27/02/2010
A propos de la biographie du Père Clerc
RECENSION
Nous vous proposons une recension de la biographie du Père Alexis Clerc par R.P. Charles Daniel, s.j., parue dans « Les Nouveaux Samedis », treizième série, à Paris en 1876.
D'après l'encyclopédie en ligne wikipedia :
Armand Augustin Joseph Marie Ferrard, comte de Pontmartin, né le 16 juillet 1811 à Avignon où il est mort le 29 mars 1890, est un critique et homme de lettres français.
Imbu de sympathies légitimistes par sa famille, Pontmartin attaqua les partisans des encyclopédistes et leurs successeurs. À l'Assemblée nationale, il publia ses Causeries Littéraires, une série d'attaques contre des personnalités de gauche qui firent sensation.
La plupart des articles de Pontmartin, qui était un journaliste infatigable, furent publiés en volumes : Contes et rêveries d'un planteur de choux (1845) ; Causeries du samedi (1857-1860) ; Nouveaux samedis (1865-1881), etc. Mais le plus populaire de ses livres reste les Jeudis de Mme Charbonneau (1862), qui offre, sous forme de roman, une série de portraits malicieux et intelligents d'auteurs contemporains.
Bio-bibliographie
Rédacteur du Correspondant, il fit avec succès ses études au collège Saint-Louis de Paris et commença son droit. Attaché, par tradition de famille, à la branche aîné des Bourbons, il retourna dans sa province, après la Révolution de Juillet et rejoignit sa mère, née Cambis d'Orsan, qui se trouvait en relation d'alliance et d'amitié avec les premières maisons de la noblesse méridionale.
Il s'inspira des idées et des ressentiments de cette Société toute légitimiste contre les écrivains de l'ancienne école encyclopédique ou du libéralisme moderne. Il débuta dans la Gazette du Midi (1833-1838) et, après avoir fondé une Revue mensuelle, l'Album d'Avignon, il envoya des Causeries provinciales à la Quotidienne (1839-1842).
Il donna ensuite, dans la Mode, des nouvelles et des romans qui eurent de la vogue puis, successivement dans la Revue des Deux-Mondes, l'Opinion publique, la Revue contemporaine et l'Assemblée nationale (1843-1856).
Pendant quatre ans, il publia dans ce journal, des Causeries littéraires, auxquelles la vivacité de certaines attaques contre les gloires ou les notabilités du parti libéral donnèrent beaucoup de retentissement. Il devint ensuite un des rédacteurs du Correspondant. Ses articles ont paru en volumes, sous les titres suivants : Contes et rêveries d'un planteur de choux, Mémoires d'un notaire, Contes et nouvelles, Causeries littéraires, le Fond de la coupe, Réconciliation, la Fin du procès, Dernières causeries littéraires, Pourquoi je reste à la campagne, Causeries du samedi, Nouvelles causeries du samedi, les Semaines littéraires, Nouveaux samedis. Il faut citer à part les Jeudis de madame Charbonnier, revue satirique du journalisme littéraire, dans le cadre d'un roman, l'un des livres du temps qui ont fait le plus de bruit par la franchise des appréciations ou la dureté des personnalités. Ajoutons comme études littéraires ou livres d'imagination : le Père Félix, les Brûleurs de temples, Entre chien et loup, les Corbeaux de Gévaudan, les Traqueurs de dot, Lettres d'un intercepté, le Filleul de Beaumarchais, le Radeau de la Méduse, la Mandarine, Souvenirs d'un vieux mélomane, Souvenirs d'un vieux critique, Mes mémoires, Péchés de vieillesse, Épisodes littéraires.
Source :
Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Armand_de_Pontmartin
Armand de Pontmartin : Nouveaux Samedis, volume 13 (1876), pp. 181-196
A retrouver sur : http://www.archive.org/details/nouveauxsamedis15pontgoog
ALEXIS CLERC
MARIN, JÉSUITE ET OTAGE DE LA COMMUNE
Par le R.P. Charles Daniel.
1er novembre 1875.
Je pourrais aisément résumer mon opinion sur ce livre, en disant qu'il unit à toute l'irrésistible onction d'un livre de piété tout le pathétique intérêt d'un roman ; qu'il est attachant comme un beau récit, et édifiant comme un admirable exemple. Mais ce serait trop tôt fini, et, si jamais j'ai eu envie d'être prolixe, c'est quand il s'agit de vous recommander un pareil ouvrage. Il n'y a pas jusqu'au titre où je ne trouve un triple sujet d'émulation, trois raisons d'être bavard. Marin, Alexis Clerc personnifie à mes yeux la plus belle des professions laïques, celle qui représente le mieux la destinée de l'homme ici-bas ; voyager, lutter, se dévouer, demander sans cesse aux deux infinis du ciel et de la mer le secret de sa petitesse et de sa grandeur ; celle enfin à laquelle je ne puis songer sans une émotion patriotique ; car elle possède le sublime privilège de donner à la patrie une sorte d'ubiquité, de promener à travers l'immensité son drapeau et son image. Jésuite, le martyr de la Roquette répond aux prédilections particulières d'un homme qui, en entrant dans le monde - il y a bien longtemps, - s'imposa, pour tout programme, de penser et de dire sur toutes choses le contraire de ce que pensaient et disaient les commis voyageurs. Plus sérieusement, il réalise l'idéal de toute âme que l'injustice irrite, et que préoccupe constamment, à propos des jésuites, le contraste des calomnies qu'ils subissent avec les vertus qu'ils pratiquent. Otage de la Commune, il nous ramène à nos moutons, ou plutôt à nos tigres ; il nous assure le douloureux plaisir de nous affermir dans nos haines et de comparer, dans le même cadre» tout ce que la religion peut enfanter de merveilleux en des âmes d'élite atout ce que la démagogie peut produire d'abominable en des âmes de sang et de boue. Jamais spectacle ne fut plus émouvant, plus éloquent, plus instructif. Au moment où les élus, les flatteurs, les apôtres des survivants de cette Commune prête à renaître reprennent le haut du pavé, redeviennent des personnages populaires, font la leçon aux républicains tièdes et préludent à leur avènement politique par un redoublement d'audace, de venin et de faconde, on peut ajouter que ce spectacle a même le mérite de l'à-propos.
Tout, chez Alexis Clerc, a droit à une attention spéciale, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Quelle est, en effet, l'idée que se font du jésuite les libres penseurs et les gens du monde ? Pour les uns, c'est le type traditionnel et obligé, l'homme noir de Béranger, greffé sur le Basile de Beaumarchais ; sentant le renfermé, ennemi de toute science, de tout progrès et de toute lumière, ne vivant à l'aise que dans les ténèbres, agent clandestin de puissances mystérieuses, ne sortant de son ombre que pour nous envelopper dans les mailles d'un filet invisible et tisser sa toile d'araignée cléricale. Les autres, s'ils le jugent d'une façon moins mélodramatique, se figurent du moins que la vocation de jésuite est soumise à des conditions particulières, qu'elle se perpétue dans certaines familles comme les armoiries et les titres de noblesse ; que l'on naît jésuite comme on naissait autrefois chevalier de Malte, et que, en suivant à la piste les émissaires de la célèbre compagnie, on partirait du Vatican pour arriver à Frohsdorf.
Eh bien, voici un enfant de Paris, un fils de cette bourgeoisie parisienne dont nous avons tous connu, pendant nos années de collège, les opinions, les préjugés, les antipathies, les qualités, les travers, quelquefois les ridicules, sous les traits des parents de nos camarades ; hommes de bien selon le monde, qui ne feraient tort à personne, à qui il ne déplaît pas que leur femme et leur fille fréquentent leur paroisse, mais qui sont infiniment trop spirituels pour les accompagner ; qui professent, en matière de religion, une neutralité bienveillante dont ils exceptent l'inquisition, la Saint-Barthélemy, les dragonnades, la dîme, la particule et les jésuites ; braves gens, qui se formulent dans ces paroles légendaires, dites à un chrétien de bon aloi : « Vraiment, vous autres catholiques, vous êtes étonnants ! Vous allez à la messe tous les dimanches ; nous n'y allons que le jour de Noël et le jour de Pâques ; et, au lieu de nous laisser ces deux jours-là, vous vous obstinez à y venir aussi ; d'où résulte un encombrement effroyable ! »
Tel fut le point de départ ; il nous suffit à mesurer le chemin parcouru par cette grande âme pour s'élever des bas-fonds de l'honnêteté sceptique ou indifférente jusqu'aux plus sublimes hauteurs de la foi, du sacerdoce, de l'apostolat, du sacrifice et du martyre. N'oublions pas l'École polytechnique, où Alexis Clerc fut reçu en fort bon rang, et où le libéralisme de 1830, doublé de saint-simonisme et de fouriérisme, aimait à recruter ses disciples les plus savants et les moins crédules. Je n'ai pu me défendre d'une impression mélancolique en retrouvant dans le livre du R. P. Daniel un souvenir de l'institution de Reusse, rue de Vaugirard, au coin de la rue Férou, qui se chargea de préparer le jeune Alexis à ses examens. Plus âgé que lui de huit ans, je le précédai, en 1827, dans cette institution qui passait pour posséder, en lettres et en sciences, d'excellents répétiteurs. M. de Reusse, ancien économe du collège Saint-Louis, était parfaitement digne d'estime, et même de respect ; mais il ne pouvait pas avoir l'œil et l'oreille à tout, et Dieu sait de quelles lectures, de quelles causeries, de quelles licences s'agrémentaient nos répétitions de rhétorique ! Que de fois Cicéron fut remplacé par Voltaire, et Virgile par Béranger ! Il y eut là, successivement, deux hommes, dont je n'écrirai que les initiales, MM. M... et L... Le premier, gangrené de vices, affamé d'argent, vivant d'expédients et de désordre, jetant en pâture à ses nuits le gain de ses journées, se vengeait de ses ambitions déçues et de sa misère envenimée, sur de pauvres adolescents qu'il infectait de tous les poisons de la littérature athée et de la poésie érotique. L'autre, plus sérieux, plus correct, appelé à de plus hautes destinées puisqu'il est mort membre de l'Institut, mais fils d'un conventionnel régicide, aussi révolutionnaire que son père, panaché de bonapartisme et de libéralisme à outrance, ancien précepteur du prince qui fut plus tard Napoléon III, héros futur des journées de Juillet, acharné contre les royalistes et surtout contre les prêtres, poussait à ses dernières limites ce genre d'éducation classique, fort à la mode alors, d'après lequel Thrasybule, Harmodius, Aristogiton, Brutus et Cassius, auraient eu encore beaucoup à faire sous le règne des Bourbons et sous le ministère Villèle. Ce qu'il y avait peut-être de plus cruel et de plus fatal dans ces leçons d'impiété, de libertinage et de révolte, c'est que nous nous serions regardés comme des lâches et des traîtres si nous avions signalé au chef de l'institution ou à nos familles cet horrible abus de confiance. Situation poignante, où l'honneur, interprété par des consciences de seize ans, devenait l'ennemi de la vertu, où l'on aurait cru se déshonorer si on ne s'était pas laissé pervertir !
Si je me suis arrêté à ces dates, à ces réminiscences personnelles, ce n'est pas par rancune ; c'est d'abord pour prouver que les publicistes catholiques n'ont rien exagéré en constatant les dangers de l'éducation universitaire ; dangers avoués d'ailleurs par bon nombre de leurs victimes, notamment par le plus poétique des Enfants du siècle ; c'est ensuite pour faire mieux comprendre, avec le R. P. Daniel, qu'Alexis Clerc était revenu de bien loin. Mais échappons à cette mal'aria de collège et d'école, qui pourrait hélas ! servir à expliquer les maladies morales, l'anarchie politique, les aberrations littéraires, les défaillances d'esprit et de cœur et finalement les désastres de la phase suivante. Nous voici en pleine mer ; il est évident que, si ce jeune officier de marine, aujourd'hui incrédule ou indécis, mais sympathique, bon, aimable, ouvert à tous les sentiments généreux, épris de grand air et de lumière, est un jour touché de la grâce céleste, si nous le voyons tour à tour s'agenouiller, prier, s'adonner aux bonnes œuvres, exercer un apostolat laïque, céder à une vocation invincible, échanger son uniforme contre une soutane et son navire contre une cellule, cette vocation si franche, si vaillante et si loyale ne pourra être absolument satisfaite que dans une atmosphère de loyauté, de vaillance et de franchise.
Il m'est arrivé souvent, au cours de nos causeries, de déclarer que l'histoire d'une âme me semblait plus intéressante que les plus habiles combinaisons et les plus prodigieuses péripéties du roman et du drame. Assurément, ce ne sera pas le livre du R. P. Daniel qui me fera changer d'avis. On suit, avec une émotion que partagerait même la frivolité mondaine, ces alternatives de lumière et d'ombre, ces gradations lentes ou soudaines, ces coups d'État de la Grâce, qui conduisent peu à peu Alexis Clerc de l'indifférence du viveur aux premiers troubles du doute mécontent de lui-même; du doute au désir de s'éclairer et de s'instruire, du crépuscule à l'aurore, de cette seconde éducation aux certitudes de la foi, de la foi qui n'agit point à la piété active, communicative, expansive, ardente à propager ce qu'elle croit ; de cette piété profonde, mais encore séculière, aux suprêmes immolations de la vie religieuse, renfermées dans ces trois mots : missions, enseignement, martyre.
Je ne citerai qu'un exemple de cette intervention divine dans les luttes et les victoires d'une âme prédestinée. C'est parfois le sourire sur les lèvres que nous parlons, non pas des missionnaires, dont nous ne pouvons nous empêcher d'admirer le dévouement et le courage, mais de leurs sauvages néophytes, de ces tribus dont les mœurs, les appétits, la barbarie, la stupidité, l'ignorance paraissent défier les douces clartés de l'Évangile, et dont les chefs ont une manière à' eux de se convertir à la monogamie, en mangeant toutes leurs femmes, excepté une. D'autre part, quel est le jeune officier de marine, qui, partant pour ces régions lointaines, ne caresse en idée les épisodes de volupté facile et d'amoureuse hospitalité attribués à Taïti et aux îles de l'Océan Pacifique, sous le pseudonyme de Nouvelle Cythère, par les navigateurs profanes ? Maintenant, lisez le beau chapitre : Avant la vingt-septième année ; vous reconnaîtrez que les moyens les plus invraisemblables se mettent au service de la vérité, lorsqu'il s agit d'accomplir les desseins de Dieu. C'est en débarquant aux îles Gambier, à trois cents lieues environ de Taïti et à même distance des îles Marquises, que le marin de vingt-quatre ans eut le sentiment, l'intuition de ce Dieu inconnu qu'il aspirait à connaître, et qui allait s'emparer de lui. Mais aussi, quel miracle! On peut admettre, dans une certaine mesure qu'un homme du monde civilisé et blasé, revenu des illusions de la vie, convaincu du néant de la sagesse humaine, foudroyé par de grands chagrins ou aux prises avec cet ennui qui est au fond de toutes nos joies, - se réfugie dans te sanctuaire sans que le surnaturel ait à expliquer cette résolution extrême. Ici, c'est tout le contraire ; voilà des natures à la fois incultes et dépravées, obéissant à de grossiers ou féroces instincts, dominées par d'infâmes habitudes, et, pour ainsi dire, désintéressées du ciel. Jamais ni la réflexion, ni la rêverie, ne les ont disputées aux immondes sécurités du sang , de la chair et de la boue. L'âme, la conscience, la vie future, la distinction du bien et du mai, tout est pour elles lettres closes, et leur religion fait partie essentielle de leurs vices.
Là-dessus, deux hommes, sans armes, sans autorité, sans prestige, abordent à Mangaréva, la plus grande de ces îles, où la beauté du climat et la fertilité du sol forment un ironique contraste avec l'abrutissement des indigènes. Avant de chercher des néophytes, ils ont à se protéger eux-mêmes. Avant de prêcher leur Évangile, ils ont à défendre leur honneur et leur vie. A ces anthropophages, esclaves de leurs sens, enfoncés dans leur luxure, ne connaissant d'autre loi que la force, ils enseignent la mortification, la chasteté, la sobriété, le renoncement, la douceur, l'échange d'abominables plaisirs contre de célestes espérances. Ils animent cette matière, ils purifient cette fange, lis éclairent cette nuit; ils révèlent le créateur à ces créatures ; ils font jaillir de ces cœurs pétrifiés l'étincelle divine. Je cède la parole au R. P. Daniel : « A quelques années de là, ces mêmes insulaires seront de fervents chrétiens et des hommes civilisés, qui doubleront par le travail la fécondité d'un sol déjà si productif, qui cultiveront les arts nécessaires à l'entretien ou à l'ornement de la vie, qui accueilleront l'étranger avec une charité vraie et secourable, qui seront chastes, doux, désintéressés, sincères, reconnaissants, et qui puiseront dans l'amour de Jésus-Christ et de sa sainte Mère l'idéal et l'inspiration de toutes les vertus. »
Les libres penseurs se moquent des miracles ; ils accueillent avec un sourire superbe et de spirituels sarcasmes le récit des guérisons que les pauvres, les humbles, les affligés, les infirmes, ont obtenues de la Vierge consolatrice. Existe-t-il un miracle plus évident, plus sérieux, plus surhumain, mieux d'accord avec la grande tradition biblique et chrétienne, que cette métamorphose soudaine d'une population tout entière, convertie, assainie, adoucie, illuminée, repétrie, en sens inverse de ses passions et de ses instincts? Ne pourrions-nous pas demander à ces beaux esprits de journal, de boulevard et de café, ce que Joad demande au peuple juif : s'ils auront toujours des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre ?
Pour Alexis, le miracle n'est encore qu'un prodige ; mais il en est des âmes telles que la sienne comme de ces terrains fertiles où un grain à peine visible, semé par le vent d'automne, devient, au printemps, une plante ou un arbuste. Le coup est porté, la trace se retrouvera plus tard ; ce premier trait de lumière a pénétré à travers les ombres, comparable à ces blancheurs matinales que nous voyons se glisser sous nos rideaux ; si vagues que nous ne savons pas si elles précèdent le jour ou si elles nous viennent des étoiles. Quatre ans après, la conversion est définitive, et le pieux biographe nous la raconte avec un charme, une émotion, une ardeur, que l'on ne rencontre pas toujours dans des histoires plus mondaines. C'est si rare et si beau, cette harmonie parfaite, cette étroite intimité, entre le récit et le sujet, entre l'auteur et le héros ! Il faut lire les lettres où se révèlent les dernières luttes, les joies du triomphe, les progrès intérieurs, la prise de possession de tous les trésors de la charité et de la foi, l'initiation à la vie spirituelle, les amitiés nouvelles ou anciennes, créées ou resserrées par une pensée commune de dévouement et de sacrifice ; puis, l'effet que produisent sur les camarades, polytechniciens ou marins, récalcitrants ou sceptiques, l'attitude, le langage, la transformation complète de ce jeune homme qu'ils avaient connu si bon enfant, si vif au plaisir, si entraînant et si entraîné !... C'est pour les uns une surprise ; pour les autres, un sujet de doute ou de moquerie ; mais quelle fête pour son digne frère Jules, pour ses amis qui sont chrétiens comme lui, ou qui vont profiler de son exemple ! Nous entrons ici dans une seconde phase, et cette physionomie si attrayante va se dessiner sous un nouvel aspect. Les qualités charmantes d'Alexis Clerc, cette pointe d'originalité qui lui sied si bien, sa bonne humeur, son caractère liant et facile, sa science sans pédantisme, son ouverture d'esprit et de cœur, tout cet ensemble qui lui eût assuré de vifs succès dans le monde, servira désormais à un plus noble usage. Alexis Clerc sera un recruteur d'âmes. Après s'être vaillamment conquis, il ne cessera d'ajouter à sa propre conquête celle des hommes de bonne volonté, des jeunes gens, des élèves, qui viendront s'instruire à ses leçons, se chauffer à sa flamme, se fortifier au contact de sa loyale main.
Je voudrais vous recommander en détail, et avec force citations, les chapitres qui nous montrent Alexis Clerc, dans toute la plénitude de sa foi, se préparant au combat par de fortes lectures, expliquant sa conversion à son père, fort peu enthousiasmé d'avoir un fils dévot ; abordant la théologie, songeant à se marier, mais se dégageant bien vite de cette idée que neutralise une vocation plus haute; traversant la Révolution et la République de février qu'il juge avec une sagacité prophétique; membre actif de la société de Saint- Vincent-de-Paul ; puis reprenant la mer en qualité de lieutenant à bord du Cassini ; allant de Lorient à Changhaî ; associant constamment à ses impressions de voyage et à ses devoirs d'officier de marine la pensée qui ne le quitte plus et qui lui donne d'avance un cortège de conversions, de prières, de beaux exemples et de bonnes œuvres ; se rapprochant chaque jour de ce qui doit être l'asile béni de son âge mûr et son trait d'union avec le ciel ; conseillé, retenu, encouragé par l'illustre Père de Ravignan; admis enfin au noviciat malgré des résistances bien cruelles pour sa tendresse filiale; passant de Saint- Acheul à Vaugirard ; ordonné prêtre en septembre 1859; professeur de mathématiques à l'école Sainte-Geneviève, admirable dans ses rapports avec ses élèves, qui devenaient ses amis et qu'il chérissait comme ses enfants.
Que de traits heureux ! que d'anecdotes touchantes ! Que de lettres où rayonne ce sentiment divin, si riche et si prodigue de ses richesses, qu'il lui suffit de toucher aux affections terrestres pour les rendre plus pures et plus vraies ! Comme on se figure aisément ce que doivent être plus tard, dans les écoles et dans le monde, dans leur régiment ou à bord de leur vaisseau, les jeunes gens d'élite, fils adoptifs d'un tel père, disciples bien-aimés d'un tel maître, imprégnés des parfums de cette âme, unissant les bienfaits de l'éducation morale aux avantages de l'instruction scientifique ; élèves privilégiés auxquels la science est apparue, non pas dans sa rigueur et sa sécheresse, mais le visage souriant et la main levée vers le ciel ! Ah ! s'il reste encore un espoir de réhabilitation et de revanche à notre malheureuse France, dans cette invasion du radicalisme athée aussi funeste que celle de la Prusse, il est là, uniquement là, dans ces générations nouvelles qui , pour être plus sûres de savoir, ont commencé par croire, et que l'héroïsme du combat intérieur a préparées à tous les hasards des champs de bataille !
Je ne crains pas d'affirmer, après avoir lu les cinq cents premières pages de la biographie d'Alexis Clerc, que, s'il était mort dans son lit, en juillet 1870, avant la guerre, avant nos désastres, avant l'ambulance de Vaugirard, sans avoir subi les angoisses du siège, le règne de la Commune et l'épreuve suprême, son existence eût été encore assez pleine, assez instructive, assez utile aux hommes et agréable à Dieu pour tenter et mériter un historien. Pourtant, j'essaierais vainement de le dissimuler ; à mesure que nous approchons de ces dates inoubliables dont le sinistre éclat semble tout rejeter dans l'ombre, un insurmontable attrait me pousse en avant ; je ne puis plus, je ne veux plus voir que le Père Alexis Clerc rendant d'immenses services pendant le siège comme ambulancier, infirmier, confesseur, consolateur, toujours sur la brèche ; payé de ses services par la prison et la mort ; le Père Alexis avec le président Bonjean pour voisin de cellule et pour catéchumène, avec les PP. Olivaint, Ducoudray, Caubert et de Bengy pour compagnons de gloire; l'archevêque de Paris et le curé de la Madeleine pour faire de ce groupe incomparable un diocèse et une paroisse ; la paroisse et le diocèse de l'héroïsme et du martyre. Tout a été dit sur cet épouvantable dénouement d'un épisode qui recule les bornes de la perversité humaine et qui trouve des apologistes, non pas parmi les échappés des clubs de Belleville et les enfants perdus de la bohème démagogique, mais parmi des législateurs attitrés, des orateurs patentés, des journalistes influents et populaires. Rien n'est ignoré de ces détails, gravés dans toutes les mémoires, si éloquemment racontés par le P. de Ponlevoy, et qui, sous la plume du P. Charles Daniel, ravivent et renouvellent en nous des émotions inépuisables. Qu'ajouterai-je à ces pages si pathétiques, où la mansuétude du langage augmente encore l'effet du récit ? Quel sentiment exprimerai-je avant de finir? Mon horreur pour les bourreaux? Elle s'absorbe dans mon admiration pour les victimes. Ma haine contre les scélérats qui écrivaient en lettres de sang, sur le mur de la Roquette, le dernier mot du 4 septembre ? Elle m'est interdite par ces saintes âmes qui firent du pardon l'ornement de leur sacrifice et le gage de leur récompense. Tout au plus pourrais-je dire, ou répéter pour la centième fois, tout ce qu'il y a de cruel, d'insensé, d'étrange, d'étonnant, d'irritant, de monstrueux, à constater que les martyrs delà Roquette et de la rue Haxo ont été fusillés aux cris de : Vive la République ! et que la République vit encore ; que, au moment où s'accomplissaient ces crimes envenimés d'insultes, d'outrages et de blasphèmes, le suprême bien et le suprême mal étaient en présence que l'effroyable excès de l'un semblait devoir logiquement nous rendre l'autre, et que nous sommes aujourd'hui plus près des doctrines de Raoul Rigault que des vœux du Père Alexis ; qu'enfin les exécuteurs testamentaires de ces saints immolés par ces bandits ont manqué à leur mission, biffé ce testament, frappé de stérilité ce sang héroïque dont chaque goutte devait donner un ennemi à la République, un partisan à la Monarchie. Mais non! ces récriminations seraient en désaccord avec ces merveilles de résignation, de tendresse et de douceur. Je songe que cette page paraîtra la veille du jour consacré par l'Église à ceux qu'elle veut honorer sans que leurs noms aient encore une place distincte sur ses autels et dans ses prières. J'essaie d'entrer dans l'esprit du Père Daniel et de son beau livre, et, sauf à reprendre demain mes rancunes et mes colères, je dis tout bas : « Saint Alexis ! priez pour nous, qui n'avons pas su profiter de votre mort ! »
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