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16/11/2014

La Commune de Paris (Revue Etudes - Juin 1971)

Le site Gallica de la BNF est décidemment une source incontournable. Nous y avons trouvé ce texte sur la Commune de Paris, datant de l'année du centenaire (1971) et qui a pour particularité d'être signé par le R. P. Joseph Lecler s.j., vice-postulateur de la cause de béatification des RR. PP. Olivaint, Ducoudray, Caubert, de Bengy et Clerc, de la Compagnie de Jésus, mis à mort pour la foi, sous la Commune, à la Roquette et à la rue Haxo, les 24 et 26 mai 1871.

D'autre part, le recul des années permet un récit circonstancié, d'un point de vue particulier que l'auteur justifie lui-même: "Peut-être certains lecteurs s’étonneront-ils de ce que nous paraissions passer par trop rapidement sur le réservé aux prisonniers civils et militaires. Ce n’est pas par « cléricalisme », mais par souci d’honnêteté : ayant été chargé d’enquêter sur ce qu’il advint des membre du clergé, nous nous sommes bornés à faire état de cela seulement que nous connaissons". Ceci dit, l'auteur revient, en fin d'article, sur la répression Versaillaise sévère et - il faut le dire - parfois excessive, sinon injustifiée.

Enfin, l'intérêt de cet article réside aussi dans l'importance des sources citées - dans lesquelles nous iront, à notre tour, puiser prochainement.

 

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La Commune de Paris

par le R.P. Joseph Lecler.

 

LES ORIGINES, LES OTAGES, LA REPRESSION

 

Après un siècle, il ne manque pas d’historiens pour évoquer encore, sur le mode épique ou lyrique, les destinées de la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871). Pour Henri Lefebvre, se référant aux vues de Karl Marx, elle « fut d’abord une immense, une grandiose fête, une fête que le peuple de Paris, essence et symbole du peuple français, et du peuple en général, s’offrit à lui-même et offrit au monde » [1]. Paris libre 1871 de Jacques Rougerie (Seuil, 1971), dont on ne saurait trop louer l’intérêt documentaire, est une évocation de Paris « volcan de la France, peut-être du monde au xixe siècle » (p. 7). L’auteur voit dans la vie des clubs de la Commune « une gigantesque libération de la parole » (p. 208). Il n’a qu’un regret, comme il le déclare dans un autre ouvrage, c’est que les « ténors » de cette libération – à l’exception de Louise Michel et de quelques autres – n’aient guère soutenu leur rôle dans la suite, lors du procès des membres de la Commune[2]. Ces deux exemples ne font qu’illustrer un fait évident dans le climat général de notre époque : le souvenir de la Commune de 1871 est demeuré très vivant dans la mémoire des Français et surtout dans l’esprit des Parisiens. La Révolution de 1789 s’éloigne classée définitivement « bourgeoise », elle est rentrée dans l’histoire, où elle continue d’ailleurs de susciter d’excellents travaux. La Commune, beaucoup plus que la Révolution de 1848, s’inscrit déjà dans les problèmes sociaux de notre temps, quelles que soient les discussions sur sa vraie nature : blanquiste, socialiste, proudhonienne ou libertaire. C’est à ce titre qu’elle éveille encore tant d’échos, dans la classe ouvrière bien sûr. mais aussi dans tous les milieux politiques influencés par les diverses idéologies marxistes, socialistes ou gauchistes. Il faut constater d’ailleurs que maintes formes de violences, qui prolifèrent dans le monde actuel, figurent déjà dans sa brève existence : La Commune a eu ses « otages » ; elle a succombé sous la « répression » versaillaise ; ses extrémistes ont mis en œuvre tout ce que certains appellent à l’heure actuelle, les violences « gauchistes ». Ajoutons qu’elle a eu son journal : le Cri du Peuple, dont le titre même fait déjà penser à l’actuelle Cause du peuple.

Cette année du centenaire verra se multiplier les publications sur la Commune et les divers aspects de son histoire. Nous n’entreprendrons pas, dans ce bref article, d’esquisser une vue d’ensemble qu’on trouverait aussi bien dans un bon manuel. Pour parler de ce que nous savons, nous retiendrons principalement l’affaire des Otages, qui semble revivre pour nous, à de multiples exemplaires, dans les tristes réalités du présent. C’est sur la base des enquêtes précises auxquelles nous nous sommes livrés, et des témoignages recueillis, que t nous voudrions retracer l’histoire de l’arrestation des otages, des drames de la Roquette et de la rue Haxo[3].

Pour replacer ces faits dans l’histoire générale, nous aurons à rappeler brièvement comment est née la Commune et comment elle a péri, dans un déluge de représailles hors de proportion avec ses propres excès.

 

 

LES ORIGINES DE LA COMMUNE

Le mythe de la Commune se rattache à la commune parisienne de l’An II et aussi, pour une part. à la naissance et à l’histoire souvent tumultueuse des communes médiévales. On le voit revivre, à Paris, dans la situation révolutionnaire créée par la chute de l’Empire (4 septembre 1870) et par la proclamation d’un gouvernement de Défense nationale[4]. Les causes en sont diverses : les misères du siège, l’échec des opérations militaires et des sorties en masse, l’action continue des groupes révolutionnaires, l’incapacité du Gouvernement de l’Hôtel de Ville que la population patriote accuse de défaitisme. Après divers manifestes, c’est le 4 janvier 1871 que fut affichée, au nom des « délégués des vingt arrondissements de Paris », une première proclamation de la Commune[5]. Elle resta sans effet. Le lendemain commençait le bombardement de Paris. Pour calmer la fièvre. Trochu lançait, le 19 janvier, une ultime tentative contre l’armée assiégeante 50 000 gardes nationaux furent engagés à Buzenval. C’est l’échec de cette dernière sortie qui amena, le 28 janvier, la signature de la convention d’armistice entre Jules Favre et Bismarck.

Les élections générales prévues par cette convention eurent lieu le 8 février. Il en sortit une Assemblée royaliste aux deux-tiers : 400 monarchistes contre 200 républicains. Celle-ci, réunie à Bordeaux, constitua Thiers chef du pouvoir exécutif. Dans le domaine de la politique extérieure, les négociations furent rapides et bien menées. Le 26 février eut lieu la signature des préliminaires de paix : cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, indemnité de guerre de 5 milliards, occupation de Paris par les Allemands jusqu’à la ratification des conventions précédentes.

En fait, l’occupation de Paris, restreinte aux Champs-Élysées, ne dura que trois jours, du 1er au 3 mars. Pourtant, c’est cette brève occupation, jointe à d’autres causes d’ordre intérieur, qui va amener la rupture entre la Capitale et le Gouvernement de la France. Bien que justifiée politiquement, pour éviter la cession de Belfort, elle fut regardée comme une insupportable humiliation et exploitée de toute manière par les partis révolutionnaires.

Une autre cause de rupture fut la méfiance qui s’établit aussitôt entre l’Assemblée nationale, à majorité conservatrice – l’Assemblée des ruraux, comme on l’appelait –, et la Capitale, travaillée depuis des mois par le mythe de la Commune. A la méfiance du Paris révolutionnaire succéda l’hostilité, lorsque furent connues, dans le courant de mars, les graves décisions du Gouvernement : exigibilité immédiate des effets de commerce et des loyers, suppression des trente sous par jour alloués aux gardes nationaux, pacte de Bordeaux – maintien provisoire de la République –, transfert de l’Assemblée nationale, de Bordeaux à Versailles, et non à Paris.

Le 15 mars, Thiers arrivait à Paris. Il tenait en suspicion la Garde nationale, qui s’était fédérée sous la direction d’un Comité central. Contre l’avis de Vinoy, gouverneur de la Capitale, il décida de lui reprendre les 200 canons qu’elle avait entreposés à la Butte Montmartre et à Belleville. Deux manifestes, l’un du général d’Aurelle de Paladines, chef officiel de la Garde nationale, l’autre de Thiers, affichés dans la nuit du 17 au 18 mars, annonçaient l’opération[6]. Les Parisiens y étaient mis en garde contre des « hommes mal intentionnés » qui, méconnaissant l’autorité de leur chef, se sont constitués en « comité occulte » (le Comité central) et organisent le désordre dans la ville. Le 18 mars, au petit matin, les troupes arrivaient, sous les ordres du général Lecompte, pour récupérer les canons. Faute d’attelages suffi- sants, l’opération traîna en longueur. C’est à la faveur de ce temps perdu qu’accoururent des gardes nationaux et toute une populace. Le général Lecompte fut arrêté par des meneurs et conduit 6 rue des Rosiers[7], où siégeait un comité de fédérés. Peu après, on y amenait le général Clément Thomas, reconnu place Pigalle, et très impopulaire. L’un et l’autre furent fusillés par les fédérés après une parodie de jugement.

La réponse de Thiers fut l’abandon de Paris par le Gouvernement et par les troupes régulières. Il s’est félicité plus tard de cette décision, lors de l’enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars. Déposant comme témoin, il l’a présentée comme un plan stratégique astucieux, celui qu’il il aurait conseillé à Louis-Philippe, le 28 février 1848 : abandonner froidement la Capitale à l’insurrection, pour revenir en forces et écraser les révoltés avec des troupes sûres[8]. En réalité, il semble bien qu’il ait été pris de panique[9] en voyant la Garde nationale menaçante et les troupes régulières en voie de débandade. Il gagna lui-même Versailles en toute hâte.

Pas plus qu’il n’y a eu de plan stratégique du côté du Gouvernement, il n’y a eu de complot méthodiquement élaboré chez les « vainqueurs du 18 mars ». Comme l’écrit Édith Thomas, « nulle organisation n’a préparé [cette « victoire »], ni le Comité central de la Garde nationale, ni le Comité des vingt arrondissements, ni l’Internationale »[10]. Dans le vide du pouvoir, des hommes issus des différents mouvements révolutionnaires ont dû passer à l’action. Le 19 mars, le Comité central de la Garde nationale s’installa à l’Hôtel de Ville. Il agit en gouvernement provisoire, sans d’ailleurs en prendre le titre. Par son ordre, les élections eurent lieu le 26 mars. Il y eut 229 000 votants sur 485 000 inscrits. L’assemblée élue se composait de 90 membres. On comptait une quinzaine de modérés : maires et adjoints de Paris, mais ils donneront rapidement leur démission. Les 75 autres formaient une coalition hétéroclite des blanquistes, comme Rigault, Ferré, Ranvier ; des jacobins, comme Delescluze ; des radicaux, comme Vallès et Vermorel ; des internationalistes, comme Frankel (ami personnel de Karl Marx) et Varlin[11]. Ainsi fut constituée, le 28 mars, la Commune de Paris. Le lendemain, elle formait les dix commissions ou ministères qui devaient constituer son gouvernement. L’esprit dans lequel elle va engager sa révolution communaliste trouvera sa charte dans la proclamation du 19 avril. Les délégués du peuple déclaraient leur volonté de consolider la République, non plus comme un gouvernement despotique et centralisé, mais comme la fédération de toutes les communes de France. Suivait la liste des droits inhérents à la Commune : elle consacrait l’intervention permanente et libre des citoyens dans toutes les affaires communales. L’unité politique de la France sera « l’association volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spontané et libre de toutes les énergies individuelles, en vue d’un bien commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous ». Une telle révolution sera « la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage, la patrie ses malheurs et ses désastres »[12].

On sait que, dès le mois de mars, plusieurs villes de France essayèrent d’imiter Paris et de réaliser à leur tour une « commune »[13]. Ces soulèvements furent rapidement étouffés par le Gouvernement de Versailles. La Commune de Paris resta seule en face de son programme.

Nous ne décrirons pas ici comment furent réorganisés les services publics par le Gouvernement révolutionnaire. On recula devant certaines mesures extrêmes, comme la nationalisation de la Banque de France. Mais l’enseignement fut laïcisé et, dans le temps très court que dura le régime (moins de deux mois), ses dirigeants s’efforcèrent de réorganiser le travail dans un sens ouvertement favorable aux intérêts du monde ouvrier[14]. De l’aveu général, néanmoins, la Commune se ressentit cruellement de la rivalité des partis au pouvoir et de la prolifération des comités révolutionnaires. Pour ses affaires intérieures, comme pour la conduite de la guerre, ce fut pour elle un danger fatal que d’osciller sans cesse entre la dictature jacobine ou blanquiste et l’anarchie libertaire[15].

 

LA POLITIQUE RELIGIEUSE, LES ARRESTATIONS D’OTAGES

Dans le domaine de la politique religieuse, la Commune de Paris, si brève qu’elle ait été, est restée de sombre mémoire dans l’esprit des croyants. Qu’elle ait été anticléricale, nul ne le conteste et l’on en perçoit bien quelques raisons. Le ralliement du clergé au coup d’État du 2 décembre, par peur du socialisme, l’avait dangereusement inféodé au régime déchu. Après la chute de l’Empire, les sympathies des évêques allaient à coup sûr du côté de la monarchie et non de la République[16]. Mais s’agit-il seulement d’anticléricalisme ? Demandons-le à un historien qualifié et qui ne cache pas ses sympathies pour le régime : « Cherchons, écrit J. Rougerie[17], contre qui se définit le communeux. On l’a partout constaté, son premier, son pire ennemi, c’est le prêtre, le marchand de religion ». L’insurgé de 1871 est un déchristianisateur. » Le même auteur remarque que des prêtres ont été les premiers otages, et tout le premier Mgr Darboy, archevêque de Paris : « Il n’est pas de club, pas de jour, où l’on ne réclame leur tête, dans les 48, dans les 24 heures, immédiatement. » L’un des signes les plus clairs de cette haine anti-religieuse, de cet athéisme militant, c’est la profanation des églises. Les clubs n’en font pas seulement des lieux de réunion. Il leur arrive de les souiller bassement par des spectacles et des parodies sacrilèges. Des affiches ou des rapports faisaient état de découvertes macabres dans les caveaux de certaines églises, entre autres dans l’Église Saint-Laurent, en face de la prison Saint-Lazare : il s’agissait, disait-on, de cadavres de jeunes filles, victimes du sadisme des membres du clergé. Voilà, remarque le même auteur, « jusqu’où pouvait aller la passion déchristianisatrice » ! Gaston da Costa, l’auteur de la Commune vécue, reconnaît lui-même qu’on avait exploité, en l’occurrence, la crédulité des imbéciles. La Révolution française avait mis quatre ans pour arriver à ce paroxysme de fureur anti-religieuse : la Commune l’atteint d’emblée, dès les premiers jours, tant l’idéologie de ses promoteurs était marquée par l’athéisme militant. C’est que le climat social avait beaucoup changé depuis 1848. « Les républicains de 1848, écrit Georges Weill[18], croyaient tous en Dieu : Raspail et Barbès invoquaient Jésus-Christ. Les socialismes de la première moitié du xixe siècle étaient encore empreints de religiosité. Il n’en va plus de même au temps du second Empire. L’athéisme mis en vogue par la critique philosophique de la religion (Feuerbach) n’est pas seulement à la base du marxisme, il imprègne profondément le blanquisme, l’idéologie de l’Internationale (fondée en 1864) et les groupes libertaires. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre l’Église et le cléricalisme, mais d’extirper le christianisme et la religion elle-même en tant qu’obstacles à la libération des peuples. Comme on le voit par de nombreux témoignages, c’est ce visage nouveau du « socialisme » qui a étonné et horrifié les croyants.

Dès le 2 avril 1871, le Journal officiel publiait les décrets sur la Séparation de l’Église et de l’État, la suppression du budget des cultes, la nationalisation des biens meubles et immeubles appartenant aux congrégations religieuses[19]. Quant à l’idée de constituer un groupe d’otages, il prit corps au début d’avril, lorsque l’armée versaillaise eut fusillé deux chefs militaires de la Commune, Flourens et Duval, après la prise du rond-point de Courbevoie. Jusque-là. Rigault, le préfet de police, de sinistre renom, avait déjà multiplié les arrestations arbitraires. C’est lui qui avait envoyé au Dépôt, dès le 21 mars. le président Bonjean, président de la Chambre des requêtes à la Cour de Cassation. Le décret sur les otages parut le 6 avril[20] :

Art. 1 – Toute personne prévenue de complicité avec Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation et incarcérée.

Art. 4 – Tous accusés retenus par le verdict du jury d’accusation [art. 2 et 3] seront les otages du peuple de Paris.

Art. 5 – Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan de la Commune sera, sur le champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus.

 

A cette date, le Dépôt de la Préfecture de police était déjà largement pourvu de prisonniers laïques (magistrats, fonctionnaires, gardes de Paris) et ecclésiastiques[21]. Parmi ces derniers se trouvaient plusieurs jésuites de la célèbre École de la rue des Postes, arrêtés au cours d’une perquisition, dans la nuit du 3 au 4 avril, notamment le Recteur, le Père Ducoudray, le Père Clerc, ancien officier de marine, et le Père de Bengy, aumônier militaire pendant la guerre. Dans la journée du 4 furent arrêtés : Mgr Darboy, archevêque de Paris, l’abbé Legendre, le chanoine Petit, le Père Olivaint, supérieur des jésuites de la rue de Sèvres, et son confrère le Père Caubert. Mgr Surat, archidiacre de Notre-Dame, arrêté le 5 avril, a laissé dans sa cellule le récit de sa comparution devant Rigault. Comme il demandait le motif de son arrestation, le préfet de police répondit :

« Les chouans de M. de Charette et les Vendéens de M. de Cathelineau tirent sur nos frères, il nous faut des otages et tout prêtre qui sera rencontré dans Paris nous en servira. » Mgr Surat essaya de discuter. Rigault lui répondit :

« Oh ! ne prenez pas votre ton paternel. Nous .sommes las de votre jésuitisme ; nous n’en voulons plus. Vous avez pour la première fois le bonheur d’avoir un gouvernement athée et nous ferons voir que nous ne reconnaissons d’autre Dieu que… »

— « Je n’ai pas compris ce qui m’était dit, ajoute l’accusé, tant le ton avec lequel on me parlait était exaspéré. » — « Voilà, ajouta Rigault, 1800 ans que cela dure, il faut que ça finisse. »[22]

 

Ce même jour furent arrêtés l’abbé Moléon, curé de Saint-Séverin, M. Deguerry, curé de la Madeleine, et le Père Allard, aumônier des ambulances.

A partir du 6 avril, date du décret sur les otages, les arrestations se succédèrent. Ce jour-là, trois prêtres de Saint-Sulpice, dont M. Icard ; trois séminaristes, dont M. Seigneret ; le Père Planchat, des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, directeur du patronage Sainte-Anne, rue du Bois[23]. Le 7, le curé de Saint-Pierre de Montmartre et ses vicaires : les Pères de Picpus, dont quatre seront exécutés rue Haxo (Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu). Le 9, M. Bayle, vicaire général, et l’abbé Lartigue, curé de Saint-Leu. Le 11, l’abbé Sabatier, vicaire de Notre-Dame de Lorette, qui sera fusillé rue Haxo. Le 13 et le 20, l’abbé Bécourt, curé de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, et le Père Houillon, qui tomberont le 27 mai devant la prison de la Roquette.

Une arrestation massive eut lieu le 19 avril : celle du Père Captier et des Pères dominicains de l’École Albert le Grand à Arcueil, avec leurs familiers, en tout 26 personnes. Ils avaient pourtant converti leur École en ambulance et prodigué leurs soins aux blessés.

A ces otages religieux s’adjoignirent de nombreux otages civils et militaires, répartis dans les diverses prisons de Paris[24].

 

LES EXÉCUTIONS DE LA ROQUETTE (24 mai 1871)

Selon le décret du 6 avril. trois otages devaient être mis à mort pour chaque exécution d’un prisonnier communard. En fait, c’est seulement à l’extrême fin de la Commune que commencèrent les massacres. Le 23 mai au soir, son Gouvernement ne détenait plus que les régions de Paris situées à l’est d’une courbe allant de la Porte de la Chapelle à la place de la Concorde et de là au parc actuel de Montsouris. Du 24 au 27 mai, tandis que se resserrait l’étreinte des troupes versaillaises, quatre grands épisodes marquèrent l’exécution de 73 otages. Le 24 mai, six d’entre eux tombèrent à la prison de la Roquette. Le 25 mai, au 38 de l’avenue d’Italie, à quelques centaines de mètres des troupes versaillaises, furent massacrés, au sortir de la prison du secteur, le Père Captier, dominicain, quatre de ses confrères et 8 membres du personnel de leur École[25]. La journée du 26 mai vit d’abord une exécution isolée, celle du banquier Jecker, d’origine suisse, qui avait fait de trop bonnes affaires lors de la campagne du Mexique[26]. Puis, dans la soirée, au 85 de la rue Haxo, fut consommée l’affreuse tuerie où périrent 49 otages amenés de la Roquette. Le 27 mai enfin, avant-dernier jour de la Commune, tandis que les détenus de la Roquette se libéraient eux-mêmes, les fédérés fusillaient un otage civil et trois prêtres (Mgr Surat, le Père Houillon et l’abbé Bécourt)[27].

De ces quatre épisodes, nous en retiendrons deux sur lesquels s’est portée spécialement notre enquête la grande Roquette (24 mai) et la rue Haxo (26 mai). Il nous faut ainsi revenir au point de départ le Dépôt de la Préfecture de police et la Conciergerie, où Rigault entassait tout d’abord ses prisonniers. Pour faire de la place, dans le courant d’avril, il expédia des civils et la plupart des prêtres à Mazas, maison d’arrêt pour prévenus[28].

Le 22 mai, comme la situation devenait grave, Rigault et Ferré firent adopter par le Comité de salut public – créé au début de mai – l’ordre suivant, adressé à la Sûreté générale :

Ordre de transférer immédiatement à La Roquette, dépôt des condamnés, les otages tels que l’Archevêque, tous les curés, Bonjean sénateur, les mouchards et sergents de ville, enfin tous ceux qui pourraient avoir quelque importance.

Un autre mandat chargeait Rigault de l’exécution des décrets relatifs aux otages. Ce jour-là 37 otages furent transférés à la Roquette : Mgr Darboy, 29 prêtres et 7 civils, dont le président Bonjean. Nouvelle fournée le lendemain 8 prêtres et 7 civils[29].

La grande Roquette, où furent menés les otages a disparu. Elle a été démolie en 1900. Elle était située en face de la petite Roquette, la prison des jeunes détenues qui subsiste encore, rue de la Roquette, entre la place Voltaire et le Père-Lachaise. Contrairement au régime de Mazas, les otages purent se retrouver en des récréations communes. Des survivants, tels le Père Yves Bazin, l’abbé Gard, M. Bayle, vicaire général de Paris, M. Petit, chancelier de l’archevêché, nous ont apporté d’émouvants témoignages sur ces rencontres fraternelles entre Mgr Darboy, les prêtres séculiers, les religieux et les laïques. L’Archevêque était très entouré ; on se plaisait à remarquer que le Prélat, qui n’aimait pas beaucoup les jésuites, s’entretenait longuement avec le Père Olivaint. Le président Bonjean, gallican bon teint, était en excellents termes avec les religieux et faisait au Père Clerc, jésuite, sa dernière confession[30].

Le 24 mai, l’armée versaillaise resserrait son étreinte. L’Hôtel de Ville en flammes était évacué par la Commune. Montmartre était tourné. Au sud, les troupes régulières arrivaient au Panthéon. Rigault, qui cherchait à regagner sa demeure, rue Gay-Lussac, était reconnu et fusillé sur place. Le chef responsable était à ce moment Théophile Ferré, du Comité de salut public, assisté de Delescluze, Genton et Fortin[31]. Vers la fin de l’après-midi, à la mairie du XIe, place Voltaire, où ils siégeaient, une délégation de fédérés se présente en criant : « Les otages ! le décret sur les otages ! » Ferré cède et rédige un ordre d’exécution pour six otages, sans les désigner autrement. La Roquette est tout près. Genton et Fortin racolent un peloton, une quarantaine de volontaires, puis ils vont se présenter à François, directeur de la Roquette. L’ordre ne contenant pas de noms, le directeur désigne, semble-t-il, les premiers inscrits sur la liste qu’il avait reçue de Mazas : le président Bonjean, le Père Allard, aumônier des ambulances, le Père Clerc, jésuite, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, le Père Ducoudray, jésuite, et un autre dont on n’a jamais su le nom. François n’avait pas écrit le nom de Mgr Darboy, sans doute à dessein. Mais les hommes du peloton ne l’entendaient pas ainsi : « Il nous faut l’Archevêque ! », s’écrièrent-ils. Une violente discussion s’ensuivit. Pour couper court, Genton et Fortin retournèrent auprès de Ferré, qui ajouta : « Et notamment l’Archevêque ». C’est ainsi que Mgr Darboy fut substitué à l’inconnu désigné d’abord comme sixième otage.

Il était à peu près 7 heures du soir, le 24 mai, lorsqu’on vint chercher les otages désignés pour l’exécution. Quand ils furent rassemblés, on les conduisit dans le second chemin de ronde, le plus loin possible des regards indiscrets. Les seuls témoins, en dehors du peloton, furent Fortin, Sicard, Genton et François. C’est Sicard qui, muni d’un sabre, commanda le feu. Tout se passa dans le plus grand silence et dans une grande dignité de la part des victimes. Il paraît certain que l’Archevêque a dit à Fortin : « Et cependant j’ai écrit à Versailles (selon Vuillaume), ou bien : « Et cependant j’ai écrit à Thiers » (selon da Costa)[32]. Ce dernier ajoute une réponse de Fortin : « Nous le savons bien, c’est sa faute si vous êtes là. » Selon Vuillaume, au contraire, il n’y a eu aucune réponse. Sur la mort de l’Archevêque, nos deux historiens sont d’accord. Après la salve, les otages tombèrent excepté l’Archevêque. « Mais il est blindé celui-là ! », s’écria Lolive et, rechargeant son chassepot, il visa de nouveau l’Archevêque qui, portant la main à sa poitrine, s’affaissa.

De retour à la mairie du XIe, Genton et Fortin annoncèrent à leurs collègues qu’ils venaient de fusiller l’Archevêque. On notera la réponse de Vermorel, que nous a transmise Vuillaume : « Vous avez fait là une jolie besogne. Nous n’avions peut-être qu’une dernière chance d’arrêter l’effusion du sang. Vous venez de nous l’enlever. Maintenant, c’est fini »[33].

Sur les derniers instants des otages, les meilleures sources sont celles de Maxime Vuillaume et de Gaston da Costa, deux historiens communards, qui ont interrogé l’un et l’autre Fortin, témoin oculaire[34]. Il existe cependant une légende, qui ferait d’un certain « père Louis », volontaire du peloton d’exécution, un témoin à part et valable. Elle a été accréditée par un journaliste du Figaro, Charles Chincholle, qui l’a reproduite dans son livre : les Survivants de la Commune (Paris, 1885, pp. 77-78), et, à sa suite, par le comte d’Hérisson, dans son Nouveau Journal d’un officier d’ordonnance (Paris, 1889, pp. 250-252). Au début de notre siècle Gaston da Costa s’en est inquiété, lorsqu’il préparait son ouvrage : la Commune vécue (Paris. 1903).

Il écrivit à Fortin, son ami. Il en reçut une réponse très claire : le « père Louis », c’est Fortin lui-même, que Chincholle avait interrogé à son retour du bagne, vers la fin de 1881. Pour diverses raisons, le journaliste avait attribué à ce « père Louis », personnage imaginaire, les propos de Fortin sur l’attitude des otages dans les moments qui précédèrent leur exécution[35]. Mais la légende est tenace elle a encore été reprise en 1928, dans l’Histoire de la Commune de Georges Laronze. Tout se ramène donc au témoignage de Fortin, tel qu’il a été recueilli par Vuillaume et da Costa, avec quelques légères divergences, notamment sur l’heure (6 heures 1/2 ou 7 heures 1/2)[36].

 

LE MASSACRE DE LA RUE HAXO (26 mai 1871)

Deux jours plus tard, le 26 mai, l’exécution des otages de la rue Haxo ne fut même pas l’objet d’une décision du Comité central. La Commune se désorganise. Vers trois heures de l’après-midi le colonel Gois, l’un des plus violents parmi les fédérés, président de la cour martiale, prit sur lui de continuer les exécutions d’otages[37]. Il recrute un peloton de tireurs et, ainsi accompagné, il se présente à François, le directeur de la Roquette : « Il m’en faut cinquante », déclare-t-il. « Tu as un ordre ? », répond François. Pour toute réponse, Gois tire son revolver : « Et d’abord les curés ! » Sur la liste il en choisit dix : trois jésuites (Olivaint, Caubert, de Bengy), quatre pères de Picpus (Radigue, Tuffier, Rouchouze, Tardieu), un frère de Saint-Vincent de Paul (Planchat), un prêtre séculier (l’abbé Sabatier), un séminariste (l’abbé Se’igneret). Après les avoir inscrits, il fit insérer les noms de 35 gardes de Paris et de quatre agents secrets de l’Empire. En tout 49 otages.

Lorsque ceux-ci furent rassemblés, Gois et ses acolytes se concertèrent. Quelques-uns voulaient les tuer sur place. Gois fut d’avis de les mener sur les hauteurs de Belleville. C’est une marche au calvaire de plus de trois kilomètres qui leur fut imposée, par le boulevard de Ménilmontant, la rue de Ménilmontant, la rue de Puebla, la rue des Rigolles, la rue de Paris[38]. Sur tout le trajet, une foule haineuse et déchaînée insultait les prisonniers. Il y eut une halte à la mairie de Belleville, qui était alors en face de l’église SaintJean-Baptiste. Elle donnait refuge, dit l’abbé Raymond, deuxième vicaire à l’église, à tout ce qui restait des dirigeants de la Commune. Mais Ranvier, le maire de Belleville, n’avait aucune envie de voir le massacre s’accomplir sur son domaine. Il renvoya les otages au deuxième secteur, qui se trouvait au 85 de la rue Haxo. On se remit en route en suivant la rue de Paris. D’après le récit de cet excellent témoin[39], une cantinière à cheval ouvrait la marche ; un officier à cheval lui servait de cavalier. Des clairons et tambours jouaient une marche de chasseurs. Derrière un peloton de gardes nationaux, les 35 gardes de Paris, puis les prêtres et les quatre agents de l’Empire. Un grand prêtre âgé marchait à grand-peine on y a reconnu le Père Tuffier, de Picpus. Un autre peloton de gardes nationaux fermait la marche, suivi d’une foule imposante qui demandait à grands cris la mort des condamnés.

Vers six heures du soir, les 49 otages et leur escorte arrivaient 85 rue Haxo, centre du deuxième secteur. Au fond d’une ruelle, dans une maison à un seul étage, surmontée d’un clocheton – elle a été démolie récemment – se trouvaient encore quelques membres de la Commune : Varlin, Cournet, Fortuné, Alavoine, Vallès. Dans le prolongement de la maison, sur la gauche, le mur contre lequel seront fusillés les otages. Le lieu même du massacre formait avec le grand mur un rectangle enclos par un petit mur bas. Il y avait en son milieu une fosse dans laquelle seront jetées les victimes, après le massacre. En avant, se trouvait un assez grand jardin, dans lequel rentrera la foule[40]. Contrairement aux exécutions de la Roquette, le massacre de la rue Haxo a eu de nombreux témoins. Ils se trouvaient dans le jardin, mais on pouvait tout voir du côté de la rue du Borrégo, qui avait des ouvertures sur le terrain. Après la Commune, les gens du quartier seront muets devant les Conseils de guerre, lorsqu’on cherchera des témoignages. La présence d’enfants, qui est bien attestée par ailleurs, montre que le carnage n’a pas manqué de spectateurs.

L’entrée au secteur fut déjà l’occasion de scènes de violences. Adossé à la grille, un homme de taille herculéenne se tenait là, injuriant et frappant comme une brute les otages. Tous les témoignages concordent sur ce point, y compris celui de Vuillaume, Quand les otages arrivèrent devant le siège du secteur, la foule les suivit, lançant des cris de mort. Loin de pousser au massacre, Varlin et ses collègues ont tenté de s’y opposer. Peine perdue. Ils auraient risqué eux-mêmes de se faire descendre. Ce sont les conducteurs du cortège, assistés d’hommes armés et de femmes, qui se sont chargés de la tuerie, car il n’y a pas d’autre mot pour désigner ce massacre des 49 otages.

Nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici la relation de Vuillaume. Avant d’être insérée dans son ouvrage : Mes cahiers rouges sous la Commune, elle avait paru dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy. Elle a été recueillie de la bouche même d’un des exécutants[41] :

Je sus plus comment s’était consommé le massacre. L’un des acteurs du drame, l’un de ceux qui conduisaient le cortège, me détailla, devant le mur même, la scène sanglante.

Debout à gauche, sur un petit mur, à quelques mètres de la haute muraille du fond, le capitaine Dalivous, sabre au clair, interpelle la foule.

Les fusils sont déjà abaissés.

« Attendez ! crie Dalivous. Ne tirez pas encore ! Attendez mon commandement. »

A droite du mur, dans le passage qui relie le jardin à la cour du secteur, on voit à travers les branches, les pantalons des gardes de Paris et les soutanes des prêtres.

Les militaires sont à quelques pas.

Ils sont dix.

C… l’un de ceux qui ont dirigé le cortège, est là. Il montre du doigt le mur.

Sans prononcer une seule parole, les gardes s’avancent, se placent face à la foule, en ligne.

« Face au mur ! » crie Gois.

« Jamais ! » crie un maréchal des logis.

Mais la foule a déjà trop attendu. Les fusils sont mis en joue. Cent coups de feu partent ensemble. Les dix prisonniers s’affaissent.

A peine sont-ils tombés, que dix autres, appelés, poussés, se présentent.

On tire de tous les coins du jardin, au hasard, sans aucun commandement.

La fusillade est si désordonnée que les tireurs sont eux-mêmes blessés. Près de G... un homme a l’oreille entamée, un autre le pouce emporté.

Un orage, blessé seulement, se relève. Une fusillade l’abat.

« On les tirait comme des lapins ! » me disait, en face du mur, en me désignant le coin sinistre d’où défilaient les otages, l’un des exécuteurs.

Les prêtres tombèrent après les militaires.

Les quarre civils furent tués les derniers.

Quand tout fut fini, quand le tas ne remua plus, les Enfants perdus, qui s’étaient placés au premier rang, remirent leurs fusils en bandoulière et quittèrent le jardin.

La besogne était terminée.

La foule redescendit vers la mairie, silencieuse, comme poursuivie déjà par le remords ou la responsabilité de l’effroyable hécatombe.

J’étais resté l’un des derniers, me dit l’ami qui m’accompagnait, toujours debout sur le petit mur, tout près de Dalivous. J’étais comme cloué sur place. Tout d’un coup, je sautai à bas et ne m’arrêtai que dans la rue... Je jetai un coup d’ail sur mon uniforme. Il était plein de sang, avec des éclats de cervelle.

Je regardai l’ancien combattant.

Vous n’y pensez pas parfois ? lui dis-je.

Pourquoi !... ce n’est pas un crime… un acte de justice révolutionnaire, comme à l’Abbaye…

Après le massacre, quand la foule eut vidé les lieux, les cadavres furent jetés pêle-mêle dans la fosse sur le terrain où ils avaient succombé[42]. Prêtres, religieux, gardes de Paris, agents de l’Empire, ils ne sont pas tous tombés pour la même cause. Mais leur union dans la mort ne condamne-t-elle pas cette forme de violence, qui a existé depuis les temps les plus anciens et qui semble renaître plus dangereusement que jamais en notre siècle : l’inhumaine politique des otages. Les communards d’ailleurs ont bien senti eux-mêmes quel danger présentait pour leur cause le décret du 6 avril. Vermorel l’a reconnu, après les exécutions de la Roquette, comme nous l’avons vu. Varlin d’abord, et aussi ses collègues, l’ont constaté d’une autre manière, lorsqu’ils ont cherché, mais en vain, face à une foule en délire, à esquiver l’application du décret.

 

LA RÉPRESSION VERSAILLAISE

On peut réprouver, à juste titre, les graves excès de la Commune : sa politique de déchristianisation, ses arrestations arbitraires qui ont fait régner dans la capitale un climat de terreur, ses exécutions d’otages, ses incendies que l’historien communard Lissagaray revendique expressément pour la cause. Et pourtant de tels excès n’excusent en aucune façon la répression cruelle et sans mesure qui s’est abattue sur ses défenseurs. Les chiffres de la répression parlent d’eux-mêmes, car ils sont sans proportion avec les attentats commis par les communards. Du côté de ces derniers, on atteint une centaine de meurtres, si l’on adjoint aux exécutions d’otages les règlements de comptes individuels. Mais c’est par milliers qu’ont été exécutés sur place, au fur et à mesure de l’avance versaillaise, non seulement des fédérés en armes, mais des gens, hommes et femmes, soupçonnés, sur de vagues indices, d’avoir pris part au combat.

Mac Mahon, chef des opérations, avoue 17 000 morts du fait des combats. M. Rougerie assure qu’on pourrait facilement doubler ce chiffre. M. Laronze, suivi par M. Fabre[43], parle de 20 000 morts, dont 16 000 pendant la bataille des rues, et 3 500 exécutés après la reprise de Paris. Dans l’état actuel de la documentation, on n’arrivera jamais à des chiffres précis. Il reste que ce bilan approximatif est par lui-même effroyable. Il y a eu de véritables hécatombes, dans le quartier de la Roquette et du Père-Lachaise, lors des derniers combats. Quant aux cours martiales, elles ont fonctionné en divers endroits de Paris : au Luxembourg, à l’Ecole Militaire, au Panthéon, à Mazas, à la Roquette, aux Buttes-Chaumont... Maxime Vuillaume, qui les a vues à l’œuvre, nous en donne l’impressionnant tableau.

Après ces massacres et ces exécutions sommaires, 24 conseils de guerre ont fonctionné pendant quatre ans : 43 522 personnes, ouvriers pour près de la moitié ont été arrêtées. Sur les 36 309 qui ont été jugées en fait, 23 727 ont bénéficié d’un non-lieu, 2 445 ont été acquittées et 10 137 ont été condamnées à des peines diverses. En ne comptant que les plus lourdes peines, il y a eu 93 condamnations à mort (23 seulement ont été effectives), 251 condamnations aux travaux forcés, 4 586 condamnations à la déportation.

Si le nombre des peines capitales demeure restreint, le chiffre des déportés en Nouvelle-Calédonie a été considérable. Ces condamnations légales, succédant aux tueries des derniers jours de la Commune ont pu donner bonne conscience aux hommes de Versailles. N’avaient-ils pas rétabli l’ordre, face aux fauteurs du désordre le plus effrayant qu’ait connu la France depuis la grande Révolution ? On parlera alors du Gouvernement de l’« ordre moral ». En fait, on avait assuré la domination d’une classe et maintenu les privilèges dont elle avait été si largement pourvue sous l’Empire. Dans cette classe, quelques rares esprits ont entrevu alors qu’en combattant avec l’énergie du désespoir, les fédérés ne luttaient pas simplement par appétit de « subversion », comme le donnerait à entendre l’appellation d’« insurgé ». Citons seulement cet épisode bien connu, qui est à l’origine de la vocation sociale d’Albert de Mun. Un jour de mai 1871, le jeune officier de l’armée versaillaise accompagnait son général aux avant-postes de Courbevoie :

Comme nous croisions des soldats qui portaient un homme ensanglanté, le général s’arrêta et s’informa : « Mon général, c’est un insurgé », dirent les troupiers. Alors ce cadavre vivant, se soulevant sur sa civière, tendit vers nous son bras nu et, le regard fixe, d’une voix éteinte, prononça : « Les insurgés, c’est vous ! »

Le convoi s’éloigna, mais la vision nous resta présente. Entre ces révoltés et la société légale dont nous étions les défenseurs, un abîme nous apparut.

Qu’avait fait cette société légale, depuis tant d’années qu’elle incarnait l’ordre public, pour donner au peuple une règle morale, pour éveiller et former sa conscience, pour apaiser par un effort de justice la plainte de sa souffrance ? Quelle action chrétienne les classes en possession du pouvoir avaient-elles, par leurs exemples, par leurs institutions. exercée sur les classes laborieuses ? Ces questions se posaient avec force à nos esprits, dans le trouble des événements[44].

Sans doute Albert de Mun reste de son temps. Sa pensée sociale demeure marquée de paternalisme et de condescendance à l’égard des classes populaires. Il dépassait en tout cas cette « bonne conscience » de tant de bourgeois d’alors qui voyaient dans le châtiment « exemplaire » des coupables la seule garantie de l’ordre futur. Albert de Mun ne cacha pas d’ailleurs son sentiment à l’égard des conseils de guerre :

Il était inutilement cruel et souverainement inpolitique de prolonger en quelque sorte la guerre civile, en entassant dans les prisons une multitude de misérables plus inconscients que coupables[45].

Il soulignait ainsi – et la leçon vaut pour toutes les époques – le danger d’une répression qui se voulait totale et sans merci. Toute classe, tout parti au pouvoir risque de payer fort cher dans l’avenir ce qui apparaîtrait à ses adversaires comme une politique dictée par la vengeance.

Le souvenir de la Commune, nous l’avons dit, reste vivant dans la France du xxe siècle. On l’a évoqué à plusieurs reprises depuis les événements de 1968. N’a-t-on pas parlé, avec quelque raison, d’une « commune » étudiante ? Elle n’est pas née non plus d’un véritable complot, elle a eu quelque chose de spontané et elle s’est développée, un moment, en face d’un certain vide, d’une certaine défaillance du pouvoir. Expérience faite, tout n’était pas « subversion » pure dans ces manifestations tumultueuses. Il a bien fallu y reconnaître des aspirations valables et positives, vis-à-vis desquelles la répression brutale eût été la plus dangereuse des erreurs. Notre monde actuel connaît aussi d’autres « communes », qui ne sont pas tant le fait d’un parti politique déterminé que de formations spontanées, où s’expriment, de façon souvent violente et même sauvage, les aspirations vers une vie plus humaine de populations sujettes et misérables. On voudrait espérer que, dans les luttes politiques et sociales de notre temps, il y ait de moins en moins de place pour cette dialectique funeste des violences otages-répression, guérilla subversive-politique d’extermination.

 

Joseph LECLER

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Complément à la note 36 :

 

VUILLAUME Maxime : Mes Cahiers rouges au temps de la Commune, Paul Ollendorf, 2e éd. s.d.

 

NOTE V

(Page 159. — Sur deux lanternes)

 

Da Costa, dans sa Commune Vécue (II, 8), an sujet des lanternes que tiennent, dans mon récit, deux hommes du cortège des otages, me reproche d’avoir voulu, par une « invention de journaliste, dramatiser mon tableau ».

Da Costa ajoute que mes deux lanternes eussent été bien inutiles, car il était à peine six heures et demie.

Je crois, moi, qu’il était, non six heures et demie, mais sept heures et demie.

Lorsque les exécuteurs, après la fusillade, s’éloignèrent du mur, huit heures sonnaient à l’horloge de la prison. Certainement le sinistre cortège ne mit pas plus d’une demi-heure à se rendre, par le chemin de ronde, du perron de l’escalier de secours par où étaient descendus les otages, au lieu de l’exécution.

L’heure de l’exécution est confirmée par plusieurs témoignages.

A l’audience du 8 août 1871 du troisième conseil de guerre (Procès des membres de la Commune), Trinquart, pharmacien de la prison, dépose : « J’ai entendu à huit heures un feu de peloton. »

Dans son livre, Un prêtre et la Commune de Paris en 1871, l’abbé G. Delmas, vicaire à Saint-Ambroise, ex-otage à la Roquette, écrit (page 202) : « Vers les huit heures, nous bondîmes sous la détonation d’un feu de peloton qui sortait du chemin de ronde. » Le même abbé, qui, ne l’oublions pas, était enfermé à la Roquette, parlant de l’arrivée du peloton d’exécution, écrit : « A sept heures du soir, agitation inaccoutumée, apparition d’un fédéré dans la cour. » De sept heures à sept heures et demie, les otages ont été appelés, ils sont descendus au chemin de ronde. A huit heures, ils sont exécutés.

Voilà donc, une fois pour toutes, les heures des diverses phases du drame bien fixées.

Mais eût-il été six heures et demie, comme le veut Da Costa, que mes lanternes ont encore leur explication.

En quittant leurs cellules, les otages durent descendre l’étroit escalier de la tourelle, l’escalier « de secours », complètement obscur, tout au moins fort mal éclairé par d’étroites meurtrières percées sur l’extérieur, qui conduisait au chemin de ronde. Comment l’eussent-ils descendu sans lumière !

A plusieurs reprises, avant d’écrire mon récit, j’ai visité la Roquette, la dernière fois avec Gustave Geffroy, j’ai suivi le chemin que suivirent les otages. Si Da Costa en a fait autant, s’il est comme moi descendu par la tourelle, il a dû, comme moi, s’aider d’une lumière quelconque, d’une lanterne.

Et puis, voici encore un témoin du troisième conseil de guerre, qui va venir à mon secours.

A l’audience du 9 août 1871, Vattier, détenu de droit commun à la prison, dépose : « Quelques instants après l’entrée du peloton à la prison, on m’a fait éclairer le corridor qui conduisait à l’escalier de secours. J’ai vu passer les otages, etc. »

Ce Vattier, qui éclairait le corridor sur lequel s’ouvraient les cellules, a certainement éclairé l’escalier, plus obscur encore.

Mes lanternes sont ainsi expliquées. Elles ne sont donc pas, comme l’écrit Da Costa, une « invention de journaliste ».

 



[1] La proclamation de la Commune, 1965, pp. 20-21.

[2] Procès des Communards, 1964, pp. 63 sv. Dans le même sens, M. Winock et J.P. Azema, Les Communards, Seuil, 1964, pp. 45 s.

[3] Depuis la dernière guerre, on a entrepris le procès apostolique de Mgr Darboy, archevêque de Paris, et des otages religieux de la Commune. Nous avons été chargés nous-mêmes de rassembler les témoignages relatifs au Père Olivaint, jésuite, et à ses quatre confrères, les pères Ducoudray, Clerc, Caubert et de Bengy.

[4]On en suivra les progrès dans le récent ouvrage de Jacques Rougerie : Paris libre 1871 que nous avons déjà mentionné. Voir aussi Adrien Dansette, Les Origines de la Commune, Plon, 1944, pp. 75 s.

[5]J. Rougerie. op. cit., pp. 61-63.

[6] Textes dans H. Lefebvre, op. cit., pp. 235-236.

[7] C’est le n°36 de la Rue du Chevalier de la Barre, qui contourne la basilique du Sacré-Cœur.

[8] Enquête parlementaire sur l’insurrection du 18 mars 1871, tome II, « Dépositions des témoins », Versailles, 1872. p. 12.

[9] C’est le mot employé par A. Dansette, op. cit., p. 131 et par J. Rougerie, op. cit., p. 106.

[10]Édith Thomas, art. « Commune de Paris, 1871 », dans l’Encyclopedia universalis, tome IV (1968), p. 760.

[11] Cf. A. Ollivier, La Commune, Gallimard, 1939, pp. 249-250. Liste des communards, avec leur âge et d’autres détails dans Winock et Azema, op. cit., pp. 182-183.

[12]Journal des Journaux de la Commune 1872, t. Il. pp. 1-6.

[13]Marseille, Lyon. Saint-Etienne. Le Creusot, Narbonne... Cf. H. Lefebvre. op. cit., pp. 343-351.

[14]E. Thomas. art. cit.. pp. 761-762.

[15]A. Dansette. op. cit..pp. 155-157.

[16]« Après la chute de l’Empire, il se fit, dans l’épiscopat français une sorte d’unanimité autour de l’idée monarchique » (Jacques Gadille, La Pensée et l’action politiques des évêques français, au début de la IIIe République, Hachette, 1967, t. 1, p. 294.

[17]J. Rougerie, op. cit., pp. 224-226. Sur la profanation des églises voir P. Fontoulieu, Les Églises de Paris sous la Commune, 1873.

[18] Histoire du Catholicisme libéral en France, Paris, 1909. p. 290.

[19] Journal des Journaux de la Commune, t. I. p. 196.

[20] Ibid., p. 251.

[21] Sur ces arrestations et sur toute l’affaire des Otages, voir Marc-André Fabre, Les drames de la Commune, Hachette, 1937, pp. 34 s.

[22] Texte dans (Abbé Clément), Saint-Sulpice sous la Commune, s.d., p. 118. Ouvrage précieux pour l’histoire religieuse de la Commune. Nous avons mis en italiques les noms des otages qui seront mis à mort.

[23] Maintenant rue Planchat.

[24]Peut-être certains lecteurs s’étonneront-ils de ce que nous paraissions passer par trop rapidement sur le réservé aux prisonniers civils et militaires. Ce n’est pas par « cléricalisme », mais par souci d’honnêteté : ayant été chargé d’enquêter sur ce qu’il advint des membre du clergé, nous nous sommes bornés à faire état de cela seulement que nous connaissons.

[25]Cf. MA. Fabre, op. cit., pp. 158-169.

[26]Maxime Vuillaume, Mes Cahiers rouges au temps de la Commune, Paul Ollendorf, 2e éd. s.d., pp. 108-115.

[27]M.A. Fabre, op. cit., pp. 201-226.

[28] Elle se trouvait en face de la gare de Lyon et comptait plus de 1 200 cellules. Elle a été démolie en 1898.

[29]M.A. Fabre, op. cit., pp. 83-93.

[30] Ces témoignages ont été recueillis au procès informatif de 1872 et dans les écrits des Otages (Yves Bazin, Gard, Lamazou).

[31] Pour l’essentiel du récit, nous suivons M. Vuillaume, op. cit., pp. 67 s.

[32] Sur cette correspondance de Mgr Darboy avec Thiers, nous renvoyons à l’ouvrage de J. Gadille, op. cit., t. I., pp. 219-220. Vuillaume déplore l’éxécution de l’Archevêque « qui fit tant pour Blanqui » (pp. 71-72)

[33] M. Vuillaume, op. cit., p. 78.

[34] G. Da Costa, La Commune vécue, t. II, pp. 8 sq. – M. Vuillaume, op. cit., pp. 75-78.

[35]G. Da Costa, op. cit., pp. 455-458.

[36]Vuillaume tient pour 7 h. 30 et Da Costa pour 6 h. 30. A propos de cette controverse sur la présence ou l’absence de lanternes, voir Vuillaume, op. cit., pp. 83-84. [Voir également à la fin de cet article le complément intitulé « Note V »– NDLR]

[37]Sur ce massacre, nous utilisons, outre Vuillaume, op. cit., pp. 118-136, l’abbé Raymond, vicaire à Belleville, et sa relation parue dans l’Univers du 22 août 1871. Voir aussi Eugène Crépin, Souvenirs de la Commune de Paris, 1872 ; M. A. Fabre, op. cit., pp. 170-200.

[38]Maintenant rue de Belleville.

[39]La relation de l’abbé Raymond est du 22 août 1871.

[40] Sur le lieu du massacre, on peut consulter E. Crépin, op. cit. L’auteur était locataire du 85 rue Haxo après la Commune. Il a fait lui-même sur le drame une enquête attentive dans le quartier.

[41] M. Vuillaume, op. cit., pp. 135-136.

[42]« Aussitôt après la Commune, les corps des cinq otages de la compagnie de Jésus, Léon Ducoudray et Alexis Clerc (fusillés à la Roquette), Pierre Olivaint, Jean Caubert et Anatole de Bengy (fusillés rue Haxo), ont été inhumés dans une des chapelles latérales de la résidence de la rue de Sèvres (dont le père Olivaint était supérieur), maintenant Église Saint-Ignace (33 rue de Sèvres).

[43]M. A. Fabre, op. cit., p. 257. J. Rougerie, op. cit., p. 227. Sur les Conseils de guerre, voir outre ces deux ouvrages l’ouvrage antérieur de J. Rougerie, Procès des Communards, 1964.

[44] Albert de Mun, Ma vocation sociale, 1908, pp. 22-23.

[45] Ibid., p. 31.

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