, afin d’y attendre qu’on eût statué sur leur sort.

En même temps on visitait, on fouillait toute la maison. Le P. recteur lui-même eut à conduire partout le commandant avec son escorte. La perquisition fut très-longue et fort minutieuse, sans le résultat attendu, ou au moins désiré : comme de raison, on ne trouva point ce qu’on cherchait ; point d’armes et bien peu d’argent. Du reste, le P. Ducoudray, sans se démentir un seul instant, répondait avec tant de sang-froid, de dignité et de politesse, que les gardiens étonnés se disaient : « Quel homme ! et quelle énergie de caractère ! » Enfin, après trois pénibles heures, on le ramena lui-même dans la cour ; mais dès ce premier moment on le sépara de ses frères, et on le mit à part dans un petit vestibule de la chapelle, en face des parloirs.

Il est presque superflu d’ajouter que le pillage de la maison commença presque immédiatement, accéléré et complété le lendemain et les jours suivants par des bandes de femmes et d’enfants. Par un bonheur tout providentiel, la bibliothèque et le cabinet de physique furent, seuls, à peu près respectés.

A cinq heures du matin, le clairon sonne le rappel ; c’est le signal du défilé et du départ pour la Préfecture de police. Les prisonniers sont rangés entre deux haies de gardes nationaux, le P. recteur en tête, à. une petite distance de tous les autres ; derrière lui les PP. Ferdinand Billot, Émile Chauveau, Alexis Clerc, Anatole de Bengy, Jean Bellanger, Théodore de Régnon et Jean Tanguy, les FF. Benoît Darras, Gabriel Dédébat, René Piton, Pierre Le Falher et sept domestiques.

A la hauteur du pont Saint-Michel, vers rentrée de la Cité, le P. Ducoudray se retourne et d’un air radieux dit au P. Chauveau qui se trouvait plus près de lui : « Eh bien ! Ibant gaudentes [1], n’est-ce pas ? » — « Que vous a-t-il dit ? » demandent à ce dernier les gardes inquiets. Celui-ci répète la phrase suspecte. Dieu sait ce qu’ils pouvaient y comprendre !

En arrivant à la Préfecture de police, les clairons sonnent aux champs pour annoncer le succès de l’expédition et la riche capture qu’on a faite. Les prisonniers ont à traverser des groupes nombreux de gardes nationaux, au milieu des risées, des huées générales. A leur entrée, un chef de bataillon, nommé Garreau, jeune encore et d’une figure assez douce, les accueille par ces paroles qui ne l’étaient guère : « Pourquoi donc m’amenez-vous ces coquins-là ? Que ne les avez-vous fusillés sur place ? » — « Doucement ! répartit un garde national, il faut procéder avec calme, autrement vous pourriez y passer avant les autres. »

On entre alors dans le cabinet de ce même chef de bataillon, lequel, le revolver à la main, demande d’abord le Directeur.

Le P. Ducoudray avance et répond : « Me voici.

« — Vous avez des armes dans votre maison, je le sais.

« — Non, Monsieur.

« — Je le sais de source certaine.

« — S’il y en a, c’est à mon insu.

« — Vous avez une volonté de fer. Nous irons voir cela tous deux, et si nous n’en trouvons pas, vous ne reviendrez pas ici. Du reste, vous avez commis bien des crimes… »

Ici commença toute une énumération de forfaits : empoisonnement des malades et des blessés à l’ambulance, perversion de la jeunesse, complicité avec l’infâme gouvernement de Versailles.

— Le P. Ducoudray se souvint que Jésus se taisait, lorsqu’il était accusé, Jesus autem tacebat, et comme son Maître adoré, vrai disciple, il resta silencieux et impassible.

Alors le citoyen Garreau, passant tout à coup de la violence à l’ironie, se tourne vers ses satellites : « Ces messieurs s’en donnaient, pendant que nous mourrions de faim ! Aujourd’hui les rôles sont changés. Et d’abord, ces messieurs doivent être fatigués, nous avons dérangé leur sommeil ; vous allez leur donner des sommiers élastiques. » — « Oui, oui, rembourrés de noyaux de pêche, » s’écria un garde national, sans doute pour faire chorus avec son chef.

« Quant à vous, ajouta ce dernier en s’adressant au P. Ducoudray, je vais vous donner un écrou serré. »

La liste des prisonniers est dressée. Le tour du P. de Bengy venu : « Anatole de Bengy ! s’écrie le noble Garreau, c’est bien, voilà un nom à vous faire couper le cou. » — « Oh ! j’espère, répond le Père sans s’émouvoir, que vous ne me ferez pas couper le cou à cause de mon nom.

« — Et quel est votre âge ?

« — Quarante-sept ans.

« — Vous avez assez vécu ! »

Sans autres formalités, les prévenus sont conduits sous bonne escorte par le citoyen Garreau. Le P. recteur est renfermé seul et au secret dans une cellule de la Conciergerie. Tous les autres sont menés à la prison du Dépôt, dans une salle commune destinée jusque-là aux femmes sans aveu que la police ramasse la nuit dans les ruisseaux de la capitale. Il y avait là une trentaine de détenus, et chaque jour en voyait grossir le nombre.

Nous aurons à revenir bientôt à la Conciergerie, mais afin de suivre l’ordre des temps et des faits, repassons un instant à la rue Lhomond, et dans la soirée du même jour nous nous arrêterons un peu plus à la rue de Sèvres.

Trois des nôtres étaient encore restés à la maison Sainte-Geneviève.

Au milieu de l’affreux tumulte de la nuit précédente, comme chacun prenait conseil de soi-même, le P. Elesban de Guilhermy fut très-heureusement inspiré de descendre dans le jardin. Là, au milieu d’un massif d’arbustes au feuillage encore bien rare et tout transparent, tantôt debout, tantôt assis ou couché, il se contente d’attendre pendant de longues heures et de s’attendre à tout. Les hommes armés vont et viennent dans tous les sens, passent et repassent tout près de lui, et personne ne le voit. Le grand jour enfin venu, le clairon ayant sonné le rappel, le Père sort tranquillement de son gîte nocturne et va droit à la chambre du Frère coadjuteur, Georges Merlin, depuis assez longtemps gravement malade et complétement alité. Il s’installe à son chevet en fonction de garde-malade, et plus tard il y est rejoint par le F. Jean-Baptiste Margerie, infirmier de l’école, qui a trouvé moyen, lui aussi, d’échapper aux perquisitions de la nuit. Or, par une exception assez étrange, le fait posé fut comme un droit acquis : les trois derniers hôtes de la maison furent sans doute déclarés en état d’arrestation et désormais gardés à vue ; cependant la chambre d’un malade put leur paraître pendant deux mois une prison comparativement mitigée.

La journée du 4 avril allait se clore à la rue de Sèvres. Cette scène du soir, moins bruyante que celle du matin, devait être aussi fatale dans ses conséquences. Le P. Olivaint était bien assez averti du coup qui le menaçait, mais Dieu sans doute lui inspira la pensée d’attendre ; il attendit de pied ferme. Bien des fois on était venu le prévenir officieusement, et même, assure-t-on, de la part d’un membre de la Commune, de tout ce qui s’apprêtait pour le soir. Un peu avant midi, à une personne dévouée qui le suppliait de s’éloigner, il se contenta de répondre : « Que voulez-vous ? Je suis comme un capitaine de vaisseau, qui doit rester le dernier à son bord. J’ai déjà mis en sûreté tout mon monde ; le P. Lefebvre seul ne veut pas me quitter, et quelques Frères gardent avec nous la maison. Après tout, si nous sommes pris aujourd’hui, je n’aurai qu’un seul regret, c’est que ce soit le mardi et non le vendredi saint. »

La même personne revint à la charge vers six heures du soir, encore plus alarmée et plus pressante que le matin ; d’après des informations qui paraissaient trop certaines, la redoutable visite devait avoir lieu entre sept et huit heures. — « Allons donc ! Pourquoi vous inquiétez-vous ainsi, mon enfant ? lui répondit une dernière fois le P. Olivaint ; le meilleur acte de charité que nous puissions faire, n’est-ce pas de donner notre vie pour l’amour de Jésus-Christ ? »

Cependant, comme on vint annoncer qu’à cette heure même, la visite se faisait dans la maison des Lazaristes, il envoya un des Frères pour s’en assurer. Le fait était vrai. Quant à lui, il se mit à réciter tranquillement son bréviaire dans le corridor du rez-de-chaussée, en face de la porte d’entrée. Un ami venant à passer : « J’attends, « lui dit-il encore en lui serrant la main.

Enfin, à l’heure ordinaire de la collation de carême, à sept heures un quart, on se rend au réfectoire, quand tout à coup survient le Frère portier : le délégué de la Commune était là, à la tête d’une compagnie de gardes nationaux. La consigne donnée au portier était de les retenir sous le vestibule ou dans les parloirs jusqu’à ce que le Supérieur lui-même arrivât, et le F. François Gauthier sut bien l’observer, malgré l’impatience et les menaces des visiteurs. Il y avait quelque chose de bien plus important et de plus pressé que d’aller rendre hommage aux ambassadeurs armés de la Commune, c’était de sauvegarder l’unique trésor de la maison, Notre Seigneur et Maître, Jésus. Dans la pré- vision de ce qui allait arriver, on avait eu soin le matin de consommer toutes les saintes hosties, à la réserve de deux seulement. Pouvait-on tout un jour se passer de la présence réelle ? Les deux Pères s’élancent vers leur chambre ; chacun d’eux avait son viatique tout prêt. Le P. Lefebvre revient le premier, suivi bientôt par le P. Olivaint. Le citoyen Goupil, après avoir fait sonner bien haut son nom et son titre d’envoyé officiel de la Commune, notifie l’objet de sa mission, qui est de chercher les armes et d’autres choses encore tenues en réserve par les Jésuites ; et presque aussitôt, alléguant de graves et urgentes affaires, il se substitue un citoyen Lagrange qui devait le remplacer dignement. En effet, pour avoir une juste idée de la morgue impie et de la grossière insolence de ces fonctionnaires de la Commune, il faut les avoir vus et entendus. Le citoyen Lagrange ordonne ainsi son expédition : Une cinquantaine de gardes nationaux veilleront sur toutes les issues ; les autres, en nombre à peu près égal, feront escorte pendant l’inspection, et deux factionnaires devront rester à la porte des salles à mesure qu’elles auront été visitées. Le P. Olivaint, de son côté, disposa son petit personnel. Les FF. Pierre Bouillé et Charles Jaouen tinrent compagnie aux gardes nationaux qui occupaient l’entrée et les abords de la maison. Pendant qu’on procédait aux perquisitions, marchaient en tête des visiteurs le F. François Gauthier, chargé d’un trousseau de clefs, et le F. François Guégan, sacristain, portant un flambeau. Ce dernier avait bien proposé d’allumer tous les becs de gaz, mais pour toute réponse on menaça de le fusiller, sous prétexte qu’il cherchait à s’évader, ou bien à dérober quelque objet précieux aux investigations de la Commune. La fouille à fond dura plus de trois heures ; dans le vrai, elle parut médiocrement amuser ceux qui la faisaient : aussi bien elle ne rapportait même pas ce qu’elle coûtait ; sans doute elle avait encore moins de charmes pour ceux qui la subissaient. Le citoyen Lagrange et son second, qui avait toutes les allures d’un transfuge de séminaire, parlaient beaucoup, tantôt avec violence, tantôt avec ironie ; le P. Olivaint restait calme dans ses réponses et se montrait plein de réserve.

Mais vint enfin l’instant critique. Dans la chambre du P. procureur on a découvert la caisse de la maison. A cette vue : « Ouvrez vite, s’écrie-t-on, où est la clef ? » — « Je ne l’ai pas et elle n’est même pas ici, répond le P. Olivaint. Le P. procureur absent l’a prise et emportée avec lui. » — On s’emporte alors et on tempête. A toute force il faut de l’argent ; il est donc enjoint au F. Guégan d’aller, escorté de trois gardes nationaux l’arme au bras, chercher le P. procureur dans sa retraite et de le ramener mort ou vif. Le P. Caubert arrive en effet, ouvre la caisse ; elle était vide. Celui-ci a beau expliquer et motiver le fait : depuis le commencement du siège de Paris, il y avait suppression des recettes et augmentation des dépenses : l’entretien absolument gratuit d’une nombreuse ambulance avait épuisé toutes les dernières ressources, et depuis assez longtemps on ne vivait plus que d’emprunts. N’importe, le citoyen Lagrange n’entend rien : « Nous sommes volés, s’écrie-t-il ; eh bien ! au nom de la Commune, le supérieur et l’économe sont mes prisonniers ; partons pour la Préfecture de police. » Le P. Lefebvre demande en suppliant une grâce, celle d’être emmené avec ses frères : « Non, non, lui est-il répondu, restez ici et gardez cette maison au nom de la Commune. » Dans le fait, la sentence du citoyen Lagrange est devenue prophétique, et la maison gardée par le P. Lefebvre a été épargnée avec lui.

Il était environ onze heures et demie du soir quand les deux prisonniers partirent sans retour. En vain avait-on cherché une voiture pour le long trajet.

Dans la rue, une foule assez nombreuse stationnait à la porte : le P. Olivaint ne parut remarquer au passage qu’un seul groupe de figures amies et compatissantes ; il salua en souriant, comme s’il disait : Ne pleurez pas sur moi !

Le citoyen Lagrange, avec sa compagnie, s’en alla au quartier de la place Vendôme, aussi fier de ses prouesses de la nuit que s’il avait battu les Versaillais. Un piquet seulement d’hommes armés emmena les prisonniers à la Préfecture de police, et là, au lieu d’être réunis avec les autres dans la salle commune du Dépôt, ils furent immédiatement écroués au secret dans des cellules de la Conciergerie.

Le P. Lefebvre me fit passer ce billet à Versailles : « Les PP. Olivaint et Caubert, en prison. On n’a pas voulu de moi absolument, et je reste seul à la maison avec le F. Bouillé, grâces à Dieu, sans peur. Les autres sont dispersés et viennent de temps en temps me voir. Je mets le bon Dieu à la tribune, près de ma chambre, et quand on reviendra, je consommerai les saintes hosties. L’église sera fermée. On arrête les curés ; Monseigneur aussi est à la Préfecture de police ; ce sont des otages, à ce qu’on m’a dit. Priez, priez pour moi, mon Père ; oh ! que je serais heureux de donner ma vie pour Notre Seigneur. »

Non ; la Commune avait déjà désigné ses victimes ; ou plutôt, bien avant elle, Dieu lui-même avait choisi ses martyrs.

 

 

(à suivre)

 

[1] Ibant gaudentes... quoniam digni habiti sunt pro nomine Jesu contumeliam pati. Act. v, 41.

Ils s’en allaient tout joyeux d’avoir été jugés dignes d’être outrages pour le nom de Jésus-Christ.

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